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“ L’epimeleia heautou (ce souci de soi et la règle
qui lui était associée) n’a pas cessé
d’être un principe fondamental pour caractériser
l’attitude philosophique presque tout au long de la culture
grecque, hellénistique et romaine. ” p 10
À savoir : une attitude générale à
l’égard de soi, des autres et du monde, une certaine
forme de regard, une certaine manière de veiller à
ce qu’on pense et à ce qui se passe dans la pensée,
et enfin un certain nombre d’actions, actions que l’on
exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se purifie et par
lesquelles on se transforme et on se transfigure. P 12
“ paradoxe d’un précepte de souci de soi qui,
pour nous, signifie plutôt ou l’égoïsme
ou le repli, et qui a été au contraire pendant tant
de siècles un principe positif, principe positif matriciel
par rapport à des morales extrêmement rigoureuses.
”p 15
Règles austères qu’on retrouve réacclimatées
dans une éthique générale du non-égoïsme,
soit sous la forme chrétienne d’une obligation de renoncer
à soi, soit sous la forme “ moderne ” d’une
obligation vis-à-vis des autres que ce soit autrui, que ce
soit la collectivité, que ce soit la classe, que ce soit
la patrie, etc. p15
D’où thème du souci de soi a pu être
négligé et disparaître de la préoccupation
des historiens.
Mais raison plus essentielle : le “ moment cartésien
”
“ Pendant toute cette période qu’on appelle
l’Antiquité, et selon des modalités qui ont
été bien différentes, la question philosophique
du “ comment avoir accès à la vérité
” et la pratique de spiritualité (les transformations
nécessaires dans l’être même du sujet qui
vont permettre l’accès à la vérité),
eh bien ces questions, ces deux thèmes n’ont jamais
été séparés ”p 18
“ On est entré dans l’âge moderne (je
veux dire, l’histoire de la vérité est entrée
dans sa période moderne) le jour où on a admis que
ce qui donne accès à la vérité, les
conditions selon lesquelles le sujet peut avoir accès à
la vérité, c’est la connaissance, et la connaissance
seulement. ” p 19
Alors la vérité s’obtient sous deux types de
conditions qui n’ont rien à voir avec la spiritualité
:
“ Les conditions internes à l’acte de connaissance
et des règles qu’il doit suivre pour avoir accès
à la vérité : conditions formelles, conditions
objectives, règles formelles de la méthode, structure
de l’objet à connaître.
Les autres conditions sont extrinsèques : ne pas être
fou, des conditions culturelles comme avoir fait des études,
avoir une formation, s’inscrire dans un consensus scientifique,
des conditions morales comme pour connaître la vérité
il faut faire des efforts, ne pas tromper son monde, que les intérêts
financiers, de carrière, ou de statut se combinent d’une
façon acceptable avec les normes de la recherche désintéressée,
etc. ”
A partir de ce moment-là, l’être du sujet n’est
plus remis en question par la nécessité d’avoir
accès à la vérité. D’où
“ l’accès à la vérité, qui
n’a plus désormais pour condition que la connaissance,
ne trouvera dans la connaissance, comme récompense et comme
accomplissement, rien d’autre que le cheminement indéfini
de la connaissance. ”p 20 “ La connaissance s’ouvrira
simplement sur la dimension indéfinie du progrès,
dont on ne connaît pas le terme et dont le bénéfice
ne sera jamais monnayé au cours de l’histoire que par
le cumul institué des connaissances, ou les bénéfices
psychologiques et sociaux qu’il y a à avoir, après
tout, trouvé de la vérité quand on s’est
donné beaucoup de mal pour la trouver. ”
“ Si l’on définit la spiritualité comme
étant la forme de pratiques qui postulent que, tel qu’il
est le sujet n’est pas capable de vérité mais
que telle qu’elle est, la vérité est capable
de transfigurer et de sauver le sujet, nous dirons que l’âge
moderne des rapports entre sujet et vérité commence
le jour où nous postulons que, tel qu’il est le sujet
est capable de vérité mais que, telle qu’elle
est, la vérité n’est pas capable de sauver le
sujet. ”p20
Lien rompu définitivement entre l’accès à
la vérité, devenu développement autonome de
la connaissance, et l’exigence d’une transformation
du sujet et de l’être du sujet par lui-même. Evidemment
rupture pas brutale ( chez Spinoza problème de l’accès
à la vérité reste lié à une série
d’exigences concernant l’être même du sujet),
longue dissociation sous l’effet d’un coin placé
entre les deux éléments : la théologie qui
justement peut se fonder sur l’exception Aristote. p 28
La pensée occidentale, notamment philosophique s’est
dégagée de ses conditions de spiritualité notamment
en établissant cette “ correspondance entre un Dieu
tout connaissant et des sujets tous susceptibles de connaître,
sous réserve bien sûr de la foi. ”
De fin du V au XVII, christianisme traversé par grand conflit
entre non pas spiritualité et science mais entre spiritualité
et théologie.
Preuve que conflit ne passe pas entre sciences et spiritualité
: floraison de toutes ces pratiques de la connaissance spirituelle,
les savoirs ésotériques, le thème de Faust,
l’alchimie.
Dans l’Alcibiade de Platon, principe assez courant et nullement
philosophique de “ s’occuper de soi-même ”
lié à un privilège politique, social et économique.
(idem à Sparte, les spartiates peuvent s’occuper d’eux-mêmes,
ils ont les hilotes). Nécessité liée à
l’exercice du pouvoir. Pour Alcibiade se soucier de soi c’est
la condition pour passer d’un privilège statutaire
(grande famille) à l’action politique à l’exercice
du pouvoir politique sur les autres.
Ici s’occuper de soi ce n’est pas apprendre. Il y a
un décalage entre l’apprendre et l’impératif
de s’occuper de soi, entre la pédagogie entendue comme
apprentissage et cette autre forme de culture, de paideia qui tourne
autour de ce qu’on pourrait appeler la culture de soi, la
formation de soi.
Idée qu’il faut une technologie de soi pour avoir
accès à la vérité se manifeste en Grèce
archaïque comme dans presque toutes les civilisations par un
certain nombre de pratiques comme les rites de purification, les
techniques de concentration de l’âme, les retraites,
les pratiques d’endurance.
C’est quoi s’occuper de soi-même ?
2 questions : qu’est-ce que le soi, qu’est-ce que ce
souci. En fait réponse à une seule et même interrogation
: “ il faut donner de soi-même et du souci de soi une
définition telle que puisse en dériver le savoir nécessaire
à gouverner les autres.
Dans La République lorsque se pose la question de savoir
ce que c’est que d’être juste pour quelqu’un,
on se réfère à ce qu’est la justice dans
la cité. Dans l’Alcibiade, c’est l’inverse,
c’est en se demandant ce que c’est que bien gouverner
la cité qu’on se demande ce que c’est que l’âme.
L’âme individuelle comme analogon et modèle de
la cité.
Dans l’Alcibiade, on arrive à ça : le soi
dont il faut s’occuper, c’est l’âme. L’âme
conçue d’une façon spécifique.
Quelle âme ? Celle qui se sert du corps quand celui-ci fait
quelque chose, l’âme en tant qu’elle se sert du
langage et des instruments du corps, l’âme uniquement
en tant que sujet des actions corporelles, langagières et
instrumentales. Non pas l’âme-substance mais l’âme-sujet.
A partir de là, le souci de soi portant ainsi sur l’âme-sujet
peut se distinguer clairement de 3 autres types d’activités
: celle du médecin, celle du maître de maison et celle
de l’amoureux.
Important car régulièrement va se poser la question
des rapports entre souci de soi et médecine, soin du corps,
diététique d’une part, rapports entre souci
de soi et activité sociale(les devoirs privés du père
de famille, du mari, du fils, du propriétaire, du maître
d’esclave, etc., toutes ces questions qui sont regroupées
dans la pensée grecque, sous le nom de l’ “ économique
”) d’autre part, rapports entre souci de soi (qui se
forme et ne peut se former que dans une référence
à l’Autre) et relation amoureuse enfin.
A l’échelle de l’histoire de la civilisation
grecque, hellénistique et romaine, long travail de déconnexion
entre érotique et souci de soi, l’érotique tombant
du côté d’une pratique singulière, douteuse,
inquiétante, peut être même condamnable, dans
la mesure même où le souci de soi devient un des thèmes
majeurs de cette même culture. Quant au rapport entre souci
de soi et économique, solutions opposées des stoïciens
et des épicuriens. Pour le rapport diététique-souci
de soi, intrication croissante. Les trois grandes lignes d’évolution.
Toujours dans l’Alcibiade de Platon : Enchevêtrement
de la question du souci de soi et du fameux “ connais-toi
toi-même ” sans qu’il faille négliger l’un
pour l’autre. Se soucier de soi, c’est aussi se connaître
soi-même. Il faut que l’âme se connaisse elle-même.
Et pour Platon qui utilise la métaphore de l’œil
qui se regarde dans l’œil d’un autre, l’âme
ne se verra que dans un élément qui sera de même
nature qu’elle, ne se verra qu’en regardant le principe
même qui fait la nature de l’âme, c’est
à dire la pensée et le savoir. Cet élément
dans lequel l’âme peut se voir, c’est l’élément
divin. Ouvrant sur cette connaissance du divin, le mouvement par
lequel nous nous connaissons nous-même, dans le grand souci
que nous avons de nous-même, va donc permettre à l’âme
d’atteindre la sagesse. L’âme saura alors se conduire
comme il faut et sachant cela, saura conduire la cité.
Connaissance de soi qui est connaissance du divin qui est connaissance
de la sagesse et qui est la règle pour bien se conduire et
donc pour bien gouverner.
A la fin du dialogue quand on a compris tout ça, Alcibiade
fait sa promesse et il promet non pas de s’occuper de lui-même
mais de s’occuper de la justice. Finalement c’est pareil.
p 70-71
Dans le dialogue se posent un certain nombre de questions
sur le souci de soi
Rapport à l’action politique : souci de soi, impératif
proposé à ceux qui veulent gouverner, privilège
des gouvernant mais en même temps devoir des gouvernants parce
qu’ils ont à gouverner.
Mais il va y avoir par la suite généralisation de
cet impératif à “ tout le monde ”. En
fait généralisation très partielle car pour
s’occuper de soi, il faut en avoir la capacité économique
et sociale, le temps, la culture, etc. Autre principe de limitation,
s’occuper de soi-même, ça a pour effet, sens
et but de faire de l’individu qui s’occupe de lui-même,
quelqu’un d’autre par rapport à la foule, à
la majorité des gens absorbés par la vie de tous les
jours.
Rapport à la pédagogie : chez Platon et Socrate pédagogie
insuffisante donc nécessité du souci de soi. Là
aussi les choses vont se déplacer. Par la suite on s’occupe
de soi non plus quand on est jeune et parce que la pédagogie
s’est trouvée insuffisante à Athènes
mais parce qu’il faut s’occuper de soi en tout état
de cause et que de toute façon, la pédagogie est incapable
d’assurer cela, n’est pas propre à cela. Du coup
il faut se soucier de soi toute sa vie avec comme moment crucial
l’âge de la maturité et non plus simplement au
moment de la fin de l’adolescence, de l’entrée
dans la vie adulte et dans la vie civique, cela pour devenir citoyen
ou plutôt le chef. A l’époque hellénistique
et romaine il faut se soucier de soi toute sa vie et pour préparer
quoi ? La vieillesse.
I et II siècle après JC : véritable âge
d’or dans l’histoire du souci de soi, p 80-81.
Souci de soi devenu principe général et inconditionnel,
s’imposant à tous, tout le temps et sans condition
de statut.
Sa raison d’être n’est plus liée à
activité particulière consistant à gouverner
les autres. L’objet du souci de soi n’est plus la cité,
on se souci de soi pour soi-même. Autofinalisation du souci
de soi.
Ce souci de soi ne se détermine plus dans la seule connaissance
de soi. Cet impératif de se connaître ne disparaît
pas mais s’atténue et s’intègre dans un
ensemble plus vaste définissant toute une pratique de soi
La généralisation du souci de soi sur deux axes (à
tous les individus, à toute la vie) induit une coextensivité
du souci de soi à l’art de vivre.
En Grèce, du moins à Athènes, on n’a
pas cessé de se plaindre de n’avoir pas d’institution
de passage forte, efficace et bien réglée pour les
adolescents au moment où ils entrent dans la vie. On peut
dire que c’est dans ce problème, dans ce creux institutionnel,
dans ce déficit de la pédagogie, dans ce moment politiquement
et érotiquement trouble de la fin de l’adolescence
et de l’entrée de la vie que s’est formé
le discours philosophique, du moins la forme socratico-platonicienne
du discours philosophique. P 84
Cette recentration du souci de soi à l’époque
impériale a plusieurs conséquences :
Devenant une activité adulte, sa fonction critique s’accentue
par rapport à sa fonction formatrice qui ne disparaît
pas pour autant. Donc activité de plus en plus critique vis-à-vis
de soi-même, du monde culturel, de la vie que les autres mènent.
Rôle correcteur de la pratique de soi, sur fond d’erreur,
de mauvaises habitudes, de déformation et de dépendance
établies et incrustées qu’il faut secouer. Correction-libération
plus que formation-savoir.
Le rôle formateur de cette pratique est désormais
lié à la préparation de l’individu par
rapport aux événements de la vie en général
et non plus à une préparation par rapport à
une activité spécifique, professionnelle comme le
gouvernement des autres.
Cette pratique de soi telle qu’elle est définie, désignée
et prescrite par le philosophe est conçue comme une opération
médicale (plusieurs significations voir p 95). Ecole de philosophie
comme dispensaire de l’âme notamment chez Epictète.
Nouvelle proximité par rapport à la médecine.
Le corps réémerge comme objet de préoccupation
dans le souci de soi : s’occuper de soi, c’est s’occuper
de son âme et de son corps.
Troisième conséquence : importance et valeur nouvelles
de la vieillesse qui dans la culture grecque traditionnelle était
honorable à coup sûr mais certainement pas désirable.
“ Affranchi de tous les désirs physiques, libre de
toutes les ambitions politiques auxquelles il a renoncé,
ayant acquis toute l’expérience possible, le vieillard
va être celui qui est souverain sur lui-même, et qui
peut se satisfaire entièrement de lui-même. ”p
105
La vieillesse, si elle a bien été préparée,
comme moment où le moi s’est atteint lui-même,
où on a un rapport achevé et complet de maîtrise
et de satisfaction à la fois. Elle n’est plus cette
phase dans laquelle la vie se trouve amoindrie mais le but positif
de l’existence. “ Il faut vivre pour être vieux,
car c’est là que l’on va trouver la tranquillité,
l’abri et la jouissance de soi.
Du coup cette vieillesse, c’est la vieillesse chronologique
(la soixantième année) mais aussi et surtout une vieillesse
idéale. Il faut achever sa vie avant sa mort, même
quand on est jeune, vivre comme le vieillard qui n’attend
plus rien de sa vie, parvenir à la satiété
parfaite de soi-même.
Peut on dire que le souci de soi constitue alors une sorte
de loi éthique universelle ?
Evidemment pour Foucault, non.
“ Il ne faut pas se laisser prendre à ce processus
historique ultérieur, qui s’est déroulé
au Moyen Age, et qui a été la juridification progressive
de la culture occidentale. Juridification qui nous fait prendre
la loi, et la forme de la loi, comme le principe général
de toute règle dans l’ordre de la pratique humaine
[…] la loi elle-même fait partie comme épisode
et comme forme transitoire, d’une histoire beaucoup plus générale,
qui est celle des techniques et technologies des pratiques du sujet
à l’égard de lui-même, techniques et technologies
qui sont indépendantes de la forme de la loi, qui sont prioritaires
par rapport à elle. La loi n’est, au fond, qu’un
des aspects possibles de la technologie du sujet à l’égard
de lui-même. Ou, si vous voulez, encore plus précisément
: la loi n’est qu’un des aspects de cette longue histoire
au cours de laquelle s’est constitué le sujet occidental
tel que nous avons affaire à lui maintenant. ”p108-109
Alors le souci de soi dans la civilisation hellénistique
et romaine comme une sorte de loi générale ?
Cette universalisation, si tant est qu’elle ait eu lieu,
si tant est qu’elle ait formulé le “ souci de
soi ” comme une loi générale, serait tout à
fait fictive. Une telle prescription ne peut être mise en
œuvre que par un nombre limité d’individus, c’est
évidemment un privilège élitaire, il faut avoir
une vie telle qu’on peut s’en “ payer le luxe
”. En tout cas ou de plus, c’est bien une forme de vie
particulière et, dans sa particularité, distincte
de toutes les autres vies qui va être considérée
comme la condition réelle du souci de soi. (et là
il me semble [à smath] que c’est un problème
distinct des simples conditions de vie matérielle qui permet
de se détacher des tâches “ aliénantes
” de la vie quotidienne, mais que c’est le problème
du choix d’existence que l’on affirme, que l’on
élabore). CQFD : “ le souci de soi n’a été
effectivement perçu, posé, affirmé comme une
loi universelle valant pour tout individu, quel que soit le mode
de vie qu’il adopte. Le souci de soi implique toujours un
choix dans le mode de vie, c’est à dire un partage
entre ceux qui ont choisi ce mode de vie et les autres. ”p
109-110
Mais il y a encore autre chose :
“ le souci de soi a toujours pris forme à l’intérieur
de pratiques, dans des institutions, dans des groupes[ et donc pourquoi
pas des groupes dits militants, ajoute smath], qui étaient
parfaitement distincts les uns des autres, souvent fermés
les uns par rapport aux autres, et qui impliquaient, la plupart
du temps, exclusion par rapport à tous les autres. Le souci
de soi, il est lié à des pratiques ou à des
organisations de confrérie, de fraternité, d’école,
de secte [en abusant un peu du mot secte]. ”
Souci de soi pas que dans milieux aristocratiques, pas seulement
pratiqué par gens les plus riches, économiquement,
socialement, politiquement privilégiés. Pratique assez
largement diffusée dans une population très cultivée
par rapport à celle que l’on a connue en Europe au
XIX, à part sans doute les classes les plus basses et les
esclaves (mais même là, bien des rectifications à
faire).
Dans classes défavorisées, pratiques de soi généralement
très fortement liées à l’existence de
groupes religieux, nettement institutionnalisés, organisés
autour de cultes définis, avec des procédures souvent
ritualisées. C’est d’ailleurs ce caractère
cultuel et rituel qui rend moins nécessaire des formes plus
sophistiquées, plus savantes de la culture personnelle et
de la recherche théorique, qui dispense un peu de ce travail
individuel ou personnel de recherche, d’analyse, d’élaboration
de soi par soi.
A l’autre extrémité, des pratiques de soi plus
sophistiquées, élaborées, nettement plus liées
à des choix personnels, à la vie de loisir cultivée,
à la recherche théorique s’appuyant aussi sur
des organisations cultuelles mais plus significativement sur des
réseaux d’amitiés.
L’amitié dans la société romaine prend
une forme très forte : “ c’était une hiérarchie
d’individus liés les uns aux autres par un ensemble
de services et d’obligations ; c’était un ensemble
où chaque individu n’avait pas, par rapport aux autres,
exactement la même position. L’amitié était
en général centrée autour d’un personnage,
et les uns étaient plus proches, [les autres] moins proches
de lui. Pour passer d’un degré de proximité
à un autre, il y avait toute une série de conditions,
à la fois implicites et explicites, il y avait même
des rituels, des gestes et des phrases qui indiquaient à
quelqu’un qu’il avait progressé dans l’amitié
d’un autre, etc. Enfin si vous voulez, vous aviez là
tout un réseau social, partiellement institutionnalisé,
qui a été, en dehors des communautés cultuelles,
un des grands supports de la pratique de soi. ”p 111
Evidemment les choses sont plus complexes et ne se réduisent
pas à ces 2 pôles.
Donc, “ le souci de soi prend toujours forme à l’intérieur
de réseaux ou de groupes déterminés et distincts
les uns des autres, avec des combinaisons entre le cultuel, le thérapeutique
au sens qu’on a dit et le savoir, la théorie, mais
il s’agit de relations variables selon les groupes, selon
les milieux et selon les cas. De toute façon, c’est
dans ce morcellement, ou plutôt dans cette appartenance à
une secte [attention pas au sens restreint] ou à un groupe,
que se manifeste et s’affirme le souci de soi. On ne peut
pas se soucier de soi, si vous voulez, dans l’ordre et dans
la forme de l’universel. Ce n’est pas comme être
humain en tant que tel, ce n’est pas simplement comme appartenant
à la communauté humaine, même si cette appartenance
est très importante, que le souci de soi peut se manifester,
et surtout qu’il peut se pratiquer. ”p114
“ Ce n’est plus le statut de l’individu qui définit,
à l’avance et par sa naissance, la différence
qui va l’opposer à la masse et aux autres. C’est
le rapport à soi, c’est la modalité et le type
de rapport à soi, c’est la manière dont il se
sera effectivement élaboré lui-même comme objet
de son soin : c’est là que va se faire le partage entre
les quelques-uns et les plus nombreux.[…] on reconnaît
là la grande forme de la voix qui s’adresse à
tous et qui n’est entendue que par bien peu, la grande forme
de l’appel universel et qui n’assure le salut que de
quelques-uns.[…] C’est cette forme que l’on va
retrouver au cœur même du christianisme, réarticulée
dans le christianisme autour du problème de la Révélation,
de la foi, du Texte, de la grâce, etc. […] c’est
déjà dans cette forme à deux éléments
(universalité de l’appel et rareté du salut)
que s’est problématisée en Occident la question
du soi et du rapport à soi. ”p 116
“ Le déplacement chronologique qui nous a menés
du souci de soi adolescent au souci de soi pour devenir vieux, pose
le problème de savoir quel est l’objectif et le but
de ce souci de soi ; en quoi est-ce qu’on peut être
sauvé ? ”p 117
“ Pour que la pratique de soi arrive à ce soi qu’elle
vise, l’autre est indispensable. ”p 123
Rapport à l’autre tout aussi nécessaire dans
la période classique que dans la période hellénistique
et romaine, mais sous une autre forme. Cette nécessité
se fonde encore, jusqu’à un certain point sur le fait
de l’ignorance, mais surtout sur le fait que le sujet est
moins ignorant que mal formé ou plutôt déformé,
vicieux, pris dans des mauvaises habitudes. “ Ce vers quoi
l’individu doit tendre, c’est un statut de sujet qu’il
n’a jamais connu à aucun moment de son existence. Il
a à substituer au non-sujet le statut de sujet, défini
par la plénitude du rapport de soi à soi. Il a à
se constituer comme sujet, et c’est là où l’autre
a à intervenir. ”p 125.
“ Désormais le maître n’est plus le maître
de mémoire. Ce n’est plus celui qui, sachant ce que
l’autre ne sait pas, le lui transmet. […] Désormais,
le maître est un opérateur dans la réforme de
l’individu et dans la formation de l’individu comme
sujet. Il est le médiateur dans le rapport de l’individu
à sa constitution de sujet. ”p 125
La stultitia chez Sénèque : l’agitation de
la pensée, l’irrésolution dans laquelle on se
trouve tout naturellement, quelque chose qui ne se fixe à
rien et qui ne se plaît à rien. C’est l’autre
pôle par rapport à la pratique de soi. C’est
la matière première de la pratique de soi dont l’objectif
est d’en sortir.
Le stultus, c’est celui qui n’a pas souci de lui-même,
qui est ouvert à tous les vents, au monde extérieur,
qui laisse entrer dans son esprit toutes les représentations
qui lui sont offertes par le monde extérieur, sans les examiner,
sans savoir analyser ce qu’elles représentent. Il laisse
ces représentations se mêler à l’intérieur
de son propre esprit avec ses passions, ses désirs, ses habitudes
de pensée, ses illusions, etc. Du coup, c’est celui
qui est dispersé dans le temps, qui ne se souvient de rien,
qui laisse sa vie s’écouler, qui n’essaie pas
de la ramener à une unité en remémorisant ce
qui mérite de l’être et qui ne dirige pas son
attention, son vouloir, vers un but précis et bien fixé.
Le stultus laisse la vie s’écouler sans mémoire
ni volonté, change d’avis sans arrêt au lieu
de penser à la vieillesse, à la temporalité
de sa vie telle qu’elle doit être polarisée dans
l’achèvement de soi.
Le stultus n’est donc pas capable de vouloir comme il faut.
Sa volonté n’est pas libre et n’est pas absolue,
qui ne veut pas toujours. Vouloir librement, ça veut dire
qu’on veut sans que ce qu’on veut soit déterminé
par tel ou tel événement, par telle ou telle représentation
ou inclination. Vouloir absolument c’est le contraire du stultus
qui veut plusieurs choses à la fois, choses divergentes sans
être contradictoires. Il veut quelque chose et en même
temps il le regrette.
Enfin il veut mais avec inertie, avec paresse, sa volonté
s’interrompt sans arrêt, change d’objectif.
Or le seul objet que l’on peut vouloir librement,
absolument et toujours, c’est le soi.
Donc, sortir de la stultitia ainsi défini ne peut être
fait par l’individu lui-même, l’autre est nécessaire.
Cet autre n’est donc pas maître de mémoire,
pas éducateur au sens traditionnel, qui va enseigner des
vérités, des données, des principes. Cet autre
qui va tendre la main à l’individu pour qu’il
sorte de cet état de stultitia, accomplit une opération
qui porte sur le mode d’être du sujet lui-même.
Ce n’est pas la simple transmission d’un savoir qui
se substituerait à l’ignorance. Cet opérateur,
c’est le philosophe auprès duquel on prend conseil
pour savoir s’il faut se marier, faire de la politique, changer
la constitution. C’est l’existence tout entière
des individus qui est du ressort du philosophe. Philosophe qui se
présente bruyamment comme étant seul capable de gouverner
les hommes et ceux qui gouvernent les hommes, de constituer ainsi
une pratique générale du gouvernement à tous
les degrés possibles.
Grand point essentiel de divergence entre philo et rhétorique,
à l’époque. La rhétorique comme l’inventaire
et l’analyse des moyens par lesquels on peut agir sur les
autres par le moyen du discours. La philo comme ensemble des principes
et des pratiques qu’on peut avoir à sa disposition,
ou mettre à disposition des autres, pour prendre soin comme
il faut de soi-même ou des autres. p 131
Il y a 2 grandes formes institutionnelles par lesquelles la philo
articule la nécessité de sa présence et la
constitution chez l’individu de la pratique de lui-même
: la forme de type hellénique à savoir l’école,
pouvant avoir un caractère fermé et impliquant une
vie communautaire ; la forme romaine à savoir celle du conseiller
privé, s’intégrant aux relations assez typiquement
romaines de la clientèle, une sorte de dépendance
semi-contractuelle impliquant entre 2 individus, un échange
dissymétrique de services, ces 2 individus ayant un statut
social toujours inégal. C’est la formule presque inverse
de l’école. Dans l’école, on vient voir
le philosophe et on le sollicite. Dans la formule du conseiller
privé, il y a la grande famille aristo, le chef de famille,
le grand responsable politique qui accueille chez lui et qui domicilie
auprès de lui le philosophe qui va lui servir de conseiller.
Ce conseiller, ce n’est donc pas le précepteur, ni
tout à fait le confident amical, plutôt un conseiller
d’existence donnant des avis sur des circonstances précises,
qui guide et initie à une forme d’existence particulière
celui qui est à la fois son patron, presque son employeur,
son ami mais son ami supérieur. C’est aussi une sorte
d’agent culturel pour tout un cercle où il introduit
des connaissances théoriques, des schémas pratiques
d’existence, aussi des choix politiques (au début de
l’Empire, despotisme monarchique ou monarchie éclairée,
tempérée, revendication républicaine). Le philosophe
finit par intervenir sur tout et rien, s’intègre au
mode d’être quotidien.
Ceci va nous mener à la pratique de la direction de conscience,
hors même du champ professionnel des philosophes, comme forme
de relation sociale entre des individus quelconques.
Ce sont les philosophes qui ont diffusé la règle
de la pratique de soi, qui en ont fait circuler les notions et les
méthodes, qui en ont proposé des modèles. Et
dans la mesure même où cette pratique se diffusait,
les philosophes avaient été accueillis avec passablement
de méfiance. Au I et II ap JC, cette pratique de soi est
devenue une pratique sociale en dehors même des institutions,
des groupes, des individus qui, au nom de la philo, réclamaient
le magistère de cette pratique. La pratique de soi a commencé
à se développer entre des individus qui n’étaient
pas gens de métier même si un bagage minimum restait
indispensable.
Le maître est en train d’être débordé,
entouré, concurrencé par toute une pratique de soi
qui est en même temps ou qui se lie à une pratique
sociale. La constitution du rapport de soi à soi se branche
très manifestement avec les relations de soi à l’Autre.
p 150
La direction de conscience devient expérience toute normale
et naturelle : à un ami qui est cher, avec qui on a des rapports
affectifs intenses, on fait son examen de conscience ; il est tout
normal de le prendre comme directeur de conscience en dehors même
de sa qualification de philosophe, s’il en est un, simplement
parce qu’il est un ami. Et soi-même, on a à l’égard
de soi( de la journée qu’on a passée, du travail
qu’on a fait, des distractions qu’on a prises) cette
attitude de quelqu’un qui aura a en rendre compte, qui vit
sa journée comme devant être présentée,
offerte, déchiffrée à quelqu’un d’autre.
Nouvelle éthique pas tant du langage ou du discours en général
que du rapport verbal avec l’autre, désignée
par cette notion de parrhêsia, que l’on traduit en général
par franchise (ouverture de cœur, de la pensée) et qui
est une règle du jeu, un principe de comportement verbal
que l’on doit avoir avec l’autre dans la pratique de
la direction de conscience.
D'autre part, le souci de soi s'autofinalisant, il y a différenciation
de plus en plus net entre l'aspect "politique" du souci
de soi (à savoir souci des autres, gouvernement de la cité,
citoyenneté) et l'aspect "cathartique" (transformation
de soi). Le souci de soi se rapproche d'un art de l'existence.
Entre autres conséquences : absorption de plus en plus marquée
à l'époque hellénistique et romaine, de la
philo, comme pensée de la vérité, dans la spiritualité,
comme transformation du mode d'être par lui-même. Avec
la croissance du thème cathartique, apparition ou développement
du problème de la conversion que la spiritualité chrétienne
réacclimatera, en se développant sous sa forme la
plus rigoureuse à partir du III et IV siècle dans
l'ascétisme et le monachisme.
Autres conséquence, développement de la "culture"
de soi (avec beaucoup de guillemets, de guillemets ironiques). Conditions
pour parler de culture: 1, un ensemble de valeurs ayant entre elles
un minimum de coordination, subordination, hiérarchie ; 2,
que ces valeurs soient données comme universelles mais accessibles
qu'à quelques uns ; 3, pour atteindre ces valeurs, il faut
certaines conduites précises et réglées, des
efforts et des sacrifices ; 4, l'accès à ces valeurs
est conditionné par des procédures et des techniques
plus ou moins réglées, qui ont été élaborées,
validées, transmises, enseignées, et qui sont associées
à tout un ensemble de notions, concepts, théorie.
p 172
Culture de soi dont un élément très
important est la notion de salut : salut de soi, salut des autres.
Mais pas le salut chrétien. Pour nous le salut s'inscrit
le plus souvent dans un système binaire, entre la vie et
la mort, la mortalité et l'immortalité ou encore entre
ce monde-ci et l'autre, entre le bien et le mal, etc. D'autre part
le salut, pour nous, est toujours lié à la dramaticité
d'un événement situé dans la trame temporelle
des événements du monde ou dans une autre temporalité,
celle de Dieu, de l'éternité. Ces événements
mis en jeu dans le salut sont d'une part la transgression, la faute,
la chute rendant nécessaire le salut, et au contraire, la
conversion, le repentir, l'Incarnation du Christ. En fin pour nous
le salut consiste en une opération complexe dans laquelle
le sujet qui fait son salut, est lui-même l'agent et l'opérateur
de son salut, mais où toujours quelqu'un d'autre est requis.
Nous considérons toujours le salut comme une idée
religieuse. Mais à l'époque hellénistique et
romaine, cette notion de salut fonctionne effectivement et sans
hétérogénéité comme notion philosophique,
dans le champ même de la philo. Le salut est devenu et apparaît
comme un objectif même de la pratique et de la vie philosophiques.
Le “ salut ” et “ se sauver ” ont plusieurs
sens en grec : délivrer d’un danger ( naufrage, maladie,
défaite) ; protéger une chose pour qu’elle se
maintienne en son état ; protéger aussi, en un sens
proche mais plus moral, quelque chose comme la pudeur, l’honneur,
le souvenir ; sauver quelqu’un, au sens juridique, pour un
avocat, à savoir faire échapper à une accusation
et blanchir quelqu’un ; mais encore dans un sens encore plus
positif, assurer le bien-être, le bon état de quelque
chose, de quelqu’un, d’une collectivité.
“ Se sauver ” a donc ces significations positives et
ne renvoie pas à la dramaticité d’un événement
qui nous fait passer du négatif au positif, il ne renvoie
pas à autre chose qu’à la vie elle-même
; se sauver est une activité qui se déroule tout au
long de la vie et dont l’opérateur est le sujet lui-même.
Et si “ se sauver ” mène bien à un effet
terminal, celui-ci consiste en ceci qu’on est rendu par ce
salut inaccessible aux malheurs, aux troubles, à tout ce
qui peut être induit dans l’âme par les accidents,
les événements extérieurs. Ce salut est la
forme accomplie, continue et vigilante du rapport à soi se
bouclant sur lui-même. On se sauve pour soi, par soi, pour
aboutir à soi. On est loin, à l’époque
hellénistique et romaine, du salut médiatisé
que l’on trouve chez Platon, loin du salut à forme
religieuse, référé à un système
binaire, à une dramaticité événementielle,
à un rapport à l’Autre et qui impliquera dans
le christianisme une renonciation à soi.
“ Salut de soi ” et “ salut des autres ”
sont-ils réellement, définitivement déconnectés
? Ou pour parler néo-platonocien, le politique et le cathartique
sont–ils définitivement dissociés ? En fait
plus qu’une dissociation, on a inversion de rapport. Chez
Platon, on se souciait de soi parce qu’il fallait se soucier
des autres et si on sauvait les autres, du même coup on se
sauvait soi. A l’époque hellénistico-romaine,
on se soucie de soi pour soi, le salut des autres ou se souci des
autres qui va leur permettre se sauver, viendra comme un bénéfice
supplémentaire.
La conception épicurienne de l’amitié illustre
cette inversion : Epicure exalte l’amitié et la fait
toujours dériver de l’utilité. L’amitié
est utile parce qu’elle peut aider financièrement,
politiquement, elle s’inscrit dans le régime des échanges
sociaux. Mais si l’amitié est utile et doit le rester,
elle est aussi désirable pour elle-même, parce qu’elle
fait partie de la félicité qui consiste en ce que
nous savons que nous sommes bien protégés contre les
maux du monde extérieur. “ La conscience de l’amitié,
le savoir du fait que nous sommes entourés d’amis et
que ces amis auront à notre égard l’attitude
de réciprocité qui répondra à l’amitié
que nous leur portons, c’est cela qui a constitué pour
nous une des garanties du bonheur. ” p 187
Chez les stoïciens, on a une conception de l’homme comme
être communautaire, notamment chez Epictète, voir p
188.
Autour des pages 200, Foucault aborde le problème de la
conversion à l’époque hellénistique et
romaine, comme un processus long et continu non pas de transubjectivation
mais d’autosubjectivation. “ Comment établir,
en se fixant soi-même comme objectif, un rapport adéquat
et plein à soi-même ”.p 206
En tournant le regard vers soi, à savoir d’abord le
détourner des autres et ensuite des choses du monde. p 210.
Mais il ne s’agit pas du tout de substituer soi-même
à autrui comme objet de connaissance possible ou nécessaire.
Chez Plutarque, ce déplacement de la curiosité consiste
à tourner son âme vers des choses qui sont plus agréables
que les malheurs d’autrui, vers des choses comme les secrets
de la nature, les histoires écrites par les historiens, le
spectacle calme et réconfortant de la campagne, la vie à
la campagne. Mais en plus il faut faire des exercices pour pouvoir
non pas se déchiffrer soi-même mais se concentrer soi-même.
“ Exercice de concentration du sujet par lequel on doit ramener
toute l’activité et toute l’attention du sujet
vers cette tension qui le mène vers son but. Il ne s’agit
aucunement d’ouvrir le sujet comme un champ de connaissances,
et d’en faire l’exégèse et le déchiffrement.
”p 213
Concentration de type athlétique, il faut être un
bon athlète et pour cela connaître les gestes et les
gestes seulement, qui sont effectivement utilisables, et utilisables
le plus fréquemment dans la lutte.p222
On a donc semble-t-il un partage dans le contenu même des
connaissances, entre connaissances inutiles, qui pourraient être
celles du monde extérieur, etc., et connaissances utiles
qui touchent directement à l’existence humaine. Et
Demetrius établit toute une liste des connaissances utiles
et inutiles, p 223.
En fait ce qui caractérise la liste des choses inutiles
à connaître, ce n’est pas qu’elles ne touchent
pas à l’existence humaine car elles y touchent mais
ce qui les rend inutiles c’est que ce sont des connaissances
par les causes : causes de la gémellité, du rythme
des 7 ans, des illusions d’optiques, des raz-de-marée.
C’est causes, la nature tout en les laissant jouer, les a
cachées. Et si ces causes avaient été importantes
à l’existence humaine et à la connaissance humaine,
la nature les aurait rendues visibles.
Connaissances inutiles mais pas interdites, on peut les connaître
mais à titre de supplément, de distraction, pour le
plaisir de la découverte.
Par contre ce qu’il faut connaître, c’est quoi
? Qu’il n’y a rien à craindre des hommes, ni
des dieux, que la mort ne produit aucun mal, qu’il est facile
de trouver le chemin de la vertu, que l’on est soi-même
un être social né pour la communauté, que le
monde est un habitat commun, où tous les hommes sont réunis
pour constituer justement cette communauté. Cette série
de connaissances n’est pas du tout de l’ordre de ce
qui sera appelé dans la spiritualité chrétienne
les arcana conscientiae (les secrets de la conscience). Demetrius
ne demande pas de reporter le regard des choses extérieures
vers le monde intérieur, de la nature vers la conscience
ou vers soi-même ou vers les profondeurs de l’âme.
Il n’est jamais question que du monde, des autres, de ce qui
nous entoure. Il s’agit simplement de les savoirs autrement.
p 225
Demetrius oppose 2 modes de savoir : l’un par les causes,
inutile, l’autre qui est une sorte de mode de savoir relationnel.
“ C’est en nous faisant apparaître nous-même
comme le terme récurrent et constant de toutes ces relations
qu’il faudra porter son regard sur les choses du monde, sur
les dieux et sur les hommes. C’est dans ce champ de la relation
entre toutes ces choses et soi-même que le savoir pourra et
devra se déployer. ”p 226.
Ce sont des connaissances qui tout en s’établissant,
se formulant comme principe de vérité, se donnent
en même temps, solidairement, sans distance ni médiation
aucune, comme des prescriptions. Ce sont des vérités
prescriptives. Ce sont aussi des connaissances telles que dès
qu’on les a acquises, le mode d’être du sujet
se trouve transformé, puisque c’est grâce à
cela que l’on va devenir meilleure, dit Demetrius. p 226
Les connaissances inutiles sont celles qui n’ont de pertinence
prescriptive, qui ne peuvent pas se transformer en prescription,
et d’autre part qui n’ont pas, quand on les connaît,
d’effet sur le mode d’être du sujet. (Ce sont
par exemple les contenus des programmes pour le capes)
Dans les textes épicuriens. p 228.
opposition classique entre 2 choses : d’une part la paideia,
savoir de culture qui a pour fin la gloire, l’étalage
qui fait la réputation des gens, une sorte de savoir de jactance
que l’on constate chez les “ artistes du verbe ”
ou plutôt les “ artisans de la parole ”, des gens
qui travaillent non pour eux-mêmes mais pour vendre et faire
du profit et qui travaillent la parole non pas en tant qu’elle
est le logos ou la raison mais en tant qu’elle est du bruit.
Ce sont des “ faiseurs de mots ”. Ce sont des gens qui
fabriquent, pour les vendre, un certain nombre d’effets qui
sont liés à la sonorité des mots, au lieu d’être
des gens qui travaillent pour eux-mêmes au niveau du logos,
c’est à dire l’armature rationnelle du discours.
A la paideia s’oppose la phusiologia qui a pour fonction
de préparer, de donner à l’âme tout l’équipement
nécessaire pour son combat, pour son objectif et sa victoire.
Elle donne à l’individu une hardiesse, un courage,
une sorte d’intrépidité qui lui permet d’affronter
non seulement les croyances multiples qu’on a voulu lui imposer,
mais également les dangers de la vie et l’autorité
de ceux qui veulent leur faire la loi. Avec elle, l’individu
ne dépend plus que de lui-même et trouve en lui-même
un certain nombre de ressources et en particulier la possibilité
d’éprouver plaisir et volupté dans ce rapport
plein qu’il aura à lui-même. La phusiologia “
n’est donc pas un secteur du savoir. Ce serait la connaissance
de la nature, de la phusis en tant que cette connaissance est susceptible
de servir de principe à la conduite humaine et de critère
pour faire jouer notre liberté ; en tant aussi qu’elle
est susceptible de transformer le sujet. [...] en un sujet libre,
un sujet qui va trouver en lui-même la possibilité
et la ressource de sa volupté inaltérable et parfaitement
tranquille. ”p 231.
Le thème général de la conversion à
soi, le précepte particulier “ tourner son regard vers
soi-même ” ne donne pas lieu à une disqualification
du savoir du monde ni à une connaissance de soi entendue
comme une investigation et déchiffrement de l’intériorité,
du monde intérieur. “ Tourner son regard vers soi-même
” articulé sur la nécessité de se convertir
à soi et de connaître le monde, donne plutôt
lieu à ce qu’on pourrait appeler une modalité
spirituelle, une spiritualisation du savoir du monde. p 277
Contrairement à ce qu’on voit chez Sénèque,
on trouve chez Marc Aurèle une figure du savoir spirituel
qui ne consiste pas, pour le sujet, à prendre du recul par
rapport à l’emplacement où il est dans le monde,
pour ressaisir ce monde lui-même dans sa globalité,
monde dans lequel lui-même se trouve placé. La figure
que l’on trouve chez Marc Aurèle consiste plutôt
à définir un certain mouvement du sujet qui, partant
du point où il est dans le monde, s’enfonce à
l’intérieur de ce monde, ou en tout cas se penche sur
ce monde, et jusque dans ses moindres détails, comme pour
porter un regard de myope sur le grain le plus ténu des choses.
p 278
Dans ce regard que Marc Aurèle porte sur les choses, il
y a quelque chose qui sans doute introduit une marque dans le stoïcisme,
une inflexion importante. Ce regard référé
à lui-même, l’est de 2 façons. D’une
part, il s’agit, en pénétrant dans le coeur
des choses, en saisissant tous les éléments les plus
singuliers, de montrer combien nous sommes libres par rapport à
chacune d’elles. Mais il s’agit en même temps
de montrer combien notre propre identité – cette petite
totalité que nous constituons à nos propres yeux :
continuité dans le temps et dans l’espace– n’est
en réalité composée que d’éléments
distincts, discrets les uns par rapport aux autres. La seule unité
dont nous sommes capables et qui puisse nous fonder dans ce que
nous sommes, cette identité de sujet que nous pouvons et
que nous devons être à l’égard de nous-même,
c’est uniquement en tant que nous sommes des sujets raisonnables,
c’est-à-dire que nous ne sommes rien d’autre
qu’une partie de la raison qui préside au monde. Nous
ne sommes qu’une série d’éléments
distincts les uns des autres : éléments matériels,
instants discontinus. Mais si nous essayons de nous appréhender
comme un principe raisonnable et rationnel, nous nous apercevrons
que nous ne sommes alors plus qu’une partie de la raison présidant
au monde entier. C’est vers une sorte de dissolution de l’individualité
que va l’exercice spirituel de Marc Aurèle alors que
celui de Sénèque– avec un déplacement
du sujet vers le sommet du monde d’où il peut se ressaisir
dans sa singularité– a plutôt pour fonction de
fonder et d’établir l’identité du sujet,
sa singularité et l’être stable du moi qu’il
constitue. p 294
Mais dans les 2 cas, il y a modalisation du savoir qui se caractérise
ainsi : 1, il s’agit d’un certain déplacement
du sujet, ce n’est pas en restant là où il est
que le sujet peut savoir comme il faut ; 2, la possibilité
est donnée, à partir de ce déplacement du sujet,
de saisir les choses à la fois dans leur réalité
et dans leur valeur. Et par “ valeur ”, il s’agit
de leur place, de leur relation, de leur dimension propre à
l’intérieur du monde et aussi de leur rapport, de leur
importance, de leur pouvoir réel sur le sujet humain en tant
qu’il est libre ; 3, il s’agit pour le sujet d’être
capable de se voir lui-même, de se saisir lui-même dans
sa réalité ; 4, l’effet de ce savoir sur le
sujet est assuré par le fait qu’en lui, le sujet non
seulement découvre sa liberté, mais trouve dans sa
liberté un mode d’être qui est celui du bonheur
et de toute la perfection dont il est capable. C’est cela
qui constitue ce qu’on peut appeler un savoir spirituel. p
295
Nouvelle question : quelle est la pratique opératoire qu’en
dehors de la connaissance la conversion à soi implique ?
C’est l’askêsis (l’ascèse en tant
qu’exercice de soi sur soi). L’acquisition de la vertu
implique 2 choses, un savoir théorique mais aussi un savoir
pratique que l’on ne peut acquérir qu’en s’entraînant.
Cette fois on aborde plus la conversion de soi à soi sous
l’angle de la connaissance, mais sous celui de la pratique,
de l’exercice de soi sur soi. N’allons-nous pas alors
nous trouver dans un ordre de choses qui n’est plus celui
de la vérité mais celui de la loi, de la règle,
du code ? Trouve-t-on au principe fondateur de l’ascèse,
l’instance fondatrice et première de la loi ? p 302-303
Quels que soient les effets d’austérité, de
renoncement, d’interdiction, de prescription tatillonne et
austère que peut induire cette askêsis, elle n’est
pas et n’est jamais fondamentalement l’effet d’une
obéissance à la loi. L’ascèse ne s’établit
pas et ne déploie pas ses techniques en référence
à une instance comme la loi. C’est une pratique de
la vérité. L’ascèse n’est pas une
manière de soumettre le sujet à la loi : c’est
une manière de lier le sujet à la vérité.
Dans nos catégories familières de pensée,
nous considérons comme évidence que dès que
l’on parle du problème des rapports entre sujet et
connaissance, la question qui se pose est de savoir s’il est
possible d’avoir du sujet une connaissance de même type
que celle de n’importe quel autre élément du
monde. Nous nous demandons s’il peut y avoir une objectivation
du sujet.
Dans cette culture de soi hellénistique et romaine, quand
on pose la question des rapports entre sujet et connaissance, on
trouve la nécessité d’infléchir le savoir
du monde de telle manière qu’il prenne, pour le sujet,
dans l’expérience du sujet, pour le salut du sujet,
une certaine forme et une certaine valeur spirituelles. C’est
cette modalisation du savoir qui est la réponse à
la question générale : qu’en est-il des rapports
entre sujet et connaissance du monde ?p 304.
Et si pour nous la question du sujet dans l’ordre de la pratique
(que faire ?- que faire de moi-même ?), se pose spontanément
(ou plutôt historiquement) en fonction de loi ; à savoir,
en quoi, dans quelle mesure, à partir de quel fondement et
jusque dans quelle limite le sujet doit-il se soumettre à
la loi ? Dans cette culture de soi dont on parle, la question qui
se pose est de savoir dans quelle mesure le fait de connaître
le vrai, de dire le vrai, de pratiquer et d’exercer le vrai
peut permettre au sujet non seulement d’agir comme il doit
agir, mais d’être comme il doit être et comme
il veut être. [Là je pense très fort aux problèmes
de Philippe C par rapport aux chefferies en milieu militant]
“ Disons schématiquement ceci : là où
nous entendons, nous modernes, la question “ objectivation
possible ou impossible du sujet dans un champ de connaissances ”,
les Anciens de la période grecque, hellénistique et
romaine entendaient : “ constitution d’un savoir du
monde comme expérience spirituelle du sujet ”. Et là
où, nous autres modernes, nous entendons “ assujettissement
du sujet à l’ordre de la loi ”, les Grecs et
les Romains entendaient “ constitution du sujet comme fin
dernière pour lui-même, à travers et par l’exercice
de la vérité ”. Il y a, je crois, là
une hétérogénéité fondamentale
qui doit nous prévenir contre toute projection rétrospective.
”p 304.
Pour nous ascèse = progrès dans les renonciations
pour parvenir à la renonciation essentiel à soi. Chez
les Anciens, c’est très différent, il s’agit
de parvenir à la constitution de soi-même. Et le moyen
essentiel n’est pas le renoncement même s’il y
en a, et de l’austérité aussi. Il faut acquérir,
se doter de quelque chose qui permettra de parvenir à soi
et de le protéger. C’est la paraskeuê, préparation
à la fois ouverte et finalisée de l’individu
aux événements de la vie. Une sorte de formation athlétique
du sage, encore une fois, un équipement pour pouvoir bien
lutter.
De quoi est fait cet équipement : de logoi, de discours
mais pas simplement comme des propositions, des principes, des axiomes
qui sont vrais. Des discours en tant que ce sont des énoncés
matériellement existants. p 308. L’athlète est
celui qui se dote de phrases effectivement entendues ou lues, par
lui effectivement remémorées, reprononcées,
écrites et réécrites. C’est cet équipement
matériel de logos qui constitue l’armature nécessaire
du bon athlète de l’événement, du bon
athlète de la fortune. D’autre part, ces discours sont
des propositions fondées en raison, à savoir qu’elles
sont raisonnables, vrais et qu’elles constituent des principes
acceptables de comportement. Mais encore ce sont des discours persuasifs,
ils disent ce qui est vrai mais aussi ce qu’il faut faire
et pas simplement comme des espèces d’ordres donnés
au sujet. Ils sont persuasifs au sens où ils entraînent
non seulement la conviction mais les actes eux-mêmes. Ce sont
des schémas inducteurs d’action qui sont tels, dans
leur valeur et leur efficacité inductrice, qu’à
partir du moment où ils sont présents dans la tête,
la pensée, le coeur et le corps même, celui qui les
détient agira comme spontanément. C’est comme
matrice d’action que ces logoi sont inscrits dans le sujet.
Question de la paraskeuê et du mode d’être.
Pour que ces éléments matériels de discours
constituent effectivement la préparation dont on a besoin,
il faut qu’ils soient acquis mais encore qu’ils soient
dotés d’une sorte de présence permanente, à
la fois virtuelle et efficace, qui permet d’y avoir recours
dès que besoin. Ces logoi doivent être sous la main
pour pouvoir jouer ce rôle de secours, de bon pilote, de forteresse
ou encore de remède. Les avoir sous la main non pas sous
la forme d’une mémoire qui chanterais à nouveau
la sentence mais presque dans ses muscles de telle manière
que l’on puisse les réactualiser immédiatement
et sans délai, de façon automatique. Il faut que ce
soit en réalité une mémoire d’activité,
une mémoire d’acte beaucoup plus qu’une mémoire
de chant. p 311. Ca ne veut pas dire que la répétition
de la sentence n’est pas nécessaire mais qu’elle
est de l’ordre de la préparation.
La paraskeuê, c’est la structure de transformation
permanente des discours vrais, bien ancrés dans le sujet,
en principes de comportement moralement recevables. C’est
l’élément de transformation du logos en êthos.
Et l’askêsis peut alors se définir comme l’ensemble,
la succession réglée, calculée des procédures
qui sont susceptibles pour un individu de former, de fixer définitivement,
de réactiver périodiquement, et de renforcer si besoin
est cette paraskeuê. L’askêsis fait du dire vrai
un mode d’être du sujet. On est très loin du
christianisme où le dire vrai sera essentiellement défini
à partir de la Révélation, du Texte et où
l’ascèse sera de son côté un sacrifice.
Première étape et support permanent de cette ascèse
philosophique comme subjectivation du discours vrai, toutes les
techniques, pratiques concernant l’écoute, la lecture,
l’écriture et le fait de parler. En premier lieu, l’écoute
car permet de recueillir le logos, ce qui se dit de vrai. C’est
aussi ce qui va laisser l’individu se persuader de la vérité,
c’est enfin le premier moment où cette vérité
entendue va s’enfoncer, s’incruster dans l’individu.
Nature très ambiguë de l’audition chez les Grecs,
car l’ouïe c’est en même temps le seule accès
de l’âme au logos et le plus passif de tous les sens,
capable même d’ensorceler l’âme (Ulysse
et les sirènes). Il faut donc par une pratique réfléchie
purifier l’écoute logique et le premier moyen de cette
pratique, c’est le silence. L’idée qu’un
enfant puisse parler librement est bannie du système d’éducation
depuis l’Antiquité jusqu’à l’Europe
moderne. Pour Plutarque, c’est même toute sa vie qu’il
faut faire régner sur soi-même une sorte d’économie
stricte de la parole, se taire autant qu’on peut. Non seulement
quand un autre parle mais aussi lorsqu’on a entendue quelque
chose, une leçon ou autre, il faut en entourer l’écoute
d’une aura, d’une couronne de silence. Ne pas reconvertir
aussitôt ce qu’on vient d’entendre en discours,
il faut le retenir, le conserver. “ Tout ce que le bavard
reçoit par l’oreille s’écoule, se déverse
aussitôt dans ce qu’il dit et, se déversant dans
ce qu’il dit, cette chose entendue ne peut produire aucun
effet sur l’âme même. Le bavard est toujours un
vase vide. ”p 325.
Mais il faut outre ce silence une certaine attitude active, très
précise, permettant l’écoute maximale sans interférence,
sans agitation. L’âme et le corps doivent restés
calmes, immobiles. Mais le corps comme pour scander son attention,
doit manifester à un certain nombre de signes, que l’âme
recueille et comprend bien le logos qu’on lui propose. Il
y a donc à la fois une règle fondamentale d’immobilité
et un système sémiotique imposant des marques d’attention
par lesquelles l’auditeur communique avec l’orateur
et se garantit à lui-même que son attention suit bien
le discours. C’est donc une sorte de silence actif et significatif
qui est requis du bon auditeur de philo. Il y a aussi un principe
plus général voulant que la bonne écoute soit
une sorte d’engagement, de manifestation de la volonté
chez celui qui écoute, qui suscite et soutien le discours
du maître. p 329 Il faut montrer une sorte de compétence
à entendre pour exciter le désir du maître à
parler.
Silence d’abord, règles d’attitude physique
d’écoute ensuite (attitude globale du corps, rapport
de l’individu à son propre corps), troisième
ensemble de règles d’écoute : celles qui portent
sur l’attention proprement dite.
Le discours philo ne s’oppose pas totalement au discours
rhétorique, il est bien entendu destiné à dire
la vérité mais ne peut la dire sans un certain nombre
d’ornements. Le travail de l’auditeur en écoutant
ce discours, c’est de bien diriger son attention. Premièrement
il faut faire un travail d’élimination des points de
vue qui ne sont pas pertinents. Il ne faut pas que l’attention
se dirige vers la beauté de la forme, la grammaire, le vocabulaire
ni même vers la réfutation des arguties philosophiques
ou sophistiques. Ce qu’il faut saisir c’est la proposition
vraie en tant qu’elle peut se transformer en précepte
d’action. p 332
Seconde manière de diriger son attention dans la bonne écoute
: après avoir entendu la chose sous son aspect à la
fois de vérité dite et de prescription donnée,
il faut aussitôt faire marcher une mémorisation. De
là, toute une série de conseils : ne pas se mettre
à discutailler aussitôt, chercher à se recueillir
et à garder le silence pour mieux graver ce qu’on a
entendu, faire un rapide examen de soi-même pour voir où
on en est, si ce qu’on a entendu constitue une nouveauté
par rapport à l’équipement dont on dispose déjà
et voir dans quelle mesure on a pu se perfectionner.
Quant à la lecture : 1, lire peu d’auteurs, peu d’ouvrages
dans lesquels on lit peu de textes, choisir quelques passages considérés
comme importants et suffisants. De là toutes ces pratiques
bien connues comme les résumés d’oeuvres. Souvent,
c’est comme cela qu’on les a conservées. Pratique
aussi des florilèges où on réunit sur un sujet
donné ou même une série de sujets, des réflexions
et des propositions d’auteurs divers. Soit encore la pratique
consistant à relever des citations chez tel ou tel auteur
et à les envoyer à un correspondant comme faisait
Sénèque à Lucilius. L’objet de la lecture
philo n’est pas de prendre connaissance de l’oeuvre
d’un auteur ni d’en approfondir la doctrine. L’objectif
principal de la lecture est de donner une occasion de méditation.
p 339
Méditation, nous l’entendons comme un essai pour penser
avec une particulière intensité à quelque chose
sans en approfondir le sens ou laisser sa pensée se développer
dans un ordre plus ou moins réglé à partir
de cette chose à laquelle on pense. Pour les Grecs et les
Latins, c’est autre chose. D’une part c’est un
exercice d’appropriation d’une pensée qui consiste
à faire que, de cette chose vrai, on devienne le sujet qui
pense vrai et de là le sujet qui agisse comme il faut. D’autre
part la méditation consiste à faire une sorte d’expérience
d’identification, non pas tellement penser à la chose
elle-même, mais de s’exercer à la chose à
laquelle on pense. Méditer la mort, ça ne veut pas
dire penser qu’on va mourir, ni même s’en convaincre.
Ce n’est pas associer à l’idée de la mort
d’autres idées qui en seront la conséquence.
Méditer la mort, c’est se mettre soi-même par
la pensée dans la situation de quelqu’un qui va mourir,
qui est en train de mourir. Jeu non pas du sujet avec sa propre
pensée, ou ses propres pensées, mais jeu effectué
par la pensée sur le sujet lui-même. C’est au
fond exactement cela que faisait encore Descartes dans les Méditations.
Déplacement du sujet par rapport à ce qu’il
est, par l’effet de la pensée.
Cela explique l’effet que l’on attend de la lecture
: non pas d’avoir compris ce que voulais dire un auteur, mais
la constitution pour soi d’un équipement de propositions
vraies, qui soit effectivement à soi, qui soit prescriptions
et principes de comportement. On comprend aussi que si la lecture
est conçue comme exercice, expérience, elle soit immédiatement
liée à l’écriture. L’écriture
en quelque sorte personnelle et individuelle qui tient une très
grande place à l’époque. Elle est aussi un exercice,
un élément de la méditation, elle prolonge
la lecture, la renforce, la réactive. Il faut tempérer
la lecture par l’écriture et réciproquement
de sorte que la composition écrite mette en corps ce que
la lecture a recueilli. C’est un exercice qui a 2 usages possibles
et simultanés. Pour soi-même car dans le seul fait
d’écrire, on s’assimile la chose écrite.
Pour les autres, importance à l’époque d’une
correspondance spirituelle, une correspondance d’âme,
de sujet à sujet dont la fin n’est pas tant de donner
des nouvelles du monde politique mais de se donner de l’un
à l’autre des nouvelles de soi-même, de s’enquérir
de ce qui se passe dans l’âme de l’autre. Cela
permet au plus avancé en vertu de donner des conseils à
l’autre mais aussi de se remémorer les vérités
qu’il donne à l’autre et dont il a lui-même
besoin pour sa propre vie.
Dans ce type de correspondance, l’autobiographie, la description
de soi dans le déroulement de la vie intervient très
peu. En revanche au moment de la grande réapparition de ce
genre au XVI, l’autobio devient centrale. On sera passé
à un régime où le rapport du sujet à
la vérité ne sera pas simplement commandé par
l’objectif : “ comment devenir un sujet de véridiction
”, mais devenu : “ comment pouvoir dire la vérité
sur soi-même ”. Transformation capitale dans l’histoire
de la subjectivité en Occident. P 346.
Dans pastorale et spiritualité chrétiennes, un art
de parler se développe sur 2 registres. L’art de parler
du côté du maître à la fois fondé
et comme relativisé par le fait qu’il y a une parole
fondamentale qui est la Révélation. Cette parole du
maître se trouve sous différentes formes : enseignement
de la vérité, direction de conscience, fonction du
maître de pénitence, fonction du confesseur, etc. Le
dirigé qui doit être conduit à la vérité
et au salut et qui est encore dans l’ordre de l’ignorance
et de la perdition, celui-là a quand même quelque chose
à dire, à savoir, la vérité de lui-même.
Très différent de l’Antiquité grecque
et romaine où le dirigé n’a pas à parler.
Mais, dans l’histoire de l’Occident, le dirigé
ne prendra le droit de parler que dans cette obligation de l’aveu,
de dire-vrai sur lui-même.
Il y a quelques éléments d’aveu qui peuvent
préfigurer l’aveu chrétien, mais ceux-ci sont
instrumentaux et non opérateurs. Le discours du dirigé
peut être sollicité par le dialogue, la diatribe, mais
ce sont des façons de montrer que la vérité
n’est que dans le discours du maître. Le rôle
du dirigé est fondamentalement de silence.
Quant au discours du maître, il est doit obéir à
la notion de parrhêsia, s’il veut que ce qu’il
dise de vrai devienne au terme de son action, de sa direction, le
discours vrai subjectivé du disciple. Étymologiquement,
c’est le fait de tout dire (franchise, ouverture de coeur,
ouverture de parole, liberté de parole). C’est l’ouverture
qui fait qu’on dit ce qu’on a à dire, ce qu’on
a envie de dire, ce qu’on pense devoir dire parce que c’est
nécessaire, utile, vrai. C’est essentiellement une
qualité morale qu’on demande au sujet parlant qui implique
plus que de dire vrai. La parrhêsia touche au problème
de la rhétorique propre ou de cette rhétorique non-rhétorique
qui doit être celle du discours philosophique. Pour le philosophe,
la manière de régler les éléments verbaux
qui doivent agir sur l’âme, n’est pas cet art
ou cette teknê qui est celle de la rhétorique. C’est
autre chose qui est à la fois une technique et une éthique,
un art et une morale et qui est la parrhêsia. Pour que le
silence du disciple soit fécond, le discours du maître
ne doit pas être artificiel, feint, ne visant dans l’âme
du disciple que des effets pathétiques.
Schématiquement, ce franc-parler a 2 adversaires,
l’un moral, la flatterie, l’autre technique, la rhétorique.
On peut rapprocher le problème de la flatterie de celui
de la colère. La colère, c’est l’emportement
violent, incontrôlé de quelqu’un sur un autre,
le premier se trouvant en position et en droit d’exercer son
pouvoir sur le second et donc d’en abuser.p358. Toujours posée
comme celle du père de famille, du patron, du général,
du prince. C’est l’impossibilité d’exercer
son pouvoir et sa souveraineté sur soi-même dans la
mesure et au moment même où on l’exerce sur les
autres.
Si la colère à cette époque a été
si importante, c’est qu’à cette époque
on tente de définir de poser la question de l’économie
des relations de pouvoir dans une société où
la structure de la cité n’est plus prédominante
et où l’apparition des grandes monarchies hellénistiques,
puis du régime impérial posent en termes nouveaux
le problème de l’adéquation de l’individu
à la sphère de pouvoir, de sa position dans la sphère
du pouvoir qu’il peut exercer. Comment le pouvoir peut-il
être autre chose qu’un privilège de statut à
exercer comme on veut, en fonction même de statut originaire
? L’éthique de la colère est une manière
de distinguer ce qui est usage légitime du pouvoir et ce
qui est prétention à en abuser. p 359.
La question et le problème moral de la flatterie, c’est
exactement le problème inverse et complémentaire.
La flatterie est de la part de l’inférieur, une manière
de se concilier ce plus de pouvoir qui se rencontre chez le supérieur.
Et la seule technique, le seul instrument pour détourner
à son profit ce plus de pouvoir, c’est le logos. Le
flatteur est celui qui fait croire au supérieur qu’il
est le plus beau, etc. ; le flatteur empêche donc qu’on
se connaisse comme on est et qu’on s’occupe de soi comme
il faut.
La parrhêsia, c’est donc l’anti-flatterie car
elle fait que celui qui parle à un autre, le fait de telle
sorte que cette autre va pouvoir établir un rapport à
lui-même, autonome, plein et satisfait. La flatterie maintient
le flatté dans un rapport de dépendance vis-à-vis
du flatteur.
Chez Platon, on trouve une immense critique de la flatterie, mais
c’est essentiellement celle toute amoureuse du vieux philosophe
à l’égard du jeune garçon. Dans les textes
hellénistiques et surtout romains, le support de la flatterie
n’est pas le désir sexuel mais la position d’infériorité
de l’un par rapport à l’autre. Le directeur à
cette époque n’est plus tellement le vieux sage qui
interpelle les jeunes gens, c’est quelqu’un qui est
dans une position sociale inférieure par rapport à
celui à qui il parle. Il est stipendié, on lui donne
de l’argent, on le fait venir chez soi comme conseiller permanent.
C’est un familier qui est dans une sorte de rapport de client
à patron.
Et le problème de la flatterie se rattache à un problème
politique plus général qui est celui du gouvernement
impérial, forme politique qui est telle que, bien plus que
la constitution de la cité, bien plus que l’organisation
légale de l’Etat, ce qui est important, c’est
la sagesse du Prince, sa vertu, ses qualités morales. Et
à propos de la direction morale du Prince, se pose la question
de la franchise au Prince. Problème lié à l’existence
du pouvoir personnel, à la constitution autour du Prince
de la cour, phénomène nouveau en milieu romain tout
comme la divinisation de l’empereur. La question essentielle
dans l’Empire romain, à cette époque, n’était
pas celle de la liberté d’opinion mais celle de la
vérité au Prince : qui dira le vrai au Prince ?
Voila donc quelques notes sur ces derniers cours publiés
de Foucault, pas un résumé exhaustif, mais des éléments
qui m’ont paru importants à divers titres. Il ne s’agit
évidemment pas d’exalter un mode d’être
antique ni même de vouloir le reconstituer tel quel, de toute
façon, c’est impossible et pas forcément souhaitable
tant il est marqué par un certain élitisme, un certain
rigorisme que d’ailleurs le christianisme réacclimatera
dans des pratiques de soi qui ne viseront plus la constitution de
soi que dans la renonciation radicale, l’obéissance
à la règle et à le loi.
Ceci dit, ce cours nous montre à quel point la production
de la subjectivité est un phénomène historique
et que la manière dont nous nous constituons nous-même
comme sujet n’est en rien naturelle. Nous avons donc à
explorer notre mode de subjectivation, à l’interroger,
à le modifier en fonction des enjeux politiques, éthiques
qui se posent à nous. Foucault en dit l’urgence, il
n’est pas le seul. Toni Negri dans “ Empire ”
montre à quel point la production de subjectivité
est devenu un des enjeux stratégiques pour la multitude et
la constitution d’un contre-empire. Se constituer un Etre-contre
à un moment où le capitalisme a investi de ses rapports
d’exploitation marchande cette question de l’ethos,
du mode d’être. Loft story m’apparaît de
ce point de vue tout à fait caractéristique car c’est
bien le mode d’être des gens qui s’y trouve mis
en spectacle, qui se donne à juger. Mais le problème
va bien au-delà de cet avatar ultra-médiatique et
nous disposons de nombreux textes à ce sujet. Il est donc
essentiel de nous familiariser politiquement avec cette question
de la production de subjectivité.
“ L’individu-sujet n’émerge jamais qu’au
carrefour d’une technique de domination et d’une technique
de soi. Il est le pli des procès de subjectivation sur des
procédures d’assujettissement ” p 507(Frédéric
Gros, situation du cours) C’est dans l’immanence de
l’histoire que se nouent et se dénouent les identités.
Nous avons donc tout loisir d’intervenir dès lors
que nous ne tombons pas dans les panneaux consistant à dire
notre vérité intime contre le pouvoir car c’est
lui qui nous attache à cette nécessité. “
Ces textes de l’Antiquité invitent à une pratique
de soi et de la vérité où se joue la libération
du sujet plutôt que son enfermement dans une camisole de vérité
qui, pour être toute spirituelle, n’en était
pas moins totale... Le sujet et la vérité ne sont
pas noué, ici, comme dans le christianisme, de l’extérieur
et comme par une prise de pouvoir surplombante, mais depuis un choix
irréductible d’existence. ” p 492.
Ce qu’il faut, ce n’est pas une nouvelle vérité
du sujet et du monde, on voit bien comment celle toute libertaire
d’un chef libertaire bien connu ou de bien d’autres
est sans lien aucun avec sa façon d’exercer un certain
pouvoir au sein d’orga dite libertaire. Ce qu’il faut,
c’est inventer des modes d’existence qui soient réellement
libertaires si on veut les définir ainsi. “ Le sujet
du souci de soi est fondamentalement un sujet d’action droite
plutôt qu’un sujet de connaissances vraies. ”
p 509. Ici, un énoncé ne vaut jamais pour son contenu
théorique propre, que soit en jeu d’ailleurs la théorie
du monde ou du sujet. Il s’agit dans ces pratiques d’appropriation
de discours vrai, au sens presque physiologique du terme, de les
assimiler comme des adjuvants pour affronter les événements.
La question qui se pose et que l’on peut poser à
des gens comme certains chefs libertaires, c’est comment faire
de discours vrais des préceptes d’action juste.
De là toutes sortes d’enjeux pour aussi la question
du savoir et de la vérité. Qu’en est-il aujourd’hui
des possibilités d’un savoir “ spirituel ”,
d’un savoir qui a un effet sur notre mode d’être
après ce “ moment cartésien ”. Celles-ci
résident sans doute dans des interstices que peuvent ouvrir
certains réseaux d’amitié informels ou plus
ou moins institutionnalisés comme peut-être feu notre
cercle. Au gré d’occasions à saisir et là
je pense très modestement à mes travaux avec Martin
pour lesquels j’avais cette ambition un peu confuse, peu théorisée.
Et je voit bien aujourd’hui à quel point cette possibilité
s’est pratiquement évanouie dans le cadre d’une
préparation à des concours où ce qui compte
c’est l’accumulation de connaissances sans doute vraies
mais inutiles au sens stoïcien, à savoir qu’elles
ne sont pas susceptibles de se transformer en préceptes pour
agir, pour penser etc. Ce moment cartésien, je crois que
c’est aussi ce qui rend plus pressante la question de l’éthique
dans le développement scientifique. Si le savoir est désormais
découplé de la question de l’êthos, alors
on comprend pourquoi aujourd’hui le progrès scientifique
semble si menaçant et sans contrôle. La science moderne
a acquis un potentiel inédit de transformation de nos réalités,
sans qu’à aucun moment dans ses processus d’élaboration
des connaissances, de recherche, ne se pose la question de savoir
comment nous voulons vivre, exister. Et ce sont pas les misérables
commissions d’éthique qui peuvent réellement
tenir ce rôle. Le leur est plutôt de justifier, de simuler
une sorte de contrôle démocratique pour rendre acceptables
les avancées scientifiques les plus problématiques.
Sur la vérité : pour Foucault, elle ne s’expose
pas dans l’élément calme du discours, comme
un écho lointain et juste du réel. Elle est au sens
le plus juste et le plus littéral, une raison de vivre :
un logos actualisé dans l’existence et qui l’anime,
l’intensifie, l’éprouve, la vérifie. p
510.
Voilà quelques notes et quelques idées que j’avais
envie de partager. Rien d’abouti, des pistes qui j’espère,
susciteront intérêts et réactions. C’est
peut-être l’occasion pour ceux qui voudront, l’occasion
d’un débat informel, d’échanges qui pourraient
contribuer à activer nos liens d’amitié qui
sont aussi pour moi des lieux essentiels de politisation.
Stéphane et Olga en 2001
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