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Origine : Echanges mails suite à la mise en place d'une liste
consacrée à l'oeuvre de Cornélius Castoriadis.
A l'âge où le jeune Marx écrivait les "Manuscrits
de 1844", un jeune marxiste rédige, et garde pour lui,
une "Phénoménologie de la conscience prolétarienne",
dans laquelle il formule, en termes hégéliens, une
interprétation de l'histoire du mouvement ouvrier, cent ans
après la publication du "Manifeste communiste".
Nous sommes en 1948, au début de la guerre froide. Les intellectuels
progressistes sont partagés entre le soutien à l'U.R.S.S.,
justifié par Merleau-Ponty dans Humanisme et Terreur, et
le souci de préserver les institutions démocratiques
de l'Occident: c'est le choix de Raymond Aron, qui publie alors
Le grand schisme.
En marge de ce "grand schisme", y a-t-il lieu de s'intéresser
aux microscopiques scissions de l'Internationale trotskiste? Si
on se réfère à leurs conséquences pratiques,
il s'agit bien de ces "tempêtes au bassin des enfants"
sur lesquelles Michel Foucault allait bientôt exercer son
ironie. Mais il se peut que l'enjeu théorique de ces querelles
apparemment dérisoires ne soit pas toujours si insignifiant.
Pendant les années 46-48, une poignée de trotskistes
minoritaires remet en cause la définition que Trotsky avait
donnée de l'U.R.S.S.: "un État ouvrier dégénéré",
c'est-à-dire un État où la révolution
prolétarienne aurait créé les conditions d'une
transition vers le socialisme, mais où les "bases du
socialisme" restent menacées par la politique contre-révolutionnaire
de la bureaucratie qui usurpe le pouvoir de la classe ouvrière.
Le groupe minoritaire, animé par Claude Lefort et Cornelius
Castoriadis, soutenait au contraire que la bureaucratie, loin d'être
une excroissance parasitaire sur le corps sain de "l'État
ouvrier", constituait une nouvelle classe dominante, et mettait
en place un nouveau système d'exploitation de la force de
travail, de sorte que la nécessité d'une révolution
sociale n'était pas moins à l'ordre du jour dans les
pays du bloc soviétique que dans les sociétés
bourgeoises de l'Occident. La rupture avec le trotskisme, qu'allait
bientôt exprimer la publication d'un article de Claude Lefort
dans "Les Temps Modernes" (1), était consommée
dès 1948, mais c'est seulement à partir de mars 1949
que commence à paraître la revue "Socialisme ou
Barbarie", qui exprimera les positions du groupe jusqu'à
sa disparition en 1965.
En 1973, Cornelius Castoriadis entreprend la réédition
des textes qu'il a publiés dans "Socialisme ou barbarie",
il y joint quelques textes inédits, parmi lesquels cette
"Phénoménologie de la conscience prolétarienne",
dont le titre, et le style, marquent un réel contraste avec
les autres textes publiés dans le même recueil. (2)
Il s'agit en effet d'un texte "philosophique", disons
même d'un texte "encore philosophique", dans la
mesure où la philosophie n'y atteint son propre objectif
qu'en se supprimant elle-même, lorsque le but qu'elle poursuit
cesse de se réduire à un "rêve de philosophe",
et peut s'identifier à un "projet historique",
qui plonge ses racines dans la réalité sociale, dans
"le désir et la capacité des hommes de faire
vivre ce projet" (3).
La relative étrangeté de ce texte, qui détonne
au milieu des controverses avec lesquelles il est publié,
nous amène à nous demander quel est le sens de ce
recours à l'analyse philosophique, et surtout à cette
philosophie, cette dialectique idéaliste qui marchait sur
la tête, et qu'il avait fallu remettre sur ses pieds... Plus
sérieusement: à quel besoin répond ce recours
à Hegel, est-ce un besoin politique, un besoin théorique,
ou s'agit-il de ce besoin que Hegel lui-même a nommé
"le besoin de la philosophie" (4)?
Pour tenter de répondre à toutes ces questions, il
nous faut d'abord suivre le mouvement du texte, et observer les
altérations que la forme philosophique impose à un
discours qu'il faut reformuler en langage ordinaire, ou plutôt
en "langage marxiste ordinaire". Bien que Castoriadis
évite soigneusement les métaphores par lesquelles
l'évolution de la conscience de classe est décrite
sur le modèle de la croissance biologique d'une plante qui
"mûrit", et qui peut ensuite "pourrir"
si on ne la cueille pas au moment précis où elle est
mûre, cette traduction en langage ordinaire, ou du moins en
langage trotskiste, pourrait schématiser le mouvement d'un
texte, qui suit le développement de la conscience de classe,
depuis le moment où elle s'éveille, comme conscience
de l'exploitation, jusqu'à celui où elle devient "conscience
révolutionnaire absolue", et où elle invente
les formes d'action qui lui permettent de transformer une situation
qu'elle a d'abord subie, comme s'il s'agissait d'une nécessité
objective et insurmontable. Certes, il ne s'agit pas de dire, comme
Trotsky, que les conditions de la révolution socialiste sont
"déjà mûres", ou qu'elles ont déjà
commencé à pourrir. Pourtant, le texte commence par
une citation de Trotsky, et c'est même elle qui introduit
le vocabulaire hégélien: "Le prolétariat
en soi, écrivait Trotsky, n'est que matière à
exploitation".
On pourrait s'exprimer autrement, et parler de la "condition
ouvrière", définie objectivement par la place
que l'ouvrier occupe dans la production, les conditions de travail
et les conditions d'existence qui lui sont faites dans la société.
Et on pourrait parler d'une classe ouvrière, dans la mesure
où ces conditions objectives donnent naissance à un
sentiment de solidarité, et à des formes d'action
et d'organisation par lesquelles ceux qui subissent un même
sort refusent de rester passifs et apprennent à dire "nous",
constituant un sujet collectif qui devient à son tour une
force agissante. En langage philosophique, on dirait comme Castoriadis,
que "le prolétaire sera en premier lieu cet en soi,
matière à exploitation. Cet en soi constituera le
fondement de son être actif même pendant les moments
où il cherchera à le dépasser... Mais cet en
soi immédiat n'est qu'une abstraction. Le processus de la
production capitaliste tend à réduire de plus en plus
le prolétaire à cette abstraction, mais n'y arrive
jamais totalement... Cette contradiction contient, dès le
départ, l'échec du capitalisme en tant que réduction
absolue du prolétariat à son en soi. D'une part, le
capitalisme veut ramener le prolétaire à n'être
que matière brute de l'économie; le prolétaire
doit devenir un simple rouage de la machine. D'autre part, ce qui
constitue la valeur du prolétaire pour le capitaliste, c'est
que précisément le prolétaire est plus qu'un
simple rouage de machine..."
Ce langage permet de transfigurer des constatations empiriques,
et par là même contingentes, il permet de les présenter
comme l'expression d'une nécessité conceptuelle, celle
qui, "dès le départ", programme l'échec
du capitalisme et son impuissance à surmonter la "contradiction"
qui lui impose à la fois de réduire le prolétaire
à n'être qu'un exécutant passif, et de faire
appel à ses capacités créatrices, à
solliciter sa participation tout en lui interdisant de prendre des
initiatives. Contradiction, ou "double bind"? On est loin,
en effet, de la formulation marxiste habituelle, qui veut que les
rapports sociaux de production cessent de correspondre aux exigences
du développement des forces productives; formulation qui
implique qu'on parle de "contradiction" en un sens très
vague et très élastique: il s'agit seulement d'un
conflit, d'une opposition, ou d'une incompatibilité, entre
les "forces productives" et les "rapports sociaux"...
Marx commet un abus de langage, lorsqu'il affirme que "les
forces productives matérielles de la société
entrent en contradiction avec les rapports de production existants,
ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports
de propriété au sein desquels elles s'étaient
mues jusqu'alors". Cela revient à dire que, lorsqu'un
enfant grandit, la croissance de son corps "entre en contradiction"
avec les vêtements qu'il avait pu porter jusqu'alors. Le concept
de contradiction devient tellement flou qu'il se prête à
tous les usages, et d'abord à celui qui consiste à
fonder une "loi générale" du développement
historique: c'est la même contradiction qui rend compte du
passage de la société antique à la société
féodale, de celle-ci au régime bourgeois, "dernière
forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire
non pas dans le sens d'une contradiction individuelle, mais d'une
contradiction qui naît des conditions d'existence sociale
des individus; cependant les forces productives qui se développent
au sein de la société bourgeoise créent en
même temps les conditions matérielles pour résoudre
cette contradiction. Avec cette formation sociale s'achève
donc la préhistoire de la société humaine."
(5)
La contradiction apparaît ainsi comme un principe universel,
qui s'applique partout et toujours dans toutes les sociétés
où s'opposent des classes sociales antagonistes. Marx lui-même
rejette dans l'ombre un des thèmes les plus féconds
du Manifeste communiste: la société bourgeoise y était
présentée comme une forme sui generis, qui diffère
essentiellement de toutes les sociétés antérieures,
parce que celles-ci se bornaient à perpétuer le mode
de production existant, alors que:
"La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner
constamment les instruments de production, ce qui veut dire les
rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports
sociaux... Ce bouleversement continuel de la production, ce constant
ébranlement de tout le système social, cette agitation
et cette insécurité perpétuelles distinguent
l'époque bourgeoise de toutes les précédentes".
Aussi n'était-ce pas une loi historique universelle qui
devait, selon l'auteur du Manifeste, sceller le sort de la bourgeoisie.
C'était que, "pour opprimer une classe, il faut pouvoir
lui garantir des conditions d'existence qui lui permettent, du moins,
de vivre dans la servitude". La bourgeoisie ne peut plus régner,
"parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave
dans le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée
de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu
de se faire nourrir par lui..." Bien entendu, l'analyse était
fausse, et les formulations de 1859 paraissent plus "réalistes"
que celles de 1848; mais ce qu'elles gagnent en "réalisme"
est lourdement payé par l'inconsistance logique d'une science
qui énonce des lois en des termes tellement vagues qu'elle
ne s'expose plus au risque (précédemment encouru par
Marx) d'être démenti par l'expérience historique.
L'auteur du Manifeste se laissait aller à l'inspiration prophétique,
apocalyptique, qui lui représentait la révolution
sociale comme un terme imminent; le savant auteur d'une Critique
de l'économie politique est plus prudent dans ses pronostics,
et il sait mettre dans leur énoncé assez de "flou
artistique" pour pouvoir dire, après coup, que l'issue
des événements confirme ses prévisions.
Il est clair que Castoriadis, au moment où il développe
une "Phénoménologie de la conscience prolétarienne",
est plus proche du Marx de 1848 que du Marx de 1859; et lorsqu'il
définit la contradiction qui condamne le capitalisme à
l'échec, il la conçoit comme une contradiction essentielle
et permanente, - une contradiction qui s'exprime dans les exigences
contradictoires que le système impose, à tout moment,
aux hommes qui lui sont soumis; elle ne survient pas seulement "à
une certaine phase du développement" des forces productives,
elle est au contraire présente dans les particularités
de l'économie capitaliste elle-même.
La contradiction qui, "dès le départ",
contient l'échec du capitalisme se fonde sur l'objet même
de la production capitaliste, c'est-à-dire la plus-value:
or, ce n'est pas la matière première, ni l'outillage,
ni les machines qui produisent la plus-value, c'est la force de
travail: "La machine est le moment de l'identité dans
ce processus; le développement n'intervient que par l'intervention
de cet opposé fondamental de la machine qu'est l'homme. Ainsi
cet être-en-soi du prolétariat ne peut être un
être-pour-le-capitaliste que dans la mesure où il contient
un pour soi élémentaire - Ce pour soi, le capitalisme
est obligé à la fois de l'affirmer et de le nier..."
(La société bureaucratique, p.117). Nous pouvons trouver
là le germe d'une idée que Castoriadis développera
bien plus tard, dans un texte qui marque sa rupture avec le marxisme:
"Dans toute société divisée en classes,
ces classes s'opposent car leurs intérêts sont en conflit.
Mais l'existence de classes comme telle et l'exploitation comme
telle ne créent pas de contradiction. Elles déterminent
simplement une opposition ou un conflit entre deux groupes sociaux.
Il n'y a pas de contradiction dans une société esclavagiste
ou féodale, quelle que puisse être par moments la violence
du conflit qui fait s'affronter exploiteurs et exploités
(...) Le capitalisme, au contraire, est bâti sur une contradiction
intrinsèque - une contradiction vraie, au sens littéral
du terme - L'organisation capitaliste de la société
est contradictoire au sens rigoureux où un individu névrosé
l'est: elle ne peut tenter de réaliser ses intentions que
par des actes qui les contrarient constamment (...) le système
capitaliste ne peut vivre qu'en essayant continuellement de réduire
les salariés en purs exécutants. Or, il ne peut fonctionner
que dans la mesure où cette réduction ne se réalise
pas; le capitalisme est obligé de solliciter constamment
la participation des salariés au processus de production,
participation qu'il tend par ailleurs lui-même à rendre
impossible." (Capitalisme moderne et révolution, 2,
pp. 105-106).
Alors même qu'il rompt avec le marxisme, ce texte s'inscrit
donc dans la plus stricte continuité, pour ce qui est de
la conception "dialectique" d'une contradiction qui est
l'âme et le principe moteur du développement historique;
et si la Phénoménologie de la conscience prolétarienne
nous apparaît d'abord comme un pastiche hégélien,
c'est peut-être, tout simplement, parce que son auteur n'avait
pas découvert l'existence d'une "coupure épistémologique"
entre la philosophie de Hegel et la "science" qu'aurait
fondée Marx... Et sans doute si on s'interroge sur la "scientificité"
du marxisme, on pourra juger que l'idée d'une contradiction
qui "contient, dès le départ, l'échec
du capitalisme" n'est qu'un fantasme idéologique, et
ne saurait jouer aucun rôle dans une science de l'histoire,
capable de rendre compte de la conjoncture concrète qui détermine,
ou "surdétermine", la nécessité d'une
crise révolutionnaire.
Il faut remarquer, toutefois, que la contradiction essentielle
qui "contient, dès le départ, l'échec
du capitalisme" n'est nullement présentée comme
le principe, et l'annonce, d'une révolution qui serait d'avance
assurée de vaincre. Une telle révolution ne se fonde
pas seulement sur l'incapacité de la classe dominante à
perpétuer sa propre domination, elle présuppose aussi
la formation d'une classe révolutionnaire, qui n'est pas
seulement capable de lutter contre l'oppression, mais qui doit devenir
capable de gérer la société et d'organiser
la production, après avoir conquis le pouvoir politique.
Cela suppose un cheminement, qui ne suit pas une ligne droite, puisque
l'échec de la révolte immédiate entraîne
le recours à la médiation réformiste, l'échec
de celle-ci conduit à la formation d'un parti révolutionnaire,
et la victoire de ce parti, dans la mesure où il s'agit d'une
avant-garde qui se substitue à la classe pour laquelle il
prétend lutter, "pose devant le prolétariat le
dilemme dans ses termes les plus nus, les plus simples et les plus
profonds; elle lui crie à chaque tournant: ou bien tu seras
tout, ou bien tu ne seras rien; entre ton propre pouvoir et les
camps de concentration il n'y a pas de moyen terme; à toi
de décider si tu veux être le maître de la société
ou son esclave". (La société bureaucratique,
p.128)
Suivons donc les étapes de ce parcours, cette odyssée
de la conscience prolétarienne, qui commence avec la révolte,
par laquelle elle s'oppose, de façon immédiate, à
son adversaire immédiat; elle découvrira plus tard
de nouveaux adversaires, qui seront issus d'elle-même, et
de son combat contre la bourgeoisie: "La révolte est
la première totalité à laquelle parvient la
conscience prolétarienne (...) Elle arrive à la compréhension
de la totalité, aussi bien en ce qui concerne son propre
sujet, qui est posé non pas comme sujet individuel ou particulier
mais comme la totalité de la classe dépossédée,
qu'en ce qui concerne son objet, en tant que cette totalité
de la classe s'oppose à la totalité de l'autre classe
et à son expression la plus générale qui est
État (...) Mais ce pour soi de la révolte est encore
un pour soi immédiat; la totalité qu'il pose est une
totalité immédiate, en ce sens que la réalisation
totale de la négation de l'autre ne concerne encore que l'autre
extérieur, tout ce qui s'oppose au prolétariat à
l'extérieur du prolétariat lui-même" (p.118).
Parce que cette révolte immédiate est vouée
à l'échec, le prolétariat va se tourner vers
l'action revendicative, il va poursuivre des objectifs limités,
et se fera représenter par des intermédiaires qui
négocieront pour son compte des compromis avec les bourgeois:
"La défaite de la révolte, qui ne supprime pas
le pour soi agissant de la conscience prolétarienne, signifie
la chute dans la médiation, chute qui est un approfondissement.
La médiation apparaît tout d'abord dans le moment de
la particularité (...) en premier lieu comme fragmentation
du but total posé par la révolte, qui apparaît
comme immédiatement inaccessible, en une série de
buts particuliers. Ainsi se constitue la revendication, comme moment
central du pour soi prolétarien pendant cette phase. Deuxièmement,
comme division du travail au sein de la classe elle-même,
de la classe que la défaite de la révolte semble persuader
que son action totale est vaine et dangereuse et qui délègue
son action à une de ses parties..." (p.119). Ainsi,
de la "totalité immédiate" visée
par la révolte, passons-nous à la "particularité
de la conscience revendicative", qu'accompagne, en contrepoint,
"la singularité de la conscience anarchiste". En
effet, la renonciation réformiste à l'objectif total
que visait la révolte, la fragmentation de cet objectif en
une multitude de revendications partielles, conduit à une
désillusion: "la revendication se présente comme
la médiation nécessaire entre l'aliénation
présente et la liberté future et est effectivement
cette médiation; la mystification commence à partir
du moment où le passage de l'aliénation à la
liberté se présente comme une série infinie
de médiations dont le terme final n'est jamais donné"
- et il s'agit du "faux infini", celui qu'exprime la formule
"ainsi de suite, à l'infini...", i.e. l'inachevé,
l'inachevable et l'inaccompli, ce que rappelle une citation de Bernstein:
"le but n'est rien, le mouvement est tout" (p.120). Au
terme de cette phase, "La mystification du réformisme
devient totalement explicite et saisissable, en tant que telle,
par le prolétariat" (p.121).
La conscience prolétarienne devient alors conscience révolutionnaire,
elle comprend la nécessité d'une lutte pour le pouvoir,
qui arrache à la bourgeoisie l'instrument politique de sa
domination sociale. "De cette manière le prolétariat
'arrive au pouvoir' et détruit extérieurement le capitalisme.
Dans le cas même où il 'n'arrive pas au pouvoir', il
se groupe autour du 'parti révolutionnaire' dans le but explicite
de détruire le capitalisme (...). Mais cette victoire contient
intérieurement sa propre négation. Elle contient sa
négation en tant qu'elle maintient, sur le plan du sujet
de la révolution, le moment de la particularité comme
moment non supprimé." (p.123).
En effet, le parti révolutionnaire s'impose dans le rôle
de dirigeant d'une classe ouvrière qu'il déclare représenter,
alors même qu'il lui refuse les moyens d'exercer un contrôle
sur le pouvoir qu'il exerce en son nom; il fait ainsi prévaloir
une rigoureuse division du travail social entre dirigeants et exécutants,
une distinction et une division entre la «conscience du prolétariat»,
localisée désormais dans le «parti révolutionnaire»,
et le corps du prolétariat, privé de conscience, et
que cette «conscience» qui est le parti se hâte
de priver de plus en plus de conscience pour s'affirmer elle-même
en tant que conscience irremplaçable" (p.123).
En cette même année 1948, George Orwell dépeignait,
dans son roman "1984", une société post-révolutionnaire,
où le parti qui exerce un pouvoir absolu est censé
l'exercer au nom du prolétariat victorieux, et où
les opposants virtuels sont neutralisés avant même
d'avoir pu s'engager dans une action politique réelle. La
description de ce régime coïncide, sur bien des points,
avec celle du régime russe, que développe Castoriadis:
"Le bureaucratisme tend à réaliser beaucoup plus
complètement que le capitalisme la réduction du prolétariat
à sa pure matière physique. La base de cette possibilité
se trouve dans la suppression de la concurrence, qui est en définitive
suppression du moteur de l'accumulation, et aussi dans la réduction
de la plus-value à une fonction absolument statique, l'entretien
de la classe parasitaire" (p. 157). Dans ce régime issu
des combats de la classe ouvrière, celle-ci ne peut même
plus mener une action revendicative et obtenir des réformes
partielles.
Mais, à la différence d'Orwell, Castoriadis découvre
dans cette situation la possibilité d'une reprise du combat
révolutionnaire, sous des formes plus radicales: "Si
dans ces conditions le passage de l'en soi au pour soi devient subjectivement
plus difficile, il devient par contre infiniment plus facile objectivement
(…) toute fausse médiation - telle par exemple une
revendication réformiste ou une bureaucratie ouvrière
spéciale - est radicalement impossible; la forme même
de la solution est posée, car toute relation individuelle
avec les moyens de production est supprimée, État
étant sujet de toute propriété; il suffit donc
de supprimer cet État et de le remplacer par le prolétariat
lui-même." (p.128).
Ce n'est pas une prédiction, c'est la formulation d'une
alternative, ce que Castoriadis appelle alors un "dilemme":
ou bien le prolétariat sera capable de créer les formes
sociales qui permettront à l'humanité de sortir de
sa préhistoire, ou bien la barbarie bureaucratique et totalitaire
marquera la dernière étape d'une histoire répétitive,
condamnée au piétinement ou à la régression.
Une histoire privée de sens, parce que son issue ne peut
en aucun cas être considérée comme une fin,
c'est-à-dire comme un accomplissement. A cette époque,
Castoriadis n'exclut pas l'hypothèse d'une défaite
du communisme dans le conflit qui l'oppose à l'empire américain;
mais une telle hypothèse ne représente pour lui que
l'une des variantes de la "barbarie". Ce qui reste hors
de question, pour ne pas dire impensable, c'est l'idée qu'une
défaite du Communisme russe puisse consacrer la "société
libérale" comme le seul modèle viable dans le
monde contemporain; l'idée d'une "fin de l'histoire",
telle que la présente un disciple américain de Kojève
et de Léo Strauss (6).
Il serait vain de vouloir expliquer l'effondrement du régime
russe à la lumière des théories de Hegel ou
de Marx: Castoriadis l'écrivait naguère, il faut lire
le Capital à la lumière de la Russie, et non pas la
Russie à la lumière du Capital. Il n'en est pas moins
remarquable que l'interrogation sur le sens de l'histoire que nous
vivons nous ramène, une fois de plus, à l'interprétation
des doctrines du XIXème siècle, à partir desquelles
nous continuons de penser notre monde social-historique.
Jean-Louis Prat
Notes :
(1) "La contradiction de Trotsky et le problème révolutionnaire",
repris dans Éléments d'une critique de la bureaucratie.
Cet article de Claude Lefort est bien la première manifestation
publique, hors du microcosme trotskiste, des thèses de "S.
ou B.", mais Cornelius Castoriadis, en réponse à
l'envoi du présent essai, tenait à préciser
que " la rupture avec le trotskisme commence, pour moi, avec
mes premiers textes de 1946, reproduits dans la société
bureaucratique - qui n'ont circulé, il est vrai, qu'à
l'intérieur du PCI et de la IVème Internationale"
( lettre du 9 janvier 1994).
(2) La société bureaucratique 1: les rapports de
production en Russie, collection 10-18, 1973; réédité
en 1990, Christian Bourgois éditeur.
(3) 1973, p.32; 1990, p.35.
(4) Hegel, Premières publications.
(5) Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie
politique, préface de 1859.
(6) Cf. le livre de Francis Fukuyama, et les débats qu'il
a provoqués; au nombre desquels il faut citer De la fin de
l'histoire (Éditions du Félin), où figure précisément
une intervention de Castoriadis.
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