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Sciences sociales: L'héritage d'Ivan Illich
Gavillet André

Ivan Illich fut un penseur qui dérange, un provocateur positif. Alors que se développait la société de consommation, fruit de trente années de croissance dites glorieuses, il l'attaqua à contre-pied, imaginant un autre modèle, parfois inspiré du passé, le bonheur antérieur, mais sans contester tout progrès technique ou scientifique, rêvant de ne retenir que ce qui renforce la convivialité, comme une radio locale dans un pays pauvre. Il faut penser, même s'il n'y a pas filiation de pensée directe, à Rousseau, lui aussi contradicteur de la pensée dominante.

Le développement occidental vers l'impasse

Les critiques d'Illich, celles qu'on pourrait qualifier, pour simplifier, d'écologiques ou de tiers-mondistes, ont été portées par d'autres aussi et amplifiées, qu'il s'agisse du gaspillage de l'énergie ou du culte de la mobilité. Illich, fort notamment de son expérience de l'Amérique latine, souligne que l'expansion du mode de vie occidental à la population mondiale conduit à l'impasse, à l'épuisement des ressources naturelles. Avec la même somme d'argent, qui ne permet pas, dans un pays riche de réaliser grand chose, on peut faire beaucoup dans un pays pauvre à condition de penser un autre modèle de vie. Mais l'originalité d'Illich n'est pas dans la dénonciation de l'exportation de l'occidentalisme mais dans la critique de ce mode de vie même, marqué par les grandes institutions que sont la médecine et l'école.

Ivan Illich les critique en terme d'efficacité et en souligne la contre-productivité, comme celle d'un hôpital qui produit ses propres contaminations. Mais l'essentiel n'est pas là. C'est en tant qu'institutions qu'il les attaque, c'est-à-dire en tant qu'organisations ayant à la fois une idéologie et un monopole. Au nom de l'incontestable nécessité de transmettre les connaissances, l'école s'arroge le droit de diffuser à tous, selon ses propres critères, en vertu de son monopole, le savoir jugé utile par elle-même. Elle garantit son pouvoir par des titres. Ceux qui ne les obtiennent pas sont exclus des places réservées aux diplômés, même s'ils révélaient, acquises par d'autres voies, des compétences égales. L'institution qui a pour mission de donner à chacun sa chance fabrique en fait par l'exercice de son pouvoir ses propres exclus.
Les critiques d'Illich qui, dans les années septante ont eu un large écho n'ont, de fait, pas influencé le cours des choses. Les «institutions» se sont développées selon leur propre logique, la durée des formations s'est par exemple allongée de manière significative. Pourquoi cet échec ?

Des propositions sans avenir

D'une part parce que la société plus conviviale, imaginée par Illich, reposait sur le travail non rémunéré de la femme comme c'était le cas dans la famille traditionnelle et dans la société patriarcale. L'émancipation de la femme a exigé le transfert d'une partie de son travail aux institutions. Même s'il était un prêtre «en congé» de l'Eglise, Illich a mal perçu le caractère fondamentalement nouveau de l'émancipation de la femme par le travail rémunéré. D'autre part, on perçoit chez lui la nostalgie d'une société de compagnonnage où le savoir-faire se transmettait par le travail. Or ce qui en subsiste dans la conception actuelle de l'apprentissage et de la maîtrise est en net recul; l'entreprise d'aujourd'hui tend à se décharger de tout travail de formation, considéré comme la distrayant de sa tâche première. Elle ne privilégie le plus souvent que les apprentissages spécifiques correspondant à ses seuls besoins.

Il résulte de l'échec des propositions d'Illich que la critique des «institutions» n'est aujourd'hui menée que par le courant néo-libéral. L'attaque a lieu sur deux fronts: financier vu le gonflement des budgets publics ou par des tentatives d'introduire dans les services mêmes des formes de privatisation. La gauche devant ces offensives s'est repliée sur la défense du «service public» sans oser en faire une critique interne. Elle est devenue «statu quoïste».
Or la faiblesse de cette position défensive, c'est de ne pas analyser et oser critiquer les risques ou les abus du pouvoir étatique. Il est vrai que l'école corrige des inégalités, qu'elle est un élément important de l'échelle sociale, mais il est vrai aussi qu'elle crée d'autres inégalités, qu'elle instaure la «diplômecratie», qu'elle est, forte de son idéologie, expansionniste. Illich nous le rappelle. Sa critique libertaire ne peut pas être écartée sous le seul prétexte qu'il ne faut pas donner du grain aux attaques réactionnaires.


Repères bibliographiques
Une Société sans école, Seuil, 1971
Energie et équité, 1973
La Convivialité, Seuil, 1973
Nemésis médicale, Seuil, 1975
Le genre vernaculaire, Seuil, 1983
Dans le miroir du passé, Descartes et Cie, 1994
Un inédit, La Perte des sens, et les ouvres complètes en deux tomes
Article paru dans Domaine Public
No 1543 du 10.01.2003

Le lien d'origine : http://www.domainepublic.ch/archives/Gavillet_Andre__Sciences_sociales__L_heritage__.html