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Héritage freudien, pédagogie des rêves
Elisabeth Roudinesco

Origine : http://www.lemonde.fr/web/imprimer_element/0,40-0@2-3260,50-929008,0.html

n 1946, invité à donner une conférence à la Société psychanalytique de San Francisco, Theodor Adorno s'en prend à ce qu'on appelle à cette époque le "révisionnisme néofreudien", ou "néofreudisme", c'est-à-dire à un courant très riche du mouvement psychanalytique, représenté par Erich Fromm et Karen Horney, et qui se propose de "dépasser" le freudisme classique jugé conservateur et dogmatique. Ce mouvement s'inspire en fait du culturalisme et des thèses du médecin autrichien Alfred Adler, pour créer de nouvelles écoles de psychothérapie adaptées, sur le plan clinique, aux nouveaux modes de vie des sociétés occidentales de la deuxième moitié du XXe siècle. Selon Fromm, en effet, dont il faut rappeler qu'il vouait une véritable passion à la psychanalyse, la nécessité s'imposait de critiquer l'autoritarisme patriarcal des héritiers de Freud, au nom d'un certain relativisme et d'une conception plus adaptative de la cure.

C'est à cette révision que s'attaque Adorno. Non pas pour défendre un quelconque dogmatisme des post-freudiens légitimistes, mais pour indiquer que leurs adversaires néofreudiens risquent fort de promouvoir, à leurs dépens et sous couvert de progrès ou de nouveauté, une véritable liquidation de ce qu'il y a d'essentiel dans la pensée freudienne : sa capacité d'interpréter le monde d'une façon critique sans pour autant renoncer ni à la science, ni à l'universalisme, ni à la raison.

DÉBAT HISTORIOGRAPHIQUE

Aussi bien Freud est-il pour Adorno, et à juste titre, un théoricien des Lumières sombres dont l'oeuvre se situe dans l'héritage de Hobbes ou de Sade. A ce titre, il serait ridicule de le ranger du côté des réactionnaires, car ce serait méconnaître la complexité des pulsions humaines : barbares ou sublimes, rationnelles ou irrationnelles, etc.

A travers cette volée de bois vert antirévisionniste, on voit percer, dans l'énoncé d'Adorno, tout le débat historiographique ultérieur - et donc actuel - sur la nature profonde du freudisme et sur sa puissance d'investigation au lendemain d'Auschwitz et au-delà de toutes les controverses stériles sur les psychothérapies. Même si le conférencier semble excessif en accusant les praticiens néofreudiens de pactiser avec "le bon sens" ou "l'indignation bien-pensante", on ne peut que l'approuver entièrement. Il réhabilite en effet l'invention freudienne en lui donnant une dignité que les psychanalystes tentent sans cesse de lui faire perdre dans leur arrogance à se prendre pour les seuls détenteurs du corpus freudien. Le commentaire de Jacques Le Rider est excellent, mais on se serait volontiers passé de l'avant-propos, bourré d'erreurs, du directeur de la collection.

Adorno ne s'est pas contenté de réfléchir au statut de la pensée freudienne, il a expérimenté la cure, à sa façon, et sans divan, en notant ses rêves de 1934 à 1969, avec le projet de les publier. Aussi se livre-t-il à un exercice étourdissant d'immersion dans une subjectivité qui, bien qu'elle soit la sienne propre, se révèle comme le lieu d'une expression littéraire de l'inconscient, échappant à toute forme de symbolisation : "J'ai rêvé que je devais être crucifié (1934). Je me rendais dans un bordel américain (1943). Dans une arène avait lieu, sous mon commandement, l'exécution d'un grand nombre de nazis (1945). Une fois de plus - comme le Pierrot lunaire - je devais être exécuté. Cette fois à la manière d'un cochon. Jeté dans l'eau bouillante (1944). Encore un rêve de bordel (1945). Scènes d'exécution. Les victimes étaient-elles des fascistes ou des antifascistes ? (...) L'exécution eut lieu selon le principe du self-service. (...) J'observais le mouvement des gens sans tête (1945). J'avais une épouvantable dispute avec ma mère. (...) Je lui hurlais à la figure : maudit soit le corps qui m'a donné le jour (1955). Je devais une fois de plus être crucifié (1957). Je dansais avec un gigantesque dogue brun jaune (...). Parfois nous nous embrassions le chien et moi (1958). Salle d'exécution. Décapitation (...). Le coup tomba sans que je me sois réveillé. (...) Je constatai que j'étais toujours là (1959). Dans un immense hôtel, un psychothérapeute voulait tenir, dans sa spécialité, une conférence sur Schubert. (...) Nous nous rassemblâmes pour assassiner le psychothérapeute (1964). J'évoquais avec A. le projet de mettre un terme à mes jours (1969)."

La notation, comme on le voit, a pour vertu de transformer le matériau du rêve en une série de photomontages qui ressemblent autant à des nouvelles d'Arthur Schnitzler qu'à des courts métrages d'Alfred Hitchcock ou de Stanley Kubrick. Rêves pervers, rêves cruels, rêves de haine, d'exécution, de compassion, rêves animaliers : tout se passe ici comme si Adorno inversait l'ordre de la raison, dans la perspective d'une dialectique négative : "Le rêve, dit-il, est noir comme la mort." D'où l'épreuve d'inquiétante étrangeté qu'il inflige à son lecteur en le laissant libre de se mouler dans la multiplicité des interprétations possibles.

Pour compléter les multiples approches de cette langue adornienne, faite d'ombre et de lumière, on pourra lire la correspondance que Gretel Karplus, future épouse d'Adorno, a échangée avec le grand ami du couple : Walter Benjamin. Pendant dix ans, de 1930 à 1940, les deux épistoliers furent l'un pour l'autre des veilleurs du jour et de la nuit dans un monde en proie à sa propre destruction : "Nous devons veiller, disait Benjamin juste avant de se suicider, à mettre le meilleur de nous-mêmes dans nos lettres, car rien n'indique que le moment de nos retrouvailles soit proche."

LA PSYCHANALYSE RÉVISÉE de Theodor W. Adorno, suivi de L'ALLIÉ INCOMMODE de Jacques Le Rider. Traduit de l'allemand par Jacques Le Rider, éd. de L'Olivier, "Penser/rêver", 110 p., 10 €.

MES RÊVES de Theodor Adorno. Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni. Edition établie par Christoph Gödde et Henri Lonitz. Postface de Jan Philipp Reemtsma, Stock, "L'autre pensée", 146 p., 17,50 €.

CORRESPONDANCE (1930-1940) de Gretel Adorno et Walter Benjamin. Edition établie par Christoph Gödde et Henri Lonitz, traduit de l'allemand par Christophe David. "Le promeneur", 410 p., 26,50 €.


Elisabeth Roudinesco


Disciples et héritiers

Theodor Adorno : philosophe allemand (1903-1969), principal théoricien, avec Max Horkheimer, de l'Ecole dite de Francfort, centrée notamment sur la volonté d'articuler critique sociale et psychanalyse.

Erich Fromm : psychanalyste américain (1900-1980), d'origine allemande, émigré aux Etats-Unis en 1934, chef de file, avec Karen Horney, du "néofreudisme" américain.

Karen Horney : psychanalyste américaine, d'origine allemande (1885-1952), émigrée aux Etats-Unis en 1932, a surtout contesté les théories freudiennes de la féminité.

Alfred Adler : médecin autrichien (1870-1937), fondateur de l'Ecole de psychologie individuelle, fut proche de Freud jusqu'en 1911. Ses désaccords avec le fondateur de la psychanalyse portaient essentiellement sur sa conception de la sexualité et de l'inconscient.


Article paru dans l'édition du 29.06.07 LE MONDE DES LIVRES | 28.06.07