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L’herméneutique du sujet, Michel Foucault,
Cours au Collège de France 81-82, 2001
Note de lecture par Stéphane et Olga

“ L’epimeleia heautou (ce souci de soi et la règle qui lui était associée) n’a pas cessé d’être un principe fondamental pour caractériser l’attitude philosophique presque tout au long de la culture grecque, hellénistique et romaine. ” p 10

À savoir : une attitude générale à l’égard de soi, des autres et du monde, une certaine forme de regard, une certaine manière de veiller à ce qu’on pense et à ce qui se passe dans la pensée, et enfin un certain nombre d’actions, actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure. P 12

“ paradoxe d’un précepte de souci de soi qui, pour nous, signifie plutôt ou l’égoïsme ou le repli, et qui a été au contraire pendant tant de siècles un principe positif, principe positif matriciel par rapport à des morales extrêmement rigoureuses. ”p 15

Règles austères qu’on retrouve réacclimatées dans une éthique générale du non-égoïsme, soit sous la forme chrétienne d’une obligation de renoncer à soi, soit sous la forme “ moderne ” d’une obligation vis-à-vis des autres que ce soit autrui, que ce soit la collectivité, que ce soit la classe, que ce soit la patrie, etc. p15

D’où thème du souci de soi a pu être négligé et disparaître de la préoccupation des historiens.

Mais raison plus essentielle : le “ moment cartésien ”

“ Pendant toute cette période qu’on appelle l’Antiquité, et selon des modalités qui ont été bien différentes, la question philosophique du “ comment avoir accès à la vérité ” et la pratique de spiritualité (les transformations nécessaires dans l’être même du sujet qui vont permettre l’accès à la vérité), eh bien ces questions, ces deux thèmes n’ont jamais été séparés ”p 18

“ On est entré dans l’âge moderne (je veux dire, l’histoire de la vérité est entrée dans sa période moderne) le jour où on a admis que ce qui donne accès à la vérité, les conditions selon lesquelles le sujet peut avoir accès à la vérité, c’est la connaissance, et la connaissance seulement. ” p 19

Alors la vérité s’obtient sous deux types de conditions qui n’ont rien à voir avec la spiritualité :

“ Les conditions internes à l’acte de connaissance et des règles qu’il doit suivre pour avoir accès à la vérité : conditions formelles, conditions objectives, règles formelles de la méthode, structure de l’objet à connaître.

Les autres conditions sont extrinsèques : ne pas être fou, des conditions culturelles comme avoir fait des études, avoir une formation, s’inscrire dans un consensus scientifique, des conditions morales comme pour connaître la vérité il faut faire des efforts, ne pas tromper son monde, que les intérêts financiers, de carrière, ou de statut se combinent d’une façon acceptable avec les normes de la recherche désintéressée, etc. ”

A partir de ce moment-là, l’être du sujet n’est plus remis en question par la nécessité d’avoir accès à la vérité. D’où “ l’accès à la vérité, qui n’a plus désormais pour condition que la connaissance, ne trouvera dans la connaissance, comme récompense et comme accomplissement, rien d’autre que le cheminement indéfini de la connaissance. ”p 20 “ La connaissance s’ouvrira simplement sur la dimension indéfinie du progrès, dont on ne connaît pas le terme et dont le bénéfice ne sera jamais monnayé au cours de l’histoire que par le cumul institué des connaissances, ou les bénéfices psychologiques et sociaux qu’il y a à avoir, après tout, trouvé de la vérité quand on s’est donné beaucoup de mal pour la trouver. ”

“ Si l’on définit la spiritualité comme étant la forme de pratiques qui postulent que, tel qu’il est le sujet n’est pas capable de vérité mais que telle qu’elle est, la vérité est capable de transfigurer et de sauver le sujet, nous dirons que l’âge moderne des rapports entre sujet et vérité commence le jour où nous postulons que, tel qu’il est le sujet est capable de vérité mais que, telle qu’elle est, la vérité n’est pas capable de sauver le sujet. ”p20

Lien rompu définitivement entre l’accès à la vérité, devenu développement autonome de la connaissance, et l’exigence d’une transformation du sujet et de l’être du sujet par lui-même. Evidemment rupture pas brutale ( chez Spinoza problème de l’accès à la vérité reste lié à une série d’exigences concernant l’être même du sujet), longue dissociation sous l’effet d’un coin placé entre les deux éléments : la théologie qui justement peut se fonder sur l’exception Aristote. p 28

La pensée occidentale, notamment philosophique s’est dégagée de ses conditions de spiritualité notamment en établissant cette “ correspondance entre un Dieu tout connaissant et des sujets tous susceptibles de connaître, sous réserve bien sûr de la foi. ”

De fin du V au XVII, christianisme traversé par grand conflit entre non pas spiritualité et science mais entre spiritualité et théologie.

Preuve que conflit ne passe pas entre sciences et spiritualité : floraison de toutes ces pratiques de la connaissance spirituelle, les savoirs ésotériques, le thème de Faust, l’alchimie.

Dans l’Alcibiade de Platon, principe assez courant et nullement philosophique de “ s’occuper de soi-même ” lié à un privilège politique, social et économique. (idem à Sparte, les spartiates peuvent s’occuper d’eux-mêmes, ils ont les hilotes). Nécessité liée à l’exercice du pouvoir. Pour Alcibiade se soucier de soi c’est la condition pour passer d’un privilège statutaire (grande famille) à l’action politique à l’exercice du pouvoir politique sur les autres.

Ici s’occuper de soi ce n’est pas apprendre. Il y a un décalage entre l’apprendre et l’impératif de s’occuper de soi, entre la pédagogie entendue comme apprentissage et cette autre forme de culture, de paideia qui tourne autour de ce qu’on pourrait appeler la culture de soi, la formation de soi.

Idée qu’il faut une technologie de soi pour avoir accès à la vérité se manifeste en Grèce archaïque comme dans presque toutes les civilisations par un certain nombre de pratiques comme les rites de purification, les techniques de concentration de l’âme, les retraites, les pratiques d’endurance.

C’est quoi s’occuper de soi-même ?

2 questions : qu’est-ce que le soi, qu’est-ce que ce souci. En fait réponse à une seule et même interrogation : “ il faut donner de soi-même et du souci de soi une définition telle que puisse en dériver le savoir nécessaire à gouverner les autres.

Dans La République lorsque se pose la question de savoir ce que c’est que d’être juste pour quelqu’un, on se réfère à ce qu’est la justice dans la cité. Dans l’Alcibiade, c’est l’inverse, c’est en se demandant ce que c’est que bien gouverner la cité qu’on se demande ce que c’est que l’âme. L’âme individuelle comme analogon et modèle de la cité.

Dans l’Alcibiade, on arrive à ça : le soi dont il faut s’occuper, c’est l’âme. L’âme conçue d’une façon spécifique.

Quelle âme ? Celle qui se sert du corps quand celui-ci fait quelque chose, l’âme en tant qu’elle se sert du langage et des instruments du corps, l’âme uniquement en tant que sujet des actions corporelles, langagières et instrumentales. Non pas l’âme-substance mais l’âme-sujet.

A partir de là, le souci de soi portant ainsi sur l’âme-sujet peut se distinguer clairement de 3 autres types d’activités : celle du médecin, celle du maître de maison et celle de l’amoureux.

Important car régulièrement va se poser la question des rapports entre souci de soi et médecine, soin du corps, diététique d’une part, rapports entre souci de soi et activité sociale(les devoirs privés du père de famille, du mari, du fils, du propriétaire, du maître d’esclave, etc., toutes ces questions qui sont regroupées dans la pensée grecque, sous le nom de l’ “ économique ”) d’autre part, rapports entre souci de soi (qui se forme et ne peut se former que dans une référence à l’Autre) et relation amoureuse enfin.

A l’échelle de l’histoire de la civilisation grecque, hellénistique et romaine, long travail de déconnexion entre érotique et souci de soi, l’érotique tombant du côté d’une pratique singulière, douteuse, inquiétante, peut être même condamnable, dans la mesure même où le souci de soi devient un des thèmes majeurs de cette même culture. Quant au rapport entre souci de soi et économique, solutions opposées des stoïciens et des épicuriens. Pour le rapport diététique-souci de soi, intrication croissante. Les trois grandes lignes d’évolution.

Toujours dans l’Alcibiade de Platon : Enchevêtrement de la question du souci de soi et du fameux “ connais-toi toi-même ” sans qu’il faille négliger l’un pour l’autre. Se soucier de soi, c’est aussi se connaître soi-même. Il faut que l’âme se connaisse elle-même. Et pour Platon qui utilise la métaphore de l’œil qui se regarde dans l’œil d’un autre, l’âme ne se verra que dans un élément qui sera de même nature qu’elle, ne se verra qu’en regardant le principe même qui fait la nature de l’âme, c’est à dire la pensée et le savoir. Cet élément dans lequel l’âme peut se voir, c’est l’élément divin. Ouvrant sur cette connaissance du divin, le mouvement par lequel nous nous connaissons nous-même, dans le grand souci que nous avons de nous-même, va donc permettre à l’âme d’atteindre la sagesse. L’âme saura alors se conduire comme il faut et sachant cela, saura conduire la cité.

Connaissance de soi qui est connaissance du divin qui est connaissance de la sagesse et qui est la règle pour bien se conduire et donc pour bien gouverner.

A la fin du dialogue quand on a compris tout ça, Alcibiade fait sa promesse et il promet non pas de s’occuper de lui-même mais de s’occuper de la justice. Finalement c’est pareil. p 70-71

Dans le dialogue se posent un certain nombre de questions sur le souci de soi

Rapport à l’action politique : souci de soi, impératif proposé à ceux qui veulent gouverner, privilège des gouvernant mais en même temps devoir des gouvernants parce qu’ils ont à gouverner.

Mais il va y avoir par la suite généralisation de cet impératif à “ tout le monde ”. En fait généralisation très partielle car pour s’occuper de soi, il faut en avoir la capacité économique et sociale, le temps, la culture, etc. Autre principe de limitation, s’occuper de soi-même, ça a pour effet, sens et but de faire de l’individu qui s’occupe de lui-même, quelqu’un d’autre par rapport à la foule, à la majorité des gens absorbés par la vie de tous les jours.

Rapport à la pédagogie : chez Platon et Socrate pédagogie insuffisante donc nécessité du souci de soi. Là aussi les choses vont se déplacer. Par la suite on s’occupe de soi non plus quand on est jeune et parce que la pédagogie s’est trouvée insuffisante à Athènes mais parce qu’il faut s’occuper de soi en tout état de cause et que de toute façon, la pédagogie est incapable d’assurer cela, n’est pas propre à cela. Du coup il faut se soucier de soi toute sa vie avec comme moment crucial l’âge de la maturité et non plus simplement au moment de la fin de l’adolescence, de l’entrée dans la vie adulte et dans la vie civique, cela pour devenir citoyen ou plutôt le chef. A l’époque hellénistique et romaine il faut se soucier de soi toute sa vie et pour préparer quoi ? La vieillesse.

I et II siècle après JC : véritable âge d’or dans l’histoire du souci de soi, p 80-81.

Souci de soi devenu principe général et inconditionnel, s’imposant à tous, tout le temps et sans condition de statut.

Sa raison d’être n’est plus liée à activité particulière consistant à gouverner les autres. L’objet du souci de soi n’est plus la cité, on se souci de soi pour soi-même. Autofinalisation du souci de soi.

Ce souci de soi ne se détermine plus dans la seule connaissance de soi. Cet impératif de se connaître ne disparaît pas mais s’atténue et s’intègre dans un ensemble plus vaste définissant toute une pratique de soi

La généralisation du souci de soi sur deux axes (à tous les individus, à toute la vie) induit une coextensivité du souci de soi à l’art de vivre.

En Grèce, du moins à Athènes, on n’a pas cessé de se plaindre de n’avoir pas d’institution de passage forte, efficace et bien réglée pour les adolescents au moment où ils entrent dans la vie. On peut dire que c’est dans ce problème, dans ce creux institutionnel, dans ce déficit de la pédagogie, dans ce moment politiquement et érotiquement trouble de la fin de l’adolescence et de l’entrée de la vie que s’est formé le discours philosophique, du moins la forme socratico-platonicienne du discours philosophique. P 84

Cette recentration du souci de soi à l’époque impériale a plusieurs conséquences :

Devenant une activité adulte, sa fonction critique s’accentue par rapport à sa fonction formatrice qui ne disparaît pas pour autant. Donc activité de plus en plus critique vis-à-vis de soi-même, du monde culturel, de la vie que les autres mènent. Rôle correcteur de la pratique de soi, sur fond d’erreur, de mauvaises habitudes, de déformation et de dépendance établies et incrustées qu’il faut secouer. Correction-libération plus que formation-savoir.

Le rôle formateur de cette pratique est désormais lié à la préparation de l’individu par rapport aux événements de la vie en général et non plus à une préparation par rapport à une activité spécifique, professionnelle comme le gouvernement des autres.

Cette pratique de soi telle qu’elle est définie, désignée et prescrite par le philosophe est conçue comme une opération médicale (plusieurs significations voir p 95). Ecole de philosophie comme dispensaire de l’âme notamment chez Epictète. Nouvelle proximité par rapport à la médecine. Le corps réémerge comme objet de préoccupation dans le souci de soi : s’occuper de soi, c’est s’occuper de son âme et de son corps.

Troisième conséquence : importance et valeur nouvelles de la vieillesse qui dans la culture grecque traditionnelle était honorable à coup sûr mais certainement pas désirable. “ Affranchi de tous les désirs physiques, libre de toutes les ambitions politiques auxquelles il a renoncé, ayant acquis toute l’expérience possible, le vieillard va être celui qui est souverain sur lui-même, et qui peut se satisfaire entièrement de lui-même. ”p 105

La vieillesse, si elle a bien été préparée, comme moment où le moi s’est atteint lui-même, où on a un rapport achevé et complet de maîtrise et de satisfaction à la fois. Elle n’est plus cette phase dans laquelle la vie se trouve amoindrie mais le but positif de l’existence. “ Il faut vivre pour être vieux, car c’est là que l’on va trouver la tranquillité, l’abri et la jouissance de soi.

Du coup cette vieillesse, c’est la vieillesse chronologique (la soixantième année) mais aussi et surtout une vieillesse idéale. Il faut achever sa vie avant sa mort, même quand on est jeune, vivre comme le vieillard qui n’attend plus rien de sa vie, parvenir à la satiété parfaite de soi-même.

Peut on dire que le souci de soi constitue alors une sorte de loi éthique universelle ?

Evidemment pour Foucault, non.

“ Il ne faut pas se laisser prendre à ce processus historique ultérieur, qui s’est déroulé au Moyen Age, et qui a été la juridification progressive de la culture occidentale. Juridification qui nous fait prendre la loi, et la forme de la loi, comme le principe général de toute règle dans l’ordre de la pratique humaine […] la loi elle-même fait partie comme épisode et comme forme transitoire, d’une histoire beaucoup plus générale, qui est celle des techniques et technologies des pratiques du sujet à l’égard de lui-même, techniques et technologies qui sont indépendantes de la forme de la loi, qui sont prioritaires par rapport à elle. La loi n’est, au fond, qu’un des aspects possibles de la technologie du sujet à l’égard de lui-même. Ou, si vous voulez, encore plus précisément : la loi n’est qu’un des aspects de cette longue histoire au cours de laquelle s’est constitué le sujet occidental tel que nous avons affaire à lui maintenant. ”p108-109

Alors le souci de soi dans la civilisation hellénistique et romaine comme une sorte de loi générale ?

Cette universalisation, si tant est qu’elle ait eu lieu, si tant est qu’elle ait formulé le “ souci de soi ” comme une loi générale, serait tout à fait fictive. Une telle prescription ne peut être mise en œuvre que par un nombre limité d’individus, c’est évidemment un privilège élitaire, il faut avoir une vie telle qu’on peut s’en “ payer le luxe ”. En tout cas ou de plus, c’est bien une forme de vie particulière et, dans sa particularité, distincte de toutes les autres vies qui va être considérée comme la condition réelle du souci de soi. (et là il me semble [à smath] que c’est un problème distinct des simples conditions de vie matérielle qui permet de se détacher des tâches “ aliénantes ” de la vie quotidienne, mais que c’est le problème du choix d’existence que l’on affirme, que l’on élabore). CQFD : “ le souci de soi n’a été effectivement perçu, posé, affirmé comme une loi universelle valant pour tout individu, quel que soit le mode de vie qu’il adopte. Le souci de soi implique toujours un choix dans le mode de vie, c’est à dire un partage entre ceux qui ont choisi ce mode de vie et les autres. ”p 109-110

Mais il y a encore autre chose :

“ le souci de soi a toujours pris forme à l’intérieur de pratiques, dans des institutions, dans des groupes[ et donc pourquoi pas des groupes dits militants, ajoute smath], qui étaient parfaitement distincts les uns des autres, souvent fermés les uns par rapport aux autres, et qui impliquaient, la plupart du temps, exclusion par rapport à tous les autres. Le souci de soi, il est lié à des pratiques ou à des organisations de confrérie, de fraternité, d’école, de secte [en abusant un peu du mot secte]. ”

Souci de soi pas que dans milieux aristocratiques, pas seulement pratiqué par gens les plus riches, économiquement, socialement, politiquement privilégiés. Pratique assez largement diffusée dans une population très cultivée par rapport à celle que l’on a connue en Europe au XIX, à part sans doute les classes les plus basses et les esclaves (mais même là, bien des rectifications à faire).

Dans classes défavorisées, pratiques de soi généralement très fortement liées à l’existence de groupes religieux, nettement institutionnalisés, organisés autour de cultes définis, avec des procédures souvent ritualisées. C’est d’ailleurs ce caractère cultuel et rituel qui rend moins nécessaire des formes plus sophistiquées, plus savantes de la culture personnelle et de la recherche théorique, qui dispense un peu de ce travail individuel ou personnel de recherche, d’analyse, d’élaboration de soi par soi.

A l’autre extrémité, des pratiques de soi plus sophistiquées, élaborées, nettement plus liées à des choix personnels, à la vie de loisir cultivée, à la recherche théorique s’appuyant aussi sur des organisations cultuelles mais plus significativement sur des réseaux d’amitiés.

L’amitié dans la société romaine prend une forme très forte : “ c’était une hiérarchie d’individus liés les uns aux autres par un ensemble de services et d’obligations ; c’était un ensemble où chaque individu n’avait pas, par rapport aux autres, exactement la même position. L’amitié était en général centrée autour d’un personnage, et les uns étaient plus proches, [les autres] moins proches de lui. Pour passer d’un degré de proximité à un autre, il y avait toute une série de conditions, à la fois implicites et explicites, il y avait même des rituels, des gestes et des phrases qui indiquaient à quelqu’un qu’il avait progressé dans l’amitié d’un autre, etc. Enfin si vous voulez, vous aviez là tout un réseau social, partiellement institutionnalisé, qui a été, en dehors des communautés cultuelles, un des grands supports de la pratique de soi. ”p 111

Evidemment les choses sont plus complexes et ne se réduisent pas à ces 2 pôles.

Donc, “ le souci de soi prend toujours forme à l’intérieur de réseaux ou de groupes déterminés et distincts les uns des autres, avec des combinaisons entre le cultuel, le thérapeutique au sens qu’on a dit et le savoir, la théorie, mais il s’agit de relations variables selon les groupes, selon les milieux et selon les cas. De toute façon, c’est dans ce morcellement, ou plutôt dans cette appartenance à une secte [attention pas au sens restreint] ou à un groupe, que se manifeste et s’affirme le souci de soi. On ne peut pas se soucier de soi, si vous voulez, dans l’ordre et dans la forme de l’universel. Ce n’est pas comme être humain en tant que tel, ce n’est pas simplement comme appartenant à la communauté humaine, même si cette appartenance est très importante, que le souci de soi peut se manifester, et surtout qu’il peut se pratiquer. ”p114

“ Ce n’est plus le statut de l’individu qui définit, à l’avance et par sa naissance, la différence qui va l’opposer à la masse et aux autres. C’est le rapport à soi, c’est la modalité et le type de rapport à soi, c’est la manière dont il se sera effectivement élaboré lui-même comme objet de son soin : c’est là que va se faire le partage entre les quelques-uns et les plus nombreux.[…] on reconnaît là la grande forme de la voix qui s’adresse à tous et qui n’est entendue que par bien peu, la grande forme de l’appel universel et qui n’assure le salut que de quelques-uns.[…] C’est cette forme que l’on va retrouver au cœur même du christianisme, réarticulée dans le christianisme autour du problème de la Révélation, de la foi, du Texte, de la grâce, etc. […] c’est déjà dans cette forme à deux éléments (universalité de l’appel et rareté du salut) que s’est problématisée en Occident la question du soi et du rapport à soi. ”p 116

“ Le déplacement chronologique qui nous a menés du souci de soi adolescent au souci de soi pour devenir vieux, pose le problème de savoir quel est l’objectif et le but de ce souci de soi ; en quoi est-ce qu’on peut être sauvé ? ”p 117

“ Pour que la pratique de soi arrive à ce soi qu’elle vise, l’autre est indispensable. ”p 123

Rapport à l’autre tout aussi nécessaire dans la période classique que dans la période hellénistique et romaine, mais sous une autre forme. Cette nécessité se fonde encore, jusqu’à un certain point sur le fait de l’ignorance, mais surtout sur le fait que le sujet est moins ignorant que mal formé ou plutôt déformé, vicieux, pris dans des mauvaises habitudes. “ Ce vers quoi l’individu doit tendre, c’est un statut de sujet qu’il n’a jamais connu à aucun moment de son existence. Il a à substituer au non-sujet le statut de sujet, défini par la plénitude du rapport de soi à soi. Il a à se constituer comme sujet, et c’est là où l’autre a à intervenir. ”p 125.

“ Désormais le maître n’est plus le maître de mémoire. Ce n’est plus celui qui, sachant ce que l’autre ne sait pas, le lui transmet. […] Désormais, le maître est un opérateur dans la réforme de l’individu et dans la formation de l’individu comme sujet. Il est le médiateur dans le rapport de l’individu à sa constitution de sujet. ”p 125

La stultitia chez Sénèque : l’agitation de la pensée, l’irrésolution dans laquelle on se trouve tout naturellement, quelque chose qui ne se fixe à rien et qui ne se plaît à rien. C’est l’autre pôle par rapport à la pratique de soi. C’est la matière première de la pratique de soi dont l’objectif est d’en sortir.

Le stultus, c’est celui qui n’a pas souci de lui-même, qui est ouvert à tous les vents, au monde extérieur, qui laisse entrer dans son esprit toutes les représentations qui lui sont offertes par le monde extérieur, sans les examiner, sans savoir analyser ce qu’elles représentent. Il laisse ces représentations se mêler à l’intérieur de son propre esprit avec ses passions, ses désirs, ses habitudes de pensée, ses illusions, etc. Du coup, c’est celui qui est dispersé dans le temps, qui ne se souvient de rien, qui laisse sa vie s’écouler, qui n’essaie pas de la ramener à une unité en remémorisant ce qui mérite de l’être et qui ne dirige pas son attention, son vouloir, vers un but précis et bien fixé. Le stultus laisse la vie s’écouler sans mémoire ni volonté, change d’avis sans arrêt au lieu de penser à la vieillesse, à la temporalité de sa vie telle qu’elle doit être polarisée dans l’achèvement de soi.

Le stultus n’est donc pas capable de vouloir comme il faut. Sa volonté n’est pas libre et n’est pas absolue, qui ne veut pas toujours. Vouloir librement, ça veut dire qu’on veut sans que ce qu’on veut soit déterminé par tel ou tel événement, par telle ou telle représentation ou inclination. Vouloir absolument c’est le contraire du stultus qui veut plusieurs choses à la fois, choses divergentes sans être contradictoires. Il veut quelque chose et en même temps il le regrette.

Enfin il veut mais avec inertie, avec paresse, sa volonté s’interrompt sans arrêt, change d’objectif.

Or le seul objet que l’on peut vouloir librement, absolument et toujours, c’est le soi.

Donc, sortir de la stultitia ainsi défini ne peut être fait par l’individu lui-même, l’autre est nécessaire.

Cet autre n’est donc pas maître de mémoire, pas éducateur au sens traditionnel, qui va enseigner des vérités, des données, des principes. Cet autre qui va tendre la main à l’individu pour qu’il sorte de cet état de stultitia, accomplit une opération qui porte sur le mode d’être du sujet lui-même. Ce n’est pas la simple transmission d’un savoir qui se substituerait à l’ignorance. Cet opérateur, c’est le philosophe auprès duquel on prend conseil pour savoir s’il faut se marier, faire de la politique, changer la constitution. C’est l’existence tout entière des individus qui est du ressort du philosophe. Philosophe qui se présente bruyamment comme étant seul capable de gouverner les hommes et ceux qui gouvernent les hommes, de constituer ainsi une pratique générale du gouvernement à tous les degrés possibles.

Grand point essentiel de divergence entre philo et rhétorique, à l’époque. La rhétorique comme l’inventaire et l’analyse des moyens par lesquels on peut agir sur les autres par le moyen du discours. La philo comme ensemble des principes et des pratiques qu’on peut avoir à sa disposition, ou mettre à disposition des autres, pour prendre soin comme il faut de soi-même ou des autres. p 131

Il y a 2 grandes formes institutionnelles par lesquelles la philo articule la nécessité de sa présence et la constitution chez l’individu de la pratique de lui-même : la forme de type hellénique à savoir l’école, pouvant avoir un caractère fermé et impliquant une vie communautaire ; la forme romaine à savoir celle du conseiller privé, s’intégrant aux relations assez typiquement romaines de la clientèle, une sorte de dépendance semi-contractuelle impliquant entre 2 individus, un échange dissymétrique de services, ces 2 individus ayant un statut social toujours inégal. C’est la formule presque inverse de l’école. Dans l’école, on vient voir le philosophe et on le sollicite. Dans la formule du conseiller privé, il y a la grande famille aristo, le chef de famille, le grand responsable politique qui accueille chez lui et qui domicilie auprès de lui le philosophe qui va lui servir de conseiller.

Ce conseiller, ce n’est donc pas le précepteur, ni tout à fait le confident amical, plutôt un conseiller d’existence donnant des avis sur des circonstances précises, qui guide et initie à une forme d’existence particulière celui qui est à la fois son patron, presque son employeur, son ami mais son ami supérieur. C’est aussi une sorte d’agent culturel pour tout un cercle où il introduit des connaissances théoriques, des schémas pratiques d’existence, aussi des choix politiques (au début de l’Empire, despotisme monarchique ou monarchie éclairée, tempérée, revendication républicaine). Le philosophe finit par intervenir sur tout et rien, s’intègre au mode d’être quotidien.

Ceci va nous mener à la pratique de la direction de conscience, hors même du champ professionnel des philosophes, comme forme de relation sociale entre des individus quelconques.

Ce sont les philosophes qui ont diffusé la règle de la pratique de soi, qui en ont fait circuler les notions et les méthodes, qui en ont proposé des modèles. Et dans la mesure même où cette pratique se diffusait, les philosophes avaient été accueillis avec passablement de méfiance. Au I et II ap JC, cette pratique de soi est devenue une pratique sociale en dehors même des institutions, des groupes, des individus qui, au nom de la philo, réclamaient le magistère de cette pratique. La pratique de soi a commencé à se développer entre des individus qui n’étaient pas gens de métier même si un bagage minimum restait indispensable.

Le maître est en train d’être débordé, entouré, concurrencé par toute une pratique de soi qui est en même temps ou qui se lie à une pratique sociale. La constitution du rapport de soi à soi se branche très manifestement avec les relations de soi à l’Autre. p 150

La direction de conscience devient expérience toute normale et naturelle : à un ami qui est cher, avec qui on a des rapports affectifs intenses, on fait son examen de conscience ; il est tout normal de le prendre comme directeur de conscience en dehors même de sa qualification de philosophe, s’il en est un, simplement parce qu’il est un ami. Et soi-même, on a à l’égard de soi( de la journée qu’on a passée, du travail qu’on a fait, des distractions qu’on a prises) cette attitude de quelqu’un qui aura a en rendre compte, qui vit sa journée comme devant être présentée, offerte, déchiffrée à quelqu’un d’autre. Nouvelle éthique pas tant du langage ou du discours en général que du rapport verbal avec l’autre, désignée par cette notion de parrhêsia, que l’on traduit en général par franchise (ouverture de cœur, de la pensée) et qui est une règle du jeu, un principe de comportement verbal que l’on doit avoir avec l’autre dans la pratique de la direction de conscience.

D'autre part, le souci de soi s'autofinalisant, il y a différenciation de plus en plus net entre l'aspect "politique" du souci de soi (à savoir souci des autres, gouvernement de la cité, citoyenneté) et l'aspect "cathartique" (transformation de soi). Le souci de soi se rapproche d'un art de l'existence.

Entre autres conséquences : absorption de plus en plus marquée à l'époque hellénistique et romaine, de la philo, comme pensée de la vérité, dans la spiritualité, comme transformation du mode d'être par lui-même. Avec la croissance du thème cathartique, apparition ou développement du problème de la conversion que la spiritualité chrétienne réacclimatera, en se développant sous sa forme la plus rigoureuse à partir du III et IV siècle dans l'ascétisme et le monachisme.

Autres conséquence, développement de la "culture" de soi (avec beaucoup de guillemets, de guillemets ironiques). Conditions pour parler de culture: 1, un ensemble de valeurs ayant entre elles un minimum de coordination, subordination, hiérarchie ; 2, que ces valeurs soient données comme universelles mais accessibles qu'à quelques uns ; 3, pour atteindre ces valeurs, il faut certaines conduites précises et réglées, des efforts et des sacrifices ; 4, l'accès à ces valeurs est conditionné par des procédures et des techniques plus ou moins réglées, qui ont été élaborées, validées, transmises, enseignées, et qui sont associées à tout un ensemble de notions, concepts, théorie. p 172

Culture de soi dont un élément très important est la notion de salut : salut de soi, salut des autres. Mais pas le salut chrétien. Pour nous le salut s'inscrit le plus souvent dans un système binaire, entre la vie et la mort, la mortalité et l'immortalité ou encore entre ce monde-ci et l'autre, entre le bien et le mal, etc. D'autre part le salut, pour nous, est toujours lié à la dramaticité d'un événement situé dans la trame temporelle des événements du monde ou dans une autre temporalité, celle de Dieu, de l'éternité. Ces événements mis en jeu dans le salut sont d'une part la transgression, la faute, la chute rendant nécessaire le salut, et au contraire, la conversion, le repentir, l'Incarnation du Christ. En fin pour nous le salut consiste en une opération complexe dans laquelle le sujet qui fait son salut, est lui-même l'agent et l'opérateur de son salut, mais où toujours quelqu'un d'autre est requis. Nous considérons toujours le salut comme une idée religieuse. Mais à l'époque hellénistique et romaine, cette notion de salut fonctionne effectivement et sans hétérogénéité comme notion philosophique, dans le champ même de la philo. Le salut est devenu et apparaît comme un objectif même de la pratique et de la vie philosophiques.

Le “ salut ” et “ se sauver ” ont plusieurs sens en grec : délivrer d’un danger ( naufrage, maladie, défaite) ; protéger une chose pour qu’elle se maintienne en son état ; protéger aussi, en un sens proche mais plus moral, quelque chose comme la pudeur, l’honneur, le souvenir ; sauver quelqu’un, au sens juridique, pour un avocat, à savoir faire échapper à une accusation et blanchir quelqu’un ; mais encore dans un sens encore plus positif, assurer le bien-être, le bon état de quelque chose, de quelqu’un, d’une collectivité.

“ Se sauver ” a donc ces significations positives et ne renvoie pas à la dramaticité d’un événement qui nous fait passer du négatif au positif, il ne renvoie pas à autre chose qu’à la vie elle-même ; se sauver est une activité qui se déroule tout au long de la vie et dont l’opérateur est le sujet lui-même. Et si “ se sauver ” mène bien à un effet terminal, celui-ci consiste en ceci qu’on est rendu par ce salut inaccessible aux malheurs, aux troubles, à tout ce qui peut être induit dans l’âme par les accidents, les événements extérieurs. Ce salut est la forme accomplie, continue et vigilante du rapport à soi se bouclant sur lui-même. On se sauve pour soi, par soi, pour aboutir à soi. On est loin, à l’époque hellénistique et romaine, du salut médiatisé que l’on trouve chez Platon, loin du salut à forme religieuse, référé à un système binaire, à une dramaticité événementielle, à un rapport à l’Autre et qui impliquera dans le christianisme une renonciation à soi.

“ Salut de soi ” et “ salut des autres ” sont-ils réellement, définitivement déconnectés ? Ou pour parler néo-platonocien, le politique et le cathartique sont–ils définitivement dissociés ? En fait plus qu’une dissociation, on a inversion de rapport. Chez Platon, on se souciait de soi parce qu’il fallait se soucier des autres et si on sauvait les autres, du même coup on se sauvait soi. A l’époque hellénistico-romaine, on se soucie de soi pour soi, le salut des autres ou se souci des autres qui va leur permettre se sauver, viendra comme un bénéfice supplémentaire.

La conception épicurienne de l’amitié illustre cette inversion : Epicure exalte l’amitié et la fait toujours dériver de l’utilité. L’amitié est utile parce qu’elle peut aider financièrement, politiquement, elle s’inscrit dans le régime des échanges sociaux. Mais si l’amitié est utile et doit le rester, elle est aussi désirable pour elle-même, parce qu’elle fait partie de la félicité qui consiste en ce que nous savons que nous sommes bien protégés contre les maux du monde extérieur. “ La conscience de l’amitié, le savoir du fait que nous sommes entourés d’amis et que ces amis auront à notre égard l’attitude de réciprocité qui répondra à l’amitié que nous leur portons, c’est cela qui a constitué pour nous une des garanties du bonheur. ” p 187

Chez les stoïciens, on a une conception de l’homme comme être communautaire, notamment chez Epictète, voir p 188.

Autour des pages 200, Foucault aborde le problème de la conversion à l’époque hellénistique et romaine, comme un processus long et continu non pas de transubjectivation mais d’autosubjectivation. “ Comment établir, en se fixant soi-même comme objectif, un rapport adéquat et plein à soi-même ”.p 206

En tournant le regard vers soi, à savoir d’abord le détourner des autres et ensuite des choses du monde. p 210.

Mais il ne s’agit pas du tout de substituer soi-même à autrui comme objet de connaissance possible ou nécessaire. Chez Plutarque, ce déplacement de la curiosité consiste à tourner son âme vers des choses qui sont plus agréables que les malheurs d’autrui, vers des choses comme les secrets de la nature, les histoires écrites par les historiens, le spectacle calme et réconfortant de la campagne, la vie à la campagne. Mais en plus il faut faire des exercices pour pouvoir non pas se déchiffrer soi-même mais se concentrer soi-même. “ Exercice de concentration du sujet par lequel on doit ramener toute l’activité et toute l’attention du sujet vers cette tension qui le mène vers son but. Il ne s’agit aucunement d’ouvrir le sujet comme un champ de connaissances, et d’en faire l’exégèse et le déchiffrement. ”p 213

Concentration de type athlétique, il faut être un bon athlète et pour cela connaître les gestes et les gestes seulement, qui sont effectivement utilisables, et utilisables le plus fréquemment dans la lutte.p222

On a donc semble-t-il un partage dans le contenu même des connaissances, entre connaissances inutiles, qui pourraient être celles du monde extérieur, etc., et connaissances utiles qui touchent directement à l’existence humaine. Et Demetrius établit toute une liste des connaissances utiles et inutiles, p 223.

En fait ce qui caractérise la liste des choses inutiles à connaître, ce n’est pas qu’elles ne touchent pas à l’existence humaine car elles y touchent mais ce qui les rend inutiles c’est que ce sont des connaissances par les causes : causes de la gémellité, du rythme des 7 ans, des illusions d’optiques, des raz-de-marée. C’est causes, la nature tout en les laissant jouer, les a cachées. Et si ces causes avaient été importantes à l’existence humaine et à la connaissance humaine, la nature les aurait rendues visibles.

Connaissances inutiles mais pas interdites, on peut les connaître mais à titre de supplément, de distraction, pour le plaisir de la découverte.

Par contre ce qu’il faut connaître, c’est quoi ? Qu’il n’y a rien à craindre des hommes, ni des dieux, que la mort ne produit aucun mal, qu’il est facile de trouver le chemin de la vertu, que l’on est soi-même un être social né pour la communauté, que le monde est un habitat commun, où tous les hommes sont réunis pour constituer justement cette communauté. Cette série de connaissances n’est pas du tout de l’ordre de ce qui sera appelé dans la spiritualité chrétienne les arcana conscientiae (les secrets de la conscience). Demetrius ne demande pas de reporter le regard des choses extérieures vers le monde intérieur, de la nature vers la conscience ou vers soi-même ou vers les profondeurs de l’âme. Il n’est jamais question que du monde, des autres, de ce qui nous entoure. Il s’agit simplement de les savoirs autrement. p 225

Demetrius oppose 2 modes de savoir : l’un par les causes, inutile, l’autre qui est une sorte de mode de savoir relationnel. “ C’est en nous faisant apparaître nous-même comme le terme récurrent et constant de toutes ces relations qu’il faudra porter son regard sur les choses du monde, sur les dieux et sur les hommes. C’est dans ce champ de la relation entre toutes ces choses et soi-même que le savoir pourra et devra se déployer. ”p 226.

Ce sont des connaissances qui tout en s’établissant, se formulant comme principe de vérité, se donnent en même temps, solidairement, sans distance ni médiation aucune, comme des prescriptions. Ce sont des vérités prescriptives. Ce sont aussi des connaissances telles que dès qu’on les a acquises, le mode d’être du sujet se trouve transformé, puisque c’est grâce à cela que l’on va devenir meilleure, dit Demetrius. p 226

Les connaissances inutiles sont celles qui n’ont de pertinence prescriptive, qui ne peuvent pas se transformer en prescription, et d’autre part qui n’ont pas, quand on les connaît, d’effet sur le mode d’être du sujet. (Ce sont par exemple les contenus des programmes pour le capes)

Dans les textes épicuriens. p 228.

opposition classique entre 2 choses : d’une part la paideia, savoir de culture qui a pour fin la gloire, l’étalage qui fait la réputation des gens, une sorte de savoir de jactance que l’on constate chez les “ artistes du verbe ” ou plutôt les “ artisans de la parole ”, des gens qui travaillent non pour eux-mêmes mais pour vendre et faire du profit et qui travaillent la parole non pas en tant qu’elle est le logos ou la raison mais en tant qu’elle est du bruit. Ce sont des “ faiseurs de mots ”. Ce sont des gens qui fabriquent, pour les vendre, un certain nombre d’effets qui sont liés à la sonorité des mots, au lieu d’être des gens qui travaillent pour eux-mêmes au niveau du logos, c’est à dire l’armature rationnelle du discours.

A la paideia s’oppose la phusiologia qui a pour fonction de préparer, de donner à l’âme tout l’équipement nécessaire pour son combat, pour son objectif et sa victoire. Elle donne à l’individu une hardiesse, un courage, une sorte d’intrépidité qui lui permet d’affronter non seulement les croyances multiples qu’on a voulu lui imposer, mais également les dangers de la vie et l’autorité de ceux qui veulent leur faire la loi. Avec elle, l’individu ne dépend plus que de lui-même et trouve en lui-même un certain nombre de ressources et en particulier la possibilité d’éprouver plaisir et volupté dans ce rapport plein qu’il aura à lui-même. La phusiologia “ n’est donc pas un secteur du savoir. Ce serait la connaissance de la nature, de la phusis en tant que cette connaissance est susceptible de servir de principe à la conduite humaine et de critère pour faire jouer notre liberté ; en tant aussi qu’elle est susceptible de transformer le sujet. [...] en un sujet libre, un sujet qui va trouver en lui-même la possibilité et la ressource de sa volupté inaltérable et parfaitement tranquille. ”p 231.

Le thème général de la conversion à soi, le précepte particulier “ tourner son regard vers soi-même ” ne donne pas lieu à une disqualification du savoir du monde ni à une connaissance de soi entendue comme une investigation et déchiffrement de l’intériorité, du monde intérieur. “ Tourner son regard vers soi-même ” articulé sur la nécessité de se convertir à soi et de connaître le monde, donne plutôt lieu à ce qu’on pourrait appeler une modalité spirituelle, une spiritualisation du savoir du monde. p 277

Contrairement à ce qu’on voit chez Sénèque, on trouve chez Marc Aurèle une figure du savoir spirituel qui ne consiste pas, pour le sujet, à prendre du recul par rapport à l’emplacement où il est dans le monde, pour ressaisir ce monde lui-même dans sa globalité, monde dans lequel lui-même se trouve placé. La figure que l’on trouve chez Marc Aurèle consiste plutôt à définir un certain mouvement du sujet qui, partant du point où il est dans le monde, s’enfonce à l’intérieur de ce monde, ou en tout cas se penche sur ce monde, et jusque dans ses moindres détails, comme pour porter un regard de myope sur le grain le plus ténu des choses. p 278

Dans ce regard que Marc Aurèle porte sur les choses, il y a quelque chose qui sans doute introduit une marque dans le stoïcisme, une inflexion importante. Ce regard référé à lui-même, l’est de 2 façons. D’une part, il s’agit, en pénétrant dans le coeur des choses, en saisissant tous les éléments les plus singuliers, de montrer combien nous sommes libres par rapport à chacune d’elles. Mais il s’agit en même temps de montrer combien notre propre identité – cette petite totalité que nous constituons à nos propres yeux : continuité dans le temps et dans l’espace– n’est en réalité composée que d’éléments distincts, discrets les uns par rapport aux autres. La seule unité dont nous sommes capables et qui puisse nous fonder dans ce que nous sommes, cette identité de sujet que nous pouvons et que nous devons être à l’égard de nous-même, c’est uniquement en tant que nous sommes des sujets raisonnables, c’est-à-dire que nous ne sommes rien d’autre qu’une partie de la raison qui préside au monde. Nous ne sommes qu’une série d’éléments distincts les uns des autres : éléments matériels, instants discontinus. Mais si nous essayons de nous appréhender comme un principe raisonnable et rationnel, nous nous apercevrons que nous ne sommes alors plus qu’une partie de la raison présidant au monde entier. C’est vers une sorte de dissolution de l’individualité que va l’exercice spirituel de Marc Aurèle alors que celui de Sénèque– avec un déplacement du sujet vers le sommet du monde d’où il peut se ressaisir dans sa singularité– a plutôt pour fonction de fonder et d’établir l’identité du sujet, sa singularité et l’être stable du moi qu’il constitue. p 294

Mais dans les 2 cas, il y a modalisation du savoir qui se caractérise ainsi : 1, il s’agit d’un certain déplacement du sujet, ce n’est pas en restant là où il est que le sujet peut savoir comme il faut ; 2, la possibilité est donnée, à partir de ce déplacement du sujet, de saisir les choses à la fois dans leur réalité et dans leur valeur. Et par “ valeur ”, il s’agit de leur place, de leur relation, de leur dimension propre à l’intérieur du monde et aussi de leur rapport, de leur importance, de leur pouvoir réel sur le sujet humain en tant qu’il est libre ; 3, il s’agit pour le sujet d’être capable de se voir lui-même, de se saisir lui-même dans sa réalité ; 4, l’effet de ce savoir sur le sujet est assuré par le fait qu’en lui, le sujet non seulement découvre sa liberté, mais trouve dans sa liberté un mode d’être qui est celui du bonheur et de toute la perfection dont il est capable. C’est cela qui constitue ce qu’on peut appeler un savoir spirituel. p 295

Nouvelle question : quelle est la pratique opératoire qu’en dehors de la connaissance la conversion à soi implique ? C’est l’askêsis (l’ascèse en tant qu’exercice de soi sur soi). L’acquisition de la vertu implique 2 choses, un savoir théorique mais aussi un savoir pratique que l’on ne peut acquérir qu’en s’entraînant. Cette fois on aborde plus la conversion de soi à soi sous l’angle de la connaissance, mais sous celui de la pratique, de l’exercice de soi sur soi. N’allons-nous pas alors nous trouver dans un ordre de choses qui n’est plus celui de la vérité mais celui de la loi, de la règle, du code ? Trouve-t-on au principe fondateur de l’ascèse, l’instance fondatrice et première de la loi ? p 302-303

Quels que soient les effets d’austérité, de renoncement, d’interdiction, de prescription tatillonne et austère que peut induire cette askêsis, elle n’est pas et n’est jamais fondamentalement l’effet d’une obéissance à la loi. L’ascèse ne s’établit pas et ne déploie pas ses techniques en référence à une instance comme la loi. C’est une pratique de la vérité. L’ascèse n’est pas une manière de soumettre le sujet à la loi : c’est une manière de lier le sujet à la vérité.

Dans nos catégories familières de pensée, nous considérons comme évidence que dès que l’on parle du problème des rapports entre sujet et connaissance, la question qui se pose est de savoir s’il est possible d’avoir du sujet une connaissance de même type que celle de n’importe quel autre élément du monde. Nous nous demandons s’il peut y avoir une objectivation du sujet.

Dans cette culture de soi hellénistique et romaine, quand on pose la question des rapports entre sujet et connaissance, on trouve la nécessité d’infléchir le savoir du monde de telle manière qu’il prenne, pour le sujet, dans l’expérience du sujet, pour le salut du sujet, une certaine forme et une certaine valeur spirituelles. C’est cette modalisation du savoir qui est la réponse à la question générale : qu’en est-il des rapports entre sujet et connaissance du monde ?p 304.

Et si pour nous la question du sujet dans l’ordre de la pratique (que faire ?- que faire de moi-même ?), se pose spontanément (ou plutôt historiquement) en fonction de loi ; à savoir, en quoi, dans quelle mesure, à partir de quel fondement et jusque dans quelle limite le sujet doit-il se soumettre à la loi ? Dans cette culture de soi dont on parle, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le fait de connaître le vrai, de dire le vrai, de pratiquer et d’exercer le vrai peut permettre au sujet non seulement d’agir comme il doit agir, mais d’être comme il doit être et comme il veut être. [Là je pense très fort aux problèmes de Philippe C par rapport aux chefferies en milieu militant]

“ Disons schématiquement ceci : là où nous entendons, nous modernes, la question “ objectivation possible ou impossible du sujet dans un champ de connaissances ”, les Anciens de la période grecque, hellénistique et romaine entendaient : “ constitution d’un savoir du monde comme expérience spirituelle du sujet ”. Et là où, nous autres modernes, nous entendons “ assujettissement du sujet à l’ordre de la loi ”, les Grecs et les Romains entendaient “ constitution du sujet comme fin dernière pour lui-même, à travers et par l’exercice de la vérité ”. Il y a, je crois, là une hétérogénéité fondamentale qui doit nous prévenir contre toute projection rétrospective. ”p 304.

Pour nous ascèse = progrès dans les renonciations pour parvenir à la renonciation essentiel à soi. Chez les Anciens, c’est très différent, il s’agit de parvenir à la constitution de soi-même. Et le moyen essentiel n’est pas le renoncement même s’il y en a, et de l’austérité aussi. Il faut acquérir, se doter de quelque chose qui permettra de parvenir à soi et de le protéger. C’est la paraskeuê, préparation à la fois ouverte et finalisée de l’individu aux événements de la vie. Une sorte de formation athlétique du sage, encore une fois, un équipement pour pouvoir bien lutter.

De quoi est fait cet équipement : de logoi, de discours mais pas simplement comme des propositions, des principes, des axiomes qui sont vrais. Des discours en tant que ce sont des énoncés matériellement existants. p 308. L’athlète est celui qui se dote de phrases effectivement entendues ou lues, par lui effectivement remémorées, reprononcées, écrites et réécrites. C’est cet équipement matériel de logos qui constitue l’armature nécessaire du bon athlète de l’événement, du bon athlète de la fortune. D’autre part, ces discours sont des propositions fondées en raison, à savoir qu’elles sont raisonnables, vrais et qu’elles constituent des principes acceptables de comportement. Mais encore ce sont des discours persuasifs, ils disent ce qui est vrai mais aussi ce qu’il faut faire et pas simplement comme des espèces d’ordres donnés au sujet. Ils sont persuasifs au sens où ils entraînent non seulement la conviction mais les actes eux-mêmes. Ce sont des schémas inducteurs d’action qui sont tels, dans leur valeur et leur efficacité inductrice, qu’à partir du moment où ils sont présents dans la tête, la pensée, le coeur et le corps même, celui qui les détient agira comme spontanément. C’est comme matrice d’action que ces logoi sont inscrits dans le sujet.

Question de la paraskeuê et du mode d’être.

Pour que ces éléments matériels de discours constituent effectivement la préparation dont on a besoin, il faut qu’ils soient acquis mais encore qu’ils soient dotés d’une sorte de présence permanente, à la fois virtuelle et efficace, qui permet d’y avoir recours dès que besoin. Ces logoi doivent être sous la main pour pouvoir jouer ce rôle de secours, de bon pilote, de forteresse ou encore de remède. Les avoir sous la main non pas sous la forme d’une mémoire qui chanterais à nouveau la sentence mais presque dans ses muscles de telle manière que l’on puisse les réactualiser immédiatement et sans délai, de façon automatique. Il faut que ce soit en réalité une mémoire d’activité, une mémoire d’acte beaucoup plus qu’une mémoire de chant. p 311. Ca ne veut pas dire que la répétition de la sentence n’est pas nécessaire mais qu’elle est de l’ordre de la préparation.

La paraskeuê, c’est la structure de transformation permanente des discours vrais, bien ancrés dans le sujet, en principes de comportement moralement recevables. C’est l’élément de transformation du logos en êthos. Et l’askêsis peut alors se définir comme l’ensemble, la succession réglée, calculée des procédures qui sont susceptibles pour un individu de former, de fixer définitivement, de réactiver périodiquement, et de renforcer si besoin est cette paraskeuê. L’askêsis fait du dire vrai un mode d’être du sujet. On est très loin du christianisme où le dire vrai sera essentiellement défini à partir de la Révélation, du Texte et où l’ascèse sera de son côté un sacrifice.

Première étape et support permanent de cette ascèse philosophique comme subjectivation du discours vrai, toutes les techniques, pratiques concernant l’écoute, la lecture, l’écriture et le fait de parler. En premier lieu, l’écoute car permet de recueillir le logos, ce qui se dit de vrai. C’est aussi ce qui va laisser l’individu se persuader de la vérité, c’est enfin le premier moment où cette vérité entendue va s’enfoncer, s’incruster dans l’individu.

Nature très ambiguë de l’audition chez les Grecs, car l’ouïe c’est en même temps le seule accès de l’âme au logos et le plus passif de tous les sens, capable même d’ensorceler l’âme (Ulysse et les sirènes). Il faut donc par une pratique réfléchie purifier l’écoute logique et le premier moyen de cette pratique, c’est le silence. L’idée qu’un enfant puisse parler librement est bannie du système d’éducation depuis l’Antiquité jusqu’à l’Europe moderne. Pour Plutarque, c’est même toute sa vie qu’il faut faire régner sur soi-même une sorte d’économie stricte de la parole, se taire autant qu’on peut. Non seulement quand un autre parle mais aussi lorsqu’on a entendue quelque chose, une leçon ou autre, il faut en entourer l’écoute d’une aura, d’une couronne de silence. Ne pas reconvertir aussitôt ce qu’on vient d’entendre en discours, il faut le retenir, le conserver. “ Tout ce que le bavard reçoit par l’oreille s’écoule, se déverse aussitôt dans ce qu’il dit et, se déversant dans ce qu’il dit, cette chose entendue ne peut produire aucun effet sur l’âme même. Le bavard est toujours un vase vide. ”p 325.

Mais il faut outre ce silence une certaine attitude active, très précise, permettant l’écoute maximale sans interférence, sans agitation. L’âme et le corps doivent restés calmes, immobiles. Mais le corps comme pour scander son attention, doit manifester à un certain nombre de signes, que l’âme recueille et comprend bien le logos qu’on lui propose. Il y a donc à la fois une règle fondamentale d’immobilité et un système sémiotique imposant des marques d’attention par lesquelles l’auditeur communique avec l’orateur et se garantit à lui-même que son attention suit bien le discours. C’est donc une sorte de silence actif et significatif qui est requis du bon auditeur de philo. Il y a aussi un principe plus général voulant que la bonne écoute soit une sorte d’engagement, de manifestation de la volonté chez celui qui écoute, qui suscite et soutien le discours du maître. p 329 Il faut montrer une sorte de compétence à entendre pour exciter le désir du maître à parler.

Silence d’abord, règles d’attitude physique d’écoute ensuite (attitude globale du corps, rapport de l’individu à son propre corps), troisième ensemble de règles d’écoute : celles qui portent sur l’attention proprement dite.

Le discours philo ne s’oppose pas totalement au discours rhétorique, il est bien entendu destiné à dire la vérité mais ne peut la dire sans un certain nombre d’ornements. Le travail de l’auditeur en écoutant ce discours, c’est de bien diriger son attention. Premièrement il faut faire un travail d’élimination des points de vue qui ne sont pas pertinents. Il ne faut pas que l’attention se dirige vers la beauté de la forme, la grammaire, le vocabulaire ni même vers la réfutation des arguties philosophiques ou sophistiques. Ce qu’il faut saisir c’est la proposition vraie en tant qu’elle peut se transformer en précepte d’action. p 332

Seconde manière de diriger son attention dans la bonne écoute : après avoir entendu la chose sous son aspect à la fois de vérité dite et de prescription donnée, il faut aussitôt faire marcher une mémorisation. De là, toute une série de conseils : ne pas se mettre à discutailler aussitôt, chercher à se recueillir et à garder le silence pour mieux graver ce qu’on a entendu, faire un rapide examen de soi-même pour voir où on en est, si ce qu’on a entendu constitue une nouveauté par rapport à l’équipement dont on dispose déjà et voir dans quelle mesure on a pu se perfectionner.

Quant à la lecture : 1, lire peu d’auteurs, peu d’ouvrages dans lesquels on lit peu de textes, choisir quelques passages considérés comme importants et suffisants. De là toutes ces pratiques bien connues comme les résumés d’oeuvres. Souvent, c’est comme cela qu’on les a conservées. Pratique aussi des florilèges où on réunit sur un sujet donné ou même une série de sujets, des réflexions et des propositions d’auteurs divers. Soit encore la pratique consistant à relever des citations chez tel ou tel auteur et à les envoyer à un correspondant comme faisait Sénèque à Lucilius. L’objet de la lecture philo n’est pas de prendre connaissance de l’oeuvre d’un auteur ni d’en approfondir la doctrine. L’objectif principal de la lecture est de donner une occasion de méditation. p 339

Méditation, nous l’entendons comme un essai pour penser avec une particulière intensité à quelque chose sans en approfondir le sens ou laisser sa pensée se développer dans un ordre plus ou moins réglé à partir de cette chose à laquelle on pense. Pour les Grecs et les Latins, c’est autre chose. D’une part c’est un exercice d’appropriation d’une pensée qui consiste à faire que, de cette chose vrai, on devienne le sujet qui pense vrai et de là le sujet qui agisse comme il faut. D’autre part la méditation consiste à faire une sorte d’expérience d’identification, non pas tellement penser à la chose elle-même, mais de s’exercer à la chose à laquelle on pense. Méditer la mort, ça ne veut pas dire penser qu’on va mourir, ni même s’en convaincre. Ce n’est pas associer à l’idée de la mort d’autres idées qui en seront la conséquence. Méditer la mort, c’est se mettre soi-même par la pensée dans la situation de quelqu’un qui va mourir, qui est en train de mourir. Jeu non pas du sujet avec sa propre pensée, ou ses propres pensées, mais jeu effectué par la pensée sur le sujet lui-même. C’est au fond exactement cela que faisait encore Descartes dans les Méditations. Déplacement du sujet par rapport à ce qu’il est, par l’effet de la pensée.

Cela explique l’effet que l’on attend de la lecture : non pas d’avoir compris ce que voulais dire un auteur, mais la constitution pour soi d’un équipement de propositions vraies, qui soit effectivement à soi, qui soit prescriptions et principes de comportement. On comprend aussi que si la lecture est conçue comme exercice, expérience, elle soit immédiatement liée à l’écriture. L’écriture en quelque sorte personnelle et individuelle qui tient une très grande place à l’époque. Elle est aussi un exercice, un élément de la méditation, elle prolonge la lecture, la renforce, la réactive. Il faut tempérer la lecture par l’écriture et réciproquement de sorte que la composition écrite mette en corps ce que la lecture a recueilli. C’est un exercice qui a 2 usages possibles et simultanés. Pour soi-même car dans le seul fait d’écrire, on s’assimile la chose écrite. Pour les autres, importance à l’époque d’une correspondance spirituelle, une correspondance d’âme, de sujet à sujet dont la fin n’est pas tant de donner des nouvelles du monde politique mais de se donner de l’un à l’autre des nouvelles de soi-même, de s’enquérir de ce qui se passe dans l’âme de l’autre. Cela permet au plus avancé en vertu de donner des conseils à l’autre mais aussi de se remémorer les vérités qu’il donne à l’autre et dont il a lui-même besoin pour sa propre vie.

Dans ce type de correspondance, l’autobiographie, la description de soi dans le déroulement de la vie intervient très peu. En revanche au moment de la grande réapparition de ce genre au XVI, l’autobio devient centrale. On sera passé à un régime où le rapport du sujet à la vérité ne sera pas simplement commandé par l’objectif : “ comment devenir un sujet de véridiction ”, mais devenu : “ comment pouvoir dire la vérité sur soi-même ”. Transformation capitale dans l’histoire de la subjectivité en Occident. P 346.

Dans pastorale et spiritualité chrétiennes, un art de parler se développe sur 2 registres. L’art de parler du côté du maître à la fois fondé et comme relativisé par le fait qu’il y a une parole fondamentale qui est la Révélation. Cette parole du maître se trouve sous différentes formes : enseignement de la vérité, direction de conscience, fonction du maître de pénitence, fonction du confesseur, etc. Le dirigé qui doit être conduit à la vérité et au salut et qui est encore dans l’ordre de l’ignorance et de la perdition, celui-là a quand même quelque chose à dire, à savoir, la vérité de lui-même. Très différent de l’Antiquité grecque et romaine où le dirigé n’a pas à parler. Mais, dans l’histoire de l’Occident, le dirigé ne prendra le droit de parler que dans cette obligation de l’aveu, de dire-vrai sur lui-même.

Il y a quelques éléments d’aveu qui peuvent préfigurer l’aveu chrétien, mais ceux-ci sont instrumentaux et non opérateurs. Le discours du dirigé peut être sollicité par le dialogue, la diatribe, mais ce sont des façons de montrer que la vérité n’est que dans le discours du maître. Le rôle du dirigé est fondamentalement de silence.

Quant au discours du maître, il est doit obéir à la notion de parrhêsia, s’il veut que ce qu’il dise de vrai devienne au terme de son action, de sa direction, le discours vrai subjectivé du disciple. Étymologiquement, c’est le fait de tout dire (franchise, ouverture de coeur, ouverture de parole, liberté de parole). C’est l’ouverture qui fait qu’on dit ce qu’on a à dire, ce qu’on a envie de dire, ce qu’on pense devoir dire parce que c’est nécessaire, utile, vrai. C’est essentiellement une qualité morale qu’on demande au sujet parlant qui implique plus que de dire vrai. La parrhêsia touche au problème de la rhétorique propre ou de cette rhétorique non-rhétorique qui doit être celle du discours philosophique. Pour le philosophe, la manière de régler les éléments verbaux qui doivent agir sur l’âme, n’est pas cet art ou cette teknê qui est celle de la rhétorique. C’est autre chose qui est à la fois une technique et une éthique, un art et une morale et qui est la parrhêsia. Pour que le silence du disciple soit fécond, le discours du maître ne doit pas être artificiel, feint, ne visant dans l’âme du disciple que des effets pathétiques.

Schématiquement, ce franc-parler a 2 adversaires, l’un moral, la flatterie, l’autre technique, la rhétorique.

On peut rapprocher le problème de la flatterie de celui de la colère. La colère, c’est l’emportement violent, incontrôlé de quelqu’un sur un autre, le premier se trouvant en position et en droit d’exercer son pouvoir sur le second et donc d’en abuser.p358. Toujours posée comme celle du père de famille, du patron, du général, du prince. C’est l’impossibilité d’exercer son pouvoir et sa souveraineté sur soi-même dans la mesure et au moment même où on l’exerce sur les autres.

Si la colère à cette époque a été si importante, c’est qu’à cette époque on tente de définir de poser la question de l’économie des relations de pouvoir dans une société où la structure de la cité n’est plus prédominante et où l’apparition des grandes monarchies hellénistiques, puis du régime impérial posent en termes nouveaux le problème de l’adéquation de l’individu à la sphère de pouvoir, de sa position dans la sphère du pouvoir qu’il peut exercer. Comment le pouvoir peut-il être autre chose qu’un privilège de statut à exercer comme on veut, en fonction même de statut originaire ? L’éthique de la colère est une manière de distinguer ce qui est usage légitime du pouvoir et ce qui est prétention à en abuser. p 359.

La question et le problème moral de la flatterie, c’est exactement le problème inverse et complémentaire. La flatterie est de la part de l’inférieur, une manière de se concilier ce plus de pouvoir qui se rencontre chez le supérieur. Et la seule technique, le seul instrument pour détourner à son profit ce plus de pouvoir, c’est le logos. Le flatteur est celui qui fait croire au supérieur qu’il est le plus beau, etc. ; le flatteur empêche donc qu’on se connaisse comme on est et qu’on s’occupe de soi comme il faut.

La parrhêsia, c’est donc l’anti-flatterie car elle fait que celui qui parle à un autre, le fait de telle sorte que cette autre va pouvoir établir un rapport à lui-même, autonome, plein et satisfait. La flatterie maintient le flatté dans un rapport de dépendance vis-à-vis du flatteur.

Chez Platon, on trouve une immense critique de la flatterie, mais c’est essentiellement celle toute amoureuse du vieux philosophe à l’égard du jeune garçon. Dans les textes hellénistiques et surtout romains, le support de la flatterie n’est pas le désir sexuel mais la position d’infériorité de l’un par rapport à l’autre. Le directeur à cette époque n’est plus tellement le vieux sage qui interpelle les jeunes gens, c’est quelqu’un qui est dans une position sociale inférieure par rapport à celui à qui il parle. Il est stipendié, on lui donne de l’argent, on le fait venir chez soi comme conseiller permanent. C’est un familier qui est dans une sorte de rapport de client à patron.

Et le problème de la flatterie se rattache à un problème politique plus général qui est celui du gouvernement impérial, forme politique qui est telle que, bien plus que la constitution de la cité, bien plus que l’organisation légale de l’Etat, ce qui est important, c’est la sagesse du Prince, sa vertu, ses qualités morales. Et à propos de la direction morale du Prince, se pose la question de la franchise au Prince. Problème lié à l’existence du pouvoir personnel, à la constitution autour du Prince de la cour, phénomène nouveau en milieu romain tout comme la divinisation de l’empereur. La question essentielle dans l’Empire romain, à cette époque, n’était pas celle de la liberté d’opinion mais celle de la vérité au Prince : qui dira le vrai au Prince ?

Voila donc quelques notes sur ces derniers cours publiés de Foucault, pas un résumé exhaustif, mais des éléments qui m’ont paru importants à divers titres. Il ne s’agit évidemment pas d’exalter un mode d’être antique ni même de vouloir le reconstituer tel quel, de toute façon, c’est impossible et pas forcément souhaitable tant il est marqué par un certain élitisme, un certain rigorisme que d’ailleurs le christianisme réacclimatera dans des pratiques de soi qui ne viseront plus la constitution de soi que dans la renonciation radicale, l’obéissance à la règle et à le loi.

Ceci dit, ce cours nous montre à quel point la production de la subjectivité est un phénomène historique et que la manière dont nous nous constituons nous-même comme sujet n’est en rien naturelle. Nous avons donc à explorer notre mode de subjectivation, à l’interroger, à le modifier en fonction des enjeux politiques, éthiques qui se posent à nous. Foucault en dit l’urgence, il n’est pas le seul. Toni Negri dans “ Empire ” montre à quel point la production de subjectivité est devenu un des enjeux stratégiques pour la multitude et la constitution d’un contre-empire. Se constituer un Etre-contre à un moment où le capitalisme a investi de ses rapports d’exploitation marchande cette question de l’ethos, du mode d’être. Loft story m’apparaît de ce point de vue tout à fait caractéristique car c’est bien le mode d’être des gens qui s’y trouve mis en spectacle, qui se donne à juger. Mais le problème va bien au-delà de cet avatar ultra-médiatique et nous disposons de nombreux textes à ce sujet. Il est donc essentiel de nous familiariser politiquement avec cette question de la production de subjectivité.

“ L’individu-sujet n’émerge jamais qu’au carrefour d’une technique de domination et d’une technique de soi. Il est le pli des procès de subjectivation sur des procédures d’assujettissement ” p 507(Frédéric Gros, situation du cours) C’est dans l’immanence de l’histoire que se nouent et se dénouent les identités.

Nous avons donc tout loisir d’intervenir dès lors que nous ne tombons pas dans les panneaux consistant à dire notre vérité intime contre le pouvoir car c’est lui qui nous attache à cette nécessité. “ Ces textes de l’Antiquité invitent à une pratique de soi et de la vérité où se joue la libération du sujet plutôt que son enfermement dans une camisole de vérité qui, pour être toute spirituelle, n’en était pas moins totale... Le sujet et la vérité ne sont pas noué, ici, comme dans le christianisme, de l’extérieur et comme par une prise de pouvoir surplombante, mais depuis un choix irréductible d’existence. ” p 492.

Ce qu’il faut, ce n’est pas une nouvelle vérité du sujet et du monde, on voit bien comment celle toute libertaire d’un chef libertaire bien connu ou de bien d’autres est sans lien aucun avec sa façon d’exercer un certain pouvoir au sein d’orga dite libertaire. Ce qu’il faut, c’est inventer des modes d’existence qui soient réellement libertaires si on veut les définir ainsi. “ Le sujet du souci de soi est fondamentalement un sujet d’action droite plutôt qu’un sujet de connaissances vraies. ” p 509. Ici, un énoncé ne vaut jamais pour son contenu théorique propre, que soit en jeu d’ailleurs la théorie du monde ou du sujet. Il s’agit dans ces pratiques d’appropriation de discours vrai, au sens presque physiologique du terme, de les assimiler comme des adjuvants pour affronter les événements.

La question qui se pose et que l’on peut poser à des gens comme certains chefs libertaires, c’est comment faire de discours vrais des préceptes d’action juste.

De là toutes sortes d’enjeux pour aussi la question du savoir et de la vérité. Qu’en est-il aujourd’hui des possibilités d’un savoir “ spirituel ”, d’un savoir qui a un effet sur notre mode d’être après ce “ moment cartésien ”. Celles-ci résident sans doute dans des interstices que peuvent ouvrir certains réseaux d’amitié informels ou plus ou moins institutionnalisés comme peut-être feu notre cercle. Au gré d’occasions à saisir et là je pense très modestement à mes travaux avec Martin pour lesquels j’avais cette ambition un peu confuse, peu théorisée. Et je voit bien aujourd’hui à quel point cette possibilité s’est pratiquement évanouie dans le cadre d’une préparation à des concours où ce qui compte c’est l’accumulation de connaissances sans doute vraies mais inutiles au sens stoïcien, à savoir qu’elles ne sont pas susceptibles de se transformer en préceptes pour agir, pour penser etc. Ce moment cartésien, je crois que c’est aussi ce qui rend plus pressante la question de l’éthique dans le développement scientifique. Si le savoir est désormais découplé de la question de l’êthos, alors on comprend pourquoi aujourd’hui le progrès scientifique semble si menaçant et sans contrôle. La science moderne a acquis un potentiel inédit de transformation de nos réalités, sans qu’à aucun moment dans ses processus d’élaboration des connaissances, de recherche, ne se pose la question de savoir comment nous voulons vivre, exister. Et ce sont pas les misérables commissions d’éthique qui peuvent réellement tenir ce rôle. Le leur est plutôt de justifier, de simuler une sorte de contrôle démocratique pour rendre acceptables les avancées scientifiques les plus problématiques.

Sur la vérité : pour Foucault, elle ne s’expose pas dans l’élément calme du discours, comme un écho lointain et juste du réel. Elle est au sens le plus juste et le plus littéral, une raison de vivre : un logos actualisé dans l’existence et qui l’anime, l’intensifie, l’éprouve, la vérifie. p 510.

Voilà quelques notes et quelques idées que j’avais envie de partager. Rien d’abouti, des pistes qui j’espère, susciteront intérêts et réactions. C’est peut-être l’occasion pour ceux qui voudront, l’occasion d’un débat informel, d’échanges qui pourraient contribuer à activer nos liens d’amitié qui sont aussi pour moi des lieux essentiels de politisation.

Stéphane et Olga en 2001