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Ivan Illich fut un penseur qui dérange, un provocateur positif.
Alors que se développait la société de consommation,
fruit de trente années de croissance dites glorieuses, il
l'attaqua à contre-pied, imaginant un autre modèle,
parfois inspiré du passé, le bonheur antérieur,
mais sans contester tout progrès technique ou scientifique,
rêvant de ne retenir que ce qui renforce la convivialité,
comme une radio locale dans un pays pauvre. Il faut penser, même
s'il n'y a pas filiation de pensée directe, à Rousseau,
lui aussi contradicteur de la pensée dominante.
Le développement occidental vers l'impasse
Les critiques d'Illich, celles qu'on pourrait qualifier, pour simplifier,
d'écologiques ou de tiers-mondistes, ont été
portées par d'autres aussi et amplifiées, qu'il s'agisse
du gaspillage de l'énergie ou du culte de la mobilité.
Illich, fort notamment de son expérience de l'Amérique
latine, souligne que l'expansion du mode de vie occidental à
la population mondiale conduit à l'impasse, à l'épuisement
des ressources naturelles. Avec la même somme d'argent, qui
ne permet pas, dans un pays riche de réaliser grand chose,
on peut faire beaucoup dans un pays pauvre à condition de
penser un autre modèle de vie. Mais l'originalité
d'Illich n'est pas dans la dénonciation de l'exportation
de l'occidentalisme mais dans la critique de ce mode de vie même,
marqué par les grandes institutions que sont la médecine
et l'école.
Ivan Illich les critique en terme d'efficacité et en souligne
la contre-productivité, comme celle d'un hôpital qui
produit ses propres contaminations. Mais l'essentiel n'est pas là.
C'est en tant qu'institutions qu'il les attaque, c'est-à-dire
en tant qu'organisations ayant à la fois une idéologie
et un monopole. Au nom de l'incontestable nécessité
de transmettre les connaissances, l'école s'arroge le droit
de diffuser à tous, selon ses propres critères, en
vertu de son monopole, le savoir jugé utile par elle-même.
Elle garantit son pouvoir par des titres. Ceux qui ne les obtiennent
pas sont exclus des places réservées aux diplômés,
même s'ils révélaient, acquises par d'autres
voies, des compétences égales. L'institution qui a
pour mission de donner à chacun sa chance fabrique en fait
par l'exercice de son pouvoir ses propres exclus.
Les critiques d'Illich qui, dans les années septante ont
eu un large écho n'ont, de fait, pas influencé le
cours des choses. Les «institutions» se sont développées
selon leur propre logique, la durée des formations s'est
par exemple allongée de manière significative. Pourquoi
cet échec ?
Des propositions sans avenir
D'une part parce que la société plus conviviale, imaginée
par Illich, reposait sur le travail non rémunéré
de la femme comme c'était le cas dans la famille traditionnelle
et dans la société patriarcale. L'émancipation
de la femme a exigé le transfert d'une partie de son travail
aux institutions. Même s'il était un prêtre «en
congé» de l'Eglise, Illich a mal perçu le caractère
fondamentalement nouveau de l'émancipation de la femme par
le travail rémunéré. D'autre part, on perçoit
chez lui la nostalgie d'une société de compagnonnage
où le savoir-faire se transmettait par le travail. Or ce
qui en subsiste dans la conception actuelle de l'apprentissage et
de la maîtrise est en net recul; l'entreprise d'aujourd'hui
tend à se décharger de tout travail de formation,
considéré comme la distrayant de sa tâche première.
Elle ne privilégie le plus souvent que les apprentissages
spécifiques correspondant à ses seuls besoins.
Il résulte de l'échec des propositions d'Illich que
la critique des «institutions» n'est aujourd'hui menée
que par le courant néo-libéral. L'attaque a lieu sur
deux fronts: financier vu le gonflement des budgets publics ou par
des tentatives d'introduire dans les services mêmes des formes
de privatisation. La gauche devant ces offensives s'est repliée
sur la défense du «service public» sans oser
en faire une critique interne. Elle est devenue «statu quoïste».
Or la faiblesse de cette position défensive, c'est de ne
pas analyser et oser critiquer les risques ou les abus du pouvoir
étatique. Il est vrai que l'école corrige des inégalités,
qu'elle est un élément important de l'échelle
sociale, mais il est vrai aussi qu'elle crée d'autres inégalités,
qu'elle instaure la «diplômecratie», qu'elle est,
forte de son idéologie, expansionniste. Illich nous le rappelle.
Sa critique libertaire ne peut pas être écartée
sous le seul prétexte qu'il ne faut pas donner du grain aux
attaques réactionnaires.
Repères bibliographiques
Une Société sans école, Seuil, 1971
Energie et équité, 1973
La Convivialité, Seuil, 1973
Nemésis médicale, Seuil, 1975
Le genre vernaculaire, Seuil, 1983
Dans le miroir du passé, Descartes et Cie, 1994
Un inédit, La Perte des sens, et les ouvres complètes
en deux tomes
Article paru dans Domaine Public
No 1543 du 10.01.2003
Le lien d'origine : http://www.domainepublic.ch/archives/Gavillet_Andre__Sciences_sociales__L_heritage__.html
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