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Origine : http://www.csprp.univ-paris-diderot.fr/Seminaire_Caselas.pdf
Présentation.
La révélation de la consonance entre la pensée
d’Arendt et les paradigmes conceptuels de la biopolitique
devra prendre en compte une réflexion sur les dispositifs
pas toujours explicites de cette pensée, comme c’est
le cas des raisons qui déterminent le passage de la radicalité
du mal à l’affirmation de sa banalité, la configuration
du régime de la violence et des modalités de l’existence
des individus dans l’univers social qui désigne l’essence
de la politique. Cette existence politiquement qualifiée,
qui peut être associée à un régime d’organisation
politique de la vie, s’exprime surtout par la célèbre
expression vita activa. Ces indices de la proximité entre
la pensée d’Hannah Arendt et l’univers de la
biopolitique pourraient être désignés comme
des structures ou des dispositifs qui ne se confondent pas avec
le simple ordre factuel. La possible sphère d’indétermination
ou d’imprévisibilité que ces dispositifs peuvent
contenir ou assurer constitue également une marque importante
de l’univers biopolitique et n’est pas incompatible
avec ses paradigmes en vigueur. Il s’agit donc de penser la
façon dont ces dispositifs structurent la relation de la
vie avec le domaine social et avec l’organisation politique
de la société.
Quels indices signalent et rendent explicite la relation déterminante
entre les dispositifs politiques et sociaux et la vie, afin de dépasser
les limites d’une simple relation générique
?
Dans quelle mesure cette relation peut-elle s’insérer
dans l’univers conceptuel de la biopolitique ? La réponse
à ces questions permettra de réorienter la pensée
d’Hannah Arendt vers un paradigme qui s’éloigne
de la sphère d’influence des modèles classiques
de la philosophie politique : dans cette éventualité,
la paire conceptuelle liberté / oppression ou autorité
/ anarchie ne serait pas la seule concernée, la principale
concernée étant la paire vie / souveraineté.
Le fait d’examiner la façon dont cette dernière
paire peut devenir une catégorie autonome et suffisamment
exemplificatrice pour se transformer en paradigme dans la pensée
de l’auteur pourra être une contribution à la
réalisation de notre objectif.
Il ne s’agit pas d’insérer la pensée
d’Arendt dans l’un des moules d’un quelconque
système de philosophie politique actuel, mais de la confronter
à ses contributions afin d’examiner la relation entre
l’univers politique et la vie.
Nazisme, violence et biopolitique.
Le jugement d’Eichmann donne à Hannah Arendt l’opportunité
de réexaminer sa thèse (présente dans l’oeuvre
Les Origines du totalitarisme1) sur la radicalité du mal
et inaugure également une réflexion postérieure
sur la responsabilité étique qui assume un caractère
presque obsessif. « Il "défit la pensée",
dit-elle, parce que la pensée peut saisir la profondeur,
aller jusqu’à la racine des choses, et quand elle s’occupe
du mal, elle est frustrée car elle ne trouve rien »,
écrit-elle dans une lettre à Gershom Scholem. Dorénavant,
il semble que le sens d’une profondeur, qui pourrait être
(du moins en partie) désoccultée par la pensée,
soit perdu. Sa banalité, au contraire, défit la pensée.
Elle l’instaure au seuil de la fragilité et de l’impuissance.
La thèse de la banalité du mal, difficilement compatible
avec les caractéristiques distinctes de l’humain, semble
lui enlever toute sa force.
L’Holocauste nazi conserve intact, et actuel, son statut
de paradigme du mal malgré la nécessité, toujours
plus grande, de penser la violence fondamentaliste de base, essentiellement
religieuse, comme l’une des expressions de cette réalité.
Cependant, si la différenciation nécessaire entre
ces deux formes extrêmes de violence contre l’humain
n’est pas l’objet de ce travail (qui se consacre surtout
à la pensée d’Hannah Arendt), nous devons tout
de même intégrer la violence terroriste dans notre
abordage biopolitique et contemporain du mal et dans la réflexion
autour de ses répercussions. De la même façon,
nous n’analyserons pas le caractère éventuellement
réducteur de la référence à ces deux
formes, en tant que catégories maximales du paradigme évoqué,
en ignorant d’autres phénomènes extrêmes
également concernés.
La période historique complexe, connue par l’Europe
pendant un peu plus de 12 ans, constituera un défi permanant
à notre capacité d’explication rationnelle.
Ce sont des personnages et des événements difficilement
imaginables qui font partie de ce mystère. Avant de suivre
le parcours, pour ainsi dire « phénoménologique
», du paradigme du mal qui sert de référence
à la pensée d’Hannah Arendt (expression d’une
idéologie qui, malgré le fait qu’elle soit primaire
et alimentée par des sentiments élémentaires,
est philosophiquement intéressante), on peut s’interroger
: comment penser, le bien par opposition au mal ? Cette notion jouira-t-elle
de l’opérativité réflexive d’un
ordre similaire à celui du mal, c’est-à-dire
en utilisant les notions de radicalité ou de banalité
?
1 Hannah Arendt, As Origens do Totalitarismo (trad. Port.), Dom
Quixote 2004, p.587: «L’apparition d’un mal radical
auparavant ignore met fin à la notion de développement
et de transformation graduels des valeurs.»
Le bien et l’action éthiquement qualifiée semblent
se soustraire au caractère ostentatoire d’une conduite
socialisée : « Quand la bonté se révèle
ouvertement, ce n’est déjà plus de la bonté,
bien qu’elle puisse encore être utile en tant que charité
organisée ou comme acte de solidarité ». Cela
pourrait favoriser son aspiration à la radicalité
ou, tout du moins, à sa radication dans une intentionnalité
originale, indépendamment de la référence chrétienne
ou christianisée du concept. L’expression de cette
radicalité ou, si l’on préfère, de sa
banalité est compatible avec l’affirmation d’un
certain optimisme d’Arendt quand il s’agit de déterminer
l’action éthiquement qualifiée : la volonté,
qui a pour condition le fait d’être libre, permet de
choisir le bien indépendamment de l’inévitabilité
du conditionnement de l’action humaine. En ce sens, on peut
caractériser cet optimisme dans l’affirmation de la
libre action qui s’éloigne du mal, qui le refuse et
qui, pour cette même raison, permet de nier la dimension tragique
de celu-ici.
Le mal décrit à partir de l’Holocauste (dont
nous n’évoquerons que quelques figures essentielles)
s’est constitué comme un génocide administratif2
complexe de caractère biopolitique. La mécanisation
et la planification de l’extermination, concrétisée
par le travail massif des usines de production de cadavres, met
en lumière son côté le plus choquant.
Néanmoins, le mal s’est également manifesté
dans la persécution, l’humiliation et l’oppression
de ceux que nous pouvons considérer, par rapport à
tous les autres, comme des victimes : les Juifs, les minorités,
les inaptes, les handicapés, les réfugiés,
les exclus. Sa manifestation extrême a dépassé
les limites prévisibles de la souffrance et de l’élimination
physique.
Arendt fait clairement référence à l’indicateur
biopolitique, qui est devenu déterminant dans la configuration
du mal en tant qu’extermination calculée : «
(…) Tous ont commencé à mourir ensemble (…)
réduits au plus petit dénominateur commun de la vie
organique, noyé dans l’abîme le plus sombre et
le plus profond de l’égalité primaire ».
Les usines de cadavres semblent enlever leur sens moral et juridique
à la culpabilité et à l’innocence. Elles
rendent presque absurde la maximisation du crime et de la transgression.
Elles renvoient leurs effets vers la profondeur abyssale de l’incompréhension,
qui ne semble obéir qu’à une logique asservissante
de destruction compulsive. L’impossibilité de dépasser
ou de sublimer ces effets3 nous révèle sa nature et
son terrible impact. La rupture du lien entre une culpabilité
supposée et les crimes commis vide complètement de
son sens toute rationalité explicative. La radicalité
des crimes coexiste avec ce vide et, avec celui-ci, le sens d’une
juste réparation disparaît également.
2 Le témoignage d’Eichmann à propos de Rodolf
Höss montre la perception que le commandant d’Auschwitz
avait de son travail : «Il se considérait lui-même
comme un fonctionnaire chargé d’une tâche bureaucratique
désagréable.», cf. Léon Poliakov, Auschwitz,
Gallimard, 2006., p.237.
3 Ibid., p. 28: «A Auschwitz, il est arrivé une chose
avec laquelle nous ne pouvons toujours pas nous réconcilier.
Aucun de nous.»
Nous pouvons défendre une justice relative, juger les crimes
et les criminels, mais à condition de suspendre (d’une
façon presque pragmatique) la prétention de réaliser
d’autres finalités plus étendues : « L’objet
d’un jugement est de faire justice, rien de plus ».
Mais peut-on se limiter à ce seul objectif face à
ce type de crimes ? L’idée de la banalisation du mal
semble conditionner cette entente autour de la justice possible
dans son mode de réparation, mais ne change pas sa profondeur
au moment où l’on est confronté à ses
effets. Tel qu’il se présente à la pensée,
le mal nazi fait appel à la pratique d’une justice
possible qui sait que la punition sera toujours en deçà
de sa réalité maléfique4. La terreur et la
logique propre de l’extermination ont fait leur chemin malgré
le caractère évidemment anti-utilitaire du processus.
Les dommages causés à l’économie nazie
et à l’effort de guerre par les exécutions de
masse ont été obstinément ignorés par
les dirigeants nazis et en particulier par Himmler. La phase finale
de la terreur devait continuer malgré son apparente inutilité.
L’organisation politique nazie, basée sur la terreur,
allait vider de leur sens les critères exclusivement basés
sur la nationalité pour s’appuyer finalement sur une
domination exercée par les élites ou groupes idéologisés
; ainsi, ce qui serait en cause dans le développement de
cette politique de violence inconditionnée, ce serait la
domination et l’annihilation exercées à partir
de leur interconnexion avec la violence instrumentale. L’affirmation
du pouvoir sous la forme d’une domination sans frontières
finirait par s’imposer également aux membres de la
population originaire de l’idéologie dominante. L’instrumentalisation
de la violence permet de révéler la finalité
et la concrétisation des mécanismes (ou dispositifs)
du pouvoir politique. La violence qui se désagrège
de ce pouvoir finit par perdre tout son sens et sa vitalité.
La violence doit également se soumettre à certains
mécanismes afin d’assurer la viabilisation du pouvoir
et la transformation révolutionnaire des formes avec lesquelles
elle établit et cristallise la pluralité.
La favorisation des régimes de violence extrême ou
de terreur face au moyen de l’atomisation de la réalité
sociale constitue l’un des indices de la perte du sens de
la finalité à laquelle la violence doit se soumettre.
Arendt affirme clairement que cette désagrégation
(qui cause l’affaiblissement de l’organisation politique)
provoque même l’instauration d’un régime
de violence plus radical. L’effet paradoxal de l’affaiblissement
des liens qui relient la violence aux dispositifs politiques et
sociaux du pouvoir peut être énoncé de la façon
suivante : la radicalisation de la violence accentue son absence
de racine. Sa pratique extrême révèle de façon
plus flagrante son illégitimité. L’équilibre,
la cohésion, l’organisation politique et la tâche
de la pacification sociale dépendent du contrôle de
cette possibilité d’irruption extrême de la violence,
qui détermine son éloignement des véritables
finalités politiques de la société.
4 Hannah Arendt, Compreensão política…, p. 120:
«Il est aussi nécessaire de punir les coupables que
de savoir qu’il n’y a pas de châtiment à
la hauteur de leurs crimes.»
L’imprévisibilité de l’action et de l’urgence
de la violence, mais également la présence de la mortalité
(ou de la finitude) dans toutes les phases du parcours existentiel,
expliquent, dans une certaine mesure, la nécessité
du contrôle ou de la tentative de régulation de ses
effets.
C’est vers ce devoir que convergent les orientations qui
émanent de l’univers pluriel de la citoyenneté.
Le désintérêt de base pour la vie et pour la
survie n’appartient pas au passé, comme le démontrent
événements politiques récents, et cette notion
a permis d’actualiser l’inquiétude face à
la répétition des formes de déshumanisation.
La signification politique ou biopolitique de la conscience de
la finitude réside dans le fait de considérer la possibilité
de surmonter la dimension individualisée pour prendre ensuite
en compte le fait biologique de la mortalité en tant qu’indicateur
de la permanence de la réalité sociale. Il ne s’agit
pas considérer la simple survie de l’espèce
mais la perpétuation de l’opérativité
de la dimension politique. La mort et la menace de la survie disposent
d’un horizon limité dans l’existence atomisée
; elles ne pourront s’assumer comme une réalisation
de l’expérience politique qu’en tant qu’indicateurs
insérés dans une finalité qui se superpose
aux objectifs et aux aspirations individuelles. Si elle appartient
à une existence individuelle, la conscience de la mort est
restreinte à la perception de la disparition de l’individu
et non au renforcement de la pluralité. La permanence de
l’action se dresse contre la mort individuelle et, en ce sens,
peut contribuer à la compréhension du sens biopolitique
que nous nous efforçons de cerner.
Les mécanismes de l’organisation politique qui régulent
les relations de pouvoir et, quelquefois, de domination, sont des
mécanismes strictement politiques et ils se distinguent à
la moindre utilisation de la force et de la violence ; ces mécanismes
sont politiques et, à la limite, biopolitiques dans la mesure
où ils déterminent les conditions de vie, d’existence,
de conservation, de survie ou d’annihilation. La supériorité
de ces mécanismes réside dans leur affirmation à
un niveau plus élevé (et, parfois, imperceptible)
de contrôle. Dans les cas extrêmes, on peut constater
qu’ils englobent la décision sur la vie et la mort
des individus, des groupes, des ethnies, des populations. Le mode
de gestion de cette organisation et de ce pouvoir sur les individus
s’éloigne de l’apparente irrationalité
de la violence. La signification politique de cette organisation
est un indice sur la conjugaison des individus dans une pluralité
et ce critère de détermination politique est toujours
présent, même dans les situations où il existe
une apparente domination unilatérale.
Au moment où l’on constate cette association avec
entre les mécanismes politiques et la violence, aussi bien
dans ses formes atténuées et régulées
que dans ses modes de radicalisation, quel sens peut avoir l’affirmation
la plus mesurée d’Hannah Arendt selon laquelle la violence
ne semble exister qu’à cause de l’absence d’autres
dispositifs stratégiques qui permettent de résoudre
les dissensions entre les hommes, les états et les pays ?
Cette thèse n’est-elle pas sujette à un optimisme
démenti par la réalité ? Est-ce à peine
une hypothèse en voie d’être confirmée
par une transformation extraordinaire de l’ordre factuel ?
Ce que nous constatons, justement, c’est l’interconnexion
déjà signalée et l’effet du mal et de
la violence sur les autres ; effet qui doit être sanctionnable
afin de permettre une responsabilisation éthique et politique.
Sans remettre en cause la responsabilisation collective (toujours
difficile à contrôler juridiquement et sans efficacité
du point de vue du jugement éthico-politique et de ses implications
pratiques), il est urgent de déterminer les conditions dans
lesquelles il est possible d’émettre un jugement sur
les contributions individuelles dans l’action politique. Les
frontières possibles du jugement éthique, qui ne peuvent
être restreintes aux difficultés spécifiques
inhérentes à son expression juridique (sanctionnée,
à travers une procédure, par les formes inhérentes
à chaque système juridique), doivent faire partie
intégrante de la réflexion sur la mal, de façon
à éviter la dissémination ou même l’annulation
du sens de la responsabilité. Arendt entend précisément
éviter cela quand elle défend qu’il faut dénoncer
la stratégie de la déresponsabilisation des criminels
nazis quand ils soutiennent que leurs actes doivent être vus
comme « impersonnels » : « (…) Le plus grand
des maux qui peut être perpétré, c’est
celui qui n’est commis par personne, c’est-à-dire
par des humains qui refusent d’être des gens ».
Ce que l’on prétend, avec cet appel à l’ordonnancement
de la conduite individuelle dans le système politico-idéologique,
c’est dissoudre la responsabilité individuelle. Suspendre
les qualités personnelles et la qualification éthique
des actions des individus qui sont intervenus dans ce système
afin de les immuniser contre les sanctions éthico-juridique.
Ce risque, qui est dû à « l’indicible horreur
» des actes criminels des nazis et de ceux qui ont été
poussés à les commettre, permet à la responsabilisation
collective d’absorber et d’annuler la responsabilité
individuelle. L’inefficacité ou même la déroute
inévitable du jugement, imposée par ce risque, devient
évidente : « Il n’y a pas de culpabilité
ou d’innocence collectives ; la culpabilité et l’innocence
n’ont de sens que lorsqu’elles s’appliquent à
des individus ».
L’inévitabilité de cet échec coexiste,
d’ailleurs, avec une autre inévitabilité : celle
qui est transmise par l’argumentation des criminels, selon
laquelle la responsabilité des actes est, par elle seule,
sans importance ; d’après eux, ce qui doit être
pris en compte, c’est le fait que ces actes soient devenus,
d’une façon ou d’une autre, inévitables,
pouvant ainsi avoir été commis par tout individu subordonné
au même contexte ou au même système politique.
Cependant, aucune nécessité administrative ou bureaucratique
liée au système politique ne pourra exempter les individus
de leur responsabilisation en justifiant de cette façon des
allégations qui remettent cause ou qui réfutent le
sens de la justice. La responsabilisation éthique doit confluer
avec la responsabilisation politique, car on ne peut pas envisager
une séparation plus ou moins artificieuse entre la conduite
individuelle et l’action politique. Le fait que le système
politique libère l’individu des indicateurs et des
caractéristiques strictement éthiques (qui ont un
intérêt pour l’évaluation de sa conduite)
ne peut impliquer sa déresponsabilisation. Ce fait doit s’appliquer
à l’action politique indépendamment du type
de régime ou de système et même de sa légitimité.
La nature des actes criminels ne peut pas non plus être tronquée
et ses implications atténuées ou déculpabilisées
à cause des conditions concrètes de conflit ou de
guerre. Et le meilleur argument n’est pas la prévisibilité
de sa perpétuation mais la correction de principe : ces actes
porteront toujours atteinte à l’humain et seront toujours
condamnables par l’acte de juger. Selon Arendt, l’acte
de juger est proche de l’acte de penser ou de la pensée.
C’est précisément cette raison qui, souvent,
la pousse à dire que l’échec du jugement éthique
ou moral équivaut à l’échec de la pensée.
C’est cette conception qui est à l’origine de
la façon presque théâtrale dont elle nous présente
Eichmann : comme quelqu’un qui ne pense pas ou qui pense mal,
justifiant ses actes de façon pathétique5. Arendt
ne conçoit et n’accepte pas l’engagement dans
des actes criminels pour des raisons ou des motivations automatiques
ou pour une vertu paradoxale d’obéissance qui a conduit
les criminels à déshumaniser « l’autre
».
Pour elle, cette participation découle toujours d’une
initiative de celui qui agit ; l’obéissance se transforme
en appui et en consentement.
Evolution, précarité et permanence.
Peut-on considérer les indicateurs historico-temporels comme des catégories
biopolitiques ? Le mouvement historique et l’évolution
des différentes sphères qui traversent et conditionnent
l’existence humaine mettent en lumière le jeu dialectique
ou l’articulation complexe et à plusieurs niveaux de
ce qui est commun et privé, de ce qui est public et de ce
qui est protégé par l’espace intime. Selon Arendt,
la forme du social émerge presque de façon inexorable
: elle marque de façon décisive la future existence
de la vie commune qui atteint sa visibilité maximale dans
le politique. L’activité humaine dépasse les
limites de l’action, c’est pourquoi ce que l’homme
ou l’être humain est capable de faire va au-delà
de la détermination concrète des finalités
strictement communautaires. L’espace de la mondanéité
se transforme en un territoire d’expériences communes
dans lequel s’inscrivent les modalités privées
et subjectives (strictement individuelles) de l’existence
des individus en société. L’organisation sociale
qui s’est progressivement établie à partir de
l’organisation du social a remplacé l’antinomie
antérieure qui séparait l’ancienne vie privée
familiale et l’activité politique. Dans l’espace
de la mondanéité, s’entrecroisent les membres
d’une communauté complexe qui admet la concaténation
d’intérêts et d’objectifs communs.
5 Hannah Arendt, Eichmann…, p. 105: «Plus on l’entendait,
plus on s’apercevait que son incapacité à parler
était intimement liée à son incapacité
à penser – et, notamment, à penser le point
de vue de l’autre.»; Hannah Arendt, Responsabilidade
e juízo…, pp. 143 ss
La perdurabilité de cette existence au-delà des générations,
dans laquelle, à un moment, les individus se retrouvent liés
et avec lesquelles ils se mettent en rapport, constitue cette condition
avec laquelle conflue la connexion d’intérêts
communs. Arendt conçoit cette organisation d’intérêts
dans une société qui s’est libérée
de la distance intransposable entre le privé et le public
et où le premier a été, d’une certaine
façon, submergé par le second. Malgré sa méfiance
face à ladite « société de masses »,
elle soutient que l’apogée de l’activité
humaine, qui la fait se rapprocher de l’excellence de la participation
des individus à la vie de la cité, correspond au moment
où la domination sociale a pu émerger face à
d’autres formes d’existence en commun. La permanence
d’une réalité plus ample et complexe qui lie
et met en relation des individus, des groupes et des structures
distincts succède ainsi à la durabilité limitée
de la vie familiale et privée. L’évolution de
l’univers social et la constitution de la réalité
politique présupposent dès lors cette permanence,
au même titre que les modalités propres qui la rendent
visible. En ce sens, les limitations inhérentes à
la garantie de la survie, aussi bien de l’individu que de
l’espèce, se situent à niveau qui précède
la définition du politique. De ce même niveau doivent
faire partie la sphère publique et commune ; ce qui est ici
compris dans l’acception de domination de la politique transcende
l’intérêt individuel ou un quelconque intérêt
commun dont l’importance est déterminée en fonction
de l’individu ; c’est la permanence sous la forme de
l’image de l’immortalité qui se présente
comme la présupposition de la réalité politique
et de la constitution de l’espace publique :
« Sans cette transcendance vers une potentielle immortalité
terrestre, aucune politique, au sens restreint du terme, aucun monde
commun ni aucune sphère politique ne sont possibles ».
La condition pour la continuation temporelle de l’existence
au-delà des limites de la durabilité liée à
la subsistance ou à la survie est ainsi l’un des piliers
de la détermination du politique.
Néanmoins, cette « immortalité » est
évidemment une notion d’une certaine façon «
restrictive » et non absolue : il s’agit d’opposer
la permanence qui donne forme à l’existence publique
et politique et la durabilité absolue (éternité).
On entend par-là configurer la structure d’une réalité
de vie commune et de sa construction. L’existence commune
complexe doit durer et devenir visible en tant que réalité
publique.
Outre l’opposition entre public et privé, on constate
que l’évolution en détermine une autre : le
labeur et le travail ou, si l’on préfère, deux
faces distinctes du travail : celle qui se caractérise par
la fugacité métabolique de la substance et celle qui
nous confronte à la durabilité et à la permanence
de l’oeuvre humaine. Que l’on désigne la première
comme travail et la seconde comme oeuvre, ou comme labeur et travail,
on se retrouve face à la réalité de ce qui
est transitoire et renouvelable et de ce qui reste un horizon de
création du monde humain et social.
Arendt met en lumière cette opposition en dialoguant avec
la pensée de Locke, Smith et Marx.
En ce qui concerne ce dernier, on peut constater que le sens de
l’émancipation des classes travailleuses se transforme,
en réalité, en émancipation du labeur face
à la nécessité, courant ainsi le risque de
créer une situation de liberté improductive. La capacité
productive serait ainsi dissolue dans la stricte nécessité
de la consommation, ce qui aurait pour conséquence l’évolution
de la société massifiée vers une société
consommiste et encline au gaspillage.
Malgré les conditions limitatives que nous impose l’état
actuel de la société massifiée en ce qui concerne
son développement durable, l’intuition d’Hannah
Arendt conserve toute sa pertinence.
La permanence du travail ou de l’oeuvre s’oppose à
la fertilité du labeur, actuellement restreinte par l’épuisement
et l’exploitation déséquilibrée des ressources
naturelles. Si le labeur intensifie sa force vitale, le travail
et la création d’un monde avec des objectifs durables
permettent de développer la productivité de cette
force. Arendt se sert de la confrontation entre labeur et travail
pour montrer l’inscription de l’activité humaine
dans l’évolution de la réalité sociale
et ainsi permettre de prévoir la nature de la modernité
et de l’ère moderne. L’organisation politique
de la société intègre les transformations de
ces activités : « La spécialisation du travail
et la division du labeur ne peuvent être réalisées
que dans le cadre de l’organisation politique, au sein de
laquelle les hommes non seulement vivent mais agissent ensemble
».
L’humanisation et la stabilité de l’existence
ne peut être déterminée que par l’oeuvre
qui perdure et qui donne forme au monde ; la vacuité de la
consommation qui, en aucune façon, ne nous permet de prévoir
une libération constructive de l’emprisonnement imposé
par la nécessité, succède à la fertilité
émergente du labeur, générée par l’émancipation
de cette activité. L’idéal de liberté,
limité au sens de l’évolution libertaire face
à la nécessité, pourra avoir pour conséquence
une nouvelle forme d’emprisonnement de l’individu :
son confinement à l’intérieur de la logique
de consommation 6.
La création des produits du labeur et du travail, consolidée
par ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la «
logique de la création de richesse », donne également
un sens à l’idéal politique et idéologique
de l’organisation de la société. Les produits
du labeur et du travail sont subordonnés à des mécanismes
organisés d’appropriation, de distribution et d’échange
de la richesse. La signification politique de ces mécanismes
ou dispositifs sociaux ne peut être ignorée ; elle
est constituée par les différentes perspectives politiques
ou idéologiques (libérales ou non libérales).
Arendt se préoccupe davantage de la réflexion sur
le destin de la modernité que de la réflexion sur
cette signification politique. Il s’agit de penser ce destin,
en essayant de décrire cette orientation illusoire de la
modernité ou de « l’ère moderne ».
Si, d’un côté, on doit se prémunir contre
la tentative de dissocier ce sens de la modernité du sens
politique de l’appropriation du produit du travail et de la
richesse (en prenant en compte les idéaux qui les alimentent),
de l’autre, il est licite de le remettre en question en confrontant
les différents modes de concevoir l’effort et le travail
humain. Il est donc nécessaire de comprendre les conséquences
du fait que le labeur se substitue au travail et de constater le
fait que la précarité et l’instabilité
succèdent à la durabilité et à la permanence.
Le travail instaure la durabilité de l’artifice, libérant
l’être humain du cycle biologique implacable et naturel
lié au labeur. Cette libération empêche l’enfermement
de l’existence dans la subjectivité et dans la perpétuation
stricte de son activité. L’improductivité subjective
s’oppose à l’objectivité du monde, qui
permet la production des choses qui peuvent être utilisées
et réutilisées dans le temps. La réification,
comme résultat de la fabrication et de l’artifice,
permet de comprendre cette objectivité du monde. La réification
contribue à faire sortir de la stricte subjectivité.
Le prix à payer pour cette opposition entre l’objectivité
du monde et la subjectivité (associée à l’activité
du labeur), c’est la domination de la nature, qui mène
à sa destruction 7.
Aujourd’hui nous savons que cette destruction trouve son origine
dans le pouvoir négatif d’une technologie qui surgit
comme l’exposant maximum de la réification. Le pouvoir
de la réification se multiplie alors que celui de l’activité
du labeur se répète. Le pouvoir de la multiplication
est plus implacable et impositif que celui de la répétition
ou de la perpétuation cyclique. La productivité ou
le pouvoir de la production et de la fabrication d’un monde
stable et durable possède ainsi cette dimension négative
qui se juxtapose à l’évolution, également
négative, de la société en tant que société
massifiée, consommiste ou « moderne ».
6 Idem, ibid., p. 155: «La consommation exemptée de
douleur et d’effort ne changerait pas – elle ne ferait
qu’augmenter – le caractère dévorant de
la vie biologique, jusqu’au moment où une humanité
entièrement « libérée » des chaînes
de la douleur et de l’effort puisse « consommer »
le monde entier et reproduire chaque jour tout ce qu’elle
désire consommer.»
7 Idem, ibid., p. 179: «(…) L’homo faber, créateur
de l’artifice humain, a toujours été un destructeur
de la nature.».
La fusion atomique (en tant qu’artifice exemplaire du pouvoir
de la technologie sur la nature) peut nous fournir un exemple possible
de la négativité de la multiplication par opposition
au cycle de la vie organique et naturelle qui se répète
ou semble se répéter sans fin. Bien qu’elle
ait ce pouvoir à l’esprit, Arendt préfère
surtout se servir de l’opposition entre l’utilisation
d’instruments et celle de machines. Tandis que dans le premier
cas on se trouve face à l’impossibilité de dominer
la nature, dans le second on perd la contigüité entre
la « main » et l’instrument de travail ; on constate
alors une discontinuité qui, à long terme, mène
à la substitution du labeur et de sa force par le travail.
Le plus grand risque de cette substitution n’est pas seulement
la possibilité que l’être humain s’aperçoive
que les machines et la technologie le dominent, mais qu’en
dernier recours, elles pourront aller jusqu’à détruire
le monde de l’artifice et la nature qui a servi de support
à la création de cet artifice. Dans ce cas, la machine
cesse d’être au service de l’artifice humain et
se révèle être une menace qui ne doit pas être
prise à la légère. La domination et l’imposition
d’un pouvoir sur la nature donne naissance à une capacité
de destruction qui pervertit la relation de l’humain avec
l’artifice et la technologie. On perd le sens positif de cette
relation et de la finalité de la machine et de la technologie.
La perte du sens de la finalité de la technologie, qui s’inscrit
dans une perspective d’utilité immédiate d’un
pouvoir de fabrication d’un monde de choses (qui peuvent même
être menacées de destruction), conduit à la
simple succession de moyens ou même de fins qui deviennent
ensuite des moyens subordonnés à d’autres fins
en principe plus élevées. Avec cet exemple, Arendt
entend illustrer la perte du pouvoir de l’humain sur la machine
et la technologie destructive. Si, en dernière analyse, on
prétend servir l’humain et ses intérêts
utilitaires, on finit par perdre l’effet bénéfique
de ce projet une fois que la machine et la technologie acquièrent
ce pouvoir destructeur. Ce dernier ne découle pas simplement
de la capacité de la machine et de la technologie mais il
apparaît également à partir du moment où
le principe utilitaire qui découle de l’activité
du faber prétend s’emparer du monde et des choses pour
les mettre à son service. La faber aspire à dominer
les choses et la nature et, pourtant, il se retrouve pris au piège
de cette menace qu’elles finissent par représenter
pour elles-mêmes. Le fait de considérer que les choses
(et l’utilisation que l’on en fait) doivent être
subordonnées aux intérêts utilitaires de l’homo
faber représente toujours un risque, auquel vient également
s’ajouter la dévalorisation intrinsèque du monde
et des choses que cette disposition implique.
Cette considération n’est possible que parce que l’humain
a dévalorisé le monde et l’objectivité
des choses, en les mettant à son service. Nous sommes, pour
cette raison, face à une détermination anthropocentrique
dénoncée, à juste titre, par Arendt, après
la prudence dont fait preuve la pensée classique.
La constitution de l’objectivité du monde et de la
permanence des objets donne un sens nouveau à la fabrication
et à l’activité de celui qui produit. La différenciation
entre l’activité et le résultat facilite la
distinction entre ce qui perdure et ce qui ne dure pas. Ce critère
est plus important que l’utilisation que l’on attribut
aux produits que l’on fait ou que l’on fabrique8. La
possibilité d’échange permet de valoriser les
choses et de donner un sens plus élargi à leur utilisation.
Cette valorisation (qui est variable et non pas rigide ou absolue)
conduit également à l’accroissement de l’importance
du processus même de production ou de fabrication. Tous les
produits, qu’ils soient issus du labeur ou du travail, acquièrent
cette valorisation en fonction de leur possibilité d’être
échangés et cela implique que la durabilité
(ajoutée à la possibilité qu’ils soient
estimés et acquis publiquement) des produits du travail les
rende plus précieux. Arendt se sert de cette caractérisation
du produit de l’effort et du travail pour établir une
généalogie de la valeur de l’utilisation et
de l’échange. A travers elle, il est également
possible de comprendre la finalité réelle ou apparente
de l’activité humaine, étant donné que,
dans le premier cas, on établit les principes concrets de
la vie active et que, dans le second, des fins se subordonnent à
d’autres fins, les transformant ainsi en moyens d’atteindre
d’autres fins plus élevées, qui pourront conduire
à une fin suprême.
Le travail, le labeur, la fécondité, la tangibilité
et la permanence se conjuguent afin de donner forme à la
configuration et aux mutations de la sphère politique. La
méfiance d’Arendt face à la finalité
de la praxis du marxisme est due à la proximité entre
ce dernier et la logique de consommation et du cycle de survie qui,
à la limite, est similaire à la logique de la simple
subsistance organique. Il s’agit là de la caractéristique
principale du projet marxiste, bien que dissimulé sous la
masque d’un perfectionnement futur et d’une élévation
des formes d’existence sociale. Son intérêt est
surtout de se rapprocher d’une image de la réalité
qui ne doit pas être tronquée, ni noyée dans
une logique stérile ou par une rationalité subjective
et aliénante. La génération circulaire de la
richesse ou du pouvoir n’enrichit pas la liberté et
la créativité de l’action, elle se limite à
obéir aux cycles dans lesquels les fins deviennent des moyens
qui, à leur tour, se transforment en d’autres fins.
En termes économiques, ce cycle peut être exprimé
à travers l’accumulation et l’appropriation de
la richesse. La défense de l’autosuffisance de ces
objectifs dégrade l’image moderne de la société.
Si cette logique implacable n’est pas 8 Idem, ibid., p. 203:
«La durabilité, unique critère qui détermine
si quelque chose peut exister en tant que chose et perdurer en tant
qu’entité distincte, reste le critère suprême,
malgré le fait que l’on ne produise plus de choses
adaptées à l’utilisation mais produites pour
être “emmagasinées dès de départ
en vue d’un échange futur.”» déconstruite
par les effets positifs de l’imprévisibilité
de l’action, c’est la liberté elle-même,
nécessaire à l’action civique, qui peut être
en cause. La force créatrice et la réalisation ajustées
à cette liberté ne peuvent être restreintes
par la recherche constante de la richesse par la richesse et du
pouvoir par le pouvoir. Les efforts de la liberté se retrouvent
marqués par la vulnérabilité propre à
ce qui est nouveau et imprévu, mais ils ne doivent pas être
négligés par l’objectivité froide et
stérile du labeur. Faire coïncider la libération
sociale et le projet émancipateur devant la nécessité
appauvrit la portée politique de la participation des individus
à la société. Des catégories et des
indicateurs comme la subsistance, la répétition, la
multiplication, la perpétuation et la création font
partie d’une synthèse politique de l’évolution
de la réalité sociale. Malgré la méfiance
d’Arendt face aux métaphores et aux catégories
biologiques et organiques, il est licite de constater que ces catégories
permettent de concrétiser une lecture biopolitique de l’histoire
et de la formation de la société. Les catégories
qui peuvent être considérées politiques, comme
le pouvoir, la gouvernance, l’action et la liberté,
établissent une relation stricte avec celles qui semblent
exprimer les mutations vitales d’un organisme complexe comme
la société. Il ne s’agit pas de reprendre l’idée
d’une réalité sociale tirée de la compréhension
de la vie organique, idée qui pourrait nous réorienter
vers l’illusion d’un pseudo-objet de la connaissance
scientifique, mais plutôt de constater que l’univers
social et du travail évolue à partir d’indicateurs
qui correspondent au parcours pénible et lent qui a cherché
et qui cherche encore à libérer l’homme de l’assujettissement
imposé par la nécessité.
La dynamique de légitimation des relations sociales de pouvoir
exige la contribution d’une action politique qui s’éloigne
de l’entreprise individuelle ou simplement égoïste.
La durabilité de cette action, ajoutée au résultat
du travail humain, permettent de contrarier l’éphémérité
des projets basés sur une finalité limitée.
L’action libère l’homme du cycle de subsistance
et de mortalité. Comme nous l’avons vu, cette libération
part de la conscience ou, pour ainsi dire, de la perception de la
finitude qui possède un registre ontologique dans différents
systèmes de la tradition philosophique. Mais la même
libération fait appel à son protecteur légitime,
un sens rénové de la participation civique qui doit
se manifester dans toutes les sociétés (y compris
celles qui se qualifient de libres). Bien que, dans son oeuvre Condition
de l’homme moderne, Arendt distingue la natalité comme
catégorie politique, par opposition à la mortalité
(mise en valeur dans son essai sur la violence), on comprend que
cette référence favorise la puissance ou la vitalité
de l’action et de ses vertus politiques, mais elle n’est
pas incompatible avec la recherche de la permanence et de la perpétuation
de la société que la disparition individuelle doit
favoriser.
Que l’on privilégie la référence aux
dispositifs qui interviennent dans la vie sociale par le biais de
l’action de l’état ou par la voie directe des
institutions ou des partis, que l’on prenne en compte le paradigme
totalitaire ou la coexistence toujours facile au sein d’un
univers pluriel et démocratique, il existe une connexion
entre la vie et la mort (ou mortalité). La signification
courante du paradigme biopolitique est précisément
celle-là. La pensée d’Arendt, marquée,
dans une large mesure, par l’Holocauste nazi et par les incompréhensions
et les difficultés épistémiques que celui-ci
a générées et génère encore,
ainsi que par la possibilité d’un autre Holocauste,
rendu possible par le développement technologique, oriente
inévitablement l’existence humaine non seulement vers
le croisement de l’oppression et de la libération,
de la dérégulation du pouvoir et de son organisation
rationnelle, mais également vers celui de la vie et de la
mort, de la survie et de l’annihilation. Que l’on situe
l’occurrence de la violence, de la domination ou du mal à
n’importe lequel de ces croisements, c’est de l’existence,
ou vie humaine, et de ses modalités spécifiques d’organisation
plurielle ou non plurielle qu’il s’agit, et c’est
dans ce sens que l’on peut l’envisager dans la perspective
biopolitique.
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