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Origine : http://www.litura.org/hiltenbrandfr.html
" Presque tout ce qui distingue notre époque des précédentes
en bien comme en mal, nous le devons à la science…Notre
vie quotidienne et notre organisation sociale tout entières
sont ce qu’elles sont à cause de la science…
" Bertrand Russell, 1948.
" Les lois et normes politiques font place à certaines
contraintes objectives de la civilisation scientifique et technique
qu’il n’est pas possible de présenter comme des
décisions politiques et qui ne peuvent être comprises
comme des normes en matière d’opinion et de vision
du monde (Weltanschauung). Ainsi l’idée de la démocratie
perd-elle en quelque sorte l’essentiel de ce qui traditionnellement
faisait sa substance : la contrainte objective que l’homme
produit lui-même en tant que science et travail prend la place
de la volonté politique du peuple. " H. Schelsky, 1961
Ces deux citations qui ont maintenant cinquante ans soulignent
déjà deux faits considérables : d’abord
le caractère universel et universalisant du phénomène
scientifique (B. Russell) et ensuite son caractère contraignant
subvertissant l’expérience pratique de l’homme
qui pense naïvement guider son choix et son existence. Enfin,
il découle de ces deux remarques que si l’authentique
décision politique ne peut plus exister dans le cadre d’une
société organisée selon des règles et
postulats scientifiques, toute idée d’éthique
se trouve du même coup révoquée.
Il y a deux siècles, la science apparaissait comme facteur
d’émancipation contre l’obscurantisme (les Encyclopédistes,
l’Aufklärung, Condorcet, etc…). Aujourd’hui,
la science se présente comme processus d’aliénation
social collectif, néantisant les fonctions primitives de
la subjectivité et détruisant les fondements du lien
social.
La question dès lors est de savoir selon quelles modalités
intervient la science dans notre culture et quels en sont les effets
observables dans notre clinique ? Autrement dit les affirmations
tautologiques qui sont proférées par les auteurs cités
et que l’on retrouve régulièrement chez d’autres
depuis, détiennent-elles un fond de vérité
et donc dans ce cas comment avons-nous à les décrire
à partir de notre clinique quotidienne ?
Nous ne pouvons entrer dans ce débat et en tirer quelque
enseignement que si nous acceptons de reconnaître que la science
en tant que telle et surtout en tant que pratique s’est profondément
modifiée depuis un siècle. De procédure de
recherche et de découverte elle s’est progressivement
transformée en recherche d’applications technologiques.
Les laboratoires de pure recherche fondamentale se font de plus
en plus rares de l’avis des chercheurs eux-mêmes. Nos
sociétés et le discours qui véhicule notre
culture ne sont intéressés que par la technoscience,
à savoir les applications technologiques susceptibles d’améliorer
encore notre bien-être. ( cf. notre ouvrage : Insatisfaction
dans le lien social, Ed Erès 2005 ).
De cette mutation dans le champ de la science, Lacan en a tenu
compte, et dans son projet de la psychanalyse comme science, et
dans l’abandon ultérieure de cette perspective. En
effet il n’y a pas seulement lieu de reconnaître l’impossibilité
de la psychanalyse comme science mais de prendre en compte la mutation
même de la science en technoscience.
Lacan a parlé plusieurs fois du discours de le science pour
affirmer par la suite que la science n'est pas un discours mais
une écriture, d’où son analogie avec l’inconscient
comme écriture. Cependant si nous revenons à notre
culture, c’est bien à un discours social technoscientifique
auquel nous sommes affrontés. Ce discours tire son importance
et sa virulence du fait qu’il intervient directement au niveau
de notre corps et de sa jouissance. Cette jouissance Autre que Lacan
a située à l’intersection du Réel et
de l’Imaginaire dans le nœud borroméen : jouissance
du corps et de la vie, laquelle est hors langage. A quoi il convient
d’ajouter aujourd’hui : confort, bien-être amenant
à une culture de l’hédonisme, et point essentiel
à souligner, en raison de ses conséquences : une existence
possiblement délivrée de la guerre et des conflits
phalliques puisque délivrée de l’héritage
de la fonction du Père.
Parmi les conséquences du discours de la technoscience ayant
une incidence directe sur la jouissance du corps, citons certaines
techniques de la médecine : la procréation médicalement
assistée, le diagnostic préimplantatoire permettant
le tri et la sélection de patrimoines génétiques
( cf la menace d’eugénisme ), la possibilité
de changer de sexe ( transsexualisme ), la procréation pour
les couples homosexuels. La médecine elle-même subit
une mutation de sa pratique dans le sens où son champ traditionnel
était la maladie ( donc la pathologie et la thérapeutique
), à présent elle voit sa mission étendue à
la santé en général c’est-à-dire
qu’ici encore son intervention concerne non seulement la guérison
mais également le confort et le bien-être. Le contrôle
des naissance a profondément modifié la relation subjective
des femmes à la maternité et au travail, leur place
et leur rôle social s’en trouve bouleversé jusque
dans la relation à l’homme et à la famille,
etc… Il n’y a pas un seul secteur de l’existence
moderne qui ne soit affecté par la technoscience.
En quoi la technoscience, à la différence de la science,
peut-elle être considérée comme un discours
? Si l’agent de ce discours n’est pas immédiatement
identifiable, en revanche au niveau de la subjectivité individuelle
nous pouvons observer que la jouissance ou le plus-de-jouir est
organisé à partir de la pullulation d’objets
paramimiques de l’objet petit a, inventés par le génie
industrieux de notre modernité ( par ex. l’objet oral
comme pulsion de consommation, l’objet anal dans la pulsion
spéculative, l’objet regard suscité par les
médias visuels, etc… ). Peut-être ce discours
devrait être assimilé à celui formalisé
par Lacan comme discours du capitalisme. Toutefois une petite restriction
doit être introduite à ce propos : la capitalisme a
toujours existé ( cf les travaux de F.Braudel ) c’est
sa scientifisation au cours du XIXième siècle qui
l’a profondément métamorphosé, donc à
son tour il est également devenu technoscientifique.
Notre clinique assurément nous révèle une
particularité remarquable, celle du type de savoir en jeu
et celle de la relation du sujet à ce savoir. A la rationalité
intuitive ( celle préconisée par l’Aufklärung
toujours habitée par le fantasme ) le discours technoscientique
substitue une rationalité dictée par le produit de
l’écriture de la science. L’exemple le plus frappant
étant le domaine économique envahi de formules mathématiques
que les responsables parviennent difficilement à traduire
en décisions et dont la pertinence n’est contrôlable
qu’au vu des résultats à long terme ( voir à
ce sujet l’expérimentation faite par les " chicago-boys
" sur l’économie chilienne de ce fait dévastée
! ) Cette raison dite scientifique tire ses principes hors de l’expérience
subjective et vise à constituer des savoirs experts lesquels
sont foncièrement étrangers à l’expérience
humaine, ils n’ont plus qu’à être appliqués
aveuglément, leur seule garantie étant d’être
fondés scientifiquement. Ces savoirs experts sont accessibles
sur Internet ou dans les librairies : les jeunes mères inquiètes
de bien faire prennent soin de se laisser guider par ces ouvrages.
Ainsi l’enfant n’est plus éduqué à
des fins de sociabilité, il est élevé selon
des normes scientifiques à caractère prudentiel (
son alimentation, ses apprentissages, sa formation, son devenir
sont tracés selon ces normes ). On ne se régale plus
ensemble d’un plat bien préparé, on consomme
des protéines, des lipides, des glucides, des vitamines,
des oméga-3 ! On ne parle plus, on surveille le contenu de
son assiette ! On ne débat plus, on se communique des informations,
des évènements, des faits réels ; très
vite on devient un surdoué des savoirs experts et aussi rapidement
les adultes apparaissent comme des vaticinateurs éthico-politiques
ignorants.
Dans ce discours technoscientifique la relation à l’Autre
est abolie, la béance et la contingence qui lui sont attachées
sont bannies, de même est exclue la dimension du transfert
autant au sein de la famille qui n’est plus qu’une assemblée
de prestataires de services spécifiques, que dans l’enseignement
où il ne s’agit plus que de transmettre cette expertise
à des fins pragmatiques. La pédagogie moderne dans
sa conception de la transmission des savoirs ne vise d’ailleurs
pas d’autre objectif que d’éviter les nuisances
aliénantes du transfert. L’obstacle de subjectivités
construites de telle manière peut s’avérer considérable
et il n’est pas exceptionnel de rencontrer dans notre pratique
des patients convaincus que la psychanalyse est elle aussi un savoir
expert. La conversion peut se révéler délicate
à réaliser dans certains cas. Mais ici l’on
constate que la " résistance " à l’analyse
n’est pas le fait d’un sujet ni non plus de quelque
entreprise de dénigrement souvent médiatisé,
mais bien le méfait d’une culture et d’un discours
celui désigné de technoscientifique. La situation
n’en est que plus difficile puisqu’elle échappe
à l’intention du patient.
La dernière remarque doit être consacrée à
la destinée de la fonction symbolique : Si certains observateurs
soulignent aujourd’hui que les grandes institutions sociales
( Ecole, armée, Etat, projets politiques et même Eglise,
mariage, famille ) perdent leur accent de primauté, la raison
en est que le discours de l’Autre a également perdu
sa valeur et sa signification. Il découle de la description
présentée à l’instant que l’argument
d’autorité devant obligatoirement être fondé
par un savoir expert et ne trouver sa légitimité que
grâce à ce recours, du même coup l’Autre
et son désir sont en situation de désupposition (
cf. l’ancienne fonction du sujet supposé au savoir
). Bien entendu c’est en arrière-plan l’interdit
de l’inceste qui est concerné, lequel permettait de
donner au manque du sujet un Nom et grâce au Nom du manque
de fonder le désir. Mais ceci ne saurait se dérouler
que dans la mesure où le Père reste situé comme
référent tiers, extérieur voire étranger
( cf. la jolie formule de Lacan : la fonction du Nom-du-Père
est plus que compatible avec son absence ) c’est-à-dire
en capacité d’opérer d’une place symbolique.
C’est bien en quoi le névrosé doit le tenir
pour mort. A l’inverse fonder le Père sur l’argument
scientifique revient à invoquer un Père Réel
de type schrébérien. Dernière remarque : la
technoscience permettant l’examen du patrimoine génétique
autorise donc d’affirmer que le Père est vraiment Réel.
" Mère certaine et Père certain " voilà
enfin la plus belle suture d’un Réel.
Juillet 2005
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