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Origine : http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/n393/html/n393a02.htm
Le harcèlement moral au travail
Le harcèlement moral au travail touche de très nombreux
salariés dans toute l'Europe, il s'inscrit dans les préoccupations
législatives actuelles. Comment ce phénomène,
à l'œuvre dans certaines entreprises comme dans certains
services publics, se manifeste-t-il ? Quels en sont les impacts
sur ceux qui le subissent, comment peuvent-ils s'en sortir ?…
Marie Grenier-Pezé, chercheur au Groupe d'études sur
la division sociale et sexuelle du travail1 et psychanalyste assurant
une consultation "Souffrance et travail", a participé
au dossier consacré à ce sujet par la Revue Travail
genre et sociétés2. Elle propose une analyse de cette
technique de destruction.
La réalité du harcèlement moral au travail
n'est pas contestée ; l'existence de pratiques délétères
délibérées (menace, chantage, harcèlement),
érigées en méthode de management pour pousser
à l'erreur et permettre le licenciement pour faute ou déstabiliser
et inciter à la démission, est désormais reconnue.
En France, le projet de loi sur le harcèlement moral au travail
le définit comme les agissements répétés
(…) d'un employeur, de son représentant ou de toute
personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses
fonctions, qui ont pour objet ou pour effet de porter atteinte à
la dignité et de créer des conditions de travail humiliantes
ou dégradantes 3.
Les premières approches du harcèlement moral, élaborées
à partir d'histoires personnelles de souffrance et de violence
au travail, ont été cliniques. La redoutable efficacité
du harcèlement ne peut s'expliquer sans une compréhension
des enjeux psychiques liés à la situation de travail.
Des liens complexes existent, en effet, entre la vie professionnelle
et l'histoire personnelle du sujet ; les activités mentales
du travail comme les gestes du travail d'une personne s'inscrivent
dans l'histoire socio-culturelle de cette personne, dans une dynamique
identitaire et sexuée élaborée depuis l'enfance.
Le harcèlement au travail "contraint" le corps,
il s'attaque aux gestes de travail, rendant leur exécution
aléatoire, paradoxale, humiliante, jour après jour.
La répétition des brimades, vexations et injonctions
paradoxales devient une véritable effraction psychique, altère
le rapport du sujet au réel et suspend tout travail durable
de la pensée. Toute issue mentale ou comportementale est
bloquée, le sujet ne peut plus penser ni agir. L'analyse
de cette situation d'impasse décrite par les sujets harcelés
met à jour leur isolement, leur décompensation inévitable
dans cette situation et leur très fréquente somatisation.
Les entretiens avec les patients harcelés4 mettent en évidence
que le harcèlement utilise un système de déstabilisation
très précis reposant sur de véritables techniques
: techniques relationnelles (le harceleur n'adresse plus la parole
au sujet, ne communique avec lui que sous forme de notes, ne le
regarde plus…), techniques d'attaques du geste du travail
(on lui demande de saisir un rapport que l'on jette devant lui,
d'exécuter des tâches impossibles, qui n'ont aucun
sens, qui sont déjà faites…), techniques punitives
(dès que le sujet, sous pression, commet une erreur, on fait
un rapport pour faute…), enfin techniques d'isolement du sujet
destinées à empêcher toute solidarité
du groupe de travail avec le harcelé.
L'attaque récurrente de ses compétences, la mise
systématique en situation de justification, le climat "persécutoire"
qu'engendre la fréquence des avertissements deviennent des
leviers traumatiques puissants. Le harcelé réagit
par une hyper vigilance, un surinvestissement de la qua- lité
de son travail. Cet activisme est défensif, le sujet se sent
usé, humilié, abîmé, incompétent,
et développe un syndrome de stress post-traumatique5.
Pour tenir dans ces situations de souffrance au travail, les sujets
ont tenté d'abord de mobiliser des mécanismes de défense
individuels et des stratégies collectives de défense.
Pour exister, ces stratégies collectives qui soudent un groupe
autour de valeurs communes nécessitent une confrontation
des positions éthiques de chacun, sur la base d'une confiance
partagée. Mais les nouvelles formes d'organisation du travail
ont profondément transformé les relations dans les
groupes de travail ; la précarité a entraîné
l'intensification du travail, neutralisé la mobilisation
collective, généré le silence et le chacun
pour soi : ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire. La peur
de perdre son emploi a induit des conduites de domination ou de
soumission6.
Dans de telles situations, la souffrance éthique découle
de l'effritement de l'estime de soi d'une part, de la culpabilité
envers autrui dont on ne prend pas la défense d'autre part.
Pour conjurer le risque d'effondrement, la plupart des sujets construisent
des défenses spécifiques. La honte est surmontée
par l'intériorisation des valeurs proposées, c'est-à-dire
la banalisation du mal dans l'exercice des actes civils ordinaires.
Le cynisme dans le monde du travail est devenu un équivalent
de force de caractère. Il faut appartenir au groupe dominant,
adhérer aux nouvelles valeurs de l'entreprise. La tolérance
à l'injustice et à la souffrance infligée à
autrui est érigée en valeur "virile". Une
virilité sociale qui se mesure à la capacité
d'exercer sur les autres des violences dites nécessaires.
Plus les conditions de travail se durcissent, plus ces défenses
se rigidifient, poussant les attitudes à la caricature.
La "déconstruction" d'un sujet existe dans les
rites d'initiation de certaines sociétés qui voient
dans ce traumatisme un levier de transformation et de renaissance
de l'individu (voir encadré ci-contre §). Mais à
l'inverse de ces rites qui ont pour objet l'affiliation à
une nouvelle communauté, le harcèlement moral est
une véritable technique de destruction qui vise délibérément
la décompensation du sujet afin d'obtenir sa reddition émotionnelle
à des fins économiques ou de jouissance personnelle.
Attaque du corps et effraction psychique grave, il a pour but ultime
la désaffiliation du sujet de la communauté d'appartenance.
§ Début encadré
Rite d'initiation au Cameroun
Chez les Béti du Cameroun, le rituel initiatique So transforme
les jeunes garçons en hommes adultes ; le passage d'un état
à l'autre est organisé socialement, en quatre temps
: mise en valeur de l'enfant, déconstruction pour briser
l'identité initiale, reconstruction, accueil dans le grand
groupe. La phase de déconstruction est faite d'injonctions
paradoxales, la phase de reconstruction d'épreuves difficiles
mais non humiliantes au terme desquelles les jeunes deviennent des
hommes inclus dans leur nouvelle communauté d'appartenance.
(Sironi Françoise, Bourreaux et victimes : psychologie de
la torture, éd. Odile Jacob, 1999)
Fin de l’encadré
Interrompue à temps, la situation de harcèlement
demeurera une parenthèse noire dans la vie d'un sujet. Si
elle est poursuivie trop longtemps, les séquelles psychiques
et somatiques peuvent être définitives et constituent
un enjeu de survie individuelle et de santé publique majeur.
Un travail devra se faire sur les atteintes identitaires, l'effondrement
dépressif, la décompensation somatique ; il sera nécessaire
d'énoncer le vrai et le faux, le juste et l'injuste à
un patient dont l'organisation éthique individuelle a vacillé
au contact de valeurs institutionnelles devenues contradictoires.
Pour affronter la résistance du réel, la contrainte
des limites du code du travail et les enjeux sociaux de pouvoir,
des réseaux de cliniciens ont mis en place des pratiques
de coopérations entre les différents acteurs de soins
: le médecin du travail qui écoute le sujet, cherche
avec lui une solution en adéquation entre sa santé
et son poste de travail, et porte la question dans l'entreprise
; le médecin généraliste qui va prescrire arrêt
et/ou traitement ; le médecin inspecteur du travail qui est
en position de tiers, tant auprès du patient que du médecin
du travail ; le psychanalyste qui va aider le patient à analyser
les leviers traumatiques utilisés contre lui ; le médecin-conseil
qui peut soutenir la transformation de l'arrêt maladie en
accident du travail ou en maladie professionnelle, pointant juridiquement
la responsabilité de l'employeur.
Ces pratiques mises en place par les acteurs de soins et de prévention,
nouveaux tisseurs de liens, contribuent à la rupture de l'isolement
du sujet, lui permettent de rejoindre un nouveau collectif de travail,
thérapeutique et centré sur lui, de reconstruire un
lien social.
Référence :
Contrainte par corps : le harcèlement moral, Marie Grenier-Pezé,
in Harcèlement et violence, les maux du travail, dossier
de la Revue Travail, Genre et Sociétés, La revue du
Mage, 5/2001, L'Harmattan.
Au sommaire également de ce dossier : Introduction (Chantal
Rogerat) - L'auscultation de la violence dans l'entreprise : des
médecins du travail parlent (Fabienne Bardot) - Le mal-être
au travail, comment intervenir ? (Damien Cru) - Harcèlement
moral, harcèlement sexué ? Les difficultés
d'une approche juridique (Paul Bouaziz).
Contact : Secrétariat de rédaction de la Revue, Anne
Forssell, tél. : 01 40 25 10 37 - mél : tgs @ iresco.fr
1 GERS, CNRS-Université Paris 8.
2 Voir référence.
Elle interviendra également lors du colloque Stress au travail
: causes, effets, prévention, organisé à l'Assemblée
nationale le 13 juin dans le cadre des Rencontres parlementaires
Santé-Société-Entreprise (voir rubrique "Colloques"
page 35).
3 Le texte précise qu'aucun salarié ne pourra être
sanctionné ni licencié pour avoir témoigné
de tels agissements.
4 Ces entretiens ont été conduits dans le cadre de
la consultation "Souffrance et travail" assurée
par Marie Grenier-Pezé. Son étude s'appuie notamment
sur plus de 100 expertises pratiquées à la demande
de médecins du travail.
5 Affects de peur et de terreur sur le chemin du travail, état
de qui-vive, anxiété avec manifestation physique (tachycardie,
tremblements...), cauchemars intrusifs, réveils en sueurs,
insomnie, retour en boucles des scènes d'humiliations, pleurs,
désarroi identitaire, restriction de la vie sociale et affective,
atteintes cognitives et somatiques…
6 Certains par exemple se plaignent d'un harcèlement que
quelques mois plus tôt ils ont vu exercer sur autrui sans
intervenir ou bien pire, pour garder leur place, en apportant leur
témoignage à charge.
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