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HAN RYNER
L'INDIVIDUALISME DANS L'ANTIQUITE (1924)
Le Subjectivisme
Han Ryner (1909)
Des diverses sortes d’individualisme
Han Ryner (1921)

Texte travaillé par Jean Louis Prat.  Il a écrit une « Introduction à Castoriadis » aux éditions de la Découverte.

Texte transmis par une liste de diffusion consacrée à l’œuvre de Cornélius Castoriadis

Il existe un blog consacré à Han Ryner :

http://hanryner.over-blog.fr/

Une autre version de ce texte :

http://pagesperso-orange.fr/selene.star/page_individualisme_antiquite.htm

Une autre biographie sur Ephéméride Anarchiste

http://ytak.club.fr/decembre07.html

Des ressources pour les textes de Han Ryner

http://fr.wikisource.org/wiki/Spécial:Recherche?search=ryner&fulltext=Rechercher



Han Ryner (1861-1938)

Notice biographique

http://endehors.org/news/la-pensee-anarchiste-et-la-non-violence-par-xavier-beckaert

Écrivain et philosophe libertaire, Han Ryner a en maintes occasions défendu par le verbe et par la plume les compagnons prisonniers politiques tels E. Armand, Sacco et Vanzetti, Ascaso, Durruti, et bien d'autres. Anarchiste individualiste, Han Ryner est un de ces anarchistes pluralistes qui savent bien les complémentarités des différents courants de la pensée libertaire. Dans une enquête publiée en avril 1924, par L'idée libre, Han Ryner répondait à la question « L'Individualisme peut se concilier avec le Communisme ? » :

« Demandez-moi pendant que vous y êtes, si la respiration se peut concilier avec la circulation du sang, la pensée avec le sentiment, l'activité avec le repos. »

Car si la grande vérité de l'esprit d'Han Ryner est l'individualisme, un certain communisme reste la vérité de son cœur :

« Le communisme sera libération et durable conquête de tous quand il s'appuiera consciemment sur l'individualisme. L'individualisme ne fleurira toute sa splendeur que dans une société librement communiste. »

Pour aborder la pensée non-violente de Han Ryner, examinons brièvement deux répliques qu'il fait à Élisée Reclus (qu'il admirait profondément) dans leur correspondance :

- L'opprimé a le droit de résister par tous les moyens à l'oppression et la défense armée d'un droit n'est pas la violence !, dit Élisée Reclus.

- Disons plutôt que c'est une violence légitime en droit. Mais supprimer un oppresseur est-ce supprimer une oppression ? Problème différent, plus difficile à résoudre !, réplique Han Ryner.

Autre part, Élisée Reclus parle de la légende de Bouddha, à lui comptée par un ami tolstoïen. Il s'agit de Bouddha se laissant manger par un pauvre tigre affamé. Élisée Reclus disait :

« Je comprends cet apologue, mais les Bouddhistes ne nous racontent pas si, voyant un jour un tigre se précipiter sur un enfant pour le dévorer, il le laissa faire aussi. Pour moi, je crois que Bouddha tua le tigre. »

Et Han Ryner d'y joindre sa voix et sa réplique :

« Je le crois aussi. Mais je demande à voir le tigre et je ne consens pas à tirer naïvement sur un acteur revêtu d'une peau féroce. Dans la société, le tigre, est-ce tel oppresseur que voient mes yeux, patron, gouvernant, général, ou est-ce l'organisation sociale ? Le meurtre d'un patron supprime-t-il le tigre patronal ? Tuer un général est-ce tuer le tigre armé ? Faire disparaître un gouvernant est-ce dissiper le tigre gouvernement ? Décidément la comparaison est un peu trop boîteuse et le tigre social ne se tue pas à coup de fusil ! »

Han Ryner n'ignorait pas la distinction qui existe entre violence défensive et violence offensive, mais il considérait que la violence, même défensive, ne pouvait être un moyen adéquat pour faire disparaître la violence.

«La violence défensive peut quelque fois paralyser une violence offensive. Mais ne la considérez-vous pas comme une défaite ? Elle vous force à descendre sur le terrain de l'adversaire, à adopter ses méthodes et ses moyens. Utile quelque fois contre telle violence déterminée, elle ne saurait détruire le principe même de la violence et diminuer la violence en général! »

La violence peut-elle être facteur d'anarchisme? Voilà la vraie question selon lui :

« Comment l'anarchie se maintiendrait-elle, si la force parvenait à l'établir? Par la force encore ? Qu'est-ce donc qui la distinguerait d'un autre État? Conçoit-on une force organisée sans hiérarchie ? L'anarchie violente ne tarderait pas à devenir une archie. »

En conséquence, il se méfie de l'impatience révolutionnaire qui mène souvent à vouloir user de moyens en contradictions avec la fin en vue d'accélérer sa venue, alors qu'on ne fait que l'éloigner d'avantage:
« La beauté que je veux reste lointaine: on la retarde à la vouloir produire par ces moyens autoritaires qui ne peuvent que la détruire. »

Néanmoins, « ni résigné, ni aveugle d'impatience », Han Ryner refuse de tourner le dos à son but parce que « la pente fait aller plus vite ceux qui descendent que ceux qui montent », il propose seulement de consentir « aux nécessités naturelles, aux lenteurs inévitables dans toute création qui doit durer ». En anarchiste individualiste, il considère en définitive que pour qu'une révolution soit durable, elle doit d'abord être intérieure, car rien ne sert de changer l'aspect des choses, de modifier les gestes, sans que l'effort se porte sur l'individualité. On retrouve ici une impasse semblable à celle rencontrée chez Tolstoï.



HAN RYNER

L'INDIVIDUALISME DANS L'ANTIQUITE (1924)

NOTE PRÉLIMINAIRE

A deux reprises j'ai parlé complètement devant un public populaire cette histoire de l'individualisme antique.

La seconde fois, mes conférences devaient être sténographiées. Les circonstances n'ayant pas permis de réaliser ce projet, j'ai écrit, aux premiers loisirs, les pages qui suivent. Au silence solitaire du cabinet, je n'ai pas essayé de retrouver le ton oratoire ou l'accent de la causerie. Peut-être cependant de vieilles ou récentes réminiscences m'ont emporté quelquefois sur une pente que j'avais déjà tracée; et l'unité d'accent paraîtra ici insuffisante. Je serai heureux si on a l'impression que le parlé et l'écrit se fondent, ou à peu près, en sourire et en familiarité plutôt qu'en emphase et en déclamation.

Une rapide histoire de l'individualisme antique forme un chapitre d'un assez gros livre futur, La Sagesse qui rit. Mais un chapitre n'est pas écrit pour lui-même et il me semble que mes deux essais ne feront point toujours double emploi. Dans La Sagesse qui rit, l'histoire est étudiée uniquement pour en tirer des enseignements pratiques et actuels. Dans la présente brochure, je suis un peu plus désintéressé, un peu plus curieux, un peu plus historien.

J'ai aussi pu me permettre aujourd'hui des détails des explications et les développements qui, dans le gros livre tourné vers autre chose, auraient fait longueur.

INTRODUCTION

Rien n'est difficile comme la découverte de la vérité historique. Je ne connais que la guerre du Péloponnèse qui puisse - grâce à la conscience peut-être unique de Thucydide - être contée avec quelque assurance. Les documents contemporains sont rarement désintéressés. Même lorsque l'auteur n'est pas aveugle et qu'il ne ment pas consciemment, même lorsqu'il dit ce qu'il croit: ce qu'il croit est de la réalité déformée par ses préjugés, par sa religion, par sa patrie, par son parti, par ses amitiés et ses antipathies.

L'histoire d'une doctrine est plus facile que les autres histoires lorsque nous possédons l'œuvre du docteur. Ici nous devenons, presque exempts de passions, à peu près contemporains du fait. A peu près seulement. Il faut que nous tenions compte de la vie changeante des mots; il nous faut deviner des allusions qui jadis éclairaient et aidaient le lecteur, qui aujourd'hui nous gênent et nous troublent N'importe. J'oublie la grande colère de Malebranche contre Spinoza, les âneries de cent universitaires sur Spinoza; je lis l'Ethique et le Traité théologico-politique, et je connais la pensée de Spinoza dans la mesure où je suis capable de pénétrer une pensée étrangère.

Pour les individualistes antiques, je n'ai pas toujours la ressource essentielle que présente l'étude de Spinoza ou de Kant. Plusieurs, et des plus grands, n'ont rien écrit. Des autres, souvent les textes sont perdus. Les rares fragments qui nous sont parvenus ont été choisis, la plupart du temps, par des ennemis, dans un but polémique. Dans tous les domaines, les ouvrages anciens ont disparu en proportion effroyable. Les œuvres individualistes ont été particulièrement maltraitées. Les a-t-on détruites à dessein? Plus probablement et plus simplement, elles intéressaient moins les gens qui disposent de l'argent et achètent les livres, elles ont été reproduites en moins grand nombre et leurs chances ont été appauvries de nous parvenir.

Nous connaissons la pensée de la plupart des individualistes antiques par des expositions étrangères. On sait, de façon générale, combien la meilleure volonté de fidélité laisse infidèles de telles expositions. Lorsque, avec tout le respect dont nous sommes capables, nous avons essayé de reproduire la pensée du voisin, le voisin presque toujours nous accuse de l'avoir trahie. Les pensées individualistes, transmises par des écrivains sociaux, ont dû subir des déformations singulières. L'écrivain social n'a pas toujours compris. Parfois il s est appliqué à présenter moins un portrait qu'une caricature. Il est rare qu'un conformiste puisse relates sans sourire une pensée non conformiste. Quelques-uns pourtant de nos individualistes ont su se faire aimer. Parfois aussi une mort pathétique a projeté sur leurs paroles lumière et gloire. Si les demi-disciples qui les aimaient continuaient à aimer la Cité, quelles étranges modifications a apporté dans leurs souvenirs l'effort de concilier deux amours contradictoires. Il leur est arrivé de socialiser cela même qui était le plus antisocial...

Mais les hommes que je vais étudier sont-ils bien des individualistes?

Vers le commencement du siècle, j'exposais la pensée des plus célèbres d'entre eux dans les milieux les plus divers. Presque toujours, un nietzschéen me déclarait que je n'avais pas parlé d'individualistes. La mode donnait raison à mon contradicteur. Lorsque Brunetière ou Faguet s'imaginaient avoir réfuté Nietzsche, ils se vantaient d'avoir démoli l’individualisme. Pour les adversaires de Nietzsche comme pour ses amis, pas d'individualisme en dehors du nietzschéisme.

Je ne me suis jamais inquiété de la mode. Je continuais, malgré toutes les contradictions, d'appeler Socrate, Epicure, Epictète et quelques autres des individualistes. Et je me proclamais individualiste comme eux.

Quant à l'objection nietzschéenne, selon mon humeur du moment, suivant aussi la valeur et la courtoisie de celui qui me l'opposait, j'y répondais de façons diverses. Certaines heures nonchalantes, je me contentais de rappeler que les définitions sont libres. Presque toujours j'ajoutais qu'il est plus individualiste de ne pas définir. Les cyniques (1) et Nietzsche évitent également la définition et savent également pourquoi: l'individu est reconnu indéfinissable même par les plus dogmatiques et les plus définisseurs des logiciens. Mais, pour nous individualistes, il n'y a d'existence que dans les individus, dans les choses particulières, dans les faits d'une fois, et c'est tout le réel que nous devons déclarer indéfinissable. Les termes généraux - le mot individualiste comme les autres - ne désignent rien d'extérieur à notre esprit. Non seulement ma conception a le droit d'être différente de la vôtre; mais. si on ne se contente pas, au moins d'un côté, de prononcer des mots vides, s'il y a vraiment, ici et là, conception elles ne peuvent pas éviter d'être différentes. Par le même mot, nous exprimons, comme le remarque Antisthène, deux séries d'expériences. Vous n'êtes pas moi, je ne suis pas vous et nous n'avons pas rencontré dans le même ordre les mêmes objets. L'individualiste n'est-il pas l'homme qui comprend la nécessité des différences et qui joyeusement y consent? ... Si j'allais être plus individualiste que vous précisément parce que qu'admets chez vous, en la repoussant pour moi votre façon de comprendre l'individualisme, tandis que vous voulez, semblable à nos ennemis communs, m'imposer comme unique, un certain type d'individualisme Une orthodoxie individualiste, laissez-moi rire, cher orthodoxe.

Quelquefois, si on avait été trop agressif, je faisais semblant de devenir agressif moi-même. J'ajoutais que la liberté de définir, ou plutôt de dénommer, a des limites raisonnables. Il serait absurde de trop éloigner les mots de leur sens naturel; et individualiste ne vient pas de ego. Alors je refusais le nom d'individualiste à quiconque ne respectait pas tous les individus. Mais, lorsque je combattais selon cette méthode et opposais intolérance à intolérance, ce n'était pas sans me moquer un peu de l'adversaire et de moi-même.

Presque toujours je préfère donner au mot un sens large et relatif. Non seulement chez tout penseur mais chez le plus ignorant des hommes, je trouve, emmêlés, des éléments individualistes et des éléments conformistes. J'appelle individualiste celui chez qui les premiers dominent, celui qui le plus souvent s'éloigne du troupeau. Peu importe, quand il s'agit seulement de ce nom général et vague, qu'on s'écarte vers la droite ou la gauche. Je salue comme individualiste quiconque, dans une époque religieuse, se montre impie, quiconque dans un milieu orthodoxe se manifeste hérétique; quiconque, dans une période de civisme, sait rire de la cité ou maudire les crimes de la patrie.

En dehors des mathématiques, l'individualiste n'essaie que de négligentes définitions de mots sur lesquelles il croirait dangereux d'appuyer l'écrasement d'une démonstration. Il ne parque guère non plus les choses dans des classifications rigides et définitives. Ses classifications, toujours provisoires, il les tente pour mieux éclairer un instant tel ou tel aspect de tel ou tel concret. Mes classifications des diverses formes de l'individualisme pourront donc varier sans que j'en rougisse. J'ai hâte cependant de distinguer mes tendances des tendances nietzschéennes. Depuis une vingtaine d'années, j'ai accoutumé de nommer la doctrine de Nietzsche, d'après un des titres les plus célèbres du grand lyrique, l'individualisme de la volonté de puissance. Et je lui oppose, au nom de Socrate, d'Epicure, d'Epictète, en mon humble nom aussi, l'individualisme de la volonté d'harmonie (2).

CHAPITRE PREMIER

LES SOPHISTES

Historiquement, les premiers philosophes chez qui la pensée individualiste prend conscience d'elle-même sont ceux qui se donnent le nom glorieux de sages ou sophistes.

Nous les connaissons fort mal. Aucun de leurs ouvrages ne nous est parvenu. C'est à travers des attaques et des réfutations que nous devons distinguer ce qu'ils furent en réalité. La plupart des historiens, naïvement, croient juger ces hommes en coordonnant les réquisitoires sans contrepartie qui nous restent contre eux. On répète donc avec une amusante confiance les paroles de leurs ennemis Platon et Xénophon. Le redoutable Platon, grand admirateur d'Aristophane, est un génie comique plus encore qu'un génie dialectique, presque autant qu'un génie métaphysique. Il a tracé de nombreuses caricatures que les modernes, trop malicieux ou trop dépourvus de malice s'obstinent à prendre pour des portraits. Le plus naïf des universitaires, et le plus respectueux des textes, ne croit pas que Les Nuées représentent le véritable Socrate. Mais il croit, en prenant à la lettre un pamphlet platonicien, connaître le vrai Gorgias.

La puissance comique de Platon a fait des sophistes extrêmement vivants, et par conséquent extrêmement distincts. Supposez qu'un grand poète comique appartenant au parti clérical ait mis en scène les encyclopédistes: il aura exagéré les divergences de doctrine; il aura fait des contradictions avec les moindres originalités de l'expression et les moindres différences de tempérament. Il nous présentera une poussière d'opinions, et ceux qui les soutiendront n'auront à ses yeux qu'un seul point commun: la mauvaise foi. Ainsi Platon a voulu nous montrer les sophistes. Son génie âprement injuste et la sottise universelle ont collaboré efficacement: le nom qui fut le nom de la sagesse est devenu une cruelle injure.

Composée de personnages très originaux par la forme de leur talent et par le détail de leur pensée, la génération des sophistes offre bien pourtant sa marque propre et marche dans une direction nettement indiquée. Elle commence le grand mouvement critique et subjectiviste qui rendra passionnément intéressante et toujours utilisable l'éthique grecque. Les sophistes retournent l'attention philosophique de l'objet vers le sujet, du monde vers l'intelligence humaine. A tous il faut appliquer le mot magnifique que Cicéron applique au plus grand d'entre eux, à Socrate. Ils ont travaillé à «faire descendre la philosophie du ciel sur la terre». Tous savent, comme Protagoras, que «l'homme est la mesure des choses» et qu'il doit chercher en lui-même la vérité au lieu de l'accepter d'autorités étrangères.

Cette doctrine, que nous connaissons uniquement par ses détracteurs, nous est présentée dans une exagération et un grossissement grotesques. Protagoras ne professait même pas le pur scepticisme, - ce qui ne serait pas plus ridicule, d'ailleurs, que bien des dogmatismes gratuits et que telles chimères platoniciennes. Protagoras enseignait la vertu et l'énergie active. La fameuse formule: «L'homme est la mesure de toutes choses» a un ou plusieurs sens vrais partout et toujours. Chacun se fait sa science à soi-même et ce qu'on appelle respectueusement La Science ne se peut composer que de travaux personnels et de découvertes individuelles mises en commun. Aucun de ces travaux ou aucune de ces découvertes ne sauraient échapper aux nécessités de notre nature et à ce que Kant appellera nos formes. L'individualisme, qui a ainsi sa place partout. a seul place dans la science qui seule intéresse la plupart des sophistes, celle de la nature humaine (3). J'arriverai peut-être à quelques conclusions valables pour tous les hommes, mais je ne les puis découvrir qu'en moi et chacun ne les peut découvrir qu'en lui-même. En moi, je trouverai ma nature humaine aussi bien que ma nature individuelle, mes ressemblances avec les autres hommes comme mes différences.

Gorgias, disciple des Eléates, professait, sous une forme différente, les mêmes vérités profondes que Protagoras. La réalité ne saurait être connue de façon absolue; et les connaissances relatives que nous en prenons ne sont pas communicables. Nul ne doit donc s'en rapporter à l'enseignement d'autrui: seuls nos efforts personnels nous conduiront à la science possible. Il en est de la vertu comme de la science: on ne peut ni l'enseigner ni la transmettre, elle est incommunicable et ne reconnaît pas de maîtres et de disciples

L'injustice de Platon et de la postérité a dénaturé la pensée de Gorgias sur la rhétorique comme sa pensée philosophique. Il avait remarqué que l'art oratoire est, par lui-même, indifférent au vrai ou au faux: les mêmes arguments et les mêmes formes de langage peuvent servir à défendre une bonne et une mauvaise cause et l'homme habile à les manier peut faire prévaloir une cause naturellement mauvaise. On l'a injurié pour avoir exprimé ces faits qui sont incontestables et dont la mise en formules dans la théorie de l'enthymême sera une des gloires d'Aristote.

Mais le centre de la sophistique c'est le grand conseil éthique d'obéir à ma nature, non aux lois et aux mœurs. Calliclès affirme dans le Gorgias: «Pour la plupart des choses, la nature et la loi sont opposées entre elles». Thrasymaque, au premier livre de la République: «Les gouvernants érigent en loi ce qui leur sert. Le droit n'est pas autre chose que l'avantage du plus puissant. Il n'y a que les fous et les faibles qui se croient liés par les lois: l'homme éclairé sait le peu qu'elles valent». Hippias, dans Xénophon, conteste que les lois, qui changent si souvent, soient plus respectables pendant que la cité cherche à les imposer qu'avant de paraître utiles aux législateurs ou après qu'à l'user ils ont les reconnues nuisibles. Il réserve le titre de lois naturelles à celles qui partout et toujours sont également admises. Mais combien de lois positives présentent ce caractère universel? Est ce que presque toutes ne restent pas locales et temporaires? Pourquoi se préoccuper, par exemple, de cette interdiction de l'inceste qui, on ne sait pourquoi, semble si nécessaire à tel peuple, si ridicule à tel autre et qui, à Athènes, condamnait le mariage avec la sœur de mère, non avec la sœur de père? Dans le Protagoras de Platon, ce même Hippias constate que la loi contraint les hommes comme un despote, à beaucoup de gestes contraires à la nature (4). Et les sophistes multiplient, au nom de la nature, les critiques précises contre des lois particulières. Alcidamas rejette la différence légale entre l'esclave et l'homme libre. Aristote nous apprend d'ailleurs que les sophistes étaient nombreux qui condamnaient dans l'esclavage un outrage fait à la nature humaine. Lycophron déclare la noblesse un avantage imaginaire.

En somme, ce sont tous les problèmes pratiques que les sophistes tranchent par la distinction entre la nature et la loi. Des cyniques qui les continueront dans cette critique, Zeller dit naïvement qu'ils «découvraient le point le plus vulnérable de la société antique». Zeller croit, sans doute, les codes modernes proches de la nature.

Ainsi, les sophistes ont bien une doctrine commune et cette doctrine est individualiste. Mais ces individualistes sont des individus. Une fois libérés des préjugés ambiants, ils se manifestent, comme on peut s'y attendre, infiniment divers. Tous sont ennemis de la loi, par amour pour la nature. Mais la nature n'est-elle pas riche ou complexe? Ils discernent en elle des puissances diverses. Les uns regardent telle puissance, les autres, telle autre puissance, comme plus importante.

Dans la façon de comprendre et d'aimer la nature, il entre presque nécessairement un parti-pris conscient ou inconscient. Est-ce à la nature de l'être vivant, est-ce à la nature proprement humaine que je veux obéir? L'une et l'autre s'enlacent en moi, parfois pour le baiser, souvent pour le combat. De laquelle, dès qu'elles sont en lutte, mon effort me fera-t-il l'allié? Pour Calliclès, c'est à ce qu'il y a de plus profond et de plus universel dans le vivant que je dois obéir. Pour les sophistes Prodicus et Socrate, c’est à ce qu'il y a en moi de plus noble et de plus humain. Les deux tendances se retrouvent tout le long de l'histoire de l'individualisme. Toujours on découvre un individualisme de la sensibilité et un individualisme de la raison.

L'individualisme de la sensibilité a déjà dans Calliclès les mêmes caractères généraux que dans Nietzsche. Pour l'un comme pour l'autre, ce qui fait le fond du vivant, c'est la tendance à dominer, la volonté de puissance. Pour Prodicus et pour Socrate, ce qu'il y a de plus précieux en moi c'est la raison créatrice d'harmonie. Un individualisme de la sensibilité peut aussi, nous le verrons, être une doctrine de la volonté d'harmonie. Mais aucun sophiste ne semble prévoir et ébaucher le délicat chef-d'œuvre que sera l'épicurisme.

* * *

Connaissons-nous Socrate mieux que les autres sophistes? Plus mal peut-être. Nous sommes moins en garde contre les miroirs déformateurs qui nous le présentent.

Nous ne le connaissons pas, lui, par des adversaires, car nul ne prend les Nuées au sérieux. Nous le connaissons par deux disciples affectueux et infidèles qui veulent le rendre sympathique à ses ennemis nécessaires et qui l'utilisent pour des fins contraires aux siennes.

L'historien ne peut avoir qu'une confiance médiocre en Xénophon ou en Platon. Xénophon, nous le savons trop, était capable de réticences, d'équivoques, et même de mensonges directs. Avant de se rendre à la cour de Cyrus le jeune, il avait promis à Socrate, qui désapprouvait le voyage, de consulter l'oracle de Delphes: il demanda à l'oracle non s'il devait partir, mais quel sacrifice il devait offrir avant son départ. Dans l'Anabase, - qu'il publia sous le nom de Thémistogène de Syracuse - il s'attribue un rôle important que son contemporain le sérieux Ephore ignore complètement. Sans la grâce discrète de son style, on serait tenté de l'appeler le soldat fanfaron. Cet écrivain souple, souriant, insinuant, mais sans aucune sincérité, était, - si l'on ose ce mot anachronique, - un impérialiste: il rêvait d'un chef puissant qui conduirait les Grecs unis à la conquête de l'Asie. Ce soldat qui a toutes les élégances de style compatibles avec une intelligence médiocre, cet Athénien que son goût pour la discipline étroite rendit Spartiate, cette manière de prophète d'Alexandre n'était guère fait pour comprendre une pensée individualiste.

Platon pouvait comprendre. Mais ses préoccupations n'étaient pas celles d'un interprète consciencieux. «Que de choses ce jeune homme me fait dire auxquelles je n'ai jamais songé», s'écriait Socrate. Combien plus librement encore Platon le déforma après sa mort; comme il le rendit platonicien! Cette théorie des Idées, par exemple qu'il fait soutenir sous tant de formes par Socrate, Aristote nous apprend qu'elle était complètement étrangère à Socrate. Non content de transmuer en métaphysicien un sage qui méprisait toute métaphysique, ne lui prête-t-il pas une éthique plus platonicienne que socratique? Platon vante, dans la République, ce qu'il appelle «le mensonge salutaire». En appuyant de l'autorité de Socrate des idées non socratiques, ou parfois anti-socratiques combien a-t-il osé de mensonges qui lui paraissaient salutaires?

Si Socrate était mort de mort naturelle, on nous le présenterait, je crois, comme un personnage grotesque, assez voisin du Diogène légendaire. Il ne serait pas difficile de retrouver dans les textes le commencement du travail par lequel les raillés transformaient le grand railleur en être ridicule. On en reconnaît des traces jusque dans Platon. La mort pathétique du plus grand des sophistes fit dévier la légende: au lieu de ridiculiser Socrate, on l'utilisa et on le socialisa. De faux disciples qui aimaient sa personne et son accent plus que sa pensée et dont l'amour fut accru par sa «passion» et son souriant héroïsme, mirent d'accord leur affection avec leurs convictions les plus profondes et firent à Socrate le don précieux, croyaient-ils, d'une pensée acceptable pour l'opinion contemporaine. Il est probable que cette «idéalisation» commença en eux de façon inconsciente. Ne fut-elle pas achevée volontairement par d'excellents avocats et qui avaient peu de respect pour la vérité?

C'est bien de vérité qu'alors il s'agissait!

Les Mémorables ne répondent pas au réquisitoire tel que Mélitus le prononça devant les Héliastes. Xénophon y réfute une œuvre écrite quelques années plus tard et où un certain rhéteur Polycrate donnait à l'accusation une forme littéraire.

On n'accorde à ce Polycrate et à son ouvrage perdu aucune importance d'aucune sorte. On remarque en souriant que ce rhéteur est aussi le plaisant auteur d'éloges de la marmite, du caillou, de la souris; le paradoxal apologiste de Clytemnestre, d'Hélène, de Pâris et jusque de Busiris, tyran anthropophage tué par Hercule. Dans son pamphlet contre Socrate on méprise, comme dans chacun de ces éloges, un exercice d’école.

Je soupçonne que l'œuvre était méprisable d'une autre façon et plus odieuse.

Ce que les historiens de la littérature ancienne méprisent sous le nom d'exercices d'école ressemble beaucoup à des ouvrages dans lesquels nous saluons des travaux littéraires et désintéressés. Ces éloges de Clytemnestre ou de Busiris, d'Hélène ou de Pâris, ne sont-ils pas les germes des futures fables milésiennes? Ne modifiaient-ils pas la légende ou l'histoire, et serait-il exagéré d'y voir déjà, sous la forme oratoire qui était à la mode, des manières de contes et de romans?

A côté d'œuvres littéraires et souriantes, un même homme peut composer des ouvrages d'action immédiate et de redoutables pamphlets. Parce que Fénelon est l'auteur du Télémaque et de quelques jolies fables, croira-t-on qu'il ne prenait pas au sérieux la doctrine du pur amour et la polémique contre Bossuet? Parce que Chateaubriand a laissé Les Martyrs, Atala, René, Le dernier des Abencérages et Les Natchez, croirons-nous qu'ils ne fut pour rien dans la guerre d'Espagne? Paul-Louis Courier n'est pas toujours plongé dans Daphnis et Chloé. Lamartine et Victor Hugo se mêlent aux luttes politiques. Les mauvais romans de M. Léon Daudet empêchent-ils M. Léon Daudet d'avoir du sang sur les mains?

Pas d'importance, le pamphlet de Polycrate?... il me semble que Xénophon a senti autrement qui y a répondu par les quatre livres des Entretiens mémorables. L'Apologie de Platon et le Criton pourraient bien avoir la même origine et combattre le même combat.

Les Athéniens, nous dit-on, se repentirent d'avoir assassiné Socrate et condamnèrent ses accusateurs. Un peuple se repent-il à l'unanimité et ses conversions sont-elles de naïfs retournements, et complets, comme celle de Saul tombant du chemin de Damas pour se relever Paul?...

Si les socratiques s'enfuirent à Mégare, il est probable que ce n’est pas sans quelque raison. Parmi les futurs voyages de Platon, est-il certain qu'aucun ne fut déterminé complètement ou partiellement par la persécution? Xénophon, contraint de renoncer à sa patrie naturelle, s'irrita et s'aigrit jusqu'à devenir un ennemi d'Athènes.

Autour du cadavre de Socrate, il se livra sans doute un combat long, acharné, non exempt de périls.

Revenus à Athènes, les socratiques contaient, à toute occasion, la «passion» de leur maître et le courage pathétique de sa mort. Ils allumaient et entretenaient une émotion. Ils obtinrent la condamnation des accusateurs.

Croit-on que le succès fut conquis sans lutte et s'imagine-t-on que le combat eut lieu en champ clos et sans que l'une ou l'autre partie eût des alliés?...

La politique s'empare de tout. Même si aucun des disciples n'avait appartenu aux grandes familles et au parti aristocratique, ce parti aurait utilisé Socrate et l’émotion soulevée contre le clan démocratique qui se trouvait, par hasard, coupable de sa mort. La condamnation d'Anytus et de Mélitus fut une victoire des aristocrates. Y-a-t-il jamais eu un parti qui ait su ne se point enivrer au moindre succès et ne pas abuser de la victoire? Les démocrates, humiliés et menacés, durent se retourner contre les socratiques. Le pamphlet de Polycrate fut une de leurs armes. Arme redoutable, si on en juge par l'émotion de Xénophon et par le soin avec lequel il forge le bouclier des Mémorables.

Polycrate attaque Socrate pour préparer, sans doute, le procès des socratiques. Dans l'attaque et dans la défense, socratiques et aristocrates ont maintenant des ennemis communs; la nécessité les allie indissolublement. L'auteur des Nuées, menacé des mêmes menaces qu'eux, devient un ami sûr. Au Banquet, Platon symbolise la vérité du moment, une vérité postérieure à Socrate, en faisant fraterniser son maître et Aristophane.

On ne devine pas seulement, comme une nécessité humaine et politique, le vaste et durable combat; on en retrouve, dans l'oublieuse histoire, quelques traces. Comme Platon se présentait au tribunal pour défendre son ami Chabrias, Diogène Laërce nous montre un délateur nommé Crobyle qui l'aborde insolemment «Toi qui viens au secours d'un autre, oublies-tu donc que tu es destiné au même supplice que Socrate?»

Trois partis se présentaient aux socratiques attaqués. Ils pouvaient répondre à Polycrate comme Socrate avait répondu à Anytus et subir, avec le courage de leur maître, le sort de leur maître. Aucun d'eux n'avait, semble-t-il, une âme de martyr. Ils pouvaient dire la vérité et que leur amour pour Socrate ne les empêchait pas de penser autrement que lui sur la question des lois. On aurait douté de leur sincérité et on les aurait raillés comme des lâches. Puisqu'ils avaient la paresse de vivre et ne pouvaient se solidariser avec Socrate; puisqu'ils ne voulaient pas se déshonorer en reniant publiquement leur maître, il ne leur restait qu'à solidariser Socrate avec eux et avec leur doctrine conformiste. C'est ce qu'ils firent. Ils ne prêtèrent pas seulement à Socrate des paroles que Socrate n’avait point dites, que Socrate était incapable de dire, mais des paroles qu'il avait refusé de dire. Pour l'argumentation, je soupçonne l'Apologie de Platon de reproduire exactement le discours que Lysias avait offert à Socrate et que Socrate avait repoussé. Mais Lysias n'avait que du talent. Platon a du génie. Pas seulement le génie philosophique, mais le génie dramatique et la puissance de dresser des êtres vivants. A son Socrate il sut donner les attitudes, les gestes, les sourires, les regards, la voix du Socrate réel. Il lui fit dire, détournés vers un sens étranger et anodin, beaucoup de mots et de phrases, parmi les plus redoutables, qui étaient sortis de ses lèvres et dont on se souvenait. Grâce à l'étonnante vérité extérieure et à la subtilité minutieuse des déformations, ceux qui avaient connu Socrate croyaient, lisant Platon, le revoir et l'entendre. Oui, - songeaient-ils, - c'est bien ainsi qu'il parlait; oui, c'est bien là ce qu'il disait.

Platon et Xénophon gagnèrent leur procès. Ils vécurent et sauvèrent les camarades. Admirons-les d'avoir réussi ce qu'ils voulaient. Mais sachons ce qu'ils voulaient et combien ils étaient indifférents à la vérité historique. Ils combattaient pour leur vie et pour celles de quelques autres et ne ménageaient point ce que le subtil Platon appelle quelque part «le mensonge salutaire». Ils ne parlent de Socrate et ne le font parler qu'avec des préoccupations étrangères et postérieures à Socrate. Et ils ne songent pas à nous renseigner, mais à vaincre. N'ayons plus la naïveté de prendre ces avocats et ces accusés sans héroïsme pour des historiens.

En Socrate, on avait condamné un sophiste et un ennemi des lois. Ceux qui ne voulaient ni le suivre dans la mort ni paraître le renier étaient acculés à faire de lui un ami des lois et un ennemi des sophistes.

Certaines circonstances facilitaient singulièrement la double transformation.

Parmi la réprobation, la méprisante curiosité, la crainte de se commettre, la crainte aussi d'être battu et ridiculisé par des jouteurs trop redoutables, les sophistes - comme nos anarchistes - discutaient surtout entre eux. Socrate était le plus habile, celui qui triomphait presque toujours. Du raisonneur qui avait vaincu tant de sophistes on fit sans trop de peine un ennemi des sophistes.

Mais, pendant sa vie, avant le travail transformateur de Platon et de Xénophon, tous le considéraient comme un sophiste. Quand Aristophane veut combattre la sophistique, c'est en Socrate qu'il l'incarne. - Dans Platon même, Socrate s'avoue disciple de Prodicus et on sait qu'il envoyait des élèves à son vieux maître. - Xénophon, au quatrième livre des Mémorables, lui fait prononcer étourdiment un éloge de la sophistique qu'il devait, en effet, répéter souvent. De tardifs commentateurs, incapables de concilier ces paroles avec l'idée qu'ils se font et de Socrate et des sophistes. ont voulu leur trouver un sens ironique. Le texte paraît s'opposer invinciblement à cette explication. - Au Gorgias, Calliclès dit à Socrate qu'il connaît parfaitement la distinction capitale de la nature et de la loi, mais qu'il l'applique mal.

Il est difficile, en effet, de ne pas reconnaître une forme de la doctrine commune à tous les sophistes dans la fameuse distinction des «lois écrites» et des «lois non écrites» et dans l'affirmation que c'est aux dernières qu'on doit obéir. L'autre grande marque du sophiste se retrouve aussi dans Socrate. L'homme est bien la mesure de toutes choses pour celui qui ne voyait qu'un conseil à donner: «Connais-toi toi-même».

Malgré les apologies légalistes de Xénophon et de Platon, il est certain que Socrate méprisait les fois religieuses de son temps. Dans l'Euthyphron, qui est de la jeunesse de Platon et qui semble assez fidèle à la pensée socratique, une analyse précise et cruelle montre ce qu'il y a d'absurde dans le concept de sainteté, une lumière railleuse éclaire les contradictions de la religion, et Socrate conclut qu'il ne faut demander de conseils de conduite ni aux prêtres ni aux dieux.

Ennemi de toute politique comme de toute religion positive, il condamne, dans le Gorgias, tous les hommes d Etat, même ceux qu'admire le vulgaire. Naturellement ses critiques, comme celles de tout individualiste portent directement contre le social qui l'entoure. Avec un peu de naïveté ou de mauvaise foi, on les peut utiliser en faveur d’une autre forme de société. Sa critique de la religion paraîtra à quelques chrétiens une critique du paganisme; sa critique de la politique est souvent réduite par les aristocrates Platon et Xénophon à une critique de la démocratie. Mais les motifs des condamnations sont trop profonds; ils détruisent toute politique et toute religion constituée.

Aristophane aurait été inévitablement l'allié du Socrate classique. Platon, au Banquet, pousse en effet la logique jusqu'à faire de ces deux ennemis deux amis. Mais alors qui donc avait fabriqué les Nuées? on ne comprend pas non plus pourquoi le gouvernement aristocratique des Trente poursuit d'une haine implacable cet ennemi de la démocratie. On a vraiment abusé du hasard qui a fait tuer Socrate par un gouvernement populaire. On sait que les Trente allaient le faire périr quand ils furent renversés. Entre lui et tout gouvernement, la lutte était irrémédiable. Il était l'ennemi de tout ce qui a soif de commander ou d’obéir, de la populace d'en haut comme de la populace d'en bas. Tant qu'il vécut, il réunit contre lui tous les partis. S'il irrite les démagogues par son opposition dans le procès des dix généraux, il refuse aux Trente tyrans de leur livrer Léon de Salamine. Il raille le démocratique tirage au sort des magistrats; mais les Trente ne lui paraissent en rien supérieurs aux élus de la fève: il les compare à des bouviers qui chaque soir ramèneraient à l'étable un troupeau moins nombreux et plus maigre. Il est l'indépendant qui proclame sa conscience, non les conventions de droite ou les conventions de gauche.

Aussi son démon le détourne de toute action politique. Le juste qui s'occupe des affaires de l'État y trouve sa perte sans profit pour personne. Son expérience est d'accord avec son démon. Deux fois, - dans l'affaire des îles Arginuses et dans l'affaire de Léon de Salamine, - les circonstances le contraignent à une action ou à une abstention d'ordre politique. Les deux fois, son amour de la justice le met en péril de mort sans lui permettre de sauver les innocents qui déplaisent au gouvernement démocratique, l'innocent qui déplaît au gouvernement aristocratique.

Il est l'ennemi de toutes les lois positives. Mais sa terminologie diffère de celle des autres sophistes. Ce qu'ils appellent la nature, il le nomme plus volontiers «la loi non écrite». Platon abusera de cette particularité.

«L'ordre qui s'appuie sur la contrainte, non sur la persuasion, je l'appelle tyrannie, je ne l'appelle pas loi». Après avoir ainsi retiré le nom de loi à tout ce qui s'appuie sur des sanctions artificielles, il louait, sans doute, lyriquement la loi, c'est-à-dire la nature et la conscience. Platon notera ces éloges magnifiques et, oubliant la définition socratique de la loi, les appliquera impudemment aux lois positives, aux lois d'Athènes. Tel est l'artifice sur lequel est construit tout le Criton, dialogue menteur dès son titre. Ce n'est pas Criton, vieil ami de Platon, qui prépara la fuite de Socrate et essaya de le persuader, c'est Eschine, en qui Platon haïssait un ami particulier d'Aristippe. Platon n'hésite pas à fausser même la vérité de fait dès qu'il s'agit de satisfaire une de ses sympathies ou une de ses antipathies. Négligemment, il vole à quelqu'un qu'il n'aime pas un rayon de gloire pour en éclairer un visage qu'il aime.

Dans la pratique comme dans la théorie, Socrate méprise la loi positive. Lorsque Critias porte contre la liberté de la parole une loi qui fait songer déjà à nos «lois scélérates», Socrate n'en modifie nullement sa conduite. Appelé devant Critias, il répond aux reproches et aux menaces par de négligentes railleries.

La méthode de Socrate, comme l'expliquent tous les manuels, comprend deux procédés: ironie et maïeutique. L'ironie, méthode de réfutation, détruit les dogmatismes et ne les remplace pas. Elle aboutit à la fameuse formule: «Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien». Elle démontre uniquement que le dogmatique est moins sage que Socrate: le dogmatique, ne sachant rien lui non plus, croit savoir.

Socrate n'enseigne donc pas, et les manuels ont tort qui appellent la maïeutique une méthode d'enseignement. Socrate, dans l'apologie, dit de ceux qui l'écoutaient: «Ceux que mes calomniateurs appellent mes disciples». il ajoute: «Je n'ai jamais été le maître de personne». Après que l'ironie avait chassé les affirmations venues du dehors, les interrogations maïeutiques ne conduisaient directement à aucune doctrine, elles exerçaient le jeune ami à trouver en lui-même toutes les vérités éthiques.

Socrate semble, dans Platon, commettre une double erreur. Il croit que toute science dort en nous, qu'apprendre n'importe quoi, c'est se souvenir; que nous pouvons réveiller, dans une mémoire plus ancienne que notre vie actuelle, la connaissance des choses comme la connaissance de nous-mêmes. Dans le Ménon, des questions adroitement posées font découvrir à un ignorant la mesure du carré construit sur l'hypoténuse. Mais c'est là une ingénieuse fantaisie de Platon. La théorie de la réminiscence est un corollaire de doctrines métaphysiques tout à fait étrangères à Socrate. Tel qu'il l'entendait, le «Connais-toi toi-même» condamnait ces rêveries et à la fois méprisait tout ce qui se rapporte aux carrés et aux hypoténuses. «Connais-toi toi-même» signifie dans la bouche de Socrate:«Ne t'inquiète pas des connaissances extérieures» et non, comme dans la bouche de Platon: «Découvre en toi l'univers». ce que nous devons chercher en nous-mêmes, d'après Socrate, c'est uniquement la connaissance des «lois non écrites» et des règles de la conduite.

Mais voici l'erreur proprement socratique: la connaissance des lois véritables entraîne nécessairement l'obéissance à ces lois. «Personne n'est méchant volontairement» et toute faute est une erreur. Socrate croit qu'il suffit de voir clair pour avoir la force de marcher et de marcher droit. Il ignore quelques-unes des faiblesses humaines. La science de moi-même et de mon bien est une des forces qui habiteront en moi: elle aura à luttez cette lumière libératrice, contre plus d'une puissance de servitude.

Cette erreur n'empêche pas Socrate d'être un des sages les plus admirables qui se soient jamais manifestés, le père en Occident de tout individualisme de la volonté d'harmonie. Ses contemporains ne s'y sont pas trompés; ils ont connu ce qu'ils voulaient tuer en lui. ils ont vu nettement que le sage est l'ennemi du citoyen. Ils ont condamné celui que Timon appellera «un raisonneur contre les lois et un demi-Athénien». Pas même demi-Athénien. «Je suis citoyen du monde - disait-il - non d'Athènes».

Mais, - objecte-t-on, - il a rempli son devoir militaire, et on cite ses exploits à Délium comme à Potidée. Plusieurs anciens doutent déjà des campagnes de Socrate (5). S'il les a vraiment accomplies, remarquons, du moins, que nul n'a osé vanter ses coups frappés sur l'ennemi. Dans les batailles, il opère des sauvetages, non des assassinats: il aurait sauvé ici la vie d'Alcibiade; là, celle de Xénophon. Et il aurait étonné, presque irrité, ses compagnons d'armes par des manières insolites, des isolements, des extases, et à se tenir debout, nous affirme-t-on, vingt-quatre heures sur un seul pied. Ces racontars semblent avoir un caractère légendaire plus qu'historique.

Le grand apport des autres sophistes et de Socrate à la philosophie individualiste, c'est l'attention détournée de l'objet vers le sujet. L'attention critique et pratique. Le «Connais-toi toi-même» socratique ne doit pas être entendu en un sens métaphysique et platonicien. Il signifie seulement: «Connais ce que tu veux et connais ce que tu peux». il est le commencement nécessaire de toute éthique raisonnable. Les successeurs de Socrate obéiront au grand conseil: les uns, comme Aristippe et Epicure créeront la critique et la discipline de la sensibilité; les autres, cyniques ou stoïciens, établiront la critique et la discipline de la volonté (6).

CHAPITRE II

ARISTIPPE & LES CYRÉNAIQUES

Aristippe de Cyrène est un disciple direct de Socrate, mais il avait auparavant écouté d'autres sophistes et Xénophon nous le montre discutant hardiment contre son dernier maître. Dans les dialogues où Xénophon engage ces deux hommes, je vois seulement une preuve de la liberté d'esprit du jeune Aristippe; je crois qu'il faut rejeter comme invraisemblable la plupart des détails (7).

Aristippe gardera jusqu'à la fin plus d'un caractère socratique. Autant que Socrate, il méprise les connaissances physiques. Seule, la sagesse vaut d'être recherchée. Et le spirituel Cyrénaïque compare les savants qui négligent la philosophie à ces prétendants de Pénélope qui s'attardaient à séduire les servantes et n'épousaient pas la reine.

Encore que Xénophon le fasse ridiculement réfuter par Socrate sur ce point, Aristippe est socratique aussi par son mépris de toute politique, par son ferme propos de ne consentir ni à l'esclavage de l'assujettissement, ni à l'esclavage du pouvoir, mais de suivre une route moyenne «sans commander, sans obéir, et conservant toujours la liberté qui conduit au bonheur».

Son dédain pour les patries le rapproche encore de Socrate. Dans Epictète, Socrate se déclare indifférent au «coin de terre où la destinée a jeté son corps». Aristippe se moque de mourir dans un pays ou dans un autre: «La distance est toujours la même pour aller au Hadès». il est encore socratique par cette persuasion que le sage se distingue des autres hommes en agissant toujours de même quelles que soient les fois positives.

Mais il appartient à une autre école de la sophistique par son affirmation que «rien n'est par nature juste honnête ou honteux» et que seule « la coutume et les lois ont introduit ces sortes de distinctions».

Encore qu'il faille se garder de considérer Socrate comme un ascète, Aristippe s éloigne de lui par son goût déclare pour le plaisir. «on ne devient maître d'un cheval, disait-il spirituellement, qu'en le montant».

Pour obéir au: «Connais-toi toi-même», il cherche ce qu'il y a de plus profond en lui, être vivant. Il croit découvrir que c'est l'amour du plaisir. Le plaisir est le seul but qu'il puisse donner à la vie. Et il essaie une analyse du plaisir.

Plaisir et douleur sont des mouvements organiques perceptibles à la conscience. Le mouvement est-il doux, il y a plaisir: est-il violent et rude, il y a douleur. Le plaisir et la douleur sont deux états positifs et il est faux que l'un soit seulement la négation de l'autre. Entre le plaisir et la douleur, il existe un état de repos, qui est indifférent.

«Tous les plaisirs sont égaux, et l'un n'a rien de plus sensible que l'autre». Mais plusieurs se paient avec de la souffrance. Le sage calcule et choisit. Dès qu'un plaisir ne s'accompagne d'aucune menace de douleur, il n'y a qu'à s'affranchir du désir par la jouissance. Lorsque le plaisir menace de coûter plus qu'il ne vaut, le sage l'écarte dédaigneusement, grâce à une certaine possession de lui-même. La sagesse comprend donc deux vertus: intelligence et maîtrise de soi. Parmi les nombreuses anecdotes que Diogène Laërce nous a transmises sur Aristippe, celles qui présentent un intérêt philosophique nous montrent toutes la souriante maîtrise de soi qui est le grand mérite et le grand exemple cyrénaïque. On connaît son mot sur Laïs: «Je la possède, je n'en suis pas possédé». Des jeunes gens s'étonnant de le voir entier chez une courtisane, il répondit, dans le même esprit: «Le mal n'est pas d'entrer ici; le mal est de n'en point savoir sortir» (8).

***

Les disciples directs ou lointains d'Aristippe se firent remarquer surtout par leur liberté d'esprit. L'un d'eux, Théodore, fut surnommé l'Athée. Il répétait volontiers, après et avant beaucoup d'autres sages: «Le monde est ma cité». il disait encore: «se sacrifier à la patrie, c'est renoncer à la sagesse pour sauver les fous». - on connaît les travaux d'Evhémère et leur hardiesse critique. - Le dernier Cyrénaïque dont le nom soit resté fameux est Hégésias. Il tirait de l'optimisme d'Aristippe des conclusions singulièrement pessimistes. Il remarquait que le plaisir est chose insaisissable et fuyante. En outre, il produit vite satiété et dégoût. Ainsi, inévitablement, le seul but de la vie sera manqué. La sagesse est donc de renoncer à la vie. Avec une éloquence qu'on nous affirme efficace, Hégésias prêchait le suicide. Les magistrats, effrayés de son succès grandissant, firent fermer son école.

Les conséquences qu'on peut tirer d'une doctrine (on peut tirer toutes les conséquences de toutes les doctrines) ne la confirment ni ne l'infirment, et Hégésias ne me paraît pas la réfutation d'Aristippe. La véritable réfutation d'une philosophie incomplète, c'est la philosophie qui en comble les lacunes. La véritable réfutation d'Aristippe, c'est Epicure.

CHAPITRE III

EPICURE

Epicure a-t-il été moins injurié que les sophistes eux-mêmes? Cicéron, qui croyait se livrer à la philosophie dès que la politique ne voulait plus de lui - mais combien Pénélope méprisait ce rebut de la plus répugnante des servantes! - déclare l'épicurisme digne d'être poursuivi par les juges plutôt que réfuté par les philosophes. On devine combien une pensée abordée en des sentiments aussi hostiles doit sortir défigurée et incomprise du civique examen.

Pourtant nous connaissons, et par des textes suffisants le véritable Epicure et le véritable épicurisme. Non seulement le poème de Lucrèce —exposition très fidèle comme dessin, très infidèle comme couleur et comme émotion - est célèbre. Mais Diogène Laërce, qui était épicuriens nous a laissé un résumé de la doctrine moins inintelligent que ses autres exposés. Nous lui devons surtout grande reconnaissance pour nous avoir transmis quatre opuscules d'Epicure lui-même: la Lettre à Hérodote sur la canonique et la physique; la Lettre à Pythoclès sur l'astronomie; la Lettre à Ménécée sur l'éthique. Cette dernière nous est particulièrement précieuse. Aussi précieux, et peut-être davantage. le petit recueil de pensées intitulé Maximes maîtresses.

On a souvent remarqué que la canonique (la logique) d'Epicure, et sa physique (la physique des anciens est plus proche de ce que nous appelons métaphysique que de notre physique) n'ont ni originalité ni indépendance. Elles sont des servantes de l'éthique; elles doivent nous guérir de la religion en nous montrant que les causes naturelles suffisent à tout expliquer. Epicure charge de cet ouvrage préliminaire l'atomisme de Leucippe et de Démocrite, sans y changer grand 'chose.

Cette thèse classique contient une grande part de vérité Cependant j'essaierais d'y apporter quelques amendements, si je ne m'intéressais pas presque exclusivement chez Epicure à ce chef-d'œuvre et à cette œuvre toujours utile qu'est son éthique. Je montrerais comment Epicure défend, contre le déterminisme, contingence et liberté, défend ce que Nietzsche appellera «Par hasard. la plus ancienne noblesse du monde». J insisterais particulièrement sur une caractéristique d Epicure que nu ne paraît avoir remarquée, son indifférence socratique pour la science. Tandis que les libres-penseurs modernes rejettent la servitude des dogmes pour adorer «la nouvelle idole» et faire un acte de foi aux derniers bavardages e la science, à ceux qu'elle ne prononçait pas hier et qu'elle ne prononcera plus demain, Epicure manifeste une indépendance bilatérale, si l'on peut dire, et presque également dédaigneuse à droite et à gauche. Evincer le surnaturel de notre pensée, parce que le surnaturel est malfaisant, voilà le seul service qu'il demande à la science. Il ne paie ce service d'aucun esclavage ou même d'aucune affection. En présence d'un phénomène, il se contente d'affirmer que sa cause est naturelle; il indique, non sans négligence, les diverses hypothèses explicatives qu'on a données avant lui ou qu'il imagine; et il conseille au disciple de ne point choisir entre ces hypothèses. Car peut-être il choisirait mal et quelque prêtre, triomphant de son erreur, affirmerait que cette banqueroute de la science confirme les fameuses vérités de la religion. Tout a des causes naturelles. Pourvu que j'en sois persuadé, il est inutile a mon bonheur de connaître le détail de ces causes, il est même plus sage de ne m'en pas inquiéter. Cette attitude dictée par la prudence et par le mépris donne à la Lettre à Hérodote et surtout à la Lettre à Ménécée un accent original, que l'on doit remarquer si l'on veut vraiment connaître le sourire d'Epicure.

On lit dans Lucrèce une comparaison d'aspect singulièrement classique et qui devait servir depuis longtemps Je ne serais pas étonné si on découvrait un jour qu'elle remonte a Epicure. Lui même en trouvait les linéaments dans le Gorgias. Sous la première forme que nous lui connaissons, cette similitude semble plus socratique que platonicienne. Sans doute, Socrate l'allait répétant aux carrefours d'Athènes. Et il ne devait pas l'avoir inventée; des sages antérieurs avaient dû utiliser comme parabole éthique le mythe du tonneau des Danaïdes. De cette comparaison du cœur humain à un vase, l'épicurisme a fait un des chefs d œuvre du symbole, une des plénitudes les plus riches que connaissent philosophie et poésie. Image si riche qu'elle peut suffire à l'exposition de toute la sagesse épicurienne.

Chez l'homme ordinaire, le vase a deux défauts: il est souillé et il est percé. La sagesse consiste à nettoyer le vase et à en fermer le fond.

Ce qui entre au vase vulgaire est corrompu par diverses craintes. Nettoyer le vase, c'est purger son cœur de ces inquiétudes. La physique nous montre que tout ce qui arrive a des causes naturelles; la vraie théologie nous enseigne que les dieux ne s occupent pas de nous: à elles deux elles nous délivrent de la première et de la plus affreuse dé craintes, la crainte des dieux. Il n'y a pas d'autre vie que la vie et les enfers sont une invention ridicule sur quoi se fonde la cuisine des prêtres et des sorcières. (Epicure était fils d une magicienne, d'une faiseuse de lustrations: dans son enfance, il l'avait, sans doute, entendu rire de la stupidité religieuse et se moquer de ses dupes). - Pour se délivrer de la terreur de la mort, un raisonnement très simple suffit: la mort ne concerne ni le vivant ni le mort; tant que je suis, elle n'est pas; dès qu'elle est, je ne suis plus. - On se guérit de la crainte de la douleur en remarquant que, si elle est grave. elle ne dure pas; si elle peut se prolonger sans me tuer, c est qu'elle est légère.

Cette dernière crainte est cependant la moins absurde.

Un raisonnement, si ingénieux qu'il soit, ne suffit peut-être pas à la conjurer. A elle seule, la purgation risquerait ici de rester impuissante. Il faut fermer le vase. Les rares douleurs inévitables seront ensuite facilement noyées dans l'abondance du plaisir. Même nous réussirons à les transformer en plaisir.

En effet, le grand mal de l'homme vulgaire, c'est que son cœur n'est pas seulement un vase empoisonné, mais un vase sans fond. Tout plaisir y passe rapide et inutile. Et l'avidité s'accroît chez l'insensé plus vite que le bien. Comment remédier à ce mal? Comment fermer le fond du vase? Par l'analyse et la critique du désir.

Il y a trois sortes de désirs: certains sont naturels et nécessaires, comme la faim et la soif; - d'autres sont naturels mais non nécessaires, comme le désir de varier sa nourriture; - d'autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires comme le goût pour les honneurs.

Les désirs naturels et nécessaires doivent être satisfaits: leur satisfaction supprime une douleur et un trouble. elle donne des plaisirs souverains et non augmentables. Ils réclament, d'ailleurs, peu de choses et des choses ordinairement faciles à se procurer. Satisfaits, les désirs naturels et non nécessaires n'augmentent pas le plaisir; ils le varient seulement. - Quant aux désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, il les faut considérer comme les plus grands de tous les maux. ils n'ont pas de limites; plus tu leur accordes, plus ils exigent. Le sage détruit en lui ces derniers désirs.

Aristippe a tort qui croit distinguer, entre le royaume du plaisir et le royaume de la douleur, un domaine neutre et indifférent. Aristippe ignore le plus grand des plaisirs, le plaisir en repos, si mon corps n'éprouve aucune souffrance, mon esprit aucune agitation. je puis disputer de félicité avec les dieux g. Je suis en effet, en ces heures de plénitude étale, un être qui jouit de tout lui-même et de son eurythmique activité, un être qui jouit parfaitement du plaisir constitutif.

A l'origine, il n'y a de plaisirs que les plaisirs du corps. C'est des voluptés corporelles que naissent les joies de l'esprit; mais ces filles sont plus grandes que leurs mères. Le corps ne sent que l'instant présent; l'esprit sait faire du bonheur présent avec tout le passé et tout l'avenir Quand le vase est sagement fermé, il ne laisse perdre aucun souvenir heureux et j y puis verser utilement mille prévisions joyeuses. Les voluptés, qui passent et s'évanouissent pour l'insensé, survivent dans l'esprit du sage. Pour lui, le vase est toujours plénitude. Par la mémoire et l'espérance, il accroît la volupté actuelle et il en efface d'une manière continue les inégalités. Tout ce qui tombe dans un tel vase y prend le goût et le parfum du bonheur. Lots, qu'une goutte d'amertume vient se mêler à cette immense douceur, elle ne réussit qu'à en relever la saveur et à en augmenter la quantité. Parvenu à ce point, le sage est affranchi de toute douleur: nulle souffrance particulière ne troublera sa vaste, son unanime joie. Epicure mourant de la pierre écrit à Idoménée: «C'est au plus heureux et au dernier jour de ma vie que je t'écris cette lettre. J'éprouve des douleurs de vessie et d'entrailles si vives qu'elles ne sauraient s'accoutre. Mais tout cela est noyé dans la joie que verse à mon esprit le souvenir de mes dogmes et de mes découvertes».

Ainsi engloutie dans la mémoire des plaisirs particuliers et dans la continuité du «plaisir constitutif» la douleur n'existe plus pour le sage. La Lettre à Idoménée prouve qu'Epicure ne se vantait pas quand il disait: «Même sur un bûcher, je m'écrierais: Quelles délices ! ».

Eviter tous les obstacles qui s'opposent à la pureté, à la continuité et à la plénitude du plaisir, ne craindre ni la mort qui anéantit tout sentiment, ni la divinité qui ne se soucie point de nous; mépriser la douleur, légère quand elle peut se prolonger, brève et destructrice d'elle-même dès qu'elle est forte; ne pas laisser échapper les voluptés passées, mais les retenir et les alimenter par un souvenir assidu; noyer dans ce vaste océan la petitesse ridicule du présent quand le présent, isolé, serait souffrance: voilà la sagesse, voilà le souverain bien, voilà l'art subtil et délicat de l'épicurien.

***

Gardons-nous toujours de juger sur les déformations romaines les noblesses grecques. Guerrier, administrateur, politique, constructeur du dehors et par le dehors, le Romain alourdit et raidit tous les arts grecs: ceux qui tendent à la beauté d'une œuvre et ceux qui tendent à la beauté d'une vie. Entre l'épicurisme romain et l'épicurisme grec, la distance est la même qu'entre une tragédie de Sénèque et une tragédie de Sophocle. Le Romain, dès qu'il n'est point vil, se manifeste éloquent, déclamatoire, théâtral un peu. La grâce épicurienne, il en fait une bassesse porcine et une philosophie de mauvais lieu. Ou, s'il a quelque dignité, il en fait un pessimisme âpre et puissant. Ni b talent ni le génie ne lui évitent I une ou I autre erreur. Horace, adorateur d'Auguste, du falerne et des beaux esclaves, dégoûterait multiplement Epicure. Tout l'enthousiasme de Lucrèce pour le Libérateur n'a pas délivré Lucrèce de sentiments désespérés aussi méprisables aux yeux du Libérateur que les désespoirs religieux.

L'épicurisme grec, le véritable épicurisme, est un art d'être heureux, non un art de se rendre malheureux. Il est essentiellement - poussé, réussi et définitif comme un chef-d'œuvre - ce qu'avaient ébauché les cyrénaïques, une critique et une discipline de la sensibilité. Il nous reste à étudier, chez les cyniques et les stoïciens, la critique et la discipline de la volonté.

CHAPITRE IV

LES CYNIQUES

Comme les cyrénaïques, les cyniques réagissant contre l'intellectualisme platonicien et, continuant Socrate, ils n'accordent d'intérêt qu'à la pratique. Comme les cyrénaïques aussi, ils réagissent contre l'intellectualisme proprement socratique et repoussent l'affirmation que toute faute est une erreur.

Le cynisme n'est et ne veut être qu'une morale En métaphysique, il professe l'agnosticisme le plus absolu. Mais sa logique serait intéressante à reconstituer Elle est, contre les téméraires généralisations de Platon une protestation individualiste. Pour Antisthène, une réalité ne saurait être qu'individuelle. Les idées générales n'expriment rien de l'essence des choses, mais seulement la pensée de l'homme sur les choses.

Avant de s'attacher à Socrate, Antisthène a suivi l'enseignement de Gorgias. Par Gorgias, élève de Zénon d'Elée, il subit l'influence des Eléates. Il admet leur postulat fondamental, l'incompatibilité de l'Un et du Plusieurs. Mais, tandis que l'école d'Elée nie la réalité du Plusieurs et regarde les objets individuels comme des apparences Antisthène nie la réalité de l'Un et des universaux

C'est en disputant contre Platon qu'Antisthène et Diogène ont exposé leurs idées sur la logique. Et nous les connaissons presque uniquement par la caricature qu'en fait Platon dans plusieurs dialogues, Le Sophiste, l'Euthydème, le Théétète. Il a beau injurier «Antisthène et les gens d'une égale ignorance», mépriser en son principal adversaire «un vieillard qui étudie sur le tard», les objections cyniques à la théorie des Idées, très embarrassantes pour Platon, sont décisives pour nous. L'objet ou le fait individuel, dédaigné par les Eléates et l'Académie relégué dans le domaine des apparences, est bien pour tant, comme l'affirme Antisthène, la seule réalité sur laquelle nous ayons quelque prise. Il est infiniment plus réel que l'idée platonicienne, essence incorporelle dont l'existence n'est attestée par aucune preuve solide, rêve pour mieux dire, et illusion créée par le langage. Platon prend des noms pour des choses et, si brillant que soit son édifice, il est Mit, comme l'arc-en-ciel, de reflets. Antisthène a raison de lui dire: Je connais des chevaux mais non l'hippéité; je connais des hommes, je ne connais pas en dehors de mon esprit, l'idée d'homme; j'ai vu des coupes sur des tables, mais je ne sais ce que c'est que coupéité et tabularité.

La critique d'Antisthène va plus profond. Puisque les idées générales n'ont aucune réalité objective et puisque, sauf les jugements d'identité, tout jugement contient une idée générale: les jugements d'identité sont seuls corrects. Quand j'ai affirmé: Socrate est Socrate, j'ai dit sur Socrate tout ce qu'on en peut dire d'absolu. Ajouter qu'il est bon, qu'il est juste, qu'il est camus, c'est mon droit si je parle sans prétention, si je ne vise pas à la précision qui permet de dresser un raisonnement rigoureux sur la base d'un jugement solide et exact. Car Socrate n'épuise pas l'idée de bonté; l'idée de bonté n'épuise pas le concept Socrate; et la bonté de Socrate n'est pas celle d'un autre. Et son nez diffère des autres nez camus. Et sa justice n'est pas la justice d'Antisthène.

C'est sur les définitions qu'on appuie les démonstrations, Or l'individuel, seul réel, ne saurait se définir. On ne peut donc rien démontrer dans le concret. Toute discussion est vaine et toute contradiction impossible. Celui qui croit me contredire emploie le même mot que moi pour désigner autre chose que moi. Le mot résume pour moi une série d'expériences personnelles; pour lui, une série différente d expériences.

Si on objecte à Antisthène qu'il rend ainsi impossibles non seulement la dialectique platonicienne et la discussion philosophique, mais le langage lui-même, il répondra que les gens de bonne foi peuvent parler. Ils savent, eux, de quoi ils parlent: de séries d'expériences qui ne coïncident complètement avec aucune autre mais dont les noms éveillent certaines autres séries.

Ils savent en outre distinguer entre les éléments simples de la connaissance et les combinaisons de ces éléments. L'élément simple, voilà ce qui est tout à fait indéfinissable. Tels les sons élémentaires du langage, qu'on ne peut que faire entendre, non analyser. Quand il s'agit de l'élément simple, lie ne puis que prononcer le nom de mon expérience, dans l'espoir qu'il évoquera chez l'auditeur une expérience plus ou moins analogue. Si cette expérience directe lui manque, je lui signale quelque ressemblance entre ce qu'il ignore et une chose qu'il connaît. Mais je sais combien est vague et flottant ce que je dis; ondoyant et inexact, ce qu'il entend. Les combinaisons de connaissances ressemblent aux syllabes. Je puis dire de quelles lettres la syllabe est composée. Je puis dire aussi les éléments des combinaisons si je parviens à les énumérer tous, j'ai, dans la mesure du possible, défini. Mais c'est là «un long discours». Un si long discours que toutes les définitions sur lesquelles les dogmatiques élèvent leurs constructions se révèlent, à l'examen, des énumérations incomplètes.

Qu'on relise à la clarté de ces explications les railleries qu'Antisthène et Diogène de Sinope adressent à Platon dans Diogène Laërce. Plusieurs, qui paraissaient puériles prendront un véritable intérêt critique. Néanmoins, ces subtils ennemis de toute subtilité nous intéressent surtout par leur éthique.

L'éthique est, d'après eux, une science pratique ou, comme nous disons, un art. Tous les arts se peuvent enseigner; aucun art ne s'enseigne par la parole. Seul l'exercice forme l'artiste ou l'artisan: on devient forgeron en forgeant; sculpteur, en sculptant; sage, en vivant sagement. Dans tous les arts, il se rencontre cependant une partie intellectuelle pour laquelle la parole n'est pas inutile. Mais rien de plus simple et de plus court que cette partie intellectuelle et exprimable. Pour l'art éthique, elle se résume dans la distinction de la loi et de la nature et dans le précepte: «Vis conformément à la nature». Diogène, grand altiste, renferme toute sa science et toute sa pratique dans cette formule: «A la fortune j'oppose le courage; aux lois, la nature; aux passions, la raison ». Celui qui sait négliges les lois, mépriser les accidents extérieurs et maîtriser ses passions, celui là est l'être libre, le sage ou, si l on préfère, il est l'homme et c'est lui que Diogène cherche en plein midi, lanterne allumée.

Si rare, cet homme réalisé, que Diogène ne le découvre même pas en son maître, «trompette héroïque mais qui ne s'entend pas elle même». Antisthène semble pourtant avoir vécu de façon simple et philosophique et on ignore quelles faiblesses lui reprochait son grand et sévère disciple. On comprend, en tous ces, que la doctrine d'Antisthène ait satisfait le difficile Diogène et que les accents de la trompette lui aient paru suffisamment «héroïques». Antisthène disait: «Le sage ne règle pas sa conduite par les lois établies, mais par la vertu». Il méprisait la patrie et à ceux qui se vantaient d'être fils du pays déclarait qu'il connaissait aussi de glorieux limaçons et de privilégiées sauterelles nés sur le territoire d'Athènes. Il raillait la religion et, si quelque initié vantait devant lui les joies de la vie future, il s'étonnait: «Qu'attends-tu donc pour mourir?» Il ne manifestait aucune estime pour les magistrats nommés par le peuple ou par d'autres magistrats et, admirant la puissance des lois, conseillait: «Décrétez donc que les ânes sont des chevaux». Toutes ses paroles sont d'un individualiste, d'un homme libre et, lorsqu'on lui reprochait sa mère esclave, il répliquait: « Je ne suis pas fils de deux lutteurs, ce qui ne m'empêche pas de connaître la lutte» (9).

Diogène de Sinope fut un lutteur encore supérieur. Il n'est pas resté seulement le plus fameux des cyniques, mais la figure peut-être la plus populaire de l'antiquité. Il le doit surtout à la façon pittoresque dont il mettait en Scène la doctrine d'Antisthène, l'illustrait par des manières de paraboles vécues. Il n'y a qu'à se rappeler les plus célèbres de ces anecdotes pour lui reconnaître un véritable génie comique.

Cratès de Thèbes fut le poète de la secte. Ses vers sur la Besace (10) nous sont parvenus.

Lucien de Samosate a rendu fameux deux autres cyniques: Ménippe le satirique et Pérégrinus. Ce dernier personnage, demi fou, demi-charlatan, vivait au deuxième siècle de notre ère. il se convertit quelque temps à la religion nouvelle et, au dire de Lucien «collabora aux écritures des chrétiens». Revenu au cynisme, il se brûla en grande pompe aux jeux olympiques sous prétexte d'enseigner aux hommes le mépris de la mort. Ensuite de quoi il fut longtemps honoré du peuple et fit de nombreux miracles.

Les cyniques sincères, hommes admirables de courage et de patience, n'étaient pas exempts de certains défauts systématiques. Ils poussaient loin l'amour de la nature, jusqu'à condamner toute civilisation. Ils écrivaient de véritables pamphlets contre Prométhée, inventeur du feu et, par là, de tous les malheurs des hommes. Quelques-uns, comme Diogène, semblent avoir renoncé à tout aliment cuit. Leur critérium du naturel était un peu étroit et ils demandaient parfois aux animaux des leçons trop directes.

Leur condamnation de la pudeur, qu'ils négligeaient d'analyser et qu'ils rejetaient en bloc comme une invention de la cité, était parfois aussi répugnante que se manifeste ridicule certaine Pudeur artificielle. L'indiscrétion de leur propagande était faite pour éloigner les délicats. Elle n'allait pas non plus sans inconvénients éthiques pour le propagandiste. Diogène disait: « Comme les maîtres de musique, je force le ton pour y ramener les élèves ». A toujours forcer le ton, le maître de musique risque de devenir un mauvais et vulgaire musicien.

Les stoïciens corrigeront les défauts cyniques. Peut-être leur réaction intellectualiste sera-t-elle d'abord excessive. Avec le temps, plusieurs d'entre eux deviendront, très exactement, des cyniques plus nobles. Plus complets aussi: à la force morale, à l'indépendance de la pensée et de la conduite, ils joindront un vif et profond sentiment de la fraternité humaine. (11)

CHAPITRE V

LES STOICIENS

Zénon, le fondateur du stoïcisme, est né à Cittium, dans l'île de Chypre. La ville, hellénisée depuis longtemps, était une ancienne colonie phénicienne. Zénon descendait des premiers colons, et nous voyons continuellement ses ennemis ou même ses amis, choqués par ce qu'il y avait en lui de sémitique, railles son origine. Les péripatéticiens, qui se vantaient pourtant d'être les plus aimables et les mieux élevés des philosophes, lui criaient quand, dans sa jeunesse, il venait discrètement écouter leurs maîtres: «Tu as beau te cacher, nous savons que tu es là à nous voler des dogmes que tu iras ensuite habiller à la phénicienne».

Mais il avait reçu une éducation toute grecque. Il avait montré, dès son enfance, un goût très vif pour la philosophie spéculative et il avait lu avec émotion le poème d'Héraclite.

De famille très riche, il possédait personnellement plus de mille talents, c'est à dire qu'il était six fois millionnaire. Mais sa fortune était engagée dans le commerce maritime et une tempête suffit à le ruiner.

A la suite du naufrage de ses marchandises, il vint à Athènes. Il était depuis peu dans la ville quand il s'assit par hasard auprès d une boutique de libraire.

Une boutique de libraire était alors un magasin en plein vent. L'étal supportait les volumes à vendre. Le marchand assis sur un siège élevé, dictait à haute voix. Des scribes accroupis écrivaient, chacun produisant un exemplaire. Les pauvres lettrés faisaient cercle et écoutaient une lecture qui ne leur était pas destinée. Parmi ces curieux, le petit Phénicien est le plus attentif. Car ce qu'on dicte aujourd'hui, c'est le livre où Xénophon a recueilli de belles paroles de Socrate. Le petit Phénicien ivre d'enthousiasme, s'écrie enfin: «où rencontre-t-on des gens semblables à ce Socrate? Le marchand, peut-être railleur, désigne un petit bossu qui passe à l'autre bout de la place. «Tu n'as, dit-il, qu'à suivre cet homme». Et Zénon suit cet homme.

Le petit bossu était Cratès, disciple de Diogène et le plus fameux parmi les cyniques du moment.

Zénon dût goûter, dans la fréquentation de ce premier maître, des joies vives et profondes, mais que troubla bientôt un peu d'inquiétude, qu'écrasèrent ensuite es déceptions qui s'accumulent.

Il aimait dans Cratès tout le côté socratique, la fierté avec laquelle le cynique méprisait «les généraux d'armées, comme des conducteurs d'ânes»; - l'orgueil, avec lequel il proclamait: «Mon dédain pour la gloire et pour l'argent, voilà ma patrie»; - l'intelligente reconnaissance qui lui faisait dire: «Je suis citoyen, non de Thèbes, mais de Diogène». Il aimait la hauteur avec laquelle cet homme avait répondu quand Alexandre lui demandait: «Veux-tu que je reconstruise ta ville» - Pourquoi? Pour qu'un autre Alexandre puisse la détruire de nouveau?...» Il aimait dans Cratès la volonté puissamment spontanée qui lui avait fait rejeter, comme un embarras, de grandes richesses. «un naufrage, disait souvent Zénon, m'a conduit au port». Cratès était un meilleur pilote: il avait découvert lui-même le refuge et y avait abordé malgré les vents.

Mais, à côté de ces motifs d'admiration tendre, coma bien de détails choquaient le délicat Phénicien. L'attitude théâtrale et bouffonne des cyniques le blessait, ce besoin continuel d'attirer spectateurs et auditeurs, cette façon de se déformer soi-même dans l'espoir fou de former les autres, l'absurde sacrifice de toute simplicité et le consentement à n'être plus qu'un instrument de propagande. On se rappelle le mot de Diogène: «Comme les maîtres de musique, je force le ton pour y ramener les élèves». Cratès forçait le ton plus encore que Diogène.

Le bossu Cratès était aimé d'une femme jeune et belle. Pour enseigner aux hommes que la pudeur est un sentiment artificiel créé par la Cité, il possédait Hipparchia publiquement.

Un jour, le petit Phénicien assista malgré lui au déplaisant spectacle. La foule nombreuse l'enfermait auprès du couple qui, sous les huées et les rires, s'épousait comme deux pâtres feraient une parade instructive. Zénon, tout rougissant, jeta son manteau sur les amants burlesques et s'enfuit.

A quelque temps de là, Cratès rencontrait le disciple infidèle parmi ceux qui accompagnaient Stilpon le Mégarique ou Polémon le platonicien. Il essayait de le reconquérir. Suivant la coutume agaçante des cyniques, il joignait le geste à la parole, saisissait le jeune homme par son vêtement comme pour une violence symbolique. Zénon se dégagea avec une douceur ferme et dit spirituellement: «Ignores tu, Cratès, que les philosophes ne se prennent que par l'oreille?».

Vingt ans, il erra d'école en école. Nulle part ses inquiétudes ne trouvaient le repos. C'est en lui qu'il finit par découvrir le principe d'harmonie. Les matériaux qu'il emprunta aux uns et aux autres, il les fit vraiment siens par l'heureuse et nouvelle disposition qu'il leur donna.

Le premier point qui frappe chez lui, c'est - moitié naturel, sans doute, moitié créé par la réaction contre tous ses maîtres - un âpre besoin de fuir la foule. Il choisit, pour y tenir son école, le Pœcile, portique où quatorze cents citoyens avaient été mis à mort sous les Trente tyrans, et que, depuis lors, tout le monde fuyait. Il s'y promenait avec un petit nombre de disciples. Il se donnait uniquement aux quelques-uns qu'il pouvait servir. On lus faisait remarquer malicieusement que Théophraste était toujours entouré d'une multitude d'auditeurs. «Oui, répliqua Zénon avec dédain, Théophraste conduit un chœur plus nombreux, mais le mien est mieux d'accord». Les mots accord, harmonie, revenaient dans tous ses discours. L'accord avec soi-même, le grand enseignement qu'il se donnait et qu'il donnait aux autres il le résumait dans ce conseil: «Vivre harmonieusement»

Cette formule est la plus belle et la plus individualiste que je connaisse. Mais, comme toutes les sentences fortes et ramassées, elle reste obscure pour ceux qui ne veulent rien comprendre, équivoque pour ceux qui veulent toujours comprendre autre chose que ce qu'on dit. Cléanthe aura le tort de reculer devant les difficultés soulevées par les péripatéticiens, et de revenir à la formule cynique: «Vivre harmonieusement à la nature»

Ce n'est pas seulement pour des raisons éthiques, c'est aussi pour des motifs intellectuels que Zénon avait abandonné les cyniques. Dans le cynisme, méthode de vie plutôt que philosophie complète, l'ancien lecteur d'Héraclite ne trouvait pas les satisfactions métaphysiques dont son esprit était avide. Il se construisit une doctrine plus riche et dont toutes les parties lui semblaient également nécessaires. La philosophie, disait-il, est semblable à un animal: les os et les nerfs sont la logique; la chair est l'éthique; l'âme est la physique.

Sa mort fut une harmonie simple et discrète comme sa doctrine et comme sa vie. Il était très vieux lorsque s'éloignant du Portique où il venait de prononcer une fois de plus des formules nobles et pleines, il fit une chute. En tombant, il se cassa un doigt. Alors, frappant doucement sur le sol, il dit, en s'adressant à la terre, un vers tragique qui signifie à peu près: «Tu n'as pas besoin de m'appeler, je viens de moi-même». Et, rentrant chez lui, il se laissa mourir de faim.

Cléanthe, son successeur, philosophe sans profondeur ni originalité, est un des plus purs héros du Portique. Lourd, gauche, timide, mais soutenu par la continuité noble de sa pensée et de son effort il écrivit un jour un chef d'œuvre, une des poésies les plus pleines et les plus fermes que nous ait laissées l'antiquité. Dans son Hymne à Zeus, où, sous le nom du dieu populaire, Cléanthe célèbre le dieu stoïcien, l'Ordre confondu avec la Force, c'est la saison même qui devient enthousiasme, et la parole vibre chantante comme les cordes d'une lyre: «Rien ne se fait sans toi sur la terre, ô Dieu, rien dans le ciel éthéré, rien dans la mer ... Par toi, ce qui est excessif rentre dans la mesure, la confusion devient ordre, et la discorde, harmonie. Tu fonds ce qui est bien avec ce qui ne l'est pas, de sorte qu'il s'établit dans le tout une loi unique et éternelle».

Chrysippe, successeur de Cléanthe, est le grand génie du stoïcisme. Il a reconstitué avec force, pour des siècles, la synthèse un peu lâche créée par Zénon et que Cléanthe avait laissé se dissocier. On disait: «Pas de Chrysippe pas de Portique», Pour Chrysippe, logique, métaphysique et éthique forment un tout. On peut commencer indifféremment l'exposition de la philosophie par l'une ou par l'autre. On peut aussi exposer toute la doctrine du point de vue logique, ou du point de vue métaphysique, ou du point de vue éthique. Mais il est impossible de dire explicitement un des trois aspects de la science unique et harmonieuse sans que les deux autres soient dits pour un auditeur intelligent. L'harmonie puissante, la rigoureuse correspondance des diverses parties, la vie une et souple qu'il donna à tout le système frappaient d admiration jusqu'à ses adversaires.

La logique des stoïciens n'est plus que curiosité et objet d'érudition. Leur métaphysique et leur éthique sont toujours des vivantes. Mais, dirait Chrysippe, la métaphysique n'est qu'une logique de l'univers; la sagesse, une logique de l'individu.

Dans l'univers comme dans l'individu, Chrysippe refuse de séparer la pensée et l'acte; Qu'on la pose pour l'homme ou qu'on élargisse jusqu'au grand Tout, la vieille question qui s'appelle actuellement le problème du primat de la volonté ou de l'intelligence n'a aucun sens pour le stoïcien orthodoxe.

La métaphysique stoïcienne est un puissant monisme matérialiste. Tout ce qui existe est corporel. En dehors des corps, nous ne connaissons que des abstractions, des conceptions de notre esprit, savoir le temps, l'espace, et l'idée générale.

Mais qu'est-ce qu'un corps? C'est ce qui est à la fois actif et passif. Pas de passivité sans quelque activité; pas d'activité sans quelque passivité.

L'élément passif de tout corps, c'est ce que nous appelons proprement la matière. A l'élément actif nous donnons le nom de force. Mais il ne peut y avoir de matière qui ne soit groupée et maintenue par la force; il ne peut y avoir de force qui ne s'appuie sur quelque matière.

Quand nous considérons l'ensemble des choses nous appelons univers l'unité de la matière, et nous appelons Dieu l'unité de la force.

La force même, en dernière analyse, doit être conçue comme quelque chose de matériel. Les stoïciens se la représentent sous les espèces et apparences du feu. Mais leur dieu n'est pas le feu que connaissent nos sens. Ce n'est pas le feu qui dessèche et détruit. C'est un feu vivant et qui donne la vie; c'est un feu intelligent et artiste. Ce feu étrangement subtil pénètre et entoure comme l'éther de quelques savants modernes, toute les parties de la matière.

Dieu, le feu artiste, n'est que force intelligente et mouvement intelligent. Or son mouvement est double: il s'éteint et se rallume. Ce rythme se traduit dans l'univers par des contractions et des dilatations. Une immense systole et une immense diastole étendues au monde voilà le double phénomène essentiel qui produit tous les changements.

Une heure arrivera - et elle est déjà arrivée un nombre infini de fois - où l'univers entier sera embrasé. Alors, il n'y aura plus de monde, il n'y aura plus que Dieu. Mais aussitôt Dieu recommencera à s'éteindre pour reconstruire l'univers (12). Le double mouvement alternant ne cesse jamais et les choses tournent dans un cercle qui commence à chaque instant ou, si l'on préfère qui ne commença jamais. Chaque cycle, chaque éternité reproduit exactement, rigoureusement, sans que rien puisse varier, les mêmes êtres et les mêmes phénomènes dans le même ordre. On voit que Nietzsche, prophète du Grand Retour, n'a rien inventé.

Tel est le monde, tel est l'homme. Dieu est l'effort coétendu au monde: la sagesse est l'effort coétendu au sage. La force, pour le stoïcien, ne se distingue pas de la raison. Socrate n'avait pas tort de croire que science et pratique vont toujours ensemble. Ce qui nous trompe, c'est que nous prenons parfois pour science ce qui n'est que grimace et apparences on n'est pas un savant menuisier parce qu'on peut parler élégamment du rabot et de la scie mais parce qu'on peut bien scier et bien raboter. On n'est pas un savant philosophe parce qu'on parle éloquemment de la vertu, mais parce qu'on pratique la vertu. Le sage est à la fois le chef-d'œuvre et l'ouvrier du chef-d'œuvre.

Ce chef-d'œuvre, on peut l'appeler avec Zénon, la vie harmonieuse; avec les cyniques et avec Cléanthe, la vie harmonieuse à la nature; avec les pythagoriciens, l'imitation de Dieu. Les trois formules sont équivalentes pour Chrysippe. Si je suis en harmonie avec moi même, je suis nécessairement en harmonie avec la nature et je suis semblable à Dieu: je crée mon harmonie comme Dieu crée l'harmonie universelle.

L'harmonie, la forme, la beauté, voilà ce qui seul importe. Mais il n'existe pas de beauté qui ne soit la beauté de quelque chose; il n'existe pas de forme qui ne soit la forme de quelque matière.

En un sens, la matière de ma vie est indifférente. Phidias est un aussi grand artiste quand il modèle l'argile ou quand il frappe le marbre de son ciseau. Mais il y a des matières plus plastiques les unes que les autres: parmi les choses que le déclare indifférentes dés que je les compare au seul bien, à la beauté de ma vie, il y en a que j'appelle préférables, parce qu'elles sont à rechercher dans une certaine mesure dès que cette recherche ne nuit pas au souverain bien. Les choses contraires aux préférables, je les évite quand je le puis sans m'enlaidir.

On a dit souvent que les stoïciens avaient les premiers employé le mot devoir. Il y a là erreur ou confusion. On ne rencontre dans le stoïcisme rien qui ressemble à la servile conception moderne du devoir. Pour les stoïciens je ne dois rien à personne, je n'ai pas de dettes innées, je ne subis pas d'obligation, je ne suis pas l'esclave d'une puissance étrangère, concrète ou abstraite, Dieu personnel ou impératif catégorique. Je suis un être naturel qui remplit des fonctions naturelles. Le mot stoïcien qu'on traduit par devoirs ne peut se traduire correctement que par fonctions. Ou bien les stoïciens auraient parlé, sur le même ton que des devoirs de l'homme, des devoirs de l'animal et de la plante.

L'homme a une vie végétative et une vie animale. il remplit donc les fonctions de tout vivant. Mais il a, en outre, des fonctions propres, comme apprendre, comme aimer les autres hommes. «C'est le propre de l'homme, disaient les stoïciens, d'être philanthrope». Et encore: «Il est naturel a l'homme d aimer les autres hommes, non par intérêt, mais de cœur». Et le beau mot que les premiers chrétiens ont employé noblement, que la décadence chrétienne a avili jusqu'à lui donner le sens d'aumône, le mot qui disait l'amour avec tout son cortège de grâces, de sourires, de spontanéités exquises, le mot charité. c'est aux Stoïciens que les chrétiens l'ont emprunté. Les Stoïciens sont les premiers en Occident a avoir proclamé, comme une de nos fonctions les plus nobles et les plus nécessaires au bonheur, la vaste «charité du genre humain».

Ce large sentiment détruisait dans Clame stoïque le respect de !a patrie qui commet le double crime d'opprimer l'individu et de séparer des frères. Zénon, et tous les Stoïciens après lui, considèrent l'univers entier comme la Cité des hommes et des dieux; ils célèbrent la parenté naturelle qui unit en un nul peuple, en une seule famille, tous ceux qui participent à la raison.

Accomplir régulièrement mes fonctions naturelles, cela ne suffit pas pour faire de moi une beauté et un bonheur vraiment humains. L'animal qui mange quand il a faim et boit quand il a soif n'est pas un sage. Non plus l'homme qui instinctivement s'instruit de la vérité ou instinctivement aime ses semblables. Il faut encore, pour que je jouisse de l'harmonie, que je remplisse mes fonctions naturelles en vue de I harmonie. La sagesse est une beauté dans une lumière, une harmonie qui se connaît. Le sage seul est heureux. Il vit dans la joie continue de x sentir d'accord avec lui-même, d'accord avec l'univers, semblable à Dieu. Il vit dans la fierté continue de savoir que son harmonie est son ouvrage.

Quelle est la première fonction naturelle et la plus essentielle tendance du vivant? Calliclès se trompe, qui croit que c'est l'amour de la conquête et de la domination Epicure se trompe qui prend les signes de la santé pour la santé elle-même et affirme que le vivant recherche le plaisir pour le plaisir.

Non, ces tendances ne sont pas premières. Ce qui est premier, c'est le besoin de conserver mon être, de protéger ce que je suis, or que suis-je? Je ne suis pas un cœur ou un cerveau, un ventre ou des membres. Je suis un ensemble. C'est cet ensemble que je défends contre les forces hostiles. Ma première tendance est de protéger, pauvre sans doute et peu consciente mais susceptible de s'enrichir et de jouir intellectuellement d'elle même, une harmonie.

La tendance vers mon bien, la tendance à me conserver et à me réaliser, se déforme en moi, si je suis un insensé. Elle devient les quatre passions, mouvements excessifs, en dehors de la norme de beauté, et dont la laideur criarde s'efforce vers les faux biens ou fuit lâchement des maux apparents. L'insensé, suivant qu'il est actuellement privé du faux bien ou qu'il est esclave d'une fausse jouissance actuelle, subit la tristesse ou le plaisir. Si la possession du faux bien ou sa privation est considérée dans l'avenir, l'insensé souffre du désir ou de la crainte.

Le sage n'est pas insensible. Au lieu des passions, agitations folles et excessives, il connaît les affections, mouvements beaux et eurythmés. Rien chez lui qui corresponde à la tristesse, puisque le sage possède toujours le bien véritable, lumière et force, raison et bonne volonté. Mais, au lieu du plaisir et de ses petites secousses, il connaît la joie, la joie continue, semblable à une ascension dans la clarté. Au lieu de la crainte affolante, il connaît la souriante prudence qui veille toujours sur le trésor intérieur. Enfin, l'effort du sage n'exige jamais l'impossible ou l'aléatoire, cherche seulement ce qu'il peut toujours réaliser la beauté même de l'effort. Quel que soit le résultat extérieur du combat qu'est la vie du sage, la vie du sage est une continuelle victoire. Aussi le sage ne désire pas, il veut.

On le voit, ce qui domine dans le stoïcisme c'est le sentiment de I unité de l'être et de son accord avec lui-même. Connaître l'harmonie que je suis, la réalises de plus en plus et, à mesure que je la perfectionne, en prendre une conscience de plus en plus nette et de plus en plus large, monter en quelque sorte sur chacune de mes connaissances pour agir plus haut, sur chacune de mes actions pour voir plus vaste, voilà l'essence de la doctrine.

***

Les Romains donnent au stoïcisme un caractère raide, tendu et théâtral. Néanmoins, le stoïcisme était plus propre que I épicurisme à subir sans enlaidissement l'action romaine. Les épicuriens romains peuvent être de passionnants sujets d'étude pour le psychologue et l'ethnologue; aucun n'est intéressant éthiquement. Malgré l'absence d une certaine glace et le manque de sourire dans l'héroïsme, plusieurs stoïciens romains restent d'admirables chefs d'œuvre.

Ce n'est pas le cas de Sénèque. Mais dans quelle mesure Sénèque est-il stoïcien? Il est stoïcien toutes les fois qu'il s'y applique; il cesse de l'être dès qu'il oublie de s'appliquer et s'abandonne à sa nature.

Nulle nature plus incertaine que la sienne.

Il loue magnifiquement le stoïcisme. Il le loue délicatement pour ses aspects les plus humains. «Pas de secte plus bienveillante, plus douce, plus amie des hommes, plus occupée du bien commun: on ne s'y propose pas seulement d'être utile à soi-même, mais de veiller aux intérêts universels et aux intérêts de chacun». Pour le stoïcien, «partout où il y a un homme, il y a place pour un bienfait». Cette belle formule du De vitâ beata, le De beneficiis tout entier n'a guère d'autre objet que de la développer et de l'éclaires: «Notre plaisir à nous, c'est le bienfait, même pénible, pourvu qu'il soulage la peine d'autrui; même lourd à nos ressources, pourvu qu'il soulage les besoins et la gêne d'autrui».

Quand il s'y applique, il comprend le stoïcisme dans son essence la plus subtile: «Le vêtement propre n'est pas en lui-même un bien mais la préférence qu'on donne au vêtement propre. Car le bien n est pas dans les choses mais dans le choix. Ce sont nos actions qui sont honnêtes non la matière de nos actions».

Mais, parfois, il semble un avocat du stoïcisme plus qu'un stoïcien. Orateur sur le forum ou plutôt acteur en scène, il se tend, se raidit, crie à travers un masque. Que deviennent le sourire et le naturel grecs quand cet Hispano-romain défie la fortune et la provoque au combat Le lutteur est prêt; il réclame une circonstance qui lui permette d'éprouver sa force et sa vertu. Le pauvre homme! Il ne sait donc pas harmoniser les humbles matières et combattre les obscurs combats...

Contrairement à l'orthodoxie stoïcienne, - il n'y a qu'une vertu qui agit toujours de même et dont les noms varient seulement selon la matière à quoi elle s applique, - Sénèque vante longuement - il fait tout longuement - les préceptes particuliers et leur rare efficace. Et il ignore les perspectives. Le conseil qu'il donne est toujours capital; le sujet qu'il traite lui apparaît le plus important de tous, le seul important. Quand il loue l'amitié, l'amitié devient, vraiment oui, le souverain bien. La sagesse même, s'il devait la posséder seul, il la rejetterait. Ces déclarations, qu'un vrai stoïcien trouverait folles, encombrent la sixième lettre à Lucilius. Naturellement de telles exagérations se paient par de promptes contradictions. Dans la lettre 9, Sénèque déclame fièrement, presque farouchement: «Celui qui est content de lui-même ne peut jamais être seul. Le sage se suffit à lui-même, n'a besoin de personne».

Ce sont là fautes vénielles et qui peut-être tiennent à la manière de l'écrivain plus qu'au caractère de l'homme Elles ne laissent pas d'inquiéter sur le caractère même font craindre un manque, sinon de franchise, du moins de profondeur et de solidité.

Voici qui est plus grave. Sénèque, en mille endroits condamne l'esclavage, rit de la noblesse, méprise l'argent. raille l'apparat. Son éloquence ornée et bavarde s'attarde volontiers et s'amuse à ces lieux communs hélas ! même sur ces points élémentaires, il lui arrive de se contredire. Il veut qu'on soit bon pour les esclaves mais cet étrange individualiste défend «qu'on aille dire qu'il les appelle à l'affranchissement et qu'il désire renverser les maîtres de la hauteur qu'ils occupent». Souvent stoïcien aux belles généralités, les cas particuliers le trouvent fort accommodant. Lucilius désire faire sur un homme une expérience périlleuse. Sénèque aimable directeur de conscience, lui recommande: «N'y expose que le moindre de tes esclaves».

On trouve, au quatrième livre du De beneficiis, une bien curieuse acceptation de la noblesse et des privilèges de la naissance . «Je donnerai même certaines choses, je ne le nie pas, à des hommes indignes, en considération d'autres personnes. C'est ainsi que, dans la recherche des fonctions publiques, leur noblesse a fait préférer des gens infâmes à tes hommes habiles, mais nouveaux... Pourquoi la Providence donna-t-elle l'empire du monde à Caligula, cet homme si avide de sang humain, qui le faisait couler sous ses yeux comme s'il eût dû le boire? Crois-tu que ce soit à lui qu'elle ait donné le pouvoir? Elle l'a donné à son père, Germanicus...» Drôle de Providence!

Ses éloges de la pauvreté - un peu ridicules chez un homme dont la fortune s'élevait à quarante millions de notre monnaie, chez un homme qui faisait probable, ment l'usure et que Dion Cassius accuse sans invraisemblance d'avoir causé la guerre britannique par son âpreté à exiger le remboursement intégral et immédiat de ses capitaux sans permettre à ses débiteurs de æ libérer en plusieurs fois - ces burlesques éloges ont du moins le mérite de n'être pas constants. « Nous ne devons affecter aucun mépris pour l'argent, affirme la cinquième lettre à Lucilius. En toutes choses, on doit se conduire avec modération».

On remplirait un petit volume de traits aussi étonnants chez un stoïcien. Voici, par exemple, un éloge des dépenses de vanité. Trois cent mille sesterces (cent mille francs) jetés dans un festin ne constituent pas, aux yeux de Sénèque, une dépense exagérée, si au lieu de l'offrir à la gourmandise (à la gueule, gulae) on l'offre à la représentation et à l'apparat (à l'honneur, dit-il, honori!). Alors, affirme-t-il avec solennité, «ce n'est plus débauche, c'est solennelle magnificence». Il n'est pas plus sévère pour l'ivresse que pour la grande dépense. Il affirme «qu'on peut aller quelquefois jusqu'à l'ivresse, non pour s y plonger, mais pour s'y calmer». Et, si des hommes peu indulgents reprochent à Caton son ivrognerie, ils rendront aux yeux de Sénèque «l'accusation honorable plutôt que Caton déshonoré».

Le secret de ces faiblesses et de ces contradictions, je crois le découvrir dans la préface des Questions naturelles. Si l'on n'était initié aux profondeurs de la science, déclare Sénèque, il vaudrait autant n'être point né.

La vertu n'est pas le bonheur par elle-même. Son rôle et son mérite, c est d'affranchir l'esprit et de le préparer à la connaissance des choses célestes. Déclarations scandaleuses pour le stoïcien comme pour le cynique, pour le cyrénaïque comme pour l'épicurien, pour toute la lignée socratique. Mais un pythagoricien les approuverait. Sénèque m'apparaît une intelligence naturellement pythagoricienne que les circonstance entraînent à parler la langue stoïcienne et à jouer un rôle de stoïcien. Pourquoi consent-il à cette déformation? Parce que le pythagorisme avoué entraînait, à cette époque, le renoncement complet à toute influence publique et à toute action politique. Le stoïcisme est, au contraire, à Rome, un parti et qui permet les ambitions extérieures. Sénèque ne ressemble-t-il pas à un anarchiste d'aujourd'hui qui, désirant devenir député et ministre, adhérerait au parti le plus éloigné philosophiquement de l'anarchie, au Parti socialiste?

La conduite de Sénèque a été jugée de façons très diverses. On sait quelle admiration éperdue Diderot professe pour sa vertu. Le fougueux Diderot me paraît médiocre psychologue et, quand il se trompe sur un caractère, il ne æ trompe pas à demi. - Le subtil La Rochefoucauld avait mis en tête de ses Maximes une figure avec le masque de l'hypocrisie et, au-dessous le nom de Sénèque. Sans doute, Sénèque s'est laissé entraîner à bien des mensonges et des grimaces. Il ne me paraît pourtant pas le type de l'hypocrite. Ses paroles et ses gestes mentent dans la même mesure que les gestes et les paroles du politicien moyen, peut-être même dans une mesure moindre. Sénèque me semble le type de l'ambitieux: il a eu toutes les ambitions, jusqu'à celle d'être philosophe et vertueux. Il est avide de fortune et de puissance; il ne l'est pas moins de gloire littéraire et philosophique: il est même avide, lorsqu'il en a le loisir, de beauté morale et de sagesse pratique. Dans sa première jeunesse, persuadé par les discours du pythagoricien Sotion et, je pense, entraîné aussi par un penchant naturel, il s'abstint quelque temps de toute nourriture animale. Ecoutons-le conter à Lucilius la suite de l'aventure: «Mon esprit m'en paraissait plus agile et je n'oserais pas dire aujourd'hui qu'il ne l'était point. Tu demandes comment je cessai. Ma jeunesse tomba sous le gouvernement de Tibère. On persécutait alors certains cultes étrangers. Parmi les indices de ces superstitions. on mettait l'abstinence de certaines viandes. A la prière de mon père, qui n'avait aucune hostilité contre la philosophie mais Saignait les délations, je revins à mes anciennes habitudes et il me persuada sans peine de faire meilleure chère». Cette anecdote me paraît significative. Sénèque aime la philosophie et même la pratique philosophique. Mais, si l'une ou l'autre risque de nuire à son avancement, il y renonce «sans peine». Partout on le retrouve le même, ambitieux de tout ce qui lui paraît beau et brillant. Le voici amant de Julie par snobisme; le voilà amant d'Agrippine par ambition matérielle. Exilé en Corse, il se désespère d'être loin de la cour et, pour obtenir son retour, descend aux dernières bassesses. Pour conserver la grande situation enfin obtenue, il multiplie les platitudes, les palinodies et, au besoin, les plus odieuses complicités. Il fait protéger par son ami Serenus les amours de Néron et d'Acté: il donne, s'il y est contraints des conseils pour le parricide et en écrit l'apologie. Incapable de déplaire aux puissants, il compose en même temps la brillante oraison funèbre de Claude, que Néron lira au Sénat et un pamphlet contre Claude qui, dans le secret, amusera Néron et Agrippine Son ambition ne recule pas devant le trahison. Il conspire contre l'empereur et permet une conjuration dans la conjuration; il n'ignore pas que plusieurs de ses amis veulent aussitôt la mort de Néron tuer Pison leur chef et faire monter Sénèque sut le trône. Lâche en mille circonstances, il se montrera courageux, quand la destinée, fermée en impasse, ne lui permettra plus d'autre ambition que celle d'une belle mort (13).

***

Un Romain est difficilement un philosophe complet. Sauf par l'énervement de la jouissance grossière, il ne sait pas échapper à la tentation d'agir. Sous l'Empire, les lâches se réfugient dans cet épicurisme porcin qui n'a de commun avec l'épicurisme grec qu'une partie du vocabulaire. Les braves sont stoïciens. Mais quelques-uns comprennent si mal la doctrine qu'ils croient y trouver un encouragement à l'action politique.

Epicure défendait au sage de s'occuper de politique, à moins qu'il n y fût forcé. Zénon lui demandait de s'occuper de politique sauf empêchement. Mais quel sourire malicieux devait avoir le subtil Phénicien quand il écrivait un tel conseil et le faisait suivre de cette remarque que, si I on vit dans un Etat corrompu ou injuste, il y a empêchement et on doit renoncer aux affaires publiques Il savait bien, l'individualiste, que tout Etat est nécessairement corrompu et injuste. Volontiers encore distinguant entre la petite Cité où nous jeta le hasard de la naissance et la grande Cité, le Cosmos, il disait: «Sois utile à l'Univers». Il expliquait aussi que tout ce que le puis faire en faveur de la grande et de la Petite République, c'est de leur donner un sage parfait. Tout cela était trop subtil et trop désintéressé même pour les meilleurs esprits parmi les Romains.

Il ne faut pas d'ailleurs condamner tous les stoïciens politiques aussi sévèrement que Sénèque. Plusieurs sont des chefs d'œuvre un peu ostentatoires. admirables encore malgré l'effort visible et la volonté de se faire admirer. On les trouve particulièrement dans le groupe de Thraséas. On sait la mort héroïque de sa belle mère. Arria et le poignard, dont elle vient de se frapper, tendu tout parfumé d'exemple, à son mari hésitant avec ce mot magnifique «Pœtus, cela ne fait pas mal». Epictète nous a conservé avec une légitime admiration un dialogue d'une rare fermeté entre Helvidius Priscus gendre de Thraséas, et l'empereur Vespasien. - Thraséas lui-même fut le grand honnête homme de l'opposition. On connaît plusieurs de ses abstentions héroïques et on ne se lasse pas de relire dans Tacite sa mort d'un sublime un peu théâtral.

***

Un peu plus tard, Dion Bouche-d'Or cherchait, comme un cynique, à produire l'édification populaire. Mais au lieu de procéder par bouffonneries et par boutades, ii prononçait des discours d'une noble ordonnance et d'une émouvante puissance verbale. Véritable inventeur de la prédication et premier missionnaire, il courait de ville en ville et de bourgade en bourgade, apaisant les querelles, calmant les passions violentes, s'appliquant à éveiller les consciences.

Longtemps rhéteur, il avait conquis, devant les publics lettrés, avec la grande réputation dont son surnom témoigne, une fortune considérable. Converti à la philosophie, il distribua ses biens aux pauvres avant d'oser prêcher la vertu.

Persécuté, exilé, contraint de cacher qui il était, il accomplissait pour vivre les besognes les plus pénibles dans un camp romain de la Gétique. La nouvelle arrive de la mort de Domitien et de la proclamation à Rome de son successeur. La légion gétique veut, par vanité et aussi pour satisfaire quelques intérêts plus matériels. un empereur qui soit sa créature. Elle s'apprête à marcher contre la Ville. Dion s'élance sur l'autel en clamant un vers de l'Odyssée:

«Enfin le sage Ulysse a quitté ses haillons».

Il se fait connaître, et il vante aux soldats affolés de colère les bienfaits de la paix. Les cris ne couvrent pas sa voix puissante, les coups ne font point taire sa voix obstinée. Vêtements en lambeaux, visage sanglant, prêt visiblement au martyre absolu, il crie: «Ecoutez-moi. Vous ne trouverez pas tous les jours un homme qui vous apporte librement la vérité. Librement, loyalement, sincèrement. sans arrière-pensée, sans ambition, sans cupidité, avec le seul désir de faire du bien, avec aussi la ferme intention de vaincre pour votre bonheur ou de mourir sous vos coups (14)». Selon la coutume, les injures nient sa sincérité, affirment qu'ils parle dans un intérêt personnel. Mais lui: «Pourquoi vous mentirais-je? Pour de l'argent? des louanges? de la gloire? J'ai renoncé a la gloire et aux publics choisis pour donner mon âme et ma parole aux malheureux. De l'argent? Combien de fois ai-je refusé celui qu'on m'a offert. Et, lorsque je suis entré dans la vie véritable, ce fut en distribuant aux pauvres tout ce que je possédais. S'il me restait quelque chose, je Ic donnerais encore».

Succès probablement unique! le courage, l'âpre patience, l'obstinée persévérance, l'éloquence ardente mais jusque sous les coups noblement rythmée comme les mouvements de l'âme, étonnent les soldats, produisent l'hésitation, puis la persuasion. «Le prophète très sincère de la nature immortelle» (15) convertit à la paix toute une armée. Dion Bouche d'Or a la gloire singulière d'avoir, sans autorité extérieure, par sa seule parole et sa seule vaillance, arrêté une guerre commençante. (16)

* *

Avant Dion, l'honnête Musonius, maître d'Epictète, avait essayé pareil miracle. Sous les remparts de Rome, il avait voulu expliquer aux soldats de Vespasien les bienfaits de la paix et les folies criminelles de la guerre. Musonius valait peut-être Dion par le caractère; il n'avait pas son éloquence et les étonnantes ressources de sa parole. Il échoua, comme on a presque toujours échoué dans ces tentatives désespérées; il dut renoncer à ce que Tacite appelle «une sagesse intempestive». Epictète songeait-il aux deux aventures entreprises d'un même cœur et aboutissant à des résultats aussi différents lorsqu'il appuyait énergiquement sur le Connais-toi toi-même: «Comment chacun pourra-t-il savoir ce dont il est capable? - Et comment le taureau, lorsque le lion survient, sent-il seul la force dont il est doué et s'avance-t-il seul pour défendre le troupeau?»

Epictète aurait voulu vivre comme Dion, contemporain qu'il aime et qu'il admire, comme Socrate et comme Diogène. Il aurait voulu proclamer la vérité aux lieux où le peuple æ rassemble. Les essais de sa jeunesse lui apprirent qu'il n'était pas doué pour cet office, et il se rejeta sur l'enseignement d école. Mais ce stoïcien regrette de n avoir pas les dons qui permettent l'action populaire. Le sage de ses rêves, actif et puissant, il l'appelle souvent: le cynique. «Il est le père du genre humain». Et ailleurs: «Qu'il soit battu comme un âne et, lorsqu'il est battu, qu'il chérisse, en qualité de frère et de père de tous les hommes, ceux qui le frappent».

Ce stoïcien par impuissance d'être cynique est cependant, pour la postérité, le stoïcien type. Ceux qui après lui se réclament du Portique le nomment comme leur maître et le citent plus souvent que Chrysippe ou Zénon. Toute la morale stoïque nous semble un retentissement de ses sentiments et un écho de ses paroles. C'est d'après lui qu'on expose et qu'il convient, en effet, d'exposer la grande doctrine éthique du stoïcisme, la doctrine des choses indifférentes. Elle remonte aux origines de la secte et nous en avons rencontré une première forme. Mais Epictète l'exprime avec une force nouvelle et il en fait le centre de tout stoïcisme futur.

Toute chose qui ne dépend pas de moi, je l'appelle chose indifférente. Cette définition, certes, est d'abord un acte de volonté; mais elle est une des forces qui me soutiendront. Elle indique d'abord un but à réaliser; elle dit bientôt une réalité subjective. Elle a toujours dit d'ailleurs, la vérité objective et que ces choses ne contribuent en rien au bonheur et à l'harmonie de mon être.

Les choses qui dépendent de moi sont mes opinions, mes désirs, mes inclinations, mes aversions, en un mot toutes mes actions intérieures. Les choses qui ne dépendent pas de moi, les choses indifférentes, sont le corps, les richesses, la réputation, les dignités, en un mot tout ce qui n'est pas du nombre de mes actions intérieures.

Le stoïcisme d'Epictète reste, on le voit, une philosophie socratique. Le «Connais-toi toi-même» est à sa base. La sagesse, effort pour réaliser tout le bien qui dépend de moi, indifférence devant ce qui n'en dépend pas, s'appuie sur une critique de la volonté. Le savant positiviste, pour donner toute son intelligence au connaissable, se désintéresse de l'inconnaissable. Le disciple d'Epictète. pour donner tout son effort avec efficace, se désintéresse de l'impossible. Epictète fait essentiellement du stoïcisme un positivisme du vouloir (17).

***

J'aimerais clore ici l'histoire de la philosophie individualiste dans l'antiquité et déclarer, sans craindre de contradiction, qu'Epictète est le dernier grand nom du stoïcisme. Les ridicules caprices de la gloire ne permettent pas cette justice. Marc-Aurèle est, pour les historiens, un philosophe.

Cet étonnant jugement ne me paraît s'expliquer que par la vanité des gens qui tiennent une plume: flattés d'avoir eu un confrère sur le trône, ils seraient blessés, dans leur amour-propre, s'ils avouaient la médiocrité de l'impérial écrivain. Or Marc-Aurèle, qui n'a ni la sincérité ardent et profonde de Socrate, de Diogène, de Cléanthe, de Dion, d'Epictète, ni le génie philosophique de Chrysippe, ni le génie littéraire de Sénèque, n'intéresse le vrai philosophe que comme un cas. Il pose douloureusement le problème politique: un philosophe peut-il consentir à gouverner? il enseigne, ilote mélancoliquement ivre, qu'un empereur philosophe est un monstre inviable et que le gouvernant dévorera nécessairement le philosophe. Mais j'ai étudié, au troisième chapitre des Apparitions d'Ahasvérus, la contradiction interne qui a détruit, pensée et caractère, le malheureux Marc-Aurèle. Je supplie qu'on me dispense de recommencer cette besogne. Cet homme divisé avec lui-même et qui laisse, non sans quelque lâcheté d'intelligence et de vouloir, les circonstances le transformer en ruine morale; cet homme qui ne conserve d'autre noblesse que le plus inerte des regrets et qui résout enfin par le suicide des difficultés auxquelles il a consenti, n'est pas de ceux que je tienne beaucoup à fréquenter.

Après lui, le stoïcisme se trouve encore gratuitement affirmé, si l'on peut dire, par les jurisconsultes. Comme entre deux batailles, Marc-Aurèle aime à déclarer que la guerre est, «au point de vue des principes», un brigandage; les jurisconsultes romains, avant d'établir des lois positives sur le statut des esclaves, se paient volontiers le petit luxe d'affirmer dans l'abstrait l'absurdité de l'esclavage et que tous les hommes ont, par nature, des droits égaux

Mais si l'individualisme a raison, qui, depuis les sophistes, oppose la loi et la nature, quelle confusion d'idées peut entraîner certains hommes à prononcer des actes de foi individualiste tout en fabriquant des lois et en veillant à leur exécution? Comment ne sentent-ils pas que le seul fait de formuler ou de soutenir ce que le mépris d'Epictète appelle «les lois des morts» exile de tout individualisme, de toute intelligence de la nature, de tout respect pour ce que Socrate nomme «les lois non écrites» et Epictète, «les lois des vivants»?...

NOTES

(1) J'ai tenté, au deuxième chapitre des Véritables Entretiens de Socrate, de reconstituer la critique cynique de la définition.

(2) Cette conception était, comme on dit, dans l'air. En 1913 M. H. L. Follin, qui ignorait certainement mes causeries dans les milieux populaires, écrivait tout un livre sous ce titre La Volonté d'harmonie. Il y expose un individualisme fort différent du mien et où l'économique n'est pas, comme chez moi, dédaignée. - M. Louis Prat, qui ignorait aussi mon effort, a publié en 1923 un livre profond et équilibre, La Religion de l'harmonie, où la pensée est souvent voisine de la mienne.

(3) M. Eugène Dupréel (La légende socratique) a montré qu'il faut excepter au moins Hippias, génie encyclopédique et précurseur d'Aristote.

(4) Préoccupé du seul point de vue éthique, je néglige dans Hippias la puissance synthétique et encyclopédique si bien mise en lumière par M. Dupréel, op. cit.

(5) Sur la question des campagnes de Socrate, lire, dans La Légende socratique, la victorieuse critique de M. Dupréel.

(6) Dans Les Véritables Entretiens de Socrate, j'ai tenté de dresser, vivant, un Socrate vraisemblable

(7) Dans Les Véritables Entretiens de Socrate, j'ai reconstitué, selon la vraisemblance, le plus important de ces deux dialogues.

(8) Dans Les Paraboles cyniques (Passim), je suis plus sévère pour Aristippe: les nécessités de la fable m'imposaient le point de vue cynique.

(9) Mes Véritables entretiens de Socrate sont présentes comme traduits d'Antisthène. J'ai essayé, tout le long du volume de faire parler au premier des cyniques son langage hardi et de lui conserver son attitude affronteuse.

(10) On en trouvera une traduction dans mon roman Le père Diogène .

(11) J'ai publié deux ouvrages de philosophie cynique plutôt que sur la philosophie cynique. Le Psychodore des Voyages de Psychodore et des Paraboles cyniques n'est pas un cynique orthodoxe. Il représente un des passages possibles du cynisme au stoïcisme. -- on trouvera dans le Père Diogène des détails pittoresques sur la vie cynique,

(12) J'ai tenté d'exprimer poétiquement cette doctrine dans la dernière de mes Paraboles cyniques.

(13) Sur Sénèque tel que je le vois, sur Sénèque l'ambitieux. On trouvera quelques indications supplémentaires au second chapitre de mes Apparitions d'Ahasvérus.

(14) Nous ne connaissons pas l'improvisation de Dion devant les soldats. Je reconstitue ces fragments probables en traduisant (avec de très légères modifications? deux passages empruntés au 1er et au 32e discours de Dion Chrysostome.

(15) Je traduis mot à mot un titre que se donne à plusieurs reprises Dion Chrysostome.

(16) J'espère publier prochainement le roman de Dion Bouche-d'Or

(17) J'ai tracé pieusement le portrait d'Epictète dans Les Chrétiens et les Philosophes.

NOTE FINALE

Je sais les lacunes et les insuffisances de ce petit livre. Quelques-unes tiennent à ma faiblesse; d'autres à des nécessités externes.

Volontairement, je me suis enfermé au cercle étroit, mais lumineux, de l'antiquité classique. - Je me suis limité à l'individualisme des philosophes, négligeant les poètes et aussi l'individualisme religieux. J'ai omis des faits intéressants et des noms dignes d'être connus. J'ai évité, voulant être compris de tous, les expositions trop ardues. - Dans les parties même que je traitais, j'ai consenti à beaucoup d'inégalités et de caprices. J'ai supprimé ce que j'ai déjà dit en d'autres livres, même quand il eut été bon de le dire ici. Tous les prétextes m'ont servi pour appauvrir une matière trop rude.

Tel que le voici, ce petit livre ne sera peut-être pas inutile aux ignorants qui connaissent leur ignorance.

J'aimerais aussi qu'il servît à ceux qui, pour avoir lu des histoires de la philosophie, croient savoir quelque chose. L'étude directe des textes m'a montré que tout manuel est un entassement d'erreurs. Quelle joie si j'inspirais à quelques-uns une nécessaire méfiance devant les œuvres de seconde main; si je donnais à quelques-uns le besoin d'aller voir avant d'affirmer ou de nier ... C'est le rare succès que je souhaite à ma bonne foi et à la bonne foi du lecteur.


Article "Charité" de l'Encyclopédie anarchiste, par Han Ryner

http://hanryner.over-blog.fr/article-25995272.html

Une année est bonne, mon chéri, pour ceux qui l'ont passé sans haine et sans peur.

Anatole France, "La perquisition" in L'Etui de nacre.

On arrive à contrer la haine, mais pour ce qui est de la peur... Oublions 2008 et son cortège d'horreurs, tombons de Charybde en Scylla, et sautons à pieds joints dans le bran l'an 2009. Pour combattre la peur, il nous faudrait plus que l'absence de haine, il nous faudrait l'amour, cette "vaste charité du genre humain" des stoïciens comme expliqué par Han Ryner dans cet article de l'Encyclopédie anarchiste qui m'avait échappé en août 2007 (merci Daniel pour le texte).

Charité, n. f. Les deux premiers sens indiqués par Littré sont l° « Amour du prochain » ; 2° « Acte de bienfaisance, aumône ».

Pour que la seconde signification ait pu dériver de la première, il a fallu que l’idée d’amour, alourdie d’on ne sait quoi de grossièrement protecteur, glissât un peu bas le long du concept de pitié... Aujourd’hui, la charité — parfois on précise et on dit la charité chrétienne — n’est plus nommée qu’avec dégoût par les êtres un peu dignes. Ils ne veulent ni la recevoir humblement ni la faire dédaigneusement. Pourtant, ce mot qui sent la soupe distribuée aux portes d’un couvent, fut beau et parfumé en sa prime jeunesse. Charité découle du grec charis, comme le nom même des Grâces, ou, pour répéter nos poètes du XVIe siècle, des Charites. Avant d’être rendu nauséeux par l’abjection chrétienne, il disait non la pitié mal penchée, le secours dédaigneux et l’inégalité dégradante pour le bienfaiteur comme pour le protégé, mais l’amour d’autrui avec son cortège de sourires ravis, de charmes émus, d’attentions discrètes. Dans ce premier sens, il est la création des stoïciens. Cicéron nous explique comment ils opposaient la vaste « charité du genre humain », caritas humani generis moins aux amitiés choisies et exclusives des épicuriens qu’à la défensive et offensive solidarité civique vantée par les péripatéticiens et les autres esclavagistes. A l’odieuse formule d’Aristote : « L’homme est un animal politique », ils opposaient la vraie maxime de large et égale charité : « L’homme est, par nature, ami de l’homme ».

Certains mots ont traîné, hélas ! dans trop de boue pour qu’on les puisse laver. Comme au sac d’une ville meurt la femme violée par trop de soldats, les chrétiens ont tué de trop de souillures un terme qui fut souriant et profond, que nul effort ne fera revivre.

Han Ryner.

 



Des diverses sortes d’individualisme
Han Ryner

http://fr.wikisource.org/wiki/Des_diverses_sortes_d’individualisme

Des diverses sortes d'Individualisme

Conférence prononcée le 10 Décembre 1921,
pour le dixième anniversaire de L'IDEE LIBRE
(Grande Salle de la Maison Commune)

Camarades,

Sont-ils nombreux — j'entends en dehors de cette salle — ceux qui peuvent se rappeler avec fierté les souvenirs d'avant-guerre, ceux qui se rendent avec justice le témoignage qu'ils sont les mêmes en 1921 qu'en 1913, les mêmes qu'en 1915 ou en 1917 ?

Nous sommes restés fidèles à nous-mêmes et cependant nous n'acceptons pas sans quelque amendement la formule que grincèrent toujours les girouettes contre les êtres de fermeté. Oui, nous sommes ceux qui n'ont rien oublié. Sommes-nous ceux qui n'ont rien appris ? Ah ! de quel détail abondant et lamentable notre expérience s'est enrichie. Mais les cadres de notre pensée étaient assez larges et assez solides pour recevoir, sans en être brisés ou faussés, le terrible apport nouveau. Pour dire les choses d'un seul mot et d'un seul exemple, les horreurs de la guerre n'ont ni surpris, ni diminué, ni même beaucoup augmenté notre horreur de la guerre.

Enrichis et affermis, nous sommes restés, pour l'essentiel, tellement les mêmes que si notre ami André Lorulot, beaucoup plus ordonné et beaucoup plus archiviste que moi, ne m'avait bienveillamment rappelé quelle conférence je prononçais devant vous pour fêter la naissance de l'Idée Libre, je risquais, en ce dixième anniversaire de la vaillante revue, de reprendre le même sujet sous le même titre, d'exposer à peu près dans le même ordre les mêmes pensées en les éclairant peut-être de quelques exemples récents.

Eh ! quoique averti, je ne suis nullement certain de ne pas suivre aujourd'hui un sentier que j'ai tracé, d'un premier passage, il y a dix ans.

Cette ancienne causerie s'appelait paraît-il, « A la recherche du bonheur ». A étudier les diverses sortes d'individualisme ne vais-je pas en quelque manière dessiner sur la carte de la vie humaine les différentes routes qui conduisent au bonheur ? Peut-être, en plus d'un endroit ma parole actuelle recouvrira exactement, répétera identiquement ma parole ancienne. Peut-être, dès le début, je m'arrête devant un obstacle qui, voici dix ans, dès le début m'arrêta. Je soupçonne que je vous parlais du bonheur sans avoir tenté de le définir ou sans y avoir réussi. Et voici que je vais classer les individualismes sans avoir essayé de définir ce que c'est qu'individualisme.

Car définir me semble proprement anti-individualiste. L'individualiste est un homme qui a le sentiment de la réalité de l'individu et de l'irréalité de tout ce qui n'est pas individuel et singulier. Or tous les logiciens déclarent que l'individu n'est pas définissable ; sa richesse complexe ne saurait être enfermée en aucune formule ; on ne peut définir que des termes généraux. Puis donc que l'individualiste ne croit à la réalité que de l'individu, définir, pour lui, ce serait dire, non pas ce qui est, mais ce qui n'est pas. Parce qu'on ne peut définir que des idées générales, Platon disait déjà : « Il n'y a de science que du général », mot qui a été si souvent répété au cours des siècles et qui le sera encore.

Je n'examinerai pas aujourd'hui — cela m'entraînerait trop loin de mon sujet — quelle est la valeur de la science. Mais définir l'individu, seul réel, est déclaré impossible par tous les logiciens ; définir ce qui n'est pas individuel et réel, définir le général ne semble pas intéressant à l'individualiste. Je ne suis pas le premier individualiste qui ait cette impression. Nietzsche a écrit plusieurs fois contre la définition. Et les plus anciens individualistes que nous connaissions, les cyniques, étaient déjà hostiles à toute définition.

Nous ne connaissons la critique cynique de la définition que par des exposés hostiles de Platon et d'Aristote, grands définisseurs. Cependant, à travers ces réquisitoires que n'équilibre aucune plaidoirie (puisque toute la littérature cynique est perdue), il semble que la critique de la définition faite par les cyniques embarrassait singulièrement les définisseurs de leur temps. A essayer de la reconstituer, elle paraîtrait peut- être — si peu individualiste que soit ce mot — définitive à quelques-uns.

Je n'essaie pas de la reconstituer historiquement. Je la traduis en termes tout à fait modernes. Peut-être, à une vieille pensée mal connue, connue uniquement à travers des exposés d'ennemis, je mêle un peu de ma pensée.

Puisque l'individu seul est réel et qu'il est indéfinissable, que sera donc ce qu'on pourra définir ? Qu'exprime le terme général ? Lorsque je dis « homme », qu'est-ce que je dis ?

Je résume une certaine série d'expériences ; je résume toutes les rencontres à propos desquelles je me suis dit : « homme ». Mais, ma série d'expériences ne correspond avec celle d'aucun d'entre vous ; aucun d'entre vous n'a rencontré exactement et uniquement les mêmes hommes, dans les mêmes circonstances, dans le même ordre, dans le même état d'esprit. Donc, lorsque je prononce « homme », je dis ma série d'expériences et vous entendez une autre chose : votre propre série d'expériences. Mon idée de l'homme ne coïncide avec l'idée de l'homme d'aucun d'entre vous. Bien plus, lorsque je dis « homme » aujourd'hui, je ne dis pas la même chose que lorsque je disais « homme » hier et que lorsque je dirai « homme » demain. Ma série d'expériences va s'enrichissant et se modifiant tous les jours.

Non seulement un terme général exprime une série d'expériences qui varie pour chacun de nous avec le temps et qui, à plus forte raison, varie entre nous, mais encore le même mot sert dans la même bouche à exprimer des séries d'expériences différentes ; il y a de continuelles équivoques dans notre parole ; je dis dans la parole de ceux qui sont de bonne foi.

Si j' affirme, par exemple: « Socrate, Diogène, voilà des hommes », et si je dis, en parlant des dernières saletés de Poincaré et de Clemenceau : « Voilà quelque chose de bien humain », je résume deux séries d'expériences différentes et j'emploie les mots homme ou humain dans deux sens qui ne se ressemblent guère.

Les termes généraux n'ont donc de sens, pour nous, qu'à la condition de résumer une série d'expériences qui est différente chez chacun de nous et qui, chez le même homme est différente suivant les moments ; il y a des heures où telles expériences dominent ma pensée et des heures où ce sont telles autres rencontres. Il y a des moments où, lorsque je dis homme, je songe à mes grands amis de l'histoire, Socrate, Diogène, Epicure, Epictète, Jésus, Spinoza ; et il y a des moments où je dis « homme » comme on vomit et où je songe à quelques-unes des bêtes à pain à quoi je me suis heurté aujourd'hui.

Ainsi, je ne peux pas définir, même pour moi. La définition, disent les logiciens, doit être adéquate, s'appliquer exactement au défini et uniquement au défini. Il m'est impossible de trouver une définition adéquate, même pour moi seul ; une définition qui dise exactement ce que je pense quand je prononce le mot homme. A plus forte raison m'est-il impossible de trouver une définition adéquate pour les autres.

D'autre part les dogmatiques commencent toujours leurs exposés par des définitions ; sur ces définitions, qu'ils prétendent adéquates ou qu'ils demandent d'accepter, ils appuient des discussions précises et des démonstrations qu'ils croient exactes.

Il est prudent de ne pas définir au commencement d'un exposé, ne serait-ce que pour faire voir qu'on n'aura pas la naïveté de croire ou la mauvaise foi de prétendre qu'on a démontré quelque chose.

Mais d'où vient cette habitude de définir et d'appuyer sur des définitions des raisonnements que l'on croit des démonstrations ? Elle vient de ce que la première science qui se soit constituée s'appuie sur des définitions, et ces définitions sont adéquates ; et les démonstrations qu'on appuie sur elles sont exactes. Je veux parler de la science mathématique.

Qu'est-ce qui confère un tel privilège à la science mathématique, à la démonstration mathématique et à la définition mathématique ? Oh ! cela est bien simple. Lorsque j'essaie de définir l'homme, l'individualisme, ou quoi que ce soit de concret, j'essaie d'enfermer dans une formule une série d'expériences. En mathématiques, je n'essaie rien de semblable. En mathématiques, il ne s'agit pas d'expériences.

Lorsque je définis la ligne par l'absence de longueur et d'épaisseur, lorsque je définis la surface par l'absence d'épaisseur, je sais que, dans la réalité, supprimer complètement une des trois dimensions, c'est supprimer aussi les deux autres et supprimer l'objet. Une surface qui, réellement n'aurait aucune épaisseur, n'existerait plus, disparaîtrait. Lorsque je définis la circonférence, une ligne dont tous les points sont à égale distance d'un point intérieur appelé centre, comme j'ai défini auparavant le point par l'absence d'étendue et qu'il ne peut rien exister sans étendue, je sais très bien que ma définition ne correspond à rien de réel ; je sais très bien qu'il n'y a pas dans la nature et que l'art ne peut pas produire de cercles parfaits ; or, un cercle qui n'est pas parfait n'est pas un cercle.

En mathématiques, ma définition n'essaie pas de dire ce qui est, elle crée son objet. Il n'y a pas de cercles avant qu'on ait défini le cercle ; il n'y a pas de ligne avant qu'on ait défini la ligne ; il n'y a pas de surface avant qu'on ait défini la surface. Ce sont nos définitions mêmes qui créent la surface, la ligne, le point, le cercle.

Puisqu'elles créent, puisqu'au lieu d'essayer de recouvrir exactement quelque chose de réel, quelque chose d'antérieur à elles, elles produisent quelque chose d'idéal, ce quelque chose les recouvre exactement. Les définitions mathématiques, parce qu'elles créent leur objet au lieu d'essayer de dire ce qui est, sont exactes, sont adéquates, s'appliquent à tout le défini et rien qu'au défini.

Parce qu'elles sont adéquates, elles permettent des démonstrations exactes. Parce que, dans le cercle, il n'y a que ce que j'y mets, je découvre dans cette définition toutes les propriétés du cercle ; tous les théorèmes concernant le cercle sortent de la définition du cercle de même que tous les théorèmes sur le triangle sortent de la définition du triangle.

Mais cela est un privilège exclusif des mathématiques. A moins que nous ne voulions procéder ailleurs mathématiquement, c'est-à-dire ne nous préoccuper en rien de ce qui existe et créer l'objet de notre méditation.

Dès que nous essayons de voir un peu ce qui existe, dès que nous essayons de saisir un peu de concret, pour les raisons que je vous exposais tout à l'heure, nous ne pouvons plus définir exactement. Nous savons que, lorsqu'il s'agit du concret, la définition, au lieu d'être au commencement de la science, ne peut venir qu'à la fin de la science. Elle est un résumé au lieu d'être un point de départ. Elle n'est jamais tout à fait adéquate, tout à fait exacte et il serait absurde d'appuyer sur elle des démonstrations.

Je ne vous définirai donc pas l'individualisme. Pour ne pas être tenté, en partant de ma définition, de vous démontrer que ceci est individualiste et que cela ne l'est pas.

Cependant, pour que vous me compreniez et pour que je me comprenne moi-même, il faut indiquer à peu près, entre gens de bonne foi et sans y mettre de malice, ce que j'entends par individualisme. Tout à l'heure, je vous disais que le même mot, suivant les moments, a des sens différents. Je vous donnais l'exemple du mot « homme » où je puis attacher une idée d'admiration ou une idée de mépris suivant que je le prononce pour résumer telle série d'expériences ou telle autre série d'expériences.

Il en est de même de tous les mots. Tous les mots ont, pour chacun de nous, des sens multiples. Ces sens se mêlent, s'embrouillent, se recouvrent comme les cercles que fait l'eau dans laquelle on a jeté une pierre. Cependant, nous pouvons, dans une certaine mesure, dire schématiquement, grossièrement, qu'ils sont concentriques. Si nous allons à la limite comme les mathématiciens, nous donnons à chaque mot un sens tellement large qu'il embrasse l'infini, un sens tellement étroit qu'il ne s'applique plus à rien, et aussi des significations intermédiaires innombrables.

Il vous est peut-être arrivé ou il vous arrivera d'entendre des camarades discuter sur l'individualisme et l'un d'eux prendre le mot dans un sens tellement large que tout le monde serait individualiste. En effet, il ne peut pas y avoir d'individus sans un certain degré d'individualisme ; il ne peut pas y avoir de pensée qui ne contienne un grain d'individualisme. A prendre le mot individualisme dans un sens lâche et vaste, je l'applique à tous les penseurs. Je puis aussi le prendre dans un sens tellement étroit, tellement sévère, tellement absolu, qu'il ne s'applique plus à personne.

Vous avez assisté ou vous assisterez à des discussions où l'un des adversaires vous démontre que tel mot s'applique à tous et à tout, mais l'autre vous prouve qu'il ne s'applique à rien ni à personne. Le mot, quel qu'il soit, peut-être à la fois un point sans étendue ou le rayonnant et fuyant infini.

Un camarade malicieux me démontrerait avec une égale facilité que je ne suis pas individualiste ou que tout le monde est individualiste. Vous entendez bien que ce sont là arguments de polémique. Ce sont des jeux. Mais, très souvent, celui qui joue le jeu s'y prend le premier ; il n'est pas de mauvaise foi ; il est naïf.

Entre le sens si étroit et si pur du mot qu'il n'y a jamais eu d'individualiste et que Diogène peut refuser ce nom même à son maître Antisthène, et le sens large, immense, infini où M. Charles Maurras lui- même devient un individualiste puisqu'il s'exprime autrement que son voisin aussi royaliste que lui, il y a un certain nombre de sens intermédiaires qui sont les seuls intéressants parce que seuls, ils disent quelque chose. Dire tout puisque c'est tout confondre, c'est une façon de ne rien dire.

Mais ces sens intermédiaires sont multiples, arbitraires. Je puis, de très bonne foi, prendre tantôt l'un, tantôt l'autre. Cependant il faut que je connaisse ce risque ; il faut que je m'applique à l'éviter dans le courant d'une même opération intellectuelle. Sans quoi ma méditation ne signifierait vraiment pas grand chose, puisqu'elle se balancerait sur une équivoque et que, croyant regarder une idée, j'en apercevrais une autre.

Ainsi, je ne puis pas définir parce qu'individualiste. Mais je dois indiquer dans quel sens je prends, maintenant, dans cette méditation-ci, le mot individualisme.

On détermine surtout par des négations et des exclusions. Il est arrivé à M. Clemenceau, par exemple, de se prétendre individualiste. Je ne prendrai pas le mot dans le même sens que M. Clemenceau. Je ne le prendrai pas dans le même sens que les bourgeois qui vantent leur individualisme. Et même, si des camarades — je sais qu'il y en a — sont surtout préoccupés de questions économiques, je ne me rencontrerai pas avec eux. Parce que, d'une manière générale et ce soir en particulier, je ne m'intéresse pas beaucoup aux questions économiques. Je ne vous dis pas pourquoi ; je vous indique seulement que, pour moi, les questions économiques ne peuvent pas se résoudre directement et que, au contraire, elles seront presque résolues, lorsque l'on consentira à ne plus les regarder.

Je pourrais prendre aussi le mot individualiste dans un sens métaphysique ; je pourrais chercher quelle est l'essence de l'individu. Je ne me dirigerai pas non plus de ce côté. Cela est trop profond ou cela est trop haut. Nous nous perdrions dans le rêve. Or, encore que je ne veuille rien démontrer, je désirerais cependant côtoyer de près la réalité.

Je négligerai donc individualisme bourgeois, individualisme économique, individualisme métaphysique. J'examinerai seulement les différentes sortes, ou plutôt différentes sortes — car je ne suis pas sûr de faire une énumération complète — de l'individualisme éthique.

J'ai employé le mot « éthique », mot savant et peu connu, plutôt que « moral » qui est le mot connu, le mot courant. Parce que je n'aime pas ce dernier terme ou ce qu'il représente à mes yeux. Je considère « éthique » comme le nom d'un genre où je distingue deux espèces : les morales et les sagesses. Et, au nom des sagesses, je condamne les morales.

Beaucoup d'individualistes, d'ailleurs, se sont déclarés immoralistes. Je me déclare quelquefois immoraliste. A condition qu'on entende bien que, par cette déclaration, je ne renonce pas à rendre logique et rythmée la conduite de ma vie. Mais j'essaie de rythmer la conduite de ma vie par la sagesse, et non par la morale[1].

C'est donc un certain nombre de sagesses individualistes que je vais essayer de distinguer ce soir.

Les sagesses individualistes, les individualismes éthiques sont des méthodes pour se réaliser soi-même. Elles nous donnent sur nous- mêmes un certain pouvoir. Mais nul pouvoir n'existe qui ne s'appuie sur un savoir. Aussi, très divergentes bientôt, les sagesses individualistes partent pourtant d'un même point. Tout individualisme éthique commence par la formule de Socrate : « Connais-toi toi-même ».

Mais ce précepte si individualiste a été entendu en un sens peu individualiste par le plus grand et le plus infidèle des disciples de Socrate.

Dans un des dialogues les plus célèbres de Platon, dans le Ménon, nous voyons Socrate interroger un jeune esclave et, par des questions singulièrement habiles, l'amener à construire un carré double d'un carré donné. Si Socrate avait encore vécu au moment où Platon a écrit le Ménon, il aurait répété comme après le Lysis : « Que de choses ce jeune homme me fait dire auxquelles je n'ai jamais songé ! » Peut-être aurait-il dit plus sévèrement : « Que de choses ce jeune homme me fait dire qui sont tout à fait contraires à ma pensée ! »

Cette façon de faire trouver en lui par l'esclave des choses qui n'ont jamais été en lui, des choses que nous inventons, que nous créons, que nous rêvons, comme des carrés, des mesures de carrés, des diagonales, ce n'est pas ce à quoi songeait Socrate quand il disait : « Connais-toi toi-même ». Malgré la calomnie d'Aristophane, Socrate évite avec soin la métaphysique, le rêve, les nuées. Si Platon donne au « Connais-toi toi- même », le sens qu'on lui voit dans le Ménon, c'est qu'il a une croyance métaphysique singulière. Il s'imagine que, avant cette existence, nous avons vécu une vie plus belle, plus consciente, plus lumineuse. Nous avons tout connu dans cette vie antérieure et maintenant nous pouvons retrouver quelques réminiscences de ce que nous avons su autrefois. Pour lui, apprendre, c'est se souvenir.

Cette façon très belle et très poétique de comprendre le « connais-toi toi-même » n'a rien d'éthique et d'individualiste, dans le sens où, ce soir, nous prenons ce mot. L'individualiste ne cherche en lui que la connaissance de soi-même et non point la science des choses extérieures ou des inventions d'Euclide.

Lorsque Socrate dit : « Connais-toi toi-même », il veut que je me connaisse, non pas métaphysiquement, non pas dans mon essence, non pas dans ce qui est insaisissable, mais dans ce qui est saisissable ; il veut que je sache ce que je suis, ce que je veux et ce que je peux. La connaissance individualiste de moi-même comprend la double critique de ma volonté et de ma puissance.

Aujourd'hui, c'est surtout par la façon dont ils dirigent la critique de la volonté et la critique du désir que je classerai les divers individualismes qui m'intéressent.

Lorsque je me demande ce que je suis, les réponses que je fais sont différentes suivant le moment ou suivant mon tempérament. Historiquement, je crois distinguer quatre réponses principales.

Je puis prendre parti pour la vie, comme dit Nietzsche, ou je puis prendre parti pour l'humanité. Je puis répondre : « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme ». Vous devinez sans peine que, selon que je ferai l'une ou l'autre de ces réponses, mon individualisme sera très différent.

Mais, lorsque j'ai répondu « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme », je ne suis pas au bout de mes hésitations. Ceux qui se répondent « Je suis un vivant » se demandent quelle est la plus profonde volonté du vivant, la plus profonde tendance de la vie — car c'est cela qu'ils veulent réaliser. Ceux qui se répondent « Je suis un homme » se demandent quelle est la caractéristique de l'homme, ce qu'il y a dans l'homme de plus particulier, de plus humain, de plus noble — car c'est cela qu'ils veulent réaliser. Schématiquement, nous pouvons trouver encore, chez les uns et chez les autres, deux tendances différentes.

Les individualistes de la vie, de la volonté de vie, les individualistes du plus profond, comme les individualistes de la volonté d'humanité, les individualistes du plus noble, se divisent les uns et les autres en deux catégories.

Quand je dis « Je suis un vivant », et que je me demande ce qu'il y a de plus profond chez le vivant si je m'appelle Nietzsche ou, vingt-quatre siècles auparavant, si je m'appelle Calliclès, je réponds : « Ce qu'il y a de plus profond chez le vivant, c'est la volonté de puissance, la volonté de domination ».

"Partout, dit Nietzsche, où j'ai trouvé quelque chose de vivant j'ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit j'ai trouvé la volonté d'être maître. » Mais, est-ce que tous ceux qui ont fait cette réponse : « Je suis un vivant », tous ceux qui en eux-mêmes ont pris parti pour la vie et pour la profondeur continuent la même réponse que Calliclès et Nietzsche ? Non.

D'autres disent : « Ce qu'il y a de plus profond dans le vivant, c'est l'amour du plaisir ». Pour la simplicité de l'exposition, sans nous préoccuper des détails et sans chercher à classer selon l'époque ou selon l'étage, nous appellerons nietzschéisme — parce que Nietzsche est le plus célèbre parmi ceux qui ont pris ce parti l'individualisme de la volonté de puissance ; et nous appellerons épicurisme — puisque Epicure est le plus célèbre entre ceux de cette tendance — l'individualisme de l'amour du plaisir.

Ceux qui ont dit « C'est un homme que je veux être » et qui cherchent ce qu'il y a de plus particulier à l'homme, ce qu'il y a de plus noble dans l'homme, se divisent aussi en deux tendances. Les uns veulent qu'en eux ce soit la raison qui domine, les autres que ce soit le cœur.

Ici aussi, sans nous occuper des époques, pour plus de facilité, nous appellerons stoïciens ceux qui songent à se conduire suivant leur raison et tolstoïens ceux qui songent à se conduire suivant les élans de leur cœur.

Voici donc quatre formes d'individualisme éthique bien différentes, au premier aspect au moins, entre lesquelles nous trouverions bien des formes intermédiaires. Nous pouvons distinguer : volonté de puissance, volonté de plaisir, volonté de raison, volonté de cœur.

L'une ou l'autre de ces formes de l'individualisme nous paraîtra-t-elle décisivement supérieure ? nous paraîtra-t-elle tout à fait complète ? Y en a-t-il une qui réponde entièrement à nos désirs ?

Le nietzschéisme, l'individualisme de la volonté de puissance, à moins de le prendre grossièrement, n'est individualiste qu'au départ. En d'anciennes controverses, avec la quantité de mauvaise foi qu'apporte dans la discussion même les gens de bonne foi, il m'est arrivé de refuser à des nietzschéens le nom d'individualistes parce qu'ils me refusaient à moi- même le titre disputé.

Au fond, il y avait une âme de vérité dans le besoin qu'ils éprouvaient de me refuser la qualification dont ils se glorifiaient et dans le besoin que j'éprouvais moi-même de les rejeter hors du cercle individualiste.

Je leur disais : « A qui ne respecte pas tous les individus, je refuse le nom d'individualiste. Or, le nietzschéisme ne respecte pas tous les individus. Le nietzschéisme, morale de maître, admet nécessairement des esclaves. Nietzsche dit lui- même insolemment : « Pour tout renforcement, pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce d'asservissement. » Et il demande à plusieurs : « Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un joug ? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion. » Le nietzschéisme écrase un certain nombre d'individus ; il ne respecte pas tous les individus ; en un certain sens, il renonce à l'individualisme. »

Mais le maître lui-même restera-t-il un individu ? Le maître dépend de l'image que l'esclave se fait de lui ; il ne reste le maître qu'à condition de frapper l'esprit de l'esclave soit de terreur, soit d'amour, et de le tromper. Cette nécessité ne le fait-elle pas dépendant et esclave de tous les esclaves ?

Napoléon 1er, dans le fameux dialogue inconnu d'Alfred de Vigny, s'écrie :

« Quelle fatigue ! Quelle petitesse ! Poser ! toujours poser ! de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur idée. Leur paraître ce qu'ils aiment que l'on soit, et deviner juste leurs rêves d'imbéciles... Etre leur maître à tous et ne savoir qu'en faire. Voilà tout, ma foi ! Et, après ce tout, m'ennuyer autant que je le fais, c'est trop fort. »

Auguste, l'un des hommes les plus habiles dans la morale des maîtres, dit sur son lit de mort : « Applaudissez, mes amis, la comédie est finie ».

Est-ce que vous croyez qu'un homme qui, toute sa vie, joue la comédie est un homme libre ? Croyez-vous qu'il soit un individu ? Rien ne fausse notre pensée comme le mensonge à notre pensée. Celui qui essaie d'exprimer exactement, qui essaie de dire sa pensée vraie a beaucoup de peine à ne pas la déformer dans l'expression. Croyez-vous que celui qui s'applique à la déformer dans l'expression ne la déformera pas ensuite dans la réalité ? Croyez-vous que son mensonge ne dévorera pas sa vérité et que son masque ne rongera pas son visage ?

L'individualiste de la volonté de puissance, s'il se joue dans l'abstrait, je ne sais ce qu'il devient, — Nietzsche n'a jamais fait de politique — mais, s'il se joue dans le concret, s'il essaye de vivre sa doctrine, il devient le plus servile des hommes, l'esclave de tous ses esclaves.

Le nietzschéisme ne me satisfait pas puisqu'il me rend moins individu que bien des doctrines qui ne se croient pas individualistes.

Vais-je trouver le salut ou du moins une satisfaction plus grande dans l'épicurisme, dans la doctrine de la volonté de plaisir ?

S'il s'agissait de courir au plaisir dès qu'il se montre, de courir à n'importe quelle volupté, je serais encore bien esclave. Je me jetterais souvent sur un appât qui cacherait un piège et déclencherait un ressort de douleur ; je passerais ma vie dans les regrets, dans l'inquiétude, dans les tourments.

Mais aucun individualiste n'a entendu ainsi l'amour du plaisir. Le plus ancien historiquement, le fondateur de la doctrine, Aristippe déclare déjà que la grande vertu du philosophe est la maîtrise de soi. Il disait : « Je possède Laïs ; elle ne me possède pas ». Cette maîtrise de soi peut créer une certaine liberté et un individualisme durable.

Epicure va beaucoup plus loin. L'analyse des désirs telle qu'Epicure l'a faite est un des chefs-d'œuvre de la philosophie de tous les temps. Epicure distingue en nous trois sortes de désirs. Les uns sont naturels et nécessaires, comme le besoin de manger ou comme la soif. D'autres sont naturels sans être nécessaires, comme le désir de varier mes aliments. D'autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, comme le désir de porter un bout de ruban à sa boutonnière ou d'asseoir ses fesses sur un fauteuil d'Académie.

Epicure nous dit :

Il faut satisfaire les désirs naturels et nécessaires. En les satisfaisant nous obtenons des plaisirs absolus, des plaisirs qui ne peuvent pas être augmentés. J'ai faim et je mange selon ma faim ; j'ai soif et je bois selon ma soif : voilà des plaisirs inaugmentables. Mais, si nous nous en tenons aux désirs naturels et nécessaires, il faut si peu de chose pour être heureux.

Les désirs naturels et non nécessaires, comme l'amour, comme le goût de la variété dans les aliments ou les boissons, ne nous donnent pas un plaisir réel ; ils apportent de la variété dans le plaisir, mais ne créent pas de plaisirs nouveaux. Il faut les satisfaire quand l'occasion nous offre facilement leur objet ; il faut les mépriser dès qu'il nous engageraient dans quelque embarras et dans quelque difficulté.

Les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires sont nos ennemis. Ceux-là, il faut nous en débarrasser complètement. Sans quoi nous ne pouvons espérer aucun bonheur ni aucune liberté. Le désir des honneurs n'est jamais satisfait. Quand je suis chevalier de la Légion d'honneur, je veux être officier : quand je suis officier, je veux être commandeur ; quand je suis commandeur, il me faut la plaque —je crois que ça s'appelle la plaque — de grand-officier. Plus j'ai l'argent plus j'en veux. M. Loucheur, quand il est arrivé à son premier milliard, fut tourmenté du besoin d'avoir son second milliard beaucoup plus que je ne peux être tourmenté par la recherche des quelques francs dont j'ai besoin. Ces basses démangeaisons s'exaspèrent à être grattées.

Ainsi, dit Epicure, satisfaisons les désirs naturels et nécessaires. Satisfaisons, quand l'occasion n'est pas difficile, les désirs naturels et non nécessaires. Supprimons complètement en nous les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires. Cette méthode nous rendra heureux autant que peuvent l'être les dieux que nous imaginons. Lorsque je n'ai pas faim et que je n'ai pas d'indigestion, lorsque j'ai mangé à ma faim et pas plus que ma faim, lorsque je n'ai pas soif, lorsque je ne souffre de rien, lorsque je n'ai ni trop froid ni trop chaud, je suis un être parfaitement heureux.

Pourquoi suis-je parfaitement heureux ? Parce que le bonheur est l'activité naturelle de tout notre être ; c'est l'activité naturelle et facile de tous nos organes, organes physiques d'abord, organes internes ensuite.

D'après Epicure, les plaisirs du corps sont premiers. Les joies de l'esprit ne peuvent venir qu'ensuite ; elles s'appuient, comme sur une base nécessaire, sur les plaisirs de corps. Notre esprit n'est d'une activité belle et joyeuse que si notre corps a reçu les faciles satisfactions qu'il exige.

Cependant, ces plaisirs de l'esprit fils des plaisirs du corps, sont des fils plus grands que leurs pères.

Et voici qu'Epicure arrive, grâce à la doctrine de ce qu'il appelle le plaisir constitutif, à supprimer toute douleur.

Nous supprimons d'abord la douleur en satisfaisant les désirs naturels et nécessaires. Mais si, par hasard, nous ne les pouvons satisfaire, pourvu que nous soyons montés jusqu'où monte Epicure, nous restons encore heureux. Si j'éprouve une douleur dans une partie de mon corps, cela ne m'empêche pas d'avoir d'autres organes qui agissent librement et dont je puis jouir. Sur les organes qui agissent librement je porte mon attention au lieu de la donner stupidement à l'organe qui souffre.

Un de mes amis me racontait qu'en chemin de fer il avait eu la maladresse de mal placer sa main et d'avoir deux doigts écrasés par une portière brutalement refermée. Ceci se passait au mois où la saison est la plus belle, aux environs de la Pentecôte, en Normandie ; il revenait vers Paris ; il enveloppa d'un mouchoir ses doigts sanglants et il leur dit : « Ce n'est pas encore vous qui m'empêcherez de voir la beauté des fleurs et des arbres ». Tout le long de la route, au lieu d'être le maladroit qui soufre de ses deux doigts, il fut l'homme habile, l'épicurien qui jouit de ses deux yeux.

N'élargissons pas nos maux inévitables. Pas de malheur suggéré et artificiel. Il y a toujours en nous des joies multiples et c'est à ces joies qu'il faut nous donner, non aux douleurs. Etres complexes, penchons- nous pour la cueillir, vers la richesse de nos joies et laissons se faner, négligée, la pauvreté de nos douleurs.

Epicure, mourant d'une maladie, parait-il, atrocement douloureuse, de la pierre, écrivait à son ami Idoménée :

« Je t'écris au dernier et par conséquent au plus heureux jour de ma vie. Je soufre de douleurs de vessie et d'entrailles telles que je ne crois pas qu'on puisse en éprouver de plus fortes. Mais le souvenir de mes dogmes, de mes découvertes, de mes amitiés me remplit d'une joie supérieure où se noient tous les maux de mon corps. »

L'Epicurien arrive à accumuler ses plaisirs, à porter toute son attention sur ses joies, à jouir de tous ses bonheurs d'hier comme de ceux d'aujourd'hui et de ceux de demain. Sous cette immensité de bonheur, il cache les petites douleurs qu'il ne peut éviter, ou plutôt il en fait encore de la joie. Dans cet océan de joie, une goutte d'amertume ne peut qu'augmenter le bonheur en lui donnant une saveur plus piquante.

Ainsi, l'épicurisme bien compris, élevé jusqu'où l'élève Epicure, c'est en effet le bonheur continuel, la liberté d'esprit continuelle, l'indéfectible individualisme.

Est-ce que tous les Epicuriens sont arrivés au même degré qu'Epicure ? Permettez-moi de ne pas répondre. Certains Romains se sont piqués d'épicurisme. Le Romain, qu'il ait des empereurs ou des papes, qu'il soit la brute violente ou la bête sournoise et religieuse, a toujours gâté tout ce qu'il touchait.

Soit parce que certains Epicuriens avilissaient la doctrine d'Epicure, soit parce qu'il y avait quelque chose d'un peu équivoque dans les mots dont le maître même se servait, d'autres individualistes ont combattu cette doctrine. Les stoïciens se sont toujours dressés contre les Epicuriens.

Les Stoïciens veulent qu'on obéisse à la raison et non au plaisir. Remarquez que l'obéissance au plaisir, après l'analyse du désir telle qu'elle a été faite par Epicure, est bien aussi soumission à la raison. Le stoïcisme et l'épicurisme différent dans les mots plus que dans les choses.

C'est ce qu'exprimait Sénèque lorsqu'il appelait Epicure un héros habillé en femme.

Le Stoïcien veut que j'obéisse à ma raison. De même que la recherche du plaisir direct et certain épicurisme compris d'une façon étroite ne me laisserait aucune liberté ; de même le stoïcisme, compris d'une manière étroite, ne me laisserait ni grande liberté ni grand individualisme. Mais les grands Stoïciens, Zénon, Cléanthe, Epictète ne l'ont pas compris ainsi. Encore qu'ils mettent l'accent sur l'obéissance à la raison, ils sont des êtres complets, ils sont des hommes. Quand la raison ne s'y oppose pas, qui doit tout régler, ils veulent que nous obéissions aussi à nos instincts et à notre cœur.

Qu'est-ce que la raison commande d'après les Stoïciens ? D'être harmonieux, de suivre la nature. Mais la nature humaine est chose complexe et la raison elle-même nous éloigne de supprimer nos richesses.

Les Stoïciens disaient : L'homme est naturellement ami de l'homme. Qu'est-ce que cette façon de comprendre la nature sinon l'obéissance au cœur ?

Les Stoïciens disaient que nous devons être des harmonies. Une harmonie ne se forme pas d'une seule note, d'une seule tendance nous devons donc concilier en nous des tendances multiples. Seulement les Stoïciens veulent que nous établissions une puissante hiérarchie intérieure et que nous maintenions la raison au-dessus de tout. Ces Stoïciens, par exemple, qu'on accuse de manquer de cœur ont les premiers inventé le mot charité, mot devenu bien laid ; devenu, dans la décadence chrétienne, le synonyme de l'aumône, avilissante pour deux êtres. Mais primitivement charité signifie grâce, exprime l'amour avec tout son cortège de spontanéités et de sourires. Ce sont les Stoïciens qui, les premiers, — je traduis mot à mot une parole de Cicéron — ont inventé « la vaste charité du genre humain », c'est-à-dire l'amour pour tous les hommes.

Epicure donnait une grande place au cœur. Les Epicuriens sont célèbres par leurs amitiés. Lorsque les statuaires représentaient Epicure, ils sculptaient toujours derrière lui le visage de Métrodore. Vous ne trouverez jamais un buste d'Epicure seul ; toujours des bustes géminés unissent, pour l'immortalité de l'art, les deux amis.

Seulement l'Epicurien n'aime que ses amis, tandis que le Stoïcien répand sur tous les hommes son cœur généreux.

Vous voyez combien les Stoïciens se rapprochent de ceux que j'appelais tout à l'heure les Tolstoïens, de ceux qui cherchent dans leur cœur la chaleur de la vérité.

A comprendre l'épicurisme étroitement, on supprimerait le cœur et la raison. A comprendre étroitement le stoïcisme, on supprimerait le cœur et l'instinct. A comprendre étroitement le tolstoïsme, on supprimerait l'instinct et la raison. Mais jamais, sauf des disciples naïfs et étroits ou des ennemis partiaux, personne n'a compris ainsi une grande doctrine.

Tolstoï, tout en faisant surtout appel au cœur, accorde une grande place à la raison, à la critique, à la lumière. Il n'y a pas dans l'être humain de chaleur véritable sans lumière, ni de lumière véritable sans chaleur. Nous ne pouvons pas admettre l'une quelconque de ces doctrines prise dans un sens étroit et exclusif. Mais n'importe laquelle, si nous lui laissons le sourire, la largeur, l'équilibre que lui ont donnés ses meilleurs partisans nous conduit à la vérité individuelle.

Le parti-pris, chez les doctrinaires, est certainement dans les mots plus que dans les choses. Ils discutent parce que les uns mettent l'accent ici et que les autres le mettent là. Qu'importe, s'ils arrivent tous à la vérité totale.

Que m'importe qu'on me dise : « Vous êtes un vivant prenez parti pour la vie », ou qu'on me dise : « Vous êtes un homme, prenez parti pour l'humanité ». Pour que je sois un homme, il faut que je sois un vivant et, si je n'étais pas un homme, que m'importerait d'être un vivant ?

Les anciens se posaient des problèmes ingénieux, amusants, un peu ridicules parfois. Carnéade demandait à Chrysippe : « Aimerais-tu mieux être une raison d'homme dans le corps d'un âne ou une intelligence d'âne dans un corps d'homme ? » Nous ignorons ce que Chrysippe répondait. Répondons pour lui : « Je ne veux être ni l'un ni l'autre. Je veux être un homme complet. Je veux être, dans un corps d'homme, une vérité d'homme, une lumière et une chaleur d'homme, un cœur et une raison d'homme. »

Il faut arriver à s'harmoniser. Il faut arriver à trouver tout en soi et à tout respecter. Telle est bien la pensée des premiers Stoïciens lorsqu'ils conseillaient : « Vis harmonieusement ».

Peu importe la forme d'individualisme d'où je pars si j'arrive au sommet d'où l'on voit tout l'horizon. Pendant que je monte, je suis sur une côte ou sur l'autre ; une partie du sommet me reste cachée. Mais, par les différents sentiers sur les deux côtés, on arrive à la crête hautaine d'où se découvre tout l'horizon et toute la vaste vérité.

Même le nietzschéisme que nous semblons avoir rejeté complètement pourrait se défendre. Nous l'avons repoussé parce que historiquement alors qu'Epicure est arrivé à l'individualisme complet, alors que les grands Stoïciens et les grands cœurs sont arrivés à l'individualisme complet, Nietzsche s'est arrêté en chemin. Qui nous empêche de continuer la route négligée ? S'il n'était pas devenu fou, pour des raisons organiques, ne l'aurait-il pas continuée lui-même ? Ne serait-il pas arrivé au sommet qu'habitent Epicure et Epictète ? Peut- être, si Epicure était devenu fou à 35 ans, il ne serait pas arrivé non plus à la vérité totale, il serait resté enlisé dans les marécages et les plaisirs d'en bas. Si Epictète était mort jeune ou devenu fou, serait-il arrivé par la raison jusqu'à la vérité du cœur ? Si Tolstoï était mort ou devenu fou assez jeune, il ne serait pas arrivé par le cœur à la vérité de la raison.

Le chemin que Nietzsche n'a pas pu finir, ceux qui se sentent attirés davantage vers le sentier de Nietzsche, qu'ils l'achèvent donc. Il y a une façon de comprendre la volonté de puissance qui est très belle ; il y a même plusieurs façons très belles et très complètes de la comprendre. La volonté de puissance, erreur si elle doit s'exercer brutalement sur d'autres hommes, devient vérité si cet impérialisme m'est tout intérieur, si c'est moi-même que je veux dominer, que je veux créer. Elle devient aussi vérité si cette domination, je veux l'exercer sur la nature des choses et non plus sur mes semblables. Voici deux méthodes pour continuer Nietzsche, le compléter, le rendre un aussi bel individualiste qu'Epicure ou que les grands Stoïciens et les grands cœurs.

Que chacun prenne, suivant son tempérament et les dominantes de sa jeunesse, le chemin qui lui agrée. Pourvu que sa vaillance dure et qu'il ne se laisse pas tomber aux premières étapes, il arrivera au sommet, il arrivera à la vérité totale, à la liberté rythmée de son cœur et de sa raison. Il arrivera à l'harmonie complète de l'individualiste complet.

? Sur les différences essentielles entre ce que j'appelle morale et ce que je nomme sagesse, on peut consulter soit Le Subjectivisme, soit ma Petite causerie sur la sagesse.


Le Subjectivisme

Han Ryner

1909

http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Subjectivisme

PRELIMINAIRES : Des bons et mauvais usages de la logique

La logique est peut-être moins l'art de penser que l'art de parler.

La logique est un chapitre de l'esthétique. Elle enseigne les moyens de créer cette sorte de beauté que nous appelons unité. Elle permet de voir d'un coup d'œil des pensées qui, sans elle, resteraient lointaines et successives. Elle sait les points de vue heureux qui rassemblent le détail du paysage et diminuent les distances apparentes. Quelques naïfs en croient les distances réelles diminuées, et ils marchent...

La logique obtient des succès oratoires, pédagogiques et mnémotechniques. Les grains dont elle fait un collier que je tiens dans la mains sans en laisser perdre furent souvent arrachés aux coraux des mers les plus diverses.

Je respecte la logique : on m'a dit qu'il fallait respecter la religion des gens et la logique est la dernière religion de beaucoup. D'ailleurs le lien est visible et il est certain que les grains sont ensemble ; trop d'esprits me mépriseraient, si j osais croire que le lien n'est pas aussi ancien que les grains et que le rapprochement est oeuvre humaine.

Quand quelqu'un croit démontrer, je ne laisse pas voir que je souris.

Quand quelqu'un veut démontrer, je ne lui avoue pas que je me méfie de lui.

* * *

La logique est un instrument de découverte. Les hommes qui édifient la science du concret savent aujourd'hui, dans leur domaine, s'en servir utilement. Elle les conduit à des hypothèses qu'ils vérifient avec soin et que loyalement ils rejettent trois fois sur quatre. Jadis elle les conduisait à des affirmations dont l'expérience criait en vain la fausseté.

* * *

J'aime l'ordre mouvant que je mets entre mes pensées : il dessine une forme dont je jouis.

Je mets de l'ordre dans mes pensées, pour que le lecteur ou l'auditeur puisse me suivre.

... Non pour qu'il doive me suivre.

Je trace une route. Il y a déjà d'autres routes. Et on peut en construire à l'infini. Pour être entré dans mon chemin, nul n'est obligé de le suivre jusqu'au bout.

On est d'accord avec moi sur le principe apparent. Il ne s'en suit pas qu'on doive m'accorder la conséquence apparente.

Il est prudent de garder toujours les yeux ouverts, même quand on me donne la main.

* * *

La tare des admirables dialogues socratiques: quand on lui a accordé une vérité, Socrate se croit en droit de forcer l'adversaire — quelle bizarre fantaisie d'avoir un adversaire ! — à concéder tout ce qui lui paraît, à lui Socrate, s'ensuivre. Il en résulte presque toujours que le principe même est ébranlé dans l'esprit. Autre punition de la faute de Socrate : quelques-uns de ses fils fondèrent la vaine éristique de Mégare.

* * *

Les pires chefs-d'œuvre de logique prennent dans leurs lacs quelques contemporains. La génération suivante forme d'autres logiciens qui découvrent dans le chef-d'œuvre mille fautes logiques.

Je n'attends pas ces subtils libérateurs. Je n'ai pas besoin que la toile d'araignée soit dévidée fil après fil. Je passe au travers sans me soucier d'elle.

* * *

Quand je parle à quelqu'un, je m'efforce d'enlever aux mots que j'emploie tout venin d'affirmation. Et, s'il m'arrive de raisonner, j'aime que mon raisonnement évite toute brutalité tyrannique.

A ces précautions je gagne la joie de me faire injurier par tous les faibles : lâches qui désirent s'appuyer sur autrui, ou pauvres surhommes qui, au moins au pays de la pensée, me demande de leur fournir des instruments de règne.

CHAPITRE PREMIER

Rire ou Boire ?

"Rire est le propre de l'homme". Ces mots inscrits au seuil du Gargantua sont célèbres. En revanche, on ignore cette formule de Pantagruel [1] : "Icy maintenons que non rire, ains boire est le propre de l'homme". Sur le plus grave des problèmes, la pensée de Rabelais aurait-elle progressé régulièrement de l'un à l'autre contraire ? Elle semble plutôt avoir flotté : sans loi saisissable, alternent les pages où Pantagruel, héros du rire, est l'idéal de l'auteur, les pages où celui-ci préfère Panurge, héros du boire.

Mais, dans la symbolique rabelaisienne, qu'est-ce que rire et qu'est-ce que boire ?

Rire ! Pantagruel "jamais ne se tourmentoit... Tous les biens que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes d'émouvoir nos affections et troubler nos sens et esprits [2]". Le rire, le pantagruélisme, c'est "certaine gayeté d'esprit confite en mépris des choses fortuites [3]". Le rire, c'est la sagesse.

Le boire, c'est la science. "Je ne dy boire simplement et absolument, car aussy bien boivent les bêtes : je dy boire vin bon et frais [4]". Boire comme les bêtes, c'est apprendre passivement et se faire une routine d'expérience. Cette eau fade et banale ne saurait suffire à l'homme, auquel il faut quintessence de connaissance, vin bon et frais. "De vin divin on devient [5]".

Ce problème du choix entre le rire et le boire, entre la liberté et la science, doit être aussi ancien que l'effort de l'homme vers son humanité à créer. Historiquement, il s'est posé avec Socrate, "lequel premier avait des cieux en terre tiré la philosophie et, d'oisive et curieuse, l'avoit rendue utile et profitable [6]".

Le Connais-toi toi-même est bien antérieur à Socrate qui le trouva inscrit au fronton des temples. Nul avant lui ne paraît lui avoir donné sa richesse de signification, toute sa force négatrice et libératrice : "Ne t'inquiète pas des autres connaissances".

Ce problème éternel, certaines époques ont une conscience plus précise de l'effort pour le résoudre. C'est lui qui donnait, voici quelques années, un intérêt si largement humain à la lutte entre scientistes et pragmatistes. N'est-ce pas lui aussi qui, déformé de mysticisme religieux, se retrouve dans la grande dispute de Paul et de Jacques sur le salut à opérer par la foi ou par les œuvres ?...

Je sais : la foi et les oeuvres s'associent toujours en quelque mesure. L'homme est un tissu qui ne s'analyse point sans un peu de mensonge et de destruction. Il y a de la connaissance ou de. la croyance dans le terreau où plongent les racines de l'action ; et il faut à la croyance ou à la connaissance un principe actif, désir ou tendance. Le geste ne devient d'une précision harmonieuse que dans la souple lumière de la pensée ; et un effort constant et heureux vers la science présuppose une certaine discipline de vie. Cependant, avec des confusions plus on moins sinueuses, avec des frontières hésitantes et un peu artificielles comme toutes les frontières, avec seulement la quantité de mensonge dont il est impossible de purger le langage humain, j'ose partager les philosophes en deux classes, suivant qu'ils accordent le primat à l'intelligence qui veut boire ou à la volonté qui a soif de rire.

Je n'essaie pas de dire les mille nuances pour lesquelles il n'y a peut-être pas de mots. La réalité malicieuse se laisse-t-elle jamais exprimer qu'à condition de déborder l'expression qu'on lui impose ? Nul concret entre-t-il, que pour la briser, dans une case de nos classifications ? Seuls les noms propres et ceux qui, sans s'inquiéter de s'accorder au réel disent des constructions mathématiques, peuvent avoir un sens pleinement adéquat. D'une application souriante et d'une négligence qui s'applique, j'indique donc plusieurs penseurs et je n'en désigne proprement aucun :

Les uns aiment et méprisent dans la science une servante de l'action ; d'autres la dédaignent jusqu'à la croire inutile à l'action ou peut-être paralysante. En voici pour qui la vie n'a d'autre besogne que l'effort de connaître, et ils disciplinent sévèrement cette esclave ascétique ; en voilà qui courent directement à la connaissance sans se préoccuper de la forme de leur vie. Pour le pythagoricien, la pureté morale est-elle autre chose qu'un moyen de science, lumière sans valeur par elle-même qui éclaire le trésor ? Pour tel socratique, la science est-elle autre chose qu'un chemin, indifférent s'il ne conduit pas à la perfection du geste ? Et n'y en a-t-il pas qui ne parviennent jamais à prendre un parti définitif ou qui se trompent de drapeau ? Il y a confusion et flottement dans l'esprit d'un Rabelais. Un Sénèque se laisse engager par les circonstances à des professions de foi qui contredisent sa vraie décision intérieure. Rabelais est peut-être un chaos comme son livre ; dans un labyrinthe qu'éclaire mal une torche fumeuse, il se cherche sans se trouver et son âme n'est jamais le grand soleil de bonne volonté qui partout à la fois dissipe les ténèbres. Parce que le stoïcisme est en son temps un parti politique et permet les ambitions extérieures, Sénèque, pythagoricien de nature, se dit et se croit peut être stoïcien : il lui manque la grande sincérité qui seule projette la lumière aux profondeurs et aux replis.

La Métaphysique et les Sagesses positives

Le Boire et le Rire — la science et la liberté — sont les deux grandes aspirations humaines. On ne consent pas facilement, même par hypothèse, à sacrifier l'une à l'autre. Je suis obligé à un effort pour sentir que le rire m'est plus indispensable. Ah ! le tremblement et la méfiance de soi avec lesquels on se promet qu'au choc de la nécessité on saurait opposer un inébranlable héroïsme... Je les éprouve quand j'affirme que, privé du boire, je resterais un homme, et un homme heureux. Beaucoup sont effrayés jusqu'à l'irritation par la seule pensée du choix. S'exaltant, ils le déclarent impossible et voici que, d'un nœud indissoluble, ils prétendent lier les deux joies supérieures. Avec la frémissante sincérité de la peur, ils affirment, les uns, que boire est la seule façon d'arriver à rire, les autres, que le grand prix du rire, c'est qu'il conduit au boire. Depuis qu'il y a une philosophie, combien ont voulu tirer leur règle de vie de la science ou de la métaphysique ? Mais, depuis Kant, combien s'efforcent de bâtir le palais de la connaissance sur les bases de la raison pratique ?

Avec un sourire sans malice, je loue ceux-ci comme ceux-là. Leurs tentatives multipliées remplissent tout l'horizon philosophique de grands bruits d'écroulement. Mais ils s'encouragent à recommencer en chantant un concept métaphysique qui a le genre de vérité que je demande aux concepts de cet ordre : la beauté émouvante d'un baiser entre le sujet et l'objet. De l'homme à l'univers, ils jettent sur l'insondable abîme un pont de lumière qui tremble. Son frémissement me trompe-t-il quand il affirme entre moi et l'ensemble des choses un lien puissant et magnifique ? Il proclame aussi, le noble chant de clarté, entre l'univers et n'importe lequel de ses éléments, des rapports d'amour et l'attirance d'un joyeux vertige. "Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ; ce qui est en bas est comme ce qui est en haut." Ah ! la vaste synthèse, et poétique à merveille. Mais on ne saurait la déterminer d'une façon positive et c'est par un amoureux mensonge que j'affirme quoi que ce soit sur le détail de ces rapports et sur leur mode. L'un des deux termes, — l'univers objectif, — se dissipe, ombre vaine, sous l'effort de mes bras ; ou peut-être mes bras sont faits d'une brume qui ne saisira point la solidité extérieure. Tout ce que je sais, c'est que, du dehors, je ne sais rien. Mon esprit ne sort pas de mon esprit et les choses n'entrent pas en lui. Je ne connaîtrai jamais que l'univers subjectif, moi-même. Toute comparaison entre le macrocosme et le microcosme appartient à la métaphysique et, si elle a un mérite, ce mérite est d'ordre poétique. En dehors du domaine de la connaissance positive, alchimie, astrologie, morale sont des chapitres de la métaphysique. Rêves flottants ou lourdeurs ruineuses. Joies et ivresses de l'intelligence qu'il faut aimer pour elles-mêmes, sur quoi il ne faut rien appuyer et qu'il ne faut point mêler aux recherches vitales. Le moraliste qui les prend au sérieux fait l'alchimie du bonheur. Le bonheur, je ne veux pas en rêver seulement, je veux boire son puissant élixir ; il faut que j'en fasse la chimie.

Entre les phénomènes chimiques et le Phénomène universel ou l'universelle Substance, je ne puis supposer des rapports moins étroits qu'entre les gestes humains et le même univers. Les sciences positives ont erré tant qu'elles ont voulu, d'une ambition trop vaste, exprimer le lien merveilleux ; elles ont commencé à se constituer le jour où elles ont renoncé à de telles prétentions. Leur exemple m'instruit. Je me détourne de l'alchimie du bonheur de celle qu'on nomme morale, vers l'humble chimie que quelques anciens appelèrent sagesse.

Chercher dans la métaphysique la règle de sa vie, c'est demander au mirage l'eau dont on a soif. C'est modeler la vie sur le rêve et transformer la conduite humaine en je ne sais quel hagard somnambulisme. C'est vouloir ordonner et maçonner les pierres de l'abri indispensable sur le vague flottement du nuage.

L'erreur de Kant n'est pas moindre. Quelle folie de pauvre au désespoir que d'aller affirmer ses désirs et ses aspirations comme des réalités. Et quel appauvrissement du rêve quand nous avons projeté notre ombre sur le mystère et que nous n'y voyons plus autre chose ; quand nous avons transformé l'infini en un homme infini. Peut-être trouverai-je en moi quelque roc inébranlé. Je m'interdirai de construire au-dessus avec des blocs de nuage et de poésie ; ou, du moins, si parfois je me réjouis à ce jeu, je n'affirmerai jamais que la maison rêvée participe de la solidité du rocher.

Boire, oui, toutes les fois que nous le pouvons. C'est le grand luxe humain.

Mais rire et mépriser les fortuits, toujours. C'est la grande nécessité humaine. C'est la marque même de l'homme. Ce n'est pas au boire et à ses chances incertaines que nous demanderons l'indispensable rire.

Le Déterminisme et la Liberté

Celui qui refuse de mêler la métaphysique à son effort vers la sagesse devrait, sans doute, négliger l'objection déterministe. Sans même apercevoir les difficultés que pourraient lui opposer les sceptiques, les idéalistes ou ces métaphysiciens qui agitent au fond des choses et des phénomènes la contingence et le caprice, le savant se met à l'œuvre.

Mais écarter, pour des raisons méthodiques, un problème qui se présente avec un aspect menaçant, ne serait-ce pas prendre trop au sérieux et le problème, et la méthode, et soi-même ? Les fils du rire philosophique ne s'abritent point derrière les durs barreaux de la méthode et ils n'enferment pas dans une cage le problème qui rugit. Le bruit de leur joie arrive aux oreilles comme une musique puissante et c'est son écho que les anciens entendaient quand ils louaient la lyre d'Orphée. Parmi ses éclats, nous jouons négligemment avec les fauves. Nous n'y avons nul mérite : leurs griffes et leurs dents sont des créations du sérieux des philosophes, la seule chose effrayante qu'on puisse rencontrer en philosophie.

J'évoque donc ce que les génies et les nigauds ont dit sur la question, j'examine chacune de leurs paroles. Trouverai-je en quelqu'une d'elles un commencement de démonstration de l'universelle nécessité, ou de la liberté humaine, ou de l'universelle liberté ? Rien qui y ressemble. Regardés en face, les prétendus arguments reculent, balbutient, finissent par mendier humblement le déterminisme comme un postulat de la science ; la liberté, comme un postulat de l'action. Je veux vivre harmonieux et je ne me refuse pas au savoir : je suis tenté d'abord de tout accorder, ici comme là, sans trop m'émouvoir de la contradiction. Apparente ou réelle, insoluble ou faite d'une brume inconsistante, la contradiction, après tout, se produit aux profondeurs métaphysiques, joyeux domaine des antinomies. Bientôt je souris, amusé : mon attitude contradictoire, je viens de m'en apercevoir, est celle de tous les hommes. Leurs négations verbales sont faites d'inconscience. Chacun de leurs gestes est un acte de foi au déterminisme et ensemble un hymne à la liberté. Si le déterminisme avait la rigueur négative que postulent certains savants et qui leur semble nécessaire à la science, voici que la science elle-même deviendrait impossible. Construire la science, c'est agir. Si tout est déterminé d'avance, aussi le sera la direction de ton regard, ô physicien qui cependant te proposes d'observer tel phénomène tout comme si tu étais libre de regarder où tu veux. Ton effort pour étudier le monde affirme la liberté, exactement dans la même mesure que mon effort pour me connaître moi-même. De la loi observée, tu tires des conséquences industrielles ; tu fais un geste aussi libre que moi lorsque de la connaissance de mon être je tâche de faire sortir le perfectionnement et l'harmonie de mon être. Jusqu'à ton application à prouver le déterminisme qui est un démenti à l'omnipotence du déterminisme. Pour me convaincre, au lieu de laisser tes pensées dans leur désordre premier, voici que, tel un général range son armée, ta volonté les ordonne selon une logique hargneuse. Toute tentative de raisonnement contient une affirmation de la liberté. Par le déterminisme logique — forme peut-être un peu grossière de la liberté intellectuelle — tu échappes au déterminisme physiologique ou psychologique qui t'imposait des idées dispersées, désarmées et imprécises. Ainsi la science, mère du déterminisme, est fille de la liberté.

L'action ne risquerait-elle pas, comme la science, de se détruire elle-même, si elle s'obstinait à ne postuler qu'un des deux contradictoires apparents ? Quel geste ferai-je encore, si je n'attribue pas à chacun de mes gestes une vertu causale, si je ne prévois pas quelques-uns de ses résultats ? Pour que j'agisse, il faut que je me croie libre ; il faut aussi que j'espère nécessiter l'avenir, au moins mon avenir intérieur. Si je cueille un fruit, ce n'est pas seulement parce que mon bras n'est pas paralysé physiologiquement ; c'est aussi parce que ce fruit, je le sais, calmera ma soif ou ma faim. Détruire ma croyance au déterminisme, ce serait me supprimer tout motif d'action et briser le ressort même de ma liberté.

Les deux contraires affirmés simultanément par chacun de mes gestes et même — puisque toute parole est un acte — par les mots dont je me servirais pour les nier, ce n'est pas au savant ou au sage, c'est au métaphysicien à rêver leur accord profond. Ainsi il réparera le mal qu'il a causé.

Car ces contraires ne deviennent intolérants et contradictoires que par la faute du métaphysicien qui sévit secrètement dans le savant ou dans le moraliste. Le déterminisme, envahisseur comme un déluge, prétend couvrir jusqu'aux plus hauts sommets : c'est pour obéir à mon besoin métaphysique d'affirmer l'unité. La contingence se montre exigeante comme une folie de révolte : c'est pour satisfaire un autre désir métaphysique, pour saisir, dans l'individu, l'absolu le moins fuyant et le moins décevant. Que ne suis-je assez raisonnable pour me transformer d'absurde métaphysicien qui affirme en joyeux poète qui rêve ? Les rêves ont des souplesses qui se marient. Les affirmations sont des brutalités qui laidement se bousculent.

O beauté large et sinueuse, comment te chanter par des mots assez précis pour te désigner, assez vagues pourtant et caressants pour ne point te détruire ? Le déterminisme a son domaine, la liberté a le sien ; et cependant l'un et l'autre emplissent magnifiquement l'univers. Ne nions pas la moitié des problèmes sous prétexte de les résoudre. Ne tranchons pas, pauvres Alexandres affolés à la complexité adorable du réel, la grâce mille fois repliée des nœuds gordiens. Elargissons-nous au lieu de rétrécir les questions.

La beauté émouvante du Baiser qu'est l'univers, comment devient-elle, aux dogmes des philosophes, grimace et hostilité ? Ils ne touchent pas au mystère avec assez de tremblement et de délicatesse amoureuse. Ils ne cherchent pas à faire résonner sur l'instrument merveilleux les formules qui chantent et qui fuient ; mais, pour obtenir toujours la même note, ces barbares arrachent à la lyre une partie de ses cordes. Essayons l'harmonie qui ne pèse pas, qui n'insiste pas, qui bientôt, pour faire place à l'harmonie complémentaire, s'envole et se dissout. Que les ailes continûment balancées de nos rêves croisent dans les airs charmés des souvenirs de musiques.

Le déterminisme n'est pas l'ornière étroite et penchante où grince mon char. Au bord d'une route royale, il dessine des ravins où, sous le frémissement des verdures, gazouille la continuité des ruisseaux. La cage où l'oiseau volette de l'un à l'autre barreau et varie mille fois ses attitudes, est-ce le déterminisme ? Tout au plus celui des mœurs et de la loi civile. Mais la loi naturelle est le soutien même de ma liberté, l'air qui porte le frémissement de mon vol. Et l'air, certes, ne s'étend pas à l'infini, mais il est peut-être plus vaste que mes forces et que mes regards. Pourquoi n'y a-t-il de science que du général, sinon parce qu'il est impossible de prévoir le tout d'un phénomène futur ? L'attribut de l'omniscience est une de ces contradictions criardes et profondes qui empêchent le concept d'un dieu personnel de devenir harmonieux et, pour quiconque pense avec grâce, concevable. Voici le statuaire devant un bloc de marbre. Qu'est-ce que le savant nous apprendra de la statue future ? Il affirme qu'elle pèsera moins que le bloc et il ajoute d'autres détails naïfs concernant la matière. Mais que de choses il ignore concernant la forme et, par exemple, celle-là seule qui importe, à savoir si la statue sera belle ou laide, chef-d'œuvre ou besogne vulgaire ! Ne serait-ce pas que le déterminisme est maître au royaume de la matière ? Ne serait-ce pas que la liberté est une forme, mère des formes ? Mais hâtons-nous de défendre la fluidité de ces formules analytiques. Ne leur permettons pas de se préciser et de se solidifier : leur glace écarterait le baiser des choses, puis fendrait et pulvériserait les choses elles-mêmes. Qu'elles continuent leur écoulement fertile sous le tiède et libérateur zéphyr de formules synthétiques. Il ne peut y avoir de forme que portée par quelque matière, il ne peut y de matière sans quelque rudiment de forme.

La grande beauté du déterminisme, c'est qu'il rend le monde intelligible. Mais le réel est-il intelligibilité et subit-il, ailleurs que dans mon esprit, les exigences de mon esprit ? L'enchaînement déterministe crée en nous l'ordre du cosmos. Qu'on y prenne garde cependant. Si on lui permet une tyrannie exclusive, ne va-t-il pas détruire lui-même son œuvre ? Ne va-t-il pas tout réduire à un mécanisme passif, mort, qui ne saurait se suffire ? Ne va-t-il pas ruiner d'un coup l'infini éternel et la possibilité du commencement ? Par quoi serait déterminée l'éternité, ou le premier mouvement, ou la première pensée ? A force de river les choses les unes aux autres, il fait tomber sous le poids trop alourdi l'anneau qui porte les choses.

Consens donc qu'on te fasse ta part, déterminisme aveugle qui te détruirais toi-même et l'univers avec toi. Reste le souverain du mécanisme, de la matière, de la passivité. Enorgueillis-toi : partout il y a lourdeur et matière. Humilie-toi : nulle part, la matière n'est tout. J'aime ton effort héroïque, déterminisme, bégaiement de la pauvreté matérielle. Mais toi, liberté, cantique de la richesse formelle, tu mets partout une lumière et un sourire d'humanité. Ne séparez jamais dans mon esprit votre noble et souple enlacement. Car je veux me connaître moi-même, matière et objet de science ; car je veux me réaliser moi-même, forme, harmonie et objet d'amour.

CHAPITRE II

Rires divers

Dans la petite chambre où il était bien seul, le jeune homme ferma son Rabelais. Peut-être, il y a une heure, l'avait-il ouvert pour y chercher de la grossièreté et de l'ordure. Mais, parmi le fumier, voici, il avait rencontré le choc inattendu qui éveille. Maintenant, avant de penser, — comme le musicien prélude vaguement — il songeait.

Il entendait en lui un grand bruit de démolition : des murs qui tombent et qui ébranlent le sol. Et c'était une heure d'orgueil et de déchirement.

Tout à coup il se dit :

— Qu'importe toute la science, si je ne suis pas heureux ? Que me servirait-il d'être une lumière qui conquiert, enveloppe et pénètre le monde, si je perdais mon âme et ma joie ? Non, ce n'est pas boire, c'est rire qui est le propre de l'homme. Mais souvent, je m'en souviens, lorsque j'ai essayé de rire, j'ai amené à mes yeux des larmes.

Le coude sur la table, le front dans la main, il écouta ses voix intérieures, dialogue multiple et inquiet.

D'abord son incertitude se déploya aux flottements d'une longue interrogation :

— Jusqu'ici, on t'a tenu par des récompenses et des punitions. Ton enfance sommeillait, enveloppée de sourire, aux douceurs épaisses d'une mousse ; mais des épines l'enserraient étroitement. Les piqûres arrêtaient le moindre écart, te fermaient, disait-on, les chemins du malheur et des pleurs qui ne tariront pas. Aujourd'hui, te voici, entre les lois, un peu plus d'espace et de liberté. Qu'en feras-tu ? Eveille-toi tout à fait. Regarde. Et sois sincère avec toi-même.

Mais ce fut, longuement balancé, un silence : l'hésitation immobile du voyageur au carrefour inconnu. Puis, une voix venue de loin parla :

— Récompense et punition, cette vérité de l'enfance est la vérité de toujours. Ton éducation était l'image rétrécie de la vie. Sans troubler les proportions, on avait tout rapetissé pour que tu puisses tout voir. Continue de faire bien, tu continueras d'être récompensé. Mais, si tu abusais de ta liberté pour faire mal, tu serais puni.

— Quand serai-je puni et quand récompensé ?

— En ce monde et en l'autre, chevrota la voix lointaine qui étrangement sonnait sénile et à la fois puérile. Il y a des félicités éternelles et il y a d'éternels châtiments. Mérite les délices fraîches du paradis, mais crains les flammes infernales.

Un éclat de rire mit en fuite la voix cassée. Le jeune homme crut entendre s'éloigner comme une claudication et comme un marmonnement. Des syllabes latines se mêlaient à des syllabes françaises en une ridicule malédiction. Comme une flamme mourante, l'anathème s'enfla, puis agonisa.

Bientôt un immense chuchotement lui succéda, venu d'où ? de partout. L'attention avidement persistante du jeune homme resserrait peu à peu le vaste chuchotis en une voix qui se précise. Tantôt sinueuse et caressante comme une courtisane, parfois directe et brutale comme un homme "pratique", elle disait :

— Il faut savoir saisir la flamme de vérité qui fuit et s'enfonce au mensonge des symboles. Oui, le bien est toujours récompensé ; le mal, toujours puni. Car j'appelle bien ce qui réussit et j'appelle mal ce qui échoue. Toutes choses se jugent aux résultats. Fais semblant d'écouter les paroles des hommes, et cependant regarde les gestes de leurs mains. Beaucoup de paroles sont folles, presque tous les gestes sont sages. Mais rarement les lèvres ont assez de séduction persuasive ; les mains, assez de vigueur sournoise. Sois fort et sois habile, si tu veux le succès. Le succès ! c'est-à-dire l'argent, les honneurs, les femmes !

— Hélas ! tu promets des plaisirs qui s'affadiront bien vite jusqu'à me dégoûter. En échange, tu réclames des violences et des fraudes dont la seule pensée me fait rougir, brûlure intérieure. Tu es, je commence à le deviner, la voix banale que presque tous écoutent. Or je ne suis pas le faible que ta brutalité peut émouvoir. — Tu ne montes point jusqu'aux sommets que j'aime ; encore que tu cries comme une foule soudain sincère, j'ai été obligé de descendre pour t'entendre ; voix de la vallée sociale, voix des larmes lâches et des rires chatouillés qui un jour se déchirent et sanglotent, je ne t'écouterai point. Tu ferais de moi une apparence et un mouvement tournant, la bête ignoble qui rampe et serpente vers la proie qu'elle trouvera trop pourrie pour satisfaire sa faim. Je veux que ma vie soit belle...

— Précisément. Tout ce qui embellit la vie...

Mais le jeune homme, avec décision :

— Tais-toi. Tu aimes trop les ornements étrangers pour savoir ce que c'est que la beauté. Celui qui te suit parle contre sa pensée, agit contre sa parole, n'est plus que grimace et inharmonie. Je suis ma propre fin : tu me déformerais en moyen malheureux de réalisations inutiles. Les besoins animaux que tu adores comme des dieux, je sais les satisfaire à peu de prix ; et je commence à connaître des jouissances hautaines que tu ne soupçonnes point. Je veux vivre sur les hauteurs de moi-même et je ne te livrerai pas mon intelligence pour que tu en fasses de la ruse ou de la boue.

La voix rauque et sale répliqua :

— Imbécile !

Puis elle se tut. Mais d'autres, nombreuses, la remplacèrent. Toutes proclamaient :

— Puisque tu es une nature généreuse, tu m'appartiens...

Servilisme et Dominisme

— Ah ! demanda le jeune homme, vous qui parlez maintenant, ne seriez-vous pas les morales ?

Et chacune affirma :

— Je suis la seule morale. C'est à moi qu'il faut obéir.

— T'obéir ! Et au nom de quoi ?

— Au nom de Dieu, dit l'une.

Et les autres :

— Au nom du Devoir... au nom de l'Humanité... de la Solidarité... de la Race... de la Patrie...

— Patrie, Solidarité, Race, Humanité, je regarde les gestes que font les mains de vos prêtres, et je vois que vous êtes mensonges et attrape-nigauds. Dieu, je ne suis pas sûr de ton existence et, si tu es, je ne sais ni ce que tu es ni ce que tu veux. Tes interprètes, par quel moyen en savent-ils plus que moi ? S'ils affirment quand je doute, c'est que les uns ont la sincérité de l'écho, mais les autres ont l'ambition de me conduire et l'avidité de m'exploiter. Toi, Devoir, ne serais-tu pas un surnom austère et comme une ombre abstraite du fantôme divin ? Kant ne t'a-t-il pas proclamé, impératif catégorique, avec l'arrière-pensée de découvrir derrière toi le Dieu dont tu es le Verbe ? Dans tous les cas, tu es le nom d'un maître, et je ne veux pas de maître. Obéir est toujours laideur et lâcheté. Arrière, les morales d'esclaves ; arrière, tous les servilismes.

— Que veux-tu donc ?

— Je veux être.

— Alors mes seules paroles sont faites pour tes oreilles. Ecoute-moi. Sois. Sois celui que, depuis toujours, le long de l'Anneau des anneaux, cherche la vie : celui qui commande. Sois la volonté de puissance qui, de plus en plus, se réalise. Sois le surhomme.

— Exiger l'obéissance, moi qui refuse d'obéir ! Empêcher les autres de se réaliser, moi qui veux me réaliser !... Je souffrirais trop de cette contradiction intérieure, de ce déchirement, de ce cri de moi-même contre moi-même.

— Sois dur. Tout progrès exige un renforcement de l'esclavage.

— Silence, dominisme. Tu trompes comme un servilisme. Le maître est esclave de ses esclaves. Plus pauvre qu'eux, si la chaîne qui les unit vient à se briser, voici qu'ils s'éloignent en chantant, mais lui reste pleurant et dénué. Aussi, toujours préoccupé d'eux, toujours dévoré de craintes et de soupçons, toujours appliqué à les conserver par la force ou par la ruse, par la menace qui tremble ou par le sourire qui ment, sa vie est la plus instable et la plus affolée des servitudes. Je refuse d'être, sous un masque, quelque chose de plus en plus informe qu'il ronge et qui a peur. Je veux porter hardiment mon visage.

— Pourtant le surhomme !... pourtant Napoléon !...

— Plusieurs partirent pour être Napoléon, aboutirent à être Julien Sorel ; ou l'un de ces verdâtres de l'Académie que Heine compare aux cadavres de la Morgue ; ou, dans quelque sale journal, le préposé aux plus basses besognes.

— Que parles-tu de ces demi-courages, de ces demi-adresses, de ces demi-intelligences, de ces ambitions vite rassasiées, toi qui es la bravoure, la force, le cœur que rien ne remplit, et qui n'as qu'à vouloir pour devenir l'habileté... toi qui es... oui, qui es... Napoléon !

— Cesse de m'injurier, bouche naïve qui crois me louer... Napoléon ?... Si tu t'imagines m'éblouir... Cette destinée me serait accessible, je la repousserais comme le pire des cauchemars. Comment est-il mort, ton Napoléon, dans quelle solitude, dans quelle impuissance, dans quelle rage de désespoir ?...

— Mais avant !... Regarde.

— Je regarde. Je vois une vie d'extériorités lourdement brillantes et, au centre, la continuité d'un bâillement. Esclavage sans trêve, cabotinage sans repos, l'effort de plaire, l'effort de tromper, l'effort de reconstruire mille fois la victoire qui toujours s'écroule, l'effort agonisant de limiter et de chicaner la défaite. Accumulation de toutes les laideurs et de toutes les rancœurs. Plutôt être l'esclave d'un maître qu'être le maître, cet esclave de tous les hommes et de toutes les choses.

— Et la gloire, la comptes-tu pour rien ?

— Qu'appelles-tu gloire, ô voix avinée ? Je connais la gloire de Socrate, la gloire d'Epictète, la gloire de Spinoza. Mais la renommée de Napoléon, comédien et tragédien, assassin et mari ensemble complaisant et jaloux, n'est-ce pas la plus vaste des infamies ? Méprisé de ceux qui ont une âme, il doit, subir, honte dernière l'admiration des êtres de platitude et d'avidité. Il est condamné à porter à travers les siècles cette couronne de boue et de bave, l'enthousiasme de nos stendhaliens.

— Mais son oeuvre ?... Gigantesque et solide... Songes-y : tu obéis encore à Napoléon.

— Je porte sur mes épaules le poids de codes qui lui furent des instruments de règne et qui semblent durer encore, cadavres pourrissants. Le malheureux ouvrier a manqué sa besogne, mais il a laissé derrière lui les outils qu'il maniait avec ironie. L'édifice s'est écroulé sur lui, mais ses échafaudages ruineux dressent toujours le grotesque témoignage de son impuissance.

Et, secouant la tête, le jeune homme demanda :

— Ne rencontrerai-je donc aucun port ? Aucun idéal de vie n'émergera-t-il au-dessus de mon mépris ?

— Tu nous as toutes repoussées ! glapirent les voix.

— N'y aurait-il que vous, infâmes servilismes, et vous, dominismes brutaux ?

— Oui, nous sommes toutes les morales.

— Plus haut que les morales, je crois entrevoir deux sommets : l'Amour et la Sagesse ; le Christianisme et... comment dirai-je ?... l'Individualisme.

Vêtus de longues robes noires, des fantômes peuplèrent la petite chambre. Et ils criaient :

— Nous sommes les prêtres. Nous sommes le christianisme. Reviens à nous, toi dont l'aveuglement nous repoussa.

— Jésus vous repousserait aussi. Prêtres, n'est-ce pas vous qui l'avez crucifié ? Or vous n'êtes pas ces brutes qui tuent gratis, mais, au contraire, les plus subtils des voleurs. Vous avez escamoté le cadavre et déformé la parole. Le nom de Jésus, grand parce qu'il fut ennemi des prêtres, des tyrans et des riches, parce qu'il défendait de juger, parce qu'il détruisait la morale qu'on appelait alors Loi ou Thora, qu'en avez-vous fait ? Vous vous en êtes servis pour incliner les simples devant les puissances et les mensonges.

— Tu as raison, dit une voix forte — et cette voix sortait de la bouche d'un homme qui danse. Chasse les morales d'esclaves, les doctrines de troupeaux, les maîtres du bon sommeil. Comprends-moi, moi et ma danse. Je suis la sagesse, la puissance et la vie. Je m'appelle Nietzsche ou encore Dionysos, ou, si tu aimes mieux, Individualisme. Tu m'as repoussé tout à l'heure, parce que tu ne me connaissais pas.

— Je t'ai repoussé, parce que je te connaissais, bête blonde qui te crois un Dieu, fauve qui t'intitules surhomme. Tu es la dernière mode de la folie. Et je te refuse le nom d'individualisme, toi qui, détruisant tous les individus au profit apparent d'un seul, n'es qu'appauvrissement et égoïsme.

Le jeune homme dit encore :

— Eloignez-vous, tigres, chacals et renards. Eloignez-vous, toutes les avidités et tous les mensonges. Mes oreilles ont soif de voix sincères. Eloignez-vous pour que j'écoute Jésus et Epictète.

Fraternisme et Subjectivisme

La méditation vaillante avait chassé toutes les doctrines d'étable : celles qu'on bêle pour les moutons et celles qui aboient dans la tête des surmontons, chiens ou pâtres.

Le jeune homme avait dit au servilisme :

— Tu n'as aucun sens pour moi, puisque je n'ai plus la lâcheté de m'incliner devant des maîtres.

Il avait dit au dominisme :

— Tu n'as aucun sens pour moi : je veux m'affranchir des besoins lâches qui font paraître désirable la domination.

Il avait dit à l'un et à l'autre :

— Pas de maîtres sans esclaves ; pas d'esclaves sans maîtres. Vous vous nécessitez mutuellement. La morale est un Janus placé comme une gargouille. Vous êtes les deux bouches ouvertes à la saleté des eaux. Servilisme, gueule et menace vers ceux d'en bas ; dominisme, sourire à ceux d'en haut. Pour celui qui ne veut être ni dupe ni complice, vos éructations crient d'incompréhensibles folies.

Puis, évoquant des beautés émouvantes, le jeune homme avait repris :

— Salut, vous entre qui un homme peut hésiter, Amour et Sagesse, fraternisme et subjectivisme, ou, si vous préférez des noms anciens, salut, christianisme et stoïcisme ; ou, si vous aimez mieux des noms d'hommes, salut, Jésus, et Epictète.

J'entends vos paroles libératrices. S'ils cessaient de s'avilir à des tyrannies et à des fraudes, ceux qui osent se déclarer mes maîtres deviendraient, soudain grandis, mes égaux. Pourvu qu'ils ouvrent les yeux sur eux et sur les autres, pourvu qu'ils regardent tout homme sans haine et sans crainte, ils sont mes égaux, ceux que la Cité menteuse proclame mes inférieurs.

Vos voix se mêlent harmonieusement, fraternisme et subjectivisme. Vous chantez d'accord comme les eaux droites du fleuve et celles qui coulent à gauche.

Jésus, comme Epictète, me veut libre, indépendant, méprisant les biens extérieurs et ceux qui les adorent, Césars ou riches, avec leur valetaille de prêtres, de juges, de soldats, de docteurs, d'orateurs et de poètes. Ce n'est pas à des hommes qu'il veut que j'obéisse ; c'est à un Père que je découvrirai au ciel de mon cœur et qui ne me parlera point par des bouches officielles. Epictète proclame aussi haut que Jésus cette fraternité universelle que les premiers stoïciens appelèrent de son nom le plus glorieux "la vaste charité du genre humain".

L'un dit plus souvent et plus volontiers "Aime". L'autre recommande plutôt : "Sois" ; ou :"Sois toi-même". Mais leurs sentiments sont semblables, semblables leurs gestes, aussi fort l'héroïsme de leur patience, aussi profonde leur miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu'ils font. Qu'importe que, chez l'un, les pensées directrices semblent monter du cœur au cerveau; que, chez l'autre, elles semblent descendre du cerveau au cœur ?..

Suis-je obligé de choisir entre les deux grandes paroles ? Jésus veut que je me donne. Epictète veut que je me réalise. Se donner est peut-être un moyen de se créer. Se connaître et se réaliser de plus en plus permet de donner mieux et davantage.

La méthode orientale et la méthode grecque se complètent, sans doute. Amour et sagesse supposent et se soutiennent dans la lumière des sommets comme, aux bas-fonds et aux ténèbres, servilisme et dominisme. Fraternisme et subjectivisme, ne seriez-vous pas les deux aspects de la vérité, le double mouvement de la vie, mon cœur qui se dilate et qui se contracte ?...

Pourtant mon émotion est si différente lorsque j'écoute ici et lorsque j'écoute là... Ta voix de charme, ô Jésus, me laisse plus inquiet que le verbe viril d'Epictète.

"Aime ton prochain comme toi-même". Mais comment est-ce que je m'aime ? Tout est-il aimable en moi ? Ne s'y introduit-il pas des pensées que je repousse, ne s'y élève-t-il pas des désirs que je comprime, ne s'y chuchote-t-il pas des suggestions auxquelles je me hâte d'imposer silence ? Et tout cela peut-être n'est point moi. Mais il faut donc que, pour aimer selon ta règle, je commence par me connaître moi-même. Ton premier commandement, Jésus, a besoin d'être précédé d'un autre. Je le crains, tu débutes par la fin, tu exiges le chef-d'œuvre avant d'enseigner les éléments de l'art, tu veux moissonner ce que tu as négligé de semer.

"Aime !" Puis-je efficacement m'adresser une telle recommandation ? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir aussi direct . O Jésus, artiste de vie peut-être trop spontanément grand pour avoir une méthode, pour construire les difficultés des commencements et l'effort du lent progrès, pour trouver dans ton expérience quelque souvenir utile aux pauvres apprentis que nous sommes... Tu aimais déjà quand tu te commandais d'aimer. Tu dis à tous : "Faites comme moi". Et tu vas semant l'amour dont tu débordes.

En voici, innombrables, qui croient faire comme toi ; et ils sèment ce dont ils débordent ; de sorte que ton froment étouffe sous leur ivraie. O toi qui fus doux et humble de cœur, regarde ces vastes siècles : ils sont le domaine de ceux qui se réclament de ton nom. Il n'y pousse que haines, tyrannies, avidités, orgueils, inquisitions et guerres. L'amour, ton apparent triomphe et ta lamentable défaite réelle le prouvent cruellement, ne se crée pas à volonté.

Il me semble que sur ma pensée j'ai un peu plus de pouvoir. Je puis diriger mon attention, l'arrêter ici plutôt là. Aimer, je ne saurais le tenter directement ; je puis essayer de me connaître moi-même.

Oh ! mon effarement et mon recul au premier regard sur moi. Ce que j'appelle Moi, quel chaos fou ! Cette lourdeur faite de mille passivités dénouées, est-ce un vivant ? Cet enchevêtrement de mille contradictions actives, est-ce un seul vivant ? Où suis-je là-dedans ? Qu'est-ce qui est vraiment moi, qu'est-ce qui m'est étranger ? Ah ! le tri à faire, quelle œuvre longue et difficile !

— Assez difficile, mon ami, et assez longue pour devenir la joie de toute ta vie.

— Par où commencerai-je ?

— Tu n'as peut-être pas le choix. Résous aujourd'hui, grand ou petit, le problème que le Sphinx que tu nommes la vie te pose aujourd'hui. Mais que ton geste et parole n'ânonnent point une ancienne solution : peut-être elle fut toujours fausse, ne satisfit jamais à aucune question ; sûrement elle est devenue tâtonnante et naïve. Pauvre vieille facile à tromper, elle ignore, cette réponse d'hier, la forme où docteurs et pharisiens d'aujourd'hui ont emberlificoté le problème. Résous toi-même ton problème.

— Que veux-tu dire ?

— Repousse les paroles étrangères. Fais taire les affirmations des partis, des religions positives et des libre-pensées de troupeau. Fais taire les voix de ton pays et de ton siècle [7]. Tout cela n'est pas toi.

— Hélas ! quels grands lambeaux tu m'arraches. Ne vais-je pas me disperser tout entier ?...

— Ne crains rien. Tu ne te retranches que des pauvretés et des mensonges. Courage, mon fils. Evade-toi de la prison Aujourd'hui et de la prison Ici. Mais ne t'enferme en nulle patrie d'élection. Tu n'as de patrie que toi-même. Considère-toi sous l'aspect de l'éternité. En dehors de toute époque, en dehors de tout lieu.

— Tu demandes l'impossible.

— Je ne demande pas l'effort d'une fois et je n'offre pas la joie d'un jour. Que ta main prenne chaque circonstance comme un ciseau pour te sculpter. Fais tomber, débris informe, tout ce qui n'est point toi. La statue un peu chaque jour se dégagera.

— Il me semble que je n'agirai guère au dehors.

— "Abstiens-toi" est une des premières paroles que prononce la Sagesse. Elle te la répètera souvent, surtout dans les commencements.

— Quand j'aurai réussi, que me restera-t-il ?

— Il te restera toi.

— Mais encore ?... Précise. Que suis-je et que serai-je ? Quelles paroles me définiront ?

— Une richesse vivante ne s'enferme point aux pauvretés rigides d'une définition.

*

Regarde, mon fils. Par un chemin sûr, tu as rejoint Jésus. Toi aussi, maintenant, tu aimes les hommes : toi aussi, tu as soif de te donner. Va et donne-toi. Instruit à ton effort continu pour te saisir dans ta réalité, tu ne risques plus de te donner aux folies et aux mensonges, aux forces de haine qui grimacent l'amour ; tu ne risques plus de te donner à une de ces courtisanes : doctrines, partis, religions, patries. Tu es un vivant et tu n'es plus tenté de te livrer comme un cadavre et comme une arme aux puissances jalouses qui crient : "Hors de moi point de salut !" Ce qui divise les hommes et les parque en troupeaux hostiles, cela seul, t'apparaît ennemi. En ton frère, c'est l'homme profond que tu aimes, l'homme profond, non les masques superposés où grimacent un temps et un pays. C'est l'homme que tu aimes, te dis-je ; ce n'est pas le compatriote on le coreligionnaire, ce n'est pas le soldat d'une cause. Une cause qui a besoin de soldats, tu ne l'ignores plus, est une mauvaise cause. Ton amour pour tous a la force de détester en chacun les chaînes naïves dont il se charge : patrie, doctrine politique, religion, règlements, statuts, lois et disciplines. Tu aimes assez tous les esclaves, serfs de la tyrannie d'autrui ou serfs de leur propre tyrannie, pour haïr tous les esclavages et mépriser tous les drapeaux. Plus tu deviens toi-même et ta réalité, plus aussi tu aimes chez autrui la réalité que les superficiels ne soupçonneront point. Maintenant, tu es. Lève-toi. Tiens-toi debout. Arme-toi uniquement de toi-même : volonté, patience et persévérance. Jusqu'à ce que la vie, le tyran ou les esclaves sourds te frappent mortellement, lutte contre les mensonges locaux et contre les mensonges actuels. Explique à tes frères que ce qu'ils croient la partie la plus précieuse d'eux-mêmes est leur pire ennemi : pauvres blessés qui, sur les points les plus sensibles, s'imaginent défendre leur intégrité, et ils protègent les gangrènes dont ils meurent.

CHAPITRE III

Les étapes du Bon Rire

Quelle route ai-je prise pour aller de la connaissance de moi-même à l'amour ? La route joyeuse du détachement. A ceux qui la regardent de loin, elle apparaît, la bonne et douce route, rebutante et pénible. Ils reculent devant elle. Et quelques-uns me disent : "Pourquoi suivre ces détours longs et fatigants ? Est-ce que je ne sens pas dans mon cœur battre l'amour ? Je développe directement les bons sentiments dont je possède au moins les germes. Ainsi je serai plus utile que toi. Mon amour pour mes frères sera autrement actif et efficace. Par le côté urgent, j'aborderai le problème de leur souffrance. Je serai un des héros qui luttent contre la misère. Le problème qui s'impose à nous — et ta sagesse le néglige si complètement ! — n'est-ce pas le problème économique ? Descends de tes ambitions hautaines ; daigne rester un homme et viens avec nous lutter parmi les hommes."

Ah ! ma pitié pour la naïveté ou pour la malice de ceux qui parlent ainsi... Les yeux sur le sommet abrupt, si je m'efforce de monter en ligne droite, à chaque tentative, je roulerai meurtri, mais jamais je n'approcherai du but. Telle l'humanité, de siècle en siècle, de chute en chute, se blesse et s'exaspère à vouloir cueillir d'abord ce qui ne peut qu'être donné par surcroît. Le problème économique devient d'autant plus serré et angoissant qu'on fait plus d'efforts pour le dénouer directement. Le jour où le sourire détaché des hommes le négligerait, ils seraient bientôt étonnés de voir se dissiper le cauchemar. La faim et la soif du grand nombre sont créées par l'inquiétude qui va disant : "Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ?"

Il n'est pas vrai, d'ailleurs, que ceux-là puissent aimer les hommes, qui aiment encore les choses pour lesquelles les hommes se haïssent et se tuent. Comment répandrais-je autour de moi le bonheur et la sérénité avant de les posséder moi-même ? Comment me donnerais-je avant de m'être débarrassé de mes chaînes ?...

— Je ne suis pas un sage, disait un père à Epictète. Pourtant j'aime mon fils et il m'aime.

Le stoïcien répondit à peu près :

— Regarde jouer ces deux jeunes chiens. Admire la grâce de leurs attitudes et de leurs mouvements. Admire comme amicalement ils évitent de se blesser. Mais, si ce spectacle te réjouit, ne jette pas un os entre eux.

Il ajouta :

— Rappelle-toi Etéocle et Polynice, ces jumeaux qui partagèrent si longtemps les mêmes jeux et la même nourriture ; qui, tant d'années, vécurent ensemble, riant aux mêmes joies, pleurant aux mêmes douleurs. Ils s'aimaient d'un instinct semblable à celui des deux bêtes que tu regardes. Mais ils n'étaient point sages et il suffit d'un os tombant entre eux, je veux dire un royaume, pour qu'il n'y eût plus que deux chiens qui se haïssent, qui se mordent, qui se déchirent, qui se tuent...

"O père qui crois aimer ton fils avant de connaître la sagesse et qui crois que ton fils, sans faire l'effort d'être sage, t'aime déjà, écoute les souhaits que mon cœur forme pour toi et pour lui. Plaise aux dieux qu'il ne tombe jamais aucun os entre vous : ni le lopin de terre que vous convoitez, ni la belle femme que vous désirez, ni l'honneur officiel qui exalterait votre pauvre orgueil.

"Détachez-vous du froid des choses si vous voulez d'un amour véritable aimer la chaleur des cœurs. Quand ce que le vulgaire appelle des biens vous sera devenu indifférent, venez me dire que vous aimez, et je vous croirai".

Les étapes de la Sagesse

La route que je suis, parfois j'ai l'impression de la créer, de l'ouvrir le premier à travers les arbres épineux et fleuris de la forêt qui monte. Souvent aussi je sens que d'autres hommes y ont passé avant moi. Sur les troncs les plus anciens, je lis des noms gravés : Socrate, Aristippe, Epicure, Diogène, Zénon, Epictète. L'enfant, au ventre de sa mère, traverse en quelques semaines le chemin où, au dire des évolutionnistes, l'animal s'est traîné des millénaires de siècles pour arriver à l'homme. Pour monter à sa propre lumière, tout ami de la sagesse ouvre un sentier que les ronces et les corolles obstruent derrière chaque passant et qui est pourtant le plus glorieux des chemins historiques.

On n'apprend rien que de soi-même et des circonstances de sa vie. Seule l'expérience directe est vraiment éducatrice. Cependant presque tout se passe comme si on se laissait guider à des leçons étrangères. Que ceux qui viennent derrière nous se gardent pourtant d'obéir à des paroles extérieures. Les carrefours sont trop nombreux où ils risqueraient de mal choisir, de prendre, derrière les docteurs de mensonges, la. route qui descend ou celle qui mène aux abîmes.

Même si toute erreur était évitée, je. ne trouverais pas derrière autrui le bonheur qui me convient. Parmi les paroles des meilleurs, il en est que repoussent mon esprit, mon cœur ou mon caractère. Nul autre que moi ne peut créer en respectant les nuances qui la rendent unique et précieuse, mon harmonie. [8]

Ce n'est pas Socrate, c'est un sûr instinct qui m'a entraîné à regarder en moi-même, à rechercher uniquement, non certes la connaissance métaphysique, mais du moins la connaissance critique du sujet.: qu'est-ce que je veux ? qu'est-ce que je puis ?

Je veux le bonheur. Naïvement, j'ai cru le voir d'abord dans ce que la foule appelle plaisir. Mais le plaisir, servi comme un maître, non comme un moyen, me devint créateur de déceptions et de souffrances. Je compris bien vite que la première condition du bonheur, c'est la maîtrise de soi. Parmi les compagnons de ce début du voyage, j'ai remarqué le souriant Aristippe.

Une plus claire connaissance de moi-même m'apprit que je n'avais nul besoin des voluptés pauvres qui viennent du dehors. Au dehors, je n'ai plus demandé qu'une chose : ne pas me devenir douleur, ne pas troubler l'activité spontanément joyeuse que je suis. Eviter, faim, soif ou froid, les privations qui m'arrachent aux joies de penser, de rêver, d'aimer et qui troublent mon rythme naturel, cela suffit pour que je reste une flamme continûment montante de bonheur. Ce résultat qui m'égale à tous les dieux de tous les songes, comme je l'obtiens à bon marché et avec de médiocres secours étrangers : un morceau de pain et, dans le creux de ma main, quelques gouttes d'eau. En une émotion de sécurité, j'ai regardé autour de moi. J'étais au jardin des pures et élégantes délices, et de vieux amis me souriaient : Epicure, Métrodore, Léontium.

Mais la douleur n'est pas toujours évitable et parfois la honte de la fuir me serait un trouble pire que l'effort de la soutenir. Dès que je me suis enrichi de cette inquiétude nouvelle, je me suis tourné tout entier vers la philosophie de la force défensive. Après ce coude du chemin, sur la pente dure, ma pensée, tendue et irritable comme un effort de convalescent, s'enlaidit quelque temps de je ne sais quel mépris agressif pour les hommes. Auprès de moi, Antisthène et Diogène m'encourageaient également à monter et à injurier la lâcheté d'en bas.

Par un progrès nouveau, je me suis dépouillé de toute hostilité. Un subjectivisme plus pur m'a enseigné que seules mes actions intérieures dépendent de moi. Leur résultat me devient étranger comme la pierre que ma main a lancée et dont je ne puis plus modifier la direction. Il fait partie de ces "choses indifférentes" des anciens qu'un plus moderne appelle "les fortuits". Le bonheur d'autrui ne peut être l'œuvre de ma violence. Ma voix a beau crier, par quel prodige ferait-elle entendre aux autres leur voix intérieure ? Mes efforts sur autrui, quelle paradoxale influence leur permettrait de créer l'activité d'autrui ? Un vivant ne se construit pas du dehors. Mon intervention, ah ! comme il faut qu'elle soit opportune, prudente et mesurée pour ne point risquer de faire du mal ! Quelle force étrangère peut entraîner les hommes vers le paradis, puisque le paradis ne leur est pas extérieur ? Les gestes apostoliques, multipliés par les cyniques, ne réussissent qu'à irriter. Une vertu manque à Diogène : celle qui apprend, sans renoncer à soi-même, à ne pas blesser les hommes avec des paroles dures et qui leur restent fermées; celle qui, tolérance fleurie, engageait Spinoza à interroger sa bonne femme d'hôtesse sur le dernier sermon entendu. Amour intelligent et souple, elle permettait à La Boétie mourant de choisir entre les aspects de la vérité pour dire à sa femme éplorée de vagues espérances de guérison, tandis qu'à Montaigne, cœur courageux, il exposait les raisons philosophiques de se réjouir d'une mort jeune.

Cette vertu, les stoïciens l'appelaient oïkonomia ; saint Augustin la nomme dispensatio. Le français n'a pour la désigner qu'un mot usé par les siècles et vidé de son riche contenu ancien : discrétion. Je lui redonne sa plénitude perdue et peut-être un peu plus : je lui fais signifier ce faisceau de clarté, de sourire et d'affectueuse réserve qui permet de voir quelle quantité de vérité chacun supportera et de ne jamais jeter sur les épaules des faibles une charge trop lourde. Ainsi entendue, la discrétion suppose un dernier et difficile détachement de soi-même ; elle suppose que notre orgueil et notre humilité sont purgés de toute vanité ; que la constatation de notre impuissance absolue sur le dehors ne s'irritera plus en efforts grinçants. Notre effort utile, en effet, sera presque toujours intérieur et subjectif. C'est mon âme seule que je puis allumer. Qu'elle devienne un feu de plus en plus grand afin d'émaner, vers ceux qui ont froid dans les ténèbres, de plus en plus de lumière et de chaleur. Oïkonomia des stoïciens, n'est-ce pas toi que Jésus pratiquait lorsque, renonçant à agiter sur les vendeurs du Temple un fouet qui blesse les corps sans changer les âmes, il disait : "Je suis doux et humble de cœur ?" Oïkonomia, dispensatio, discrétion, dernière expression de la vertu, suprême sourire et fleur la plus subtile du subjectivisme, affranchis-moi de toute âpreté apostolique et de toute colère contre les faibles. Soulevé par l'espérance ou la joie d'aider ceux qui veulent se chercher eux-mêmes, je me promets de ne plus injurier les autres dans l'absurde dessein de les convaincre, et j'aperçois autour de moi les sourires héroïques de Zénon, de Cléanthe et d'Epictète.

? V, 46. Pour des raisons trop longues à exposer ici, je crois le livre authentique.

? III, 2.

? IV, Prologue.

? V, 46.

? V, 46.

? V, 22.

? Tout à l'heure, la réponse d'hier ignorait la forme nouvelle du problème. Maintenant il faut faire taire les voix de son siècle. N'y a-t-il pas contradiction ? — Certes. Mais peut-être comme dans la souplesse changeante de la vie, comme dans la largeur flottante de la vérité. La meilleure solution d'autrefois ignorait la forme actuelle de l'immense sophisme qu'on appelle la morale. Puisque cette forme actuelle n'a d'autre but que de dérouter les hommes de bonne volonté qui adhèrent aux vieilles formules. Je ne sais si la morale progresse ; mais, à mesure qu'on la débusque d'un de ses mensonges, elle se revêt d'un autre, souple comme le Protée de la légende. — Un exemple. Quand les stoïciens eurent rendu l'esclavage odieux à toutes les demi-consciences, on inventa, pour satisfaire les demi-consciences, le servage. Aujourd'hui les demi-consciences sont heureuses et fières de la suppression du servage et le salariat, dans leur langue naïve, s'appelle liberté. — Le problème reste toujours le même : écarter les apparences. Mais les apparences varient et les problèmes semblent varier. Il est inévitable que les menteurs observent les sincères et les imitent. Dès qu'une formule de vérité a quelque succès, les habiles s'en font un masque. Malheur à celui qui, au lieu de chercher en lui-même, répète dévotement des mots qui furent nobles !

? Dans cette courte brochure, je ne puis même indiquer en quoi je me sépare, par exemple, des stoïciens, mes plus proches parents philosophiques. Ce point et quelques autres qui exigent un long développement, je les réserve pour un volume sur le chantier qui s'appellera : La Sagesse qui rit.

 


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