Le geste philosophique de Heidegger concerne l’ontologie.
Il fait une distinction conceptuelle entre le domaine de l’ontique
où se déploie l’étant et celui de l’Être.
Il reprend l’histoire de la philosophie pour en faire le bilan.
Il opère comme le chasseur avec le gibier, sa proie c’est
la métaphysique, il la travaille au corps, il tente d’en
dépecer le cadavre pour comprendre en quoi elle nous trompe.
Il part à la chasse de l’erreur métaphysique.
Il est également possible d’utiliser une métaphore
moins agreste : Heidegger serait comme l’informaticien qui
cherche les “ bugs ” dans l’ensemble des logiciels
hérités de l’histoire. Il faut reprendre les
programmes un à un pour traquer l’erreur invisible
en apparence. Derrière les évidences, Heidegger voit
les ratés philosophiques de notre façon de penser
l’Être. L'intention de Heidegger pourrait être
présentée comme une déconstruction de la métaphysique
occidentale afin d'y reformuler une ontologie. L’homme est
vu comme le berger de l’Être ou comme la demeure de
l’Être. L’homme est concerné par l’Être,
par l’éclaircie de l’Être. L’homme
est impliqué dans l’histoire de l’Être
à partir de la manière dont il assume sa position
à partir du rapport à l’Être. Pour Heidegger,
l’homme a oublié ce lien, il le gaspille et le sacrifie
sur l’autel du confort. Le règne du quantitatif et
les objets ont pris le dessus sur toutes les interrogations existentiales
et métaphysiques des humains.
L’oubli de l’Être est la base de notre façon
de nous penser et de penser le monde. Il ne faut pas se demander
“ qu’est-ce que l’Être ? ”, mais se
poser la question du sens de l’Être. Au travers du Dasein,
nous devons réfléchir et penser la question du rapport
à l’Être. Pour y arriver, Heidegger nous propose
de passer par la modalité du souci. La recherche de l’authenticité
est cruciale. Il propose de se défaire du poids de la raison
instrumentale. La technique a arraisonné le langage, la philosophie
et toute l’existence humaine. Heidegger refuse l’anthropomorphisme
théorique. Il critique la modernité parce qu’elle
essaie de combler la place laissée vide par l’oubli
de l’Être avec toutes sortes d’objets technologiques.
La consommation frénétique ne peut remplacer l’angoisse
du souci provoquée par la béance de l’oubli
de l’Être, ni répondre à la question du
sens.
Avec Heidegger, la philosophie se conçoit elle-même
comme une parenthèse ouverte avec Platon et close au XXe
siècle, une clôture qui ouvre sur une nouvelle perspective,
qui est en même temps retour au plus ancestral : l'écoute
de la voix de l'Être pour que l'homme se libère de
l'enfermement ontique.
Ainsi la philosophie est plongée dans l'oubli de sa provenance,
cette parole de l'Être qui se laisse encore entendre chez
les présocratiques. Depuis, elle a été oubliée
et livrée à l'étude de l'étant, elle
se trouve exposée à céder devant la science,
voire à capituler. La science dont le trait qui la caractérise
est qu'elle “ ne pense pas ” nous dit Heidegger.
Ce philosophe ne cessera de creuser les questions qu'il pose à
toute la philosophie, depuis les présocratiques, sous l'égide
de la question de l'Être, et à partir d'une “
nouvelle compréhension de la vérité ”,
non plus entendue comme adaequatio (entre réel et esprit,
ou, en termes modernes, entre sujet et objet), mais comme alêthéïa
(le non-voilé), comme dé-voilement de l'Être,
qui se tient en retrait, comme ressource infinie de possibles.
La mise au jour de la vérité de l’Être
est propre à chaque époque. C’est ce constat
qui structure l’interprétation de Heidegger. Pour lui,
le contexte social et historique n’est pertinent que pour
ce qui excède l’homme : l’Être.
Le mot de Nietzsche “ Dieu est mort ” explique métaphysiquement
les divagations du monde par l’insensé et le nihilisme
de la technique, par la subjectivation de la nature et l’oubli
de l’Être dont Nietzsche est l’aboutissement avec
la volonté de puissance, qui est volonté de la volonté.
Heidegger nous signale que la volonté est chose humaine,
elle n’est pas une modalité de l’Être.
Il veut surmonter les forces mécaniques du marché
et du progrès technique qui nous éloignent de l’Être.
Dans le passage extrait du texte “ Le mot de Nietzsche “
Dieu est mort ”, Heidegger montre que la volonté de
puissance est toujours active, par définition elle veut toujours
se dépasser. Le déploiement de la volonté de
puissance, c’est le débordement d’elle-même.
L’éternel retour du même est le mode d’existence
de l’étant dans son entier. Il y a deux aspects à
prendre en compte : l’essence et l’existence.
La métaphysique a une difficulté avec l’origine
et son origine, elle ne pose pas la question de son essentia, l’Être
comme séparée de son existentia, l’étant.
L’oubli de l’Être est le résultat du dévoilement
– voilement de l’Être qui se donne en se voilant.
Ce rapport essentiel est à penser. L’exposition de
ces deux composantes n’est pas compréhensible immédiatement.
Chez Nietzsche nous trouvons deux axes : la volonté de puissance
et l’éternel retour du même. La métaphysique
pense l’étant comme volonté de puissance. L’étant
est devenu la base instituante des valeurs.
La volonté de puissance a pour horizon les valeurs. Chez
Nietzsche on trouve un critique de l’autorité des valeurs,
la dévalorisation des valeurs anciennes et donc un renversement
des valeurs.
La métaphysique dans la modernité s’appuie
sur la certitude. Le moment cartésien est fondamental. Descartes
reprend Aristote sur la notion de l’hypokeiménon. Au
départ cette notion parlait de l’étendue ou
de la substance. Avec Descartes, après les romains, nous
sommes au niveau du subjectum. La vérité devient recherche
de certitude. Celle-ci est basée, chez Descartes, sur l’ego
cogito. Le “ je pense ” est présent constamment.
L’ego sum devient subjectum. Nous avons alors au niveau conceptuel
un déplacement vers le sujet, le sujet humain devient “
conscient de soi ”. La certitude de la conscience permet à
la subjectivité d’exister. Il s’agit d’assurer
son état et sa constance comme une valeur nécessaire.
Il est possible d’évoquer un autre déplacement
vers la subjectivité, qui s’est produit très
longtemps avant la modernité cartésienne. Il s’agit
du moment stoïcien. En focalisant l’attention humaine
sur “ ce qui dépend de soi ”, le stoïcisme
a préparé la mise en place de l’intériorité
chrétienne. L’individu n’existait pas dans l’antiquité.
La volonté de puissance nietzschéenne justifie la
nécessité d’assurer tout étant. Il y
a deux modalités de la vérité, la vérité
comme adéquation et la vérité vue comme une
garantie, comme une certitude. La certitude et la volonté
de puissance sont inséparables chez Nietzsche. La vérité
comme certitude est devenue une valeur nécessaire. La forme
moderne de la vérité c’est la certitude depuis
Descartes.
Nietzsche remonte jusqu'à l’essence de la volonté
de puissance. La question des valeurs est centrale pour la volonté
de puissance. Heidegger pose, lui, la question de la métaphysique
et de son histoire. Cette histoire est celle de l’oubli de
l’Être puisque la philosophie s’est focalisée
sur l’étant.
Chez Nietzsche nous avons deux idées structurantes : la
volonté de puissance et l’éternel retour. Ces
deux axes sont liés à l’institution des valeurs.
L’horizon des valeurs est l’ultime modalité de
la métaphysique. Le moment moderne avec Descartes a mis en
avant la certitude, ce qui opère un déplacement important
vers le sujet. La base de la certitude cartésienne c’est
le cogito. La certitude comme base subjective de la vérité
permet de fonder l’assurance de tout étant. Le déplacement
moderne vers le sujet permet à Nietzsche de mettre en avant
les valeurs, il ne reste que cette dimension dans la métaphysique
et l’oubli de l’Être est total. La technique parachève
le parcours pour Heidegger.
La mise en relation de Nietzsche avec Descartes pour montrer la
continuité métaphysique entre ces deux auteurs est
surprenante au premier abord. Nietzsche critique la prétention
analytique du cogito cartésien, celle à partir de
laquelle on prend, de façon trompeuse, un "je pense"
comme une causalité du "je suis". Cette démonstration
est trompeuse dans sa forme même, c'est, pour Nietzsche, une
fausse démonstration. Le "je pense, donc je suis"
est bâti sur une prémisse qui est sa condition de validité,
prémisse qui reste cachée. Si on présente la
formule de Descartes sous l’angle d'un syllogisme, cela donnerait
une formulation de ce type :
- ce qui pense est un étant,
- je est pensant,
- donc je est étant.
On constate que cette démonstration est tautologique, pour
Nietzsche elle est donc vide. Suite aux divers débats en
philosophie, la nécessité de la démonstration
n'implique plus la nécessité évidente du démontré.
Un terme connote toujours mais ne dénote plus nécessairement.
La coupure est radicale et totale entre le signifiant et le statut
ontologique du signifié.
Mais Heidegger ne se place pas sur le plan logique, il se situe
sur le plan du rapport à l’Être. Le rapprochement
entre Descartes et Nietzsche est légitime pour lui, parce
que Descartes est une étape dans la voie de la subjectivation
de la métaphysique. Le déplacement vers la notion
de sujet passe par Descartes.
Pour Nietzsche, il faut abandonner tout principe transcendant sur
lequel repose la prétention à la vérité.
Ce qui conforte Heidegger dans sa critique de l’oubli de l’Être
à l’époque technique. Heidegger nous transmet
une virulente critique du “ on ” au quotidien. Nous
devenons anonymes et indifférents inclus dans la banalité
de la masse. Dans son livre “ Être et temps ”,
il recherche le lien entre l’Être et la temporalité
de l’étant. L’être-là, le dasein
peut utiliser la modalité de l’angoisse, autre nom
du souci de l’être pour la mort. Ensuite, Heidegger
pensera l’homme toujours comme un étant, mais un étant
à part qui peut avoir accès à l’Être.
L’homme est un habitant pour qui l’éclaircie
de l’Être est un don. Il est en capacité de recueillir
la parole de l’origine sous la forme de la poésie,
d’où la proposition d’habiter la terre en poète.
L’homme peut advenir comme “ poè Être ”
s’il daigne se soucier de son essence au travers de son existence.
L’origine de l’homme est alors à penser comme
un don de l’Être.
Si Nietzsche est interprété comme un penseur métaphysique
par Heidegger, c’est parce qu’il théorise ou
poétise la volonté de puissance et l’éternel
retour du même comme liés à une seule vérité
: la justice des valeurs. La philosophie ne peut plus démontrer
le fondement transcendantal ou divin, ce que Nietzsche énonce
sous une forme très provocatrice : “ Dieu est mort
! ”. Il ne reste que des sujets et donc des points de vue.
La relativité est alors maximale et l’oubli de l’Être
total, selon Heidegger. L’homme est devenu le seul critère
de vérité possible, la pensée est anthropocentrée.
Rien n’est pensable au-delà de l’étant
humain.
La métaphysique s’est construite sur une interrogation
fondamentale : “ qu’est-ce que l’étant
? ”. La philosophie avait alors comme tâche unique de
comprendre ou de mettre à jour le principe du déploiement
de l’Être. Mais chez Nietzsche, l’essence de l’étant
est la volonté de puissance et le mode d’être
l’éternel retour. Il faut remonter à l’essence
à partir du fondement d’où elle se réalise
et s’actualise. La temporalité n’est plus celle
de l’être jeté dans l’ex istential, mais
celle de l’éternel retour du même. La pensée
de l’être fonctionne sur le mode de la constance. Cette
présence toujours renouvelée peut être comprise
comme une fiction nécessaire à l’activité
de la pensée, pour rendre compte de notre permanence. La
métaphysique comme pensée a priori rend possible la
constance de l’étant. Le parcours heideggerien qui
relie Descartes à Nietzsche est construit sur ce type d’analyse.
Vue ainsi, l’histoire de la métaphysique est le passage
de la pensée de l'Être dans la sphère de la
subjectivité. L’a priori étant contenu dans
la pensée du sujet humain, les deux axes de la pensée
moderne lui donnent corps : la mise en avant de l’objectivité
scientifique et de la subjectivité vont de pair. Le pas de
deux devient un ballet qui va s’accélérant,
plus la chorégraphie humaine va vite, plus dans notre vie
l’oubli de l’Être augmente, plus la vision de
l’Être est brouillée pour Heidegger.
Descartes contribue à mettre l’homme au centre du
monde avec la notion de certitude. Chez Nietzsche les valeurs sont
centrales parce que le sujet ne désire que l’augmentation
de sa volonté de puissance. L’homme étant l’unique
producteur de valeurs, il devient l’unique producteur de l’être.
Heidegger propose à l’inverse un déploiement
de la philosophie en tant que le “ se donner ” de l’Être
puisse être reconnu comme tel. Il faut être capable
de recueillir la donation à l’intérieur de la
présence. L’événement n’est plus
strictement mondain, il est l’écoute de l’Être.
Après la faillite de la transcendance située à
l’extérieur du monde humain, après l’échec
de son désir de politique, Heidegger propose une voie qui
est une veille, une attente de la manifestation de l’Être.
Est-ce une immanence pour autant ? Du point de vue de Heidegger,
il est difficile de répondre oui, sauf si cette immanence
pouvait inclure l’Être et pas seulement l’étant
ontique au sens de la technique moderne. Par définition,
l’Être déborde l’étant et est un
excès de cette immanence. Il ne s’agit pas ici d’une
philosophie de la puissance au sens classique, il s’agit plutôt
de la puissance de l’Être qui nous échappe. C’est
en ce sens que la recherche de l’authenticité acquiert
une valeur fondamentale. Le bruit et la fureur du monde constituent
l’obstacle majeur pour atteindre “ la dignité
authentique de l’homme ”, le seul véritable humanisme
au sens heideggerien du terme.
Heidegger nous propose de nous tenir dans la position du guetteur
éveillé. La philosophie est un vaisseau humain qui
navigue toutes ouïes ouvertes et attentives sans radar ni satellites.
C’est ainsi qu’il pense que nous pouvons assumer ce
qui nous dépasse. Nietzsche avait résolu cette question
en parlant du “ surhomme ”, qui développe sa
vitalité avec la puissance de l’art. Heidegger ne néglige
pas l’art, puisqu’il s’appuie sur la poésie
comme voie privilégiée pour accéder à
l’Être. La valorisation de ce genre artistique passe
par les hommages à certains poètes comme Hölderlin.
Le souci de l’Être se fait alors esthétique.
Sur les lambeaux de la métaphysique, l’affrontement
entre Heidegger et Nietzsche porte sur la question des valeurs.
Dans ce dialogue, Heidegger se place du point de vue de la déconstruction.
En utilisant cette méthode, nous pouvons nous demander si
Heidegger ne fait pas des concessions importantes à Nietzsche.
En premier lieu, nous pouvons noter le privilège accordé
à la poésie. Il valorise cette forme artistique chez
au moins trois poètes : Hölderlin, Paul Celan et René
Char. D’autre part, Heidegger évoque l’attente
des manifestations de l’Être, attitude qui contient
l’idée d’un retour possible. L’homme ne
peut pas exprimer la parole de l’Être de sa propre initiative.
Sans le retour de la voix de l’Être, l’homme ne
peut rien. Le thème du retour est également très
nietzschéen.
Si l'œuvre poétique est porteuse d'une philosophie
de l’Être, c'est également la philosophie qui
est appelée à prendre une forme artistique, poétique
en l’occurrence, pour Heidegger. Le dialogue et le corps à
corps avec Nietzsche ne signifient donc pas la mise à mort
de Nietzsche, mais bien son absorption et sa réinterprétation
dans la pensée de l’Être.
Philippe Coutant, Nantes le 1er janvier 2009
Ce texte a été rédigé pour répondre
aux exigences universitaires en philosophie à Tours en M2
pour le premier semestre de l'année 2008 / 2009
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