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Texte travaillé par Jean Louis Prat. Il a écrit
une « Introduction à Castoriadis » aux
éditions de la Découverte.
Texte transmis par une liste de diffusion consacrée à
l’œuvre de Cornélius Castoriadis
Il existe un blog consacré à Han Ryner :
http://hanryner.over-blog.fr/
Une autre version de ce texte :
http://pagesperso-orange.fr/selene.star/page_individualisme_antiquite.htm
Une autre biographie sur Ephéméride Anarchiste
http://ytak.club.fr/decembre07.html
Des ressources pour les textes de Han Ryner
http://fr.wikisource.org/wiki/Spécial:Recherche?search=ryner&fulltext=Rechercher
Han Ryner (1861-1938)
Notice biographique
http://endehors.org/news/la-pensee-anarchiste-et-la-non-violence-par-xavier-beckaert
Écrivain et philosophe libertaire, Han Ryner a en maintes
occasions défendu par le verbe et par la plume les compagnons
prisonniers politiques tels E. Armand, Sacco et Vanzetti, Ascaso,
Durruti, et bien d'autres. Anarchiste individualiste, Han Ryner
est un de ces anarchistes pluralistes qui savent bien les complémentarités
des différents courants de la pensée libertaire. Dans
une enquête publiée en avril 1924, par L'idée
libre, Han Ryner répondait à la question « L'Individualisme
peut se concilier avec le Communisme ? » :
« Demandez-moi pendant que vous y êtes, si la respiration
se peut concilier avec la circulation du sang, la pensée
avec le sentiment, l'activité avec le repos. »
Car si la grande vérité de l'esprit d'Han Ryner est
l'individualisme, un certain communisme reste la vérité
de son cœur :
« Le communisme sera libération et durable conquête
de tous quand il s'appuiera consciemment sur l'individualisme. L'individualisme
ne fleurira toute sa splendeur que dans une société
librement communiste. »
Pour aborder la pensée non-violente de Han Ryner, examinons
brièvement deux répliques qu'il fait à Élisée
Reclus (qu'il admirait profondément) dans leur correspondance
:
- L'opprimé a le droit de résister par tous les moyens
à l'oppression et la défense armée d'un droit
n'est pas la violence !, dit Élisée Reclus.
- Disons plutôt que c'est une violence légitime en
droit. Mais supprimer un oppresseur est-ce supprimer une oppression
? Problème différent, plus difficile à résoudre
!, réplique Han Ryner.
Autre part, Élisée Reclus parle de la légende
de Bouddha, à lui comptée par un ami tolstoïen.
Il s'agit de Bouddha se laissant manger par un pauvre tigre affamé.
Élisée Reclus disait :
« Je comprends cet apologue, mais les Bouddhistes ne nous
racontent pas si, voyant un jour un tigre se précipiter sur
un enfant pour le dévorer, il le laissa faire aussi. Pour
moi, je crois que Bouddha tua le tigre. »
Et Han Ryner d'y joindre sa voix et sa réplique :
« Je le crois aussi. Mais je demande à voir le tigre
et je ne consens pas à tirer naïvement sur un acteur
revêtu d'une peau féroce. Dans la société,
le tigre, est-ce tel oppresseur que voient mes yeux, patron, gouvernant,
général, ou est-ce l'organisation sociale ? Le meurtre
d'un patron supprime-t-il le tigre patronal ? Tuer un général
est-ce tuer le tigre armé ? Faire disparaître un gouvernant
est-ce dissiper le tigre gouvernement ? Décidément
la comparaison est un peu trop boîteuse et le tigre social
ne se tue pas à coup de fusil ! »
Han Ryner n'ignorait pas la distinction qui existe entre violence
défensive et violence offensive, mais il considérait
que la violence, même défensive, ne pouvait être
un moyen adéquat pour faire disparaître la violence.
«La violence défensive peut quelque fois paralyser
une violence offensive. Mais ne la considérez-vous pas comme
une défaite ? Elle vous force à descendre sur le terrain
de l'adversaire, à adopter ses méthodes et ses moyens.
Utile quelque fois contre telle violence déterminée,
elle ne saurait détruire le principe même de la violence
et diminuer la violence en général! »
La violence peut-elle être facteur d'anarchisme? Voilà
la vraie question selon lui :
« Comment l'anarchie se maintiendrait-elle, si la force parvenait
à l'établir? Par la force encore ? Qu'est-ce donc
qui la distinguerait d'un autre État? Conçoit-on une
force organisée sans hiérarchie ? L'anarchie violente
ne tarderait pas à devenir une archie. »
En conséquence, il se méfie de l'impatience révolutionnaire
qui mène souvent à vouloir user de moyens en contradictions
avec la fin en vue d'accélérer sa venue, alors qu'on
ne fait que l'éloigner d'avantage:
« La beauté que je veux reste lointaine: on la retarde
à la vouloir produire par ces moyens autoritaires qui ne
peuvent que la détruire. »
Néanmoins, « ni résigné, ni aveugle d'impatience
», Han Ryner refuse de tourner le dos à son but parce
que « la pente fait aller plus vite ceux qui descendent que
ceux qui montent », il propose seulement de consentir «
aux nécessités naturelles, aux lenteurs inévitables
dans toute création qui doit durer ». En anarchiste
individualiste, il considère en définitive que pour
qu'une révolution soit durable, elle doit d'abord être
intérieure, car rien ne sert de changer l'aspect des choses,
de modifier les gestes, sans que l'effort se porte sur l'individualité.
On retrouve ici une impasse semblable à celle rencontrée
chez Tolstoï.
HAN RYNER
L'INDIVIDUALISME DANS L'ANTIQUITE (1924)
NOTE PRÉLIMINAIRE
A deux reprises j'ai parlé complètement devant un
public populaire cette histoire de l'individualisme antique.
La seconde fois, mes conférences devaient être sténographiées.
Les circonstances n'ayant pas permis de réaliser ce projet,
j'ai écrit, aux premiers loisirs, les pages qui suivent.
Au silence solitaire du cabinet, je n'ai pas essayé de retrouver
le ton oratoire ou l'accent de la causerie. Peut-être cependant
de vieilles ou récentes réminiscences m'ont emporté
quelquefois sur une pente que j'avais déjà tracée;
et l'unité d'accent paraîtra ici insuffisante. Je serai
heureux si on a l'impression que le parlé et l'écrit
se fondent, ou à peu près, en sourire et en familiarité
plutôt qu'en emphase et en déclamation.
Une rapide histoire de l'individualisme antique forme un chapitre
d'un assez gros livre futur, La Sagesse qui rit. Mais un chapitre
n'est pas écrit pour lui-même et il me semble que mes
deux essais ne feront point toujours double emploi. Dans La Sagesse
qui rit, l'histoire est étudiée uniquement pour en
tirer des enseignements pratiques et actuels. Dans la présente
brochure, je suis un peu plus désintéressé,
un peu plus curieux, un peu plus historien.
J'ai aussi pu me permettre aujourd'hui des détails des explications
et les développements qui, dans le gros livre tourné
vers autre chose, auraient fait longueur.
INTRODUCTION
Rien n'est difficile comme la découverte de la vérité
historique. Je ne connais que la guerre du Péloponnèse
qui puisse - grâce à la conscience peut-être
unique de Thucydide - être contée avec quelque assurance.
Les documents contemporains sont rarement désintéressés.
Même lorsque l'auteur n'est pas aveugle et qu'il ne ment pas
consciemment, même lorsqu'il dit ce qu'il croit: ce qu'il
croit est de la réalité déformée par
ses préjugés, par sa religion, par sa patrie, par
son parti, par ses amitiés et ses antipathies.
L'histoire d'une doctrine est plus facile que les autres histoires
lorsque nous possédons l'œuvre du docteur. Ici nous
devenons, presque exempts de passions, à peu près
contemporains du fait. A peu près seulement. Il faut que
nous tenions compte de la vie changeante des mots; il nous faut
deviner des allusions qui jadis éclairaient et aidaient le
lecteur, qui aujourd'hui nous gênent et nous troublent N'importe.
J'oublie la grande colère de Malebranche contre Spinoza,
les âneries de cent universitaires sur Spinoza; je lis l'Ethique
et le Traité théologico-politique, et je connais la
pensée de Spinoza dans la mesure où je suis capable
de pénétrer une pensée étrangère.
Pour les individualistes antiques, je n'ai pas toujours la ressource
essentielle que présente l'étude de Spinoza ou de
Kant. Plusieurs, et des plus grands, n'ont rien écrit. Des
autres, souvent les textes sont perdus. Les rares fragments qui
nous sont parvenus ont été choisis, la plupart du
temps, par des ennemis, dans un but polémique. Dans tous
les domaines, les ouvrages anciens ont disparu en proportion effroyable.
Les œuvres individualistes ont été particulièrement
maltraitées. Les a-t-on détruites à dessein?
Plus probablement et plus simplement, elles intéressaient
moins les gens qui disposent de l'argent et achètent les
livres, elles ont été reproduites en moins grand nombre
et leurs chances ont été appauvries de nous parvenir.
Nous connaissons la pensée de la plupart des individualistes
antiques par des expositions étrangères. On sait,
de façon générale, combien la meilleure volonté
de fidélité laisse infidèles de telles expositions.
Lorsque, avec tout le respect dont nous sommes capables, nous avons
essayé de reproduire la pensée du voisin, le voisin
presque toujours nous accuse de l'avoir trahie. Les pensées
individualistes, transmises par des écrivains sociaux, ont
dû subir des déformations singulières. L'écrivain
social n'a pas toujours compris. Parfois il s est appliqué
à présenter moins un portrait qu'une caricature. Il
est rare qu'un conformiste puisse relates sans sourire une pensée
non conformiste. Quelques-uns pourtant de nos individualistes ont
su se faire aimer. Parfois aussi une mort pathétique a projeté
sur leurs paroles lumière et gloire. Si les demi-disciples
qui les aimaient continuaient à aimer la Cité, quelles
étranges modifications a apporté dans leurs souvenirs
l'effort de concilier deux amours contradictoires. Il leur est arrivé
de socialiser cela même qui était le plus antisocial...
Mais les hommes que je vais étudier sont-ils bien des individualistes?
Vers le commencement du siècle, j'exposais la pensée
des plus célèbres d'entre eux dans les milieux les
plus divers. Presque toujours, un nietzschéen me déclarait
que je n'avais pas parlé d'individualistes. La mode donnait
raison à mon contradicteur. Lorsque Brunetière ou
Faguet s'imaginaient avoir réfuté Nietzsche, ils se
vantaient d'avoir démoli l’individualisme. Pour les
adversaires de Nietzsche comme pour ses amis, pas d'individualisme
en dehors du nietzschéisme.
Je ne me suis jamais inquiété de la mode. Je continuais,
malgré toutes les contradictions, d'appeler Socrate, Epicure,
Epictète et quelques autres des individualistes. Et je me
proclamais individualiste comme eux.
Quant à l'objection nietzschéenne, selon mon humeur
du moment, suivant aussi la valeur et la courtoisie de celui qui
me l'opposait, j'y répondais de façons diverses. Certaines
heures nonchalantes, je me contentais de rappeler que les définitions
sont libres. Presque toujours j'ajoutais qu'il est plus individualiste
de ne pas définir. Les cyniques (1) et Nietzsche évitent
également la définition et savent également
pourquoi: l'individu est reconnu indéfinissable même
par les plus dogmatiques et les plus définisseurs des logiciens.
Mais, pour nous individualistes, il n'y a d'existence que dans les
individus, dans les choses particulières, dans les faits
d'une fois, et c'est tout le réel que nous devons déclarer
indéfinissable. Les termes généraux - le mot
individualiste comme les autres - ne désignent rien d'extérieur
à notre esprit. Non seulement ma conception a le droit d'être
différente de la vôtre; mais. si on ne se contente
pas, au moins d'un côté, de prononcer des mots vides,
s'il y a vraiment, ici et là, conception elles ne peuvent
pas éviter d'être différentes. Par le même
mot, nous exprimons, comme le remarque Antisthène, deux séries
d'expériences. Vous n'êtes pas moi, je ne suis pas
vous et nous n'avons pas rencontré dans le même ordre
les mêmes objets. L'individualiste n'est-il pas l'homme qui
comprend la nécessité des différences et qui
joyeusement y consent? ... Si j'allais être plus individualiste
que vous précisément parce que qu'admets chez vous,
en la repoussant pour moi votre façon de comprendre l'individualisme,
tandis que vous voulez, semblable à nos ennemis communs,
m'imposer comme unique, un certain type d'individualisme Une orthodoxie
individualiste, laissez-moi rire, cher orthodoxe.
Quelquefois, si on avait été trop agressif, je faisais
semblant de devenir agressif moi-même. J'ajoutais que la liberté
de définir, ou plutôt de dénommer, a des limites
raisonnables. Il serait absurde de trop éloigner les mots
de leur sens naturel; et individualiste ne vient pas de ego. Alors
je refusais le nom d'individualiste à quiconque ne respectait
pas tous les individus. Mais, lorsque je combattais selon cette
méthode et opposais intolérance à intolérance,
ce n'était pas sans me moquer un peu de l'adversaire et de
moi-même.
Presque toujours je préfère donner au mot un sens
large et relatif. Non seulement chez tout penseur mais chez le plus
ignorant des hommes, je trouve, emmêlés, des éléments
individualistes et des éléments conformistes. J'appelle
individualiste celui chez qui les premiers dominent, celui qui le
plus souvent s'éloigne du troupeau. Peu importe, quand il
s'agit seulement de ce nom général et vague, qu'on
s'écarte vers la droite ou la gauche. Je salue comme individualiste
quiconque, dans une époque religieuse, se montre impie, quiconque
dans un milieu orthodoxe se manifeste hérétique; quiconque,
dans une période de civisme, sait rire de la cité
ou maudire les crimes de la patrie.
En dehors des mathématiques, l'individualiste n'essaie que
de négligentes définitions de mots sur lesquelles
il croirait dangereux d'appuyer l'écrasement d'une démonstration.
Il ne parque guère non plus les choses dans des classifications
rigides et définitives. Ses classifications, toujours provisoires,
il les tente pour mieux éclairer un instant tel ou tel aspect
de tel ou tel concret. Mes classifications des diverses formes de
l'individualisme pourront donc varier sans que j'en rougisse. J'ai
hâte cependant de distinguer mes tendances des tendances nietzschéennes.
Depuis une vingtaine d'années, j'ai accoutumé de nommer
la doctrine de Nietzsche, d'après un des titres les plus
célèbres du grand lyrique, l'individualisme de la
volonté de puissance. Et je lui oppose, au nom de Socrate,
d'Epicure, d'Epictète, en mon humble nom aussi, l'individualisme
de la volonté d'harmonie (2).
CHAPITRE PREMIER
LES SOPHISTES
Historiquement, les premiers philosophes chez qui la pensée
individualiste prend conscience d'elle-même sont ceux qui
se donnent le nom glorieux de sages ou sophistes.
Nous les connaissons fort mal. Aucun de leurs ouvrages ne nous
est parvenu. C'est à travers des attaques et des réfutations
que nous devons distinguer ce qu'ils furent en réalité.
La plupart des historiens, naïvement, croient juger ces hommes
en coordonnant les réquisitoires sans contrepartie qui nous
restent contre eux. On répète donc avec une amusante
confiance les paroles de leurs ennemis Platon et Xénophon.
Le redoutable Platon, grand admirateur d'Aristophane, est un génie
comique plus encore qu'un génie dialectique, presque autant
qu'un génie métaphysique. Il a tracé de nombreuses
caricatures que les modernes, trop malicieux ou trop dépourvus
de malice s'obstinent à prendre pour des portraits. Le plus
naïf des universitaires, et le plus respectueux des textes,
ne croit pas que Les Nuées représentent le véritable
Socrate. Mais il croit, en prenant à la lettre un pamphlet
platonicien, connaître le vrai Gorgias.
La puissance comique de Platon a fait des sophistes extrêmement
vivants, et par conséquent extrêmement distincts. Supposez
qu'un grand poète comique appartenant au parti clérical
ait mis en scène les encyclopédistes: il aura exagéré
les divergences de doctrine; il aura fait des contradictions avec
les moindres originalités de l'expression et les moindres
différences de tempérament. Il nous présentera
une poussière d'opinions, et ceux qui les soutiendront n'auront
à ses yeux qu'un seul point commun: la mauvaise foi. Ainsi
Platon a voulu nous montrer les sophistes. Son génie âprement
injuste et la sottise universelle ont collaboré efficacement:
le nom qui fut le nom de la sagesse est devenu une cruelle injure.
Composée de personnages très originaux par la forme
de leur talent et par le détail de leur pensée, la
génération des sophistes offre bien pourtant sa marque
propre et marche dans une direction nettement indiquée. Elle
commence le grand mouvement critique et subjectiviste qui rendra
passionnément intéressante et toujours utilisable
l'éthique grecque. Les sophistes retournent l'attention philosophique
de l'objet vers le sujet, du monde vers l'intelligence humaine.
A tous il faut appliquer le mot magnifique que Cicéron applique
au plus grand d'entre eux, à Socrate. Ils ont travaillé
à «faire descendre la philosophie du ciel sur la terre».
Tous savent, comme Protagoras, que «l'homme est la mesure
des choses» et qu'il doit chercher en lui-même la vérité
au lieu de l'accepter d'autorités étrangères.
Cette doctrine, que nous connaissons uniquement par ses détracteurs,
nous est présentée dans une exagération et
un grossissement grotesques. Protagoras ne professait même
pas le pur scepticisme, - ce qui ne serait pas plus ridicule, d'ailleurs,
que bien des dogmatismes gratuits et que telles chimères
platoniciennes. Protagoras enseignait la vertu et l'énergie
active. La fameuse formule: «L'homme est la mesure de toutes
choses» a un ou plusieurs sens vrais partout et toujours.
Chacun se fait sa science à soi-même et ce qu'on appelle
respectueusement La Science ne se peut composer que de travaux personnels
et de découvertes individuelles mises en commun. Aucun de
ces travaux ou aucune de ces découvertes ne sauraient échapper
aux nécessités de notre nature et à ce que
Kant appellera nos formes. L'individualisme, qui a ainsi sa place
partout. a seul place dans la science qui seule intéresse
la plupart des sophistes, celle de la nature humaine (3). J'arriverai
peut-être à quelques conclusions valables pour tous
les hommes, mais je ne les puis découvrir qu'en moi et chacun
ne les peut découvrir qu'en lui-même. En moi, je trouverai
ma nature humaine aussi bien que ma nature individuelle, mes ressemblances
avec les autres hommes comme mes différences.
Gorgias, disciple des Eléates, professait, sous une forme
différente, les mêmes vérités profondes
que Protagoras. La réalité ne saurait être connue
de façon absolue; et les connaissances relatives que nous
en prenons ne sont pas communicables. Nul ne doit donc s'en rapporter
à l'enseignement d'autrui: seuls nos efforts personnels nous
conduiront à la science possible. Il en est de la vertu comme
de la science: on ne peut ni l'enseigner ni la transmettre, elle
est incommunicable et ne reconnaît pas de maîtres et
de disciples
L'injustice de Platon et de la postérité a dénaturé
la pensée de Gorgias sur la rhétorique comme sa pensée
philosophique. Il avait remarqué que l'art oratoire est,
par lui-même, indifférent au vrai ou au faux: les mêmes
arguments et les mêmes formes de langage peuvent servir à
défendre une bonne et une mauvaise cause et l'homme habile
à les manier peut faire prévaloir une cause naturellement
mauvaise. On l'a injurié pour avoir exprimé ces faits
qui sont incontestables et dont la mise en formules dans la théorie
de l'enthymême sera une des gloires d'Aristote.
Mais le centre de la sophistique c'est le grand conseil éthique
d'obéir à ma nature, non aux lois et aux mœurs.
Calliclès affirme dans le Gorgias: «Pour la plupart
des choses, la nature et la loi sont opposées entre elles».
Thrasymaque, au premier livre de la République: «Les
gouvernants érigent en loi ce qui leur sert. Le droit n'est
pas autre chose que l'avantage du plus puissant. Il n'y a que les
fous et les faibles qui se croient liés par les lois: l'homme
éclairé sait le peu qu'elles valent». Hippias,
dans Xénophon, conteste que les lois, qui changent si souvent,
soient plus respectables pendant que la cité cherche à
les imposer qu'avant de paraître utiles aux législateurs
ou après qu'à l'user ils ont les reconnues nuisibles.
Il réserve le titre de lois naturelles à celles qui
partout et toujours sont également admises. Mais combien
de lois positives présentent ce caractère universel?
Est ce que presque toutes ne restent pas locales et temporaires?
Pourquoi se préoccuper, par exemple, de cette interdiction
de l'inceste qui, on ne sait pourquoi, semble si nécessaire
à tel peuple, si ridicule à tel autre et qui, à
Athènes, condamnait le mariage avec la sœur de mère,
non avec la sœur de père? Dans le Protagoras de Platon,
ce même Hippias constate que la loi contraint les hommes comme
un despote, à beaucoup de gestes contraires à la nature
(4). Et les sophistes multiplient, au nom de la nature, les critiques
précises contre des lois particulières. Alcidamas
rejette la différence légale entre l'esclave et l'homme
libre. Aristote nous apprend d'ailleurs que les sophistes étaient
nombreux qui condamnaient dans l'esclavage un outrage fait à
la nature humaine. Lycophron déclare la noblesse un avantage
imaginaire.
En somme, ce sont tous les problèmes pratiques que les sophistes
tranchent par la distinction entre la nature et la loi. Des cyniques
qui les continueront dans cette critique, Zeller dit naïvement
qu'ils «découvraient le point le plus vulnérable
de la société antique». Zeller croit, sans doute,
les codes modernes proches de la nature.
Ainsi, les sophistes ont bien une doctrine commune et cette doctrine
est individualiste. Mais ces individualistes sont des individus.
Une fois libérés des préjugés ambiants,
ils se manifestent, comme on peut s'y attendre, infiniment divers.
Tous sont ennemis de la loi, par amour pour la nature. Mais la nature
n'est-elle pas riche ou complexe? Ils discernent en elle des puissances
diverses. Les uns regardent telle puissance, les autres, telle autre
puissance, comme plus importante.
Dans la façon de comprendre et d'aimer la nature, il entre
presque nécessairement un parti-pris conscient ou inconscient.
Est-ce à la nature de l'être vivant, est-ce à
la nature proprement humaine que je veux obéir? L'une et
l'autre s'enlacent en moi, parfois pour le baiser, souvent pour
le combat. De laquelle, dès qu'elles sont en lutte, mon effort
me fera-t-il l'allié? Pour Calliclès, c'est à
ce qu'il y a de plus profond et de plus universel dans le vivant
que je dois obéir. Pour les sophistes Prodicus et Socrate,
c’est à ce qu'il y a en moi de plus noble et de plus
humain. Les deux tendances se retrouvent tout le long de l'histoire
de l'individualisme. Toujours on découvre un individualisme
de la sensibilité et un individualisme de la raison.
L'individualisme de la sensibilité a déjà
dans Calliclès les mêmes caractères généraux
que dans Nietzsche. Pour l'un comme pour l'autre, ce qui fait le
fond du vivant, c'est la tendance à dominer, la volonté
de puissance. Pour Prodicus et pour Socrate, ce qu'il y a de plus
précieux en moi c'est la raison créatrice d'harmonie.
Un individualisme de la sensibilité peut aussi, nous le verrons,
être une doctrine de la volonté d'harmonie. Mais aucun
sophiste ne semble prévoir et ébaucher le délicat
chef-d'œuvre que sera l'épicurisme.
* * *
Connaissons-nous Socrate mieux que les autres sophistes? Plus mal
peut-être. Nous sommes moins en garde contre les miroirs déformateurs
qui nous le présentent.
Nous ne le connaissons pas, lui, par des adversaires, car nul ne
prend les Nuées au sérieux. Nous le connaissons par
deux disciples affectueux et infidèles qui veulent le rendre
sympathique à ses ennemis nécessaires et qui l'utilisent
pour des fins contraires aux siennes.
L'historien ne peut avoir qu'une confiance médiocre en Xénophon
ou en Platon. Xénophon, nous le savons trop, était
capable de réticences, d'équivoques, et même
de mensonges directs. Avant de se rendre à la cour de Cyrus
le jeune, il avait promis à Socrate, qui désapprouvait
le voyage, de consulter l'oracle de Delphes: il demanda à
l'oracle non s'il devait partir, mais quel sacrifice il devait offrir
avant son départ. Dans l'Anabase, - qu'il publia sous le
nom de Thémistogène de Syracuse - il s'attribue un
rôle important que son contemporain le sérieux Ephore
ignore complètement. Sans la grâce discrète
de son style, on serait tenté de l'appeler le soldat fanfaron.
Cet écrivain souple, souriant, insinuant, mais sans aucune
sincérité, était, - si l'on ose ce mot anachronique,
- un impérialiste: il rêvait d'un chef puissant qui
conduirait les Grecs unis à la conquête de l'Asie.
Ce soldat qui a toutes les élégances de style compatibles
avec une intelligence médiocre, cet Athénien que son
goût pour la discipline étroite rendit Spartiate, cette
manière de prophète d'Alexandre n'était guère
fait pour comprendre une pensée individualiste.
Platon pouvait comprendre. Mais ses préoccupations n'étaient
pas celles d'un interprète consciencieux. «Que de choses
ce jeune homme me fait dire auxquelles je n'ai jamais songé»,
s'écriait Socrate. Combien plus librement encore Platon le
déforma après sa mort; comme il le rendit platonicien!
Cette théorie des Idées, par exemple qu'il fait soutenir
sous tant de formes par Socrate, Aristote nous apprend qu'elle était
complètement étrangère à Socrate. Non
content de transmuer en métaphysicien un sage qui méprisait
toute métaphysique, ne lui prête-t-il pas une éthique
plus platonicienne que socratique? Platon vante, dans la République,
ce qu'il appelle «le mensonge salutaire». En appuyant
de l'autorité de Socrate des idées non socratiques,
ou parfois anti-socratiques combien a-t-il osé de mensonges
qui lui paraissaient salutaires?
Si Socrate était mort de mort naturelle, on nous le présenterait,
je crois, comme un personnage grotesque, assez voisin du Diogène
légendaire. Il ne serait pas difficile de retrouver dans
les textes le commencement du travail par lequel les raillés
transformaient le grand railleur en être ridicule. On en reconnaît
des traces jusque dans Platon. La mort pathétique du plus
grand des sophistes fit dévier la légende: au lieu
de ridiculiser Socrate, on l'utilisa et on le socialisa. De faux
disciples qui aimaient sa personne et son accent plus que sa pensée
et dont l'amour fut accru par sa «passion» et son souriant
héroïsme, mirent d'accord leur affection avec leurs
convictions les plus profondes et firent à Socrate le don
précieux, croyaient-ils, d'une pensée acceptable pour
l'opinion contemporaine. Il est probable que cette «idéalisation»
commença en eux de façon inconsciente. Ne fut-elle
pas achevée volontairement par d'excellents avocats et qui
avaient peu de respect pour la vérité?
C'est bien de vérité qu'alors il s'agissait!
Les Mémorables ne répondent pas au réquisitoire
tel que Mélitus le prononça devant les Héliastes.
Xénophon y réfute une œuvre écrite quelques
années plus tard et où un certain rhéteur Polycrate
donnait à l'accusation une forme littéraire.
On n'accorde à ce Polycrate et à son ouvrage perdu
aucune importance d'aucune sorte. On remarque en souriant que ce
rhéteur est aussi le plaisant auteur d'éloges de la
marmite, du caillou, de la souris; le paradoxal apologiste de Clytemnestre,
d'Hélène, de Pâris et jusque de Busiris, tyran
anthropophage tué par Hercule. Dans son pamphlet contre Socrate
on méprise, comme dans chacun de ces éloges, un exercice
d’école.
Je soupçonne que l'œuvre était méprisable
d'une autre façon et plus odieuse.
Ce que les historiens de la littérature ancienne méprisent
sous le nom d'exercices d'école ressemble beaucoup à
des ouvrages dans lesquels nous saluons des travaux littéraires
et désintéressés. Ces éloges de Clytemnestre
ou de Busiris, d'Hélène ou de Pâris, ne sont-ils
pas les germes des futures fables milésiennes? Ne modifiaient-ils
pas la légende ou l'histoire, et serait-il exagéré
d'y voir déjà, sous la forme oratoire qui était
à la mode, des manières de contes et de romans?
A côté d'œuvres littéraires et souriantes,
un même homme peut composer des ouvrages d'action immédiate
et de redoutables pamphlets. Parce que Fénelon est l'auteur
du Télémaque et de quelques jolies fables, croira-t-on
qu'il ne prenait pas au sérieux la doctrine du pur amour
et la polémique contre Bossuet? Parce que Chateaubriand a
laissé Les Martyrs, Atala, René, Le dernier des Abencérages
et Les Natchez, croirons-nous qu'ils ne fut pour rien dans la guerre
d'Espagne? Paul-Louis Courier n'est pas toujours plongé dans
Daphnis et Chloé. Lamartine et Victor Hugo se mêlent
aux luttes politiques. Les mauvais romans de M. Léon Daudet
empêchent-ils M. Léon Daudet d'avoir du sang sur les
mains?
Pas d'importance, le pamphlet de Polycrate?... il me semble que
Xénophon a senti autrement qui y a répondu par les
quatre livres des Entretiens mémorables. L'Apologie de Platon
et le Criton pourraient bien avoir la même origine et combattre
le même combat.
Les Athéniens, nous dit-on, se repentirent d'avoir assassiné
Socrate et condamnèrent ses accusateurs. Un peuple se repent-il
à l'unanimité et ses conversions sont-elles de naïfs
retournements, et complets, comme celle de Saul tombant du chemin
de Damas pour se relever Paul?...
Si les socratiques s'enfuirent à Mégare, il est probable
que ce n’est pas sans quelque raison. Parmi les futurs voyages
de Platon, est-il certain qu'aucun ne fut déterminé
complètement ou partiellement par la persécution?
Xénophon, contraint de renoncer à sa patrie naturelle,
s'irrita et s'aigrit jusqu'à devenir un ennemi d'Athènes.
Autour du cadavre de Socrate, il se livra sans doute un combat
long, acharné, non exempt de périls.
Revenus à Athènes, les socratiques contaient, à
toute occasion, la «passion» de leur maître et
le courage pathétique de sa mort. Ils allumaient et entretenaient
une émotion. Ils obtinrent la condamnation des accusateurs.
Croit-on que le succès fut conquis sans lutte et s'imagine-t-on
que le combat eut lieu en champ clos et sans que l'une ou l'autre
partie eût des alliés?...
La politique s'empare de tout. Même si aucun des disciples
n'avait appartenu aux grandes familles et au parti aristocratique,
ce parti aurait utilisé Socrate et l’émotion
soulevée contre le clan démocratique qui se trouvait,
par hasard, coupable de sa mort. La condamnation d'Anytus et de
Mélitus fut une victoire des aristocrates. Y-a-t-il jamais
eu un parti qui ait su ne se point enivrer au moindre succès
et ne pas abuser de la victoire? Les démocrates, humiliés
et menacés, durent se retourner contre les socratiques. Le
pamphlet de Polycrate fut une de leurs armes. Arme redoutable, si
on en juge par l'émotion de Xénophon et par le soin
avec lequel il forge le bouclier des Mémorables.
Polycrate attaque Socrate pour préparer, sans doute, le
procès des socratiques. Dans l'attaque et dans la défense,
socratiques et aristocrates ont maintenant des ennemis communs;
la nécessité les allie indissolublement. L'auteur
des Nuées, menacé des mêmes menaces qu'eux,
devient un ami sûr. Au Banquet, Platon symbolise la vérité
du moment, une vérité postérieure à
Socrate, en faisant fraterniser son maître et Aristophane.
On ne devine pas seulement, comme une nécessité humaine
et politique, le vaste et durable combat; on en retrouve, dans l'oublieuse
histoire, quelques traces. Comme Platon se présentait au
tribunal pour défendre son ami Chabrias, Diogène Laërce
nous montre un délateur nommé Crobyle qui l'aborde
insolemment «Toi qui viens au secours d'un autre, oublies-tu
donc que tu es destiné au même supplice que Socrate?»
Trois partis se présentaient aux socratiques attaqués.
Ils pouvaient répondre à Polycrate comme Socrate avait
répondu à Anytus et subir, avec le courage de leur
maître, le sort de leur maître. Aucun d'eux n'avait,
semble-t-il, une âme de martyr. Ils pouvaient dire la vérité
et que leur amour pour Socrate ne les empêchait pas de penser
autrement que lui sur la question des lois. On aurait douté
de leur sincérité et on les aurait raillés
comme des lâches. Puisqu'ils avaient la paresse de vivre et
ne pouvaient se solidariser avec Socrate; puisqu'ils ne voulaient
pas se déshonorer en reniant publiquement leur maître,
il ne leur restait qu'à solidariser Socrate avec eux et avec
leur doctrine conformiste. C'est ce qu'ils firent. Ils ne prêtèrent
pas seulement à Socrate des paroles que Socrate n’avait
point dites, que Socrate était incapable de dire, mais des
paroles qu'il avait refusé de dire. Pour l'argumentation,
je soupçonne l'Apologie de Platon de reproduire exactement
le discours que Lysias avait offert à Socrate et que Socrate
avait repoussé. Mais Lysias n'avait que du talent. Platon
a du génie. Pas seulement le génie philosophique,
mais le génie dramatique et la puissance de dresser des êtres
vivants. A son Socrate il sut donner les attitudes, les gestes,
les sourires, les regards, la voix du Socrate réel. Il lui
fit dire, détournés vers un sens étranger et
anodin, beaucoup de mots et de phrases, parmi les plus redoutables,
qui étaient sortis de ses lèvres et dont on se souvenait.
Grâce à l'étonnante vérité extérieure
et à la subtilité minutieuse des déformations,
ceux qui avaient connu Socrate croyaient, lisant Platon, le revoir
et l'entendre. Oui, - songeaient-ils, - c'est bien ainsi qu'il parlait;
oui, c'est bien là ce qu'il disait.
Platon et Xénophon gagnèrent leur procès.
Ils vécurent et sauvèrent les camarades. Admirons-les
d'avoir réussi ce qu'ils voulaient. Mais sachons ce qu'ils
voulaient et combien ils étaient indifférents à
la vérité historique. Ils combattaient pour leur vie
et pour celles de quelques autres et ne ménageaient point
ce que le subtil Platon appelle quelque part «le mensonge
salutaire». Ils ne parlent de Socrate et ne le font parler
qu'avec des préoccupations étrangères et postérieures
à Socrate. Et ils ne songent pas à nous renseigner,
mais à vaincre. N'ayons plus la naïveté de prendre
ces avocats et ces accusés sans héroïsme pour
des historiens.
En Socrate, on avait condamné un sophiste et un ennemi des
lois. Ceux qui ne voulaient ni le suivre dans la mort ni paraître
le renier étaient acculés à faire de lui un
ami des lois et un ennemi des sophistes.
Certaines circonstances facilitaient singulièrement la double
transformation.
Parmi la réprobation, la méprisante curiosité,
la crainte de se commettre, la crainte aussi d'être battu
et ridiculisé par des jouteurs trop redoutables, les sophistes
- comme nos anarchistes - discutaient surtout entre eux. Socrate
était le plus habile, celui qui triomphait presque toujours.
Du raisonneur qui avait vaincu tant de sophistes on fit sans trop
de peine un ennemi des sophistes.
Mais, pendant sa vie, avant le travail transformateur de Platon
et de Xénophon, tous le considéraient comme un sophiste.
Quand Aristophane veut combattre la sophistique, c'est en Socrate
qu'il l'incarne. - Dans Platon même, Socrate s'avoue disciple
de Prodicus et on sait qu'il envoyait des élèves à
son vieux maître. - Xénophon, au quatrième livre
des Mémorables, lui fait prononcer étourdiment un
éloge de la sophistique qu'il devait, en effet, répéter
souvent. De tardifs commentateurs, incapables de concilier ces paroles
avec l'idée qu'ils se font et de Socrate et des sophistes.
ont voulu leur trouver un sens ironique. Le texte paraît s'opposer
invinciblement à cette explication. - Au Gorgias, Calliclès
dit à Socrate qu'il connaît parfaitement la distinction
capitale de la nature et de la loi, mais qu'il l'applique mal.
Il est difficile, en effet, de ne pas reconnaître une forme
de la doctrine commune à tous les sophistes dans la fameuse
distinction des «lois écrites» et des «lois
non écrites» et dans l'affirmation que c'est aux dernières
qu'on doit obéir. L'autre grande marque du sophiste se retrouve
aussi dans Socrate. L'homme est bien la mesure de toutes choses
pour celui qui ne voyait qu'un conseil à donner: «Connais-toi
toi-même».
Malgré les apologies légalistes de Xénophon
et de Platon, il est certain que Socrate méprisait les fois
religieuses de son temps. Dans l'Euthyphron, qui est de la jeunesse
de Platon et qui semble assez fidèle à la pensée
socratique, une analyse précise et cruelle montre ce qu'il
y a d'absurde dans le concept de sainteté, une lumière
railleuse éclaire les contradictions de la religion, et Socrate
conclut qu'il ne faut demander de conseils de conduite ni aux prêtres
ni aux dieux.
Ennemi de toute politique comme de toute religion positive, il
condamne, dans le Gorgias, tous les hommes d Etat, même ceux
qu'admire le vulgaire. Naturellement ses critiques, comme celles
de tout individualiste portent directement contre le social qui
l'entoure. Avec un peu de naïveté ou de mauvaise foi,
on les peut utiliser en faveur d’une autre forme de société.
Sa critique de la religion paraîtra à quelques chrétiens
une critique du paganisme; sa critique de la politique est souvent
réduite par les aristocrates Platon et Xénophon à
une critique de la démocratie. Mais les motifs des condamnations
sont trop profonds; ils détruisent toute politique et toute
religion constituée.
Aristophane aurait été inévitablement l'allié
du Socrate classique. Platon, au Banquet, pousse en effet la logique
jusqu'à faire de ces deux ennemis deux amis. Mais alors qui
donc avait fabriqué les Nuées? on ne comprend pas
non plus pourquoi le gouvernement aristocratique des Trente poursuit
d'une haine implacable cet ennemi de la démocratie. On a
vraiment abusé du hasard qui a fait tuer Socrate par un gouvernement
populaire. On sait que les Trente allaient le faire périr
quand ils furent renversés. Entre lui et tout gouvernement,
la lutte était irrémédiable. Il était
l'ennemi de tout ce qui a soif de commander ou d’obéir,
de la populace d'en haut comme de la populace d'en bas. Tant qu'il
vécut, il réunit contre lui tous les partis. S'il
irrite les démagogues par son opposition dans le procès
des dix généraux, il refuse aux Trente tyrans de leur
livrer Léon de Salamine. Il raille le démocratique
tirage au sort des magistrats; mais les Trente ne lui paraissent
en rien supérieurs aux élus de la fève: il
les compare à des bouviers qui chaque soir ramèneraient
à l'étable un troupeau moins nombreux et plus maigre.
Il est l'indépendant qui proclame sa conscience, non les
conventions de droite ou les conventions de gauche.
Aussi son démon le détourne de toute action politique.
Le juste qui s'occupe des affaires de l'État y trouve sa
perte sans profit pour personne. Son expérience est d'accord
avec son démon. Deux fois, - dans l'affaire des îles
Arginuses et dans l'affaire de Léon de Salamine, - les circonstances
le contraignent à une action ou à une abstention d'ordre
politique. Les deux fois, son amour de la justice le met en péril
de mort sans lui permettre de sauver les innocents qui déplaisent
au gouvernement démocratique, l'innocent qui déplaît
au gouvernement aristocratique.
Il est l'ennemi de toutes les lois positives. Mais sa terminologie
diffère de celle des autres sophistes. Ce qu'ils appellent
la nature, il le nomme plus volontiers «la loi non écrite».
Platon abusera de cette particularité.
«L'ordre qui s'appuie sur la contrainte, non sur la persuasion,
je l'appelle tyrannie, je ne l'appelle pas loi». Après
avoir ainsi retiré le nom de loi à tout ce qui s'appuie
sur des sanctions artificielles, il louait, sans doute, lyriquement
la loi, c'est-à-dire la nature et la conscience. Platon notera
ces éloges magnifiques et, oubliant la définition
socratique de la loi, les appliquera impudemment aux lois positives,
aux lois d'Athènes. Tel est l'artifice sur lequel est construit
tout le Criton, dialogue menteur dès son titre. Ce n'est
pas Criton, vieil ami de Platon, qui prépara la fuite de
Socrate et essaya de le persuader, c'est Eschine, en qui Platon
haïssait un ami particulier d'Aristippe. Platon n'hésite
pas à fausser même la vérité de fait
dès qu'il s'agit de satisfaire une de ses sympathies ou une
de ses antipathies. Négligemment, il vole à quelqu'un
qu'il n'aime pas un rayon de gloire pour en éclairer un visage
qu'il aime.
Dans la pratique comme dans la théorie, Socrate méprise
la loi positive. Lorsque Critias porte contre la liberté
de la parole une loi qui fait songer déjà à
nos «lois scélérates», Socrate n'en modifie
nullement sa conduite. Appelé devant Critias, il répond
aux reproches et aux menaces par de négligentes railleries.
La méthode de Socrate, comme l'expliquent tous les manuels,
comprend deux procédés: ironie et maïeutique.
L'ironie, méthode de réfutation, détruit les
dogmatismes et ne les remplace pas. Elle aboutit à la fameuse
formule: «Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien».
Elle démontre uniquement que le dogmatique est moins sage
que Socrate: le dogmatique, ne sachant rien lui non plus, croit
savoir.
Socrate n'enseigne donc pas, et les manuels ont tort qui appellent
la maïeutique une méthode d'enseignement. Socrate, dans
l'apologie, dit de ceux qui l'écoutaient: «Ceux que
mes calomniateurs appellent mes disciples». il ajoute: «Je
n'ai jamais été le maître de personne».
Après que l'ironie avait chassé les affirmations venues
du dehors, les interrogations maïeutiques ne conduisaient directement
à aucune doctrine, elles exerçaient le jeune ami à
trouver en lui-même toutes les vérités éthiques.
Socrate semble, dans Platon, commettre une double erreur. Il croit
que toute science dort en nous, qu'apprendre n'importe quoi, c'est
se souvenir; que nous pouvons réveiller, dans une mémoire
plus ancienne que notre vie actuelle, la connaissance des choses
comme la connaissance de nous-mêmes. Dans le Ménon,
des questions adroitement posées font découvrir à
un ignorant la mesure du carré construit sur l'hypoténuse.
Mais c'est là une ingénieuse fantaisie de Platon.
La théorie de la réminiscence est un corollaire de
doctrines métaphysiques tout à fait étrangères
à Socrate. Tel qu'il l'entendait, le «Connais-toi toi-même»
condamnait ces rêveries et à la fois méprisait
tout ce qui se rapporte aux carrés et aux hypoténuses.
«Connais-toi toi-même» signifie dans la bouche
de Socrate:«Ne t'inquiète pas des connaissances extérieures»
et non, comme dans la bouche de Platon: «Découvre en
toi l'univers». ce que nous devons chercher en nous-mêmes,
d'après Socrate, c'est uniquement la connaissance des «lois
non écrites» et des règles de la conduite.
Mais voici l'erreur proprement socratique: la connaissance des
lois véritables entraîne nécessairement l'obéissance
à ces lois. «Personne n'est méchant volontairement»
et toute faute est une erreur. Socrate croit qu'il suffit de voir
clair pour avoir la force de marcher et de marcher droit. Il ignore
quelques-unes des faiblesses humaines. La science de moi-même
et de mon bien est une des forces qui habiteront en moi: elle aura
à luttez cette lumière libératrice, contre
plus d'une puissance de servitude.
Cette erreur n'empêche pas Socrate d'être un des sages
les plus admirables qui se soient jamais manifestés, le père
en Occident de tout individualisme de la volonté d'harmonie.
Ses contemporains ne s'y sont pas trompés; ils ont connu
ce qu'ils voulaient tuer en lui. ils ont vu nettement que le sage
est l'ennemi du citoyen. Ils ont condamné celui que Timon
appellera «un raisonneur contre les lois et un demi-Athénien».
Pas même demi-Athénien. «Je suis citoyen du monde
- disait-il - non d'Athènes».
Mais, - objecte-t-on, - il a rempli son devoir militaire, et on
cite ses exploits à Délium comme à Potidée.
Plusieurs anciens doutent déjà des campagnes de Socrate
(5). S'il les a vraiment accomplies, remarquons, du moins, que nul
n'a osé vanter ses coups frappés sur l'ennemi. Dans
les batailles, il opère des sauvetages, non des assassinats:
il aurait sauvé ici la vie d'Alcibiade; là, celle
de Xénophon. Et il aurait étonné, presque irrité,
ses compagnons d'armes par des manières insolites, des isolements,
des extases, et à se tenir debout, nous affirme-t-on, vingt-quatre
heures sur un seul pied. Ces racontars semblent avoir un caractère
légendaire plus qu'historique.
Le grand apport des autres sophistes et de Socrate à la
philosophie individualiste, c'est l'attention détournée
de l'objet vers le sujet. L'attention critique et pratique. Le «Connais-toi
toi-même» socratique ne doit pas être entendu
en un sens métaphysique et platonicien. Il signifie seulement:
«Connais ce que tu veux et connais ce que tu peux».
il est le commencement nécessaire de toute éthique
raisonnable. Les successeurs de Socrate obéiront au grand
conseil: les uns, comme Aristippe et Epicure créeront la
critique et la discipline de la sensibilité; les autres,
cyniques ou stoïciens, établiront la critique et la
discipline de la volonté (6).
CHAPITRE II
ARISTIPPE & LES CYRÉNAIQUES
Aristippe de Cyrène est un disciple direct de Socrate, mais
il avait auparavant écouté d'autres sophistes et Xénophon
nous le montre discutant hardiment contre son dernier maître.
Dans les dialogues où Xénophon engage ces deux hommes,
je vois seulement une preuve de la liberté d'esprit du jeune
Aristippe; je crois qu'il faut rejeter comme invraisemblable la
plupart des détails (7).
Aristippe gardera jusqu'à la fin plus d'un caractère
socratique. Autant que Socrate, il méprise les connaissances
physiques. Seule, la sagesse vaut d'être recherchée.
Et le spirituel Cyrénaïque compare les savants qui négligent
la philosophie à ces prétendants de Pénélope
qui s'attardaient à séduire les servantes et n'épousaient
pas la reine.
Encore que Xénophon le fasse ridiculement réfuter
par Socrate sur ce point, Aristippe est socratique aussi par son
mépris de toute politique, par son ferme propos de ne consentir
ni à l'esclavage de l'assujettissement, ni à l'esclavage
du pouvoir, mais de suivre une route moyenne «sans commander,
sans obéir, et conservant toujours la liberté qui
conduit au bonheur».
Son dédain pour les patries le rapproche encore de Socrate.
Dans Epictète, Socrate se déclare indifférent
au «coin de terre où la destinée a jeté
son corps». Aristippe se moque de mourir dans un pays ou dans
un autre: «La distance est toujours la même pour aller
au Hadès». il est encore socratique par cette persuasion
que le sage se distingue des autres hommes en agissant toujours
de même quelles que soient les fois positives.
Mais il appartient à une autre école de la sophistique
par son affirmation que «rien n'est par nature juste honnête
ou honteux» et que seule « la coutume et les lois ont
introduit ces sortes de distinctions».
Encore qu'il faille se garder de considérer Socrate comme
un ascète, Aristippe s éloigne de lui par son goût
déclare pour le plaisir. «on ne devient maître
d'un cheval, disait-il spirituellement, qu'en le montant».
Pour obéir au: «Connais-toi toi-même»,
il cherche ce qu'il y a de plus profond en lui, être vivant.
Il croit découvrir que c'est l'amour du plaisir. Le plaisir
est le seul but qu'il puisse donner à la vie. Et il essaie
une analyse du plaisir.
Plaisir et douleur sont des mouvements organiques perceptibles
à la conscience. Le mouvement est-il doux, il y a plaisir:
est-il violent et rude, il y a douleur. Le plaisir et la douleur
sont deux états positifs et il est faux que l'un soit seulement
la négation de l'autre. Entre le plaisir et la douleur, il
existe un état de repos, qui est indifférent.
«Tous les plaisirs sont égaux, et l'un n'a rien de
plus sensible que l'autre». Mais plusieurs se paient avec
de la souffrance. Le sage calcule et choisit. Dès qu'un plaisir
ne s'accompagne d'aucune menace de douleur, il n'y a qu'à
s'affranchir du désir par la jouissance. Lorsque le plaisir
menace de coûter plus qu'il ne vaut, le sage l'écarte
dédaigneusement, grâce à une certaine possession
de lui-même. La sagesse comprend donc deux vertus: intelligence
et maîtrise de soi. Parmi les nombreuses anecdotes que Diogène
Laërce nous a transmises sur Aristippe, celles qui présentent
un intérêt philosophique nous montrent toutes la souriante
maîtrise de soi qui est le grand mérite et le grand
exemple cyrénaïque. On connaît son mot sur Laïs:
«Je la possède, je n'en suis pas possédé».
Des jeunes gens s'étonnant de le voir entier chez une courtisane,
il répondit, dans le même esprit: «Le mal n'est
pas d'entrer ici; le mal est de n'en point savoir sortir»
(8).
***
Les disciples directs ou lointains d'Aristippe se firent remarquer
surtout par leur liberté d'esprit. L'un d'eux, Théodore,
fut surnommé l'Athée. Il répétait volontiers,
après et avant beaucoup d'autres sages: «Le monde est
ma cité». il disait encore: «se sacrifier à
la patrie, c'est renoncer à la sagesse pour sauver les fous».
- on connaît les travaux d'Evhémère et leur
hardiesse critique. - Le dernier Cyrénaïque dont le
nom soit resté fameux est Hégésias. Il tirait
de l'optimisme d'Aristippe des conclusions singulièrement
pessimistes. Il remarquait que le plaisir est chose insaisissable
et fuyante. En outre, il produit vite satiété et dégoût.
Ainsi, inévitablement, le seul but de la vie sera manqué.
La sagesse est donc de renoncer à la vie. Avec une éloquence
qu'on nous affirme efficace, Hégésias prêchait
le suicide. Les magistrats, effrayés de son succès
grandissant, firent fermer son école.
Les conséquences qu'on peut tirer d'une doctrine (on peut
tirer toutes les conséquences de toutes les doctrines) ne
la confirment ni ne l'infirment, et Hégésias ne me
paraît pas la réfutation d'Aristippe. La véritable
réfutation d'une philosophie incomplète, c'est la
philosophie qui en comble les lacunes. La véritable réfutation
d'Aristippe, c'est Epicure.
CHAPITRE III
EPICURE
Epicure a-t-il été moins injurié que les sophistes
eux-mêmes? Cicéron, qui croyait se livrer à
la philosophie dès que la politique ne voulait plus de lui
- mais combien Pénélope méprisait ce rebut
de la plus répugnante des servantes! - déclare l'épicurisme
digne d'être poursuivi par les juges plutôt que réfuté
par les philosophes. On devine combien une pensée abordée
en des sentiments aussi hostiles doit sortir défigurée
et incomprise du civique examen.
Pourtant nous connaissons, et par des textes suffisants le véritable
Epicure et le véritable épicurisme. Non seulement
le poème de Lucrèce —exposition très
fidèle comme dessin, très infidèle comme couleur
et comme émotion - est célèbre. Mais Diogène
Laërce, qui était épicuriens nous a laissé
un résumé de la doctrine moins inintelligent que ses
autres exposés. Nous lui devons surtout grande reconnaissance
pour nous avoir transmis quatre opuscules d'Epicure lui-même:
la Lettre à Hérodote sur la canonique et la physique;
la Lettre à Pythoclès sur l'astronomie; la Lettre
à Ménécée sur l'éthique. Cette
dernière nous est particulièrement précieuse.
Aussi précieux, et peut-être davantage. le petit recueil
de pensées intitulé Maximes maîtresses.
On a souvent remarqué que la canonique (la logique) d'Epicure,
et sa physique (la physique des anciens est plus proche de ce que
nous appelons métaphysique que de notre physique) n'ont ni
originalité ni indépendance. Elles sont des servantes
de l'éthique; elles doivent nous guérir de la religion
en nous montrant que les causes naturelles suffisent à tout
expliquer. Epicure charge de cet ouvrage préliminaire l'atomisme
de Leucippe et de Démocrite, sans y changer grand 'chose.
Cette thèse classique contient une grande part de vérité
Cependant j'essaierais d'y apporter quelques amendements, si je
ne m'intéressais pas presque exclusivement chez Epicure à
ce chef-d'œuvre et à cette œuvre toujours utile
qu'est son éthique. Je montrerais comment Epicure défend,
contre le déterminisme, contingence et liberté, défend
ce que Nietzsche appellera «Par hasard. la plus ancienne noblesse
du monde». J insisterais particulièrement sur une caractéristique
d Epicure que nu ne paraît avoir remarquée, son indifférence
socratique pour la science. Tandis que les libres-penseurs modernes
rejettent la servitude des dogmes pour adorer «la nouvelle
idole» et faire un acte de foi aux derniers bavardages e la
science, à ceux qu'elle ne prononçait pas hier et
qu'elle ne prononcera plus demain, Epicure manifeste une indépendance
bilatérale, si l'on peut dire, et presque également
dédaigneuse à droite et à gauche. Evincer le
surnaturel de notre pensée, parce que le surnaturel est malfaisant,
voilà le seul service qu'il demande à la science.
Il ne paie ce service d'aucun esclavage ou même d'aucune affection.
En présence d'un phénomène, il se contente
d'affirmer que sa cause est naturelle; il indique, non sans négligence,
les diverses hypothèses explicatives qu'on a données
avant lui ou qu'il imagine; et il conseille au disciple de ne point
choisir entre ces hypothèses. Car peut-être il choisirait
mal et quelque prêtre, triomphant de son erreur, affirmerait
que cette banqueroute de la science confirme les fameuses vérités
de la religion. Tout a des causes naturelles. Pourvu que j'en sois
persuadé, il est inutile a mon bonheur de connaître
le détail de ces causes, il est même plus sage de ne
m'en pas inquiéter. Cette attitude dictée par la prudence
et par le mépris donne à la Lettre à Hérodote
et surtout à la Lettre à Ménécée
un accent original, que l'on doit remarquer si l'on veut vraiment
connaître le sourire d'Epicure.
On lit dans Lucrèce une comparaison d'aspect singulièrement
classique et qui devait servir depuis longtemps Je ne serais pas
étonné si on découvrait un jour qu'elle remonte
a Epicure. Lui même en trouvait les linéaments dans
le Gorgias. Sous la première forme que nous lui connaissons,
cette similitude semble plus socratique que platonicienne. Sans
doute, Socrate l'allait répétant aux carrefours d'Athènes.
Et il ne devait pas l'avoir inventée; des sages antérieurs
avaient dû utiliser comme parabole éthique le mythe
du tonneau des Danaïdes. De cette comparaison du cœur
humain à un vase, l'épicurisme a fait un des chefs
d œuvre du symbole, une des plénitudes les plus riches
que connaissent philosophie et poésie. Image si riche qu'elle
peut suffire à l'exposition de toute la sagesse épicurienne.
Chez l'homme ordinaire, le vase a deux défauts: il est souillé
et il est percé. La sagesse consiste à nettoyer le
vase et à en fermer le fond.
Ce qui entre au vase vulgaire est corrompu par diverses craintes.
Nettoyer le vase, c'est purger son cœur de ces inquiétudes.
La physique nous montre que tout ce qui arrive a des causes naturelles;
la vraie théologie nous enseigne que les dieux ne s occupent
pas de nous: à elles deux elles nous délivrent de
la première et de la plus affreuse dé craintes, la
crainte des dieux. Il n'y a pas d'autre vie que la vie et les enfers
sont une invention ridicule sur quoi se fonde la cuisine des prêtres
et des sorcières. (Epicure était fils d une magicienne,
d'une faiseuse de lustrations: dans son enfance, il l'avait, sans
doute, entendu rire de la stupidité religieuse et se moquer
de ses dupes). - Pour se délivrer de la terreur de la mort,
un raisonnement très simple suffit: la mort ne concerne ni
le vivant ni le mort; tant que je suis, elle n'est pas; dès
qu'elle est, je ne suis plus. - On se guérit de la crainte
de la douleur en remarquant que, si elle est grave. elle ne dure
pas; si elle peut se prolonger sans me tuer, c est qu'elle est légère.
Cette dernière crainte est cependant la moins absurde.
Un raisonnement, si ingénieux qu'il soit, ne suffit peut-être
pas à la conjurer. A elle seule, la purgation risquerait
ici de rester impuissante. Il faut fermer le vase. Les rares douleurs
inévitables seront ensuite facilement noyées dans
l'abondance du plaisir. Même nous réussirons à
les transformer en plaisir.
En effet, le grand mal de l'homme vulgaire, c'est que son cœur
n'est pas seulement un vase empoisonné, mais un vase sans
fond. Tout plaisir y passe rapide et inutile. Et l'avidité
s'accroît chez l'insensé plus vite que le bien. Comment
remédier à ce mal? Comment fermer le fond du vase?
Par l'analyse et la critique du désir.
Il y a trois sortes de désirs: certains sont naturels et
nécessaires, comme la faim et la soif; - d'autres sont naturels
mais non nécessaires, comme le désir de varier sa
nourriture; - d'autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires
comme le goût pour les honneurs.
Les désirs naturels et nécessaires doivent être
satisfaits: leur satisfaction supprime une douleur et un trouble.
elle donne des plaisirs souverains et non augmentables. Ils réclament,
d'ailleurs, peu de choses et des choses ordinairement faciles à
se procurer. Satisfaits, les désirs naturels et non nécessaires
n'augmentent pas le plaisir; ils le varient seulement. - Quant aux
désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, il
les faut considérer comme les plus grands de tous les maux.
ils n'ont pas de limites; plus tu leur accordes, plus ils exigent.
Le sage détruit en lui ces derniers désirs.
Aristippe a tort qui croit distinguer, entre le royaume du plaisir
et le royaume de la douleur, un domaine neutre et indifférent.
Aristippe ignore le plus grand des plaisirs, le plaisir en repos,
si mon corps n'éprouve aucune souffrance, mon esprit aucune
agitation. je puis disputer de félicité avec les dieux
g. Je suis en effet, en ces heures de plénitude étale,
un être qui jouit de tout lui-même et de son eurythmique
activité, un être qui jouit parfaitement du plaisir
constitutif.
A l'origine, il n'y a de plaisirs que les plaisirs du corps. C'est
des voluptés corporelles que naissent les joies de l'esprit;
mais ces filles sont plus grandes que leurs mères. Le corps
ne sent que l'instant présent; l'esprit sait faire du bonheur
présent avec tout le passé et tout l'avenir Quand
le vase est sagement fermé, il ne laisse perdre aucun souvenir
heureux et j y puis verser utilement mille prévisions joyeuses.
Les voluptés, qui passent et s'évanouissent pour l'insensé,
survivent dans l'esprit du sage. Pour lui, le vase est toujours
plénitude. Par la mémoire et l'espérance, il
accroît la volupté actuelle et il en efface d'une manière
continue les inégalités. Tout ce qui tombe dans un
tel vase y prend le goût et le parfum du bonheur. Lots, qu'une
goutte d'amertume vient se mêler à cette immense douceur,
elle ne réussit qu'à en relever la saveur et à
en augmenter la quantité. Parvenu à ce point, le sage
est affranchi de toute douleur: nulle souffrance particulière
ne troublera sa vaste, son unanime joie. Epicure mourant de la pierre
écrit à Idoménée: «C'est au plus
heureux et au dernier jour de ma vie que je t'écris cette
lettre. J'éprouve des douleurs de vessie et d'entrailles
si vives qu'elles ne sauraient s'accoutre. Mais tout cela est noyé
dans la joie que verse à mon esprit le souvenir de mes dogmes
et de mes découvertes».
Ainsi engloutie dans la mémoire des plaisirs particuliers
et dans la continuité du «plaisir constitutif»
la douleur n'existe plus pour le sage. La Lettre à Idoménée
prouve qu'Epicure ne se vantait pas quand il disait: «Même
sur un bûcher, je m'écrierais: Quelles délices
! ».
Eviter tous les obstacles qui s'opposent à la pureté,
à la continuité et à la plénitude du
plaisir, ne craindre ni la mort qui anéantit tout sentiment,
ni la divinité qui ne se soucie point de nous; mépriser
la douleur, légère quand elle peut se prolonger, brève
et destructrice d'elle-même dès qu'elle est forte;
ne pas laisser échapper les voluptés passées,
mais les retenir et les alimenter par un souvenir assidu; noyer
dans ce vaste océan la petitesse ridicule du présent
quand le présent, isolé, serait souffrance: voilà
la sagesse, voilà le souverain bien, voilà l'art subtil
et délicat de l'épicurien.
***
Gardons-nous toujours de juger sur les déformations romaines
les noblesses grecques. Guerrier, administrateur, politique, constructeur
du dehors et par le dehors, le Romain alourdit et raidit tous les
arts grecs: ceux qui tendent à la beauté d'une œuvre
et ceux qui tendent à la beauté d'une vie. Entre l'épicurisme
romain et l'épicurisme grec, la distance est la même
qu'entre une tragédie de Sénèque et une tragédie
de Sophocle. Le Romain, dès qu'il n'est point vil, se manifeste
éloquent, déclamatoire, théâtral un peu.
La grâce épicurienne, il en fait une bassesse porcine
et une philosophie de mauvais lieu. Ou, s'il a quelque dignité,
il en fait un pessimisme âpre et puissant. Ni b talent ni
le génie ne lui évitent I une ou I autre erreur. Horace,
adorateur d'Auguste, du falerne et des beaux esclaves, dégoûterait
multiplement Epicure. Tout l'enthousiasme de Lucrèce pour
le Libérateur n'a pas délivré Lucrèce
de sentiments désespérés aussi méprisables
aux yeux du Libérateur que les désespoirs religieux.
L'épicurisme grec, le véritable épicurisme,
est un art d'être heureux, non un art de se rendre malheureux.
Il est essentiellement - poussé, réussi et définitif
comme un chef-d'œuvre - ce qu'avaient ébauché
les cyrénaïques, une critique et une discipline de la
sensibilité. Il nous reste à étudier, chez
les cyniques et les stoïciens, la critique et la discipline
de la volonté.
CHAPITRE IV
LES CYNIQUES
Comme les cyrénaïques, les cyniques réagissant
contre l'intellectualisme platonicien et, continuant Socrate, ils
n'accordent d'intérêt qu'à la pratique. Comme
les cyrénaïques aussi, ils réagissent contre
l'intellectualisme proprement socratique et repoussent l'affirmation
que toute faute est une erreur.
Le cynisme n'est et ne veut être qu'une morale En métaphysique,
il professe l'agnosticisme le plus absolu. Mais sa logique serait
intéressante à reconstituer Elle est, contre les téméraires
généralisations de Platon une protestation individualiste.
Pour Antisthène, une réalité ne saurait être
qu'individuelle. Les idées générales n'expriment
rien de l'essence des choses, mais seulement la pensée de
l'homme sur les choses.
Avant de s'attacher à Socrate, Antisthène a suivi
l'enseignement de Gorgias. Par Gorgias, élève de Zénon
d'Elée, il subit l'influence des Eléates. Il admet
leur postulat fondamental, l'incompatibilité de l'Un et du
Plusieurs. Mais, tandis que l'école d'Elée nie la
réalité du Plusieurs et regarde les objets individuels
comme des apparences Antisthène nie la réalité
de l'Un et des universaux
C'est en disputant contre Platon qu'Antisthène et Diogène
ont exposé leurs idées sur la logique. Et nous les
connaissons presque uniquement par la caricature qu'en fait Platon
dans plusieurs dialogues, Le Sophiste, l'Euthydème, le Théétète.
Il a beau injurier «Antisthène et les gens d'une égale
ignorance», mépriser en son principal adversaire «un
vieillard qui étudie sur le tard», les objections cyniques
à la théorie des Idées, très embarrassantes
pour Platon, sont décisives pour nous. L'objet ou le fait
individuel, dédaigné par les Eléates et l'Académie
relégué dans le domaine des apparences, est bien pour
tant, comme l'affirme Antisthène, la seule réalité
sur laquelle nous ayons quelque prise. Il est infiniment plus réel
que l'idée platonicienne, essence incorporelle dont l'existence
n'est attestée par aucune preuve solide, rêve pour
mieux dire, et illusion créée par le langage. Platon
prend des noms pour des choses et, si brillant que soit son édifice,
il est Mit, comme l'arc-en-ciel, de reflets. Antisthène a
raison de lui dire: Je connais des chevaux mais non l'hippéité;
je connais des hommes, je ne connais pas en dehors de mon esprit,
l'idée d'homme; j'ai vu des coupes sur des tables, mais je
ne sais ce que c'est que coupéité et tabularité.
La critique d'Antisthène va plus profond. Puisque les idées
générales n'ont aucune réalité objective
et puisque, sauf les jugements d'identité, tout jugement
contient une idée générale: les jugements d'identité
sont seuls corrects. Quand j'ai affirmé: Socrate est Socrate,
j'ai dit sur Socrate tout ce qu'on en peut dire d'absolu. Ajouter
qu'il est bon, qu'il est juste, qu'il est camus, c'est mon droit
si je parle sans prétention, si je ne vise pas à la
précision qui permet de dresser un raisonnement rigoureux
sur la base d'un jugement solide et exact. Car Socrate n'épuise
pas l'idée de bonté; l'idée de bonté
n'épuise pas le concept Socrate; et la bonté de Socrate
n'est pas celle d'un autre. Et son nez diffère des autres
nez camus. Et sa justice n'est pas la justice d'Antisthène.
C'est sur les définitions qu'on appuie les démonstrations,
Or l'individuel, seul réel, ne saurait se définir.
On ne peut donc rien démontrer dans le concret. Toute discussion
est vaine et toute contradiction impossible. Celui qui croit me
contredire emploie le même mot que moi pour désigner
autre chose que moi. Le mot résume pour moi une série
d'expériences personnelles; pour lui, une série différente
d expériences.
Si on objecte à Antisthène qu'il rend ainsi impossibles
non seulement la dialectique platonicienne et la discussion philosophique,
mais le langage lui-même, il répondra que les gens
de bonne foi peuvent parler. Ils savent, eux, de quoi ils parlent:
de séries d'expériences qui ne coïncident complètement
avec aucune autre mais dont les noms éveillent certaines
autres séries.
Ils savent en outre distinguer entre les éléments
simples de la connaissance et les combinaisons de ces éléments.
L'élément simple, voilà ce qui est tout à
fait indéfinissable. Tels les sons élémentaires
du langage, qu'on ne peut que faire entendre, non analyser. Quand
il s'agit de l'élément simple, lie ne puis que prononcer
le nom de mon expérience, dans l'espoir qu'il évoquera
chez l'auditeur une expérience plus ou moins analogue. Si
cette expérience directe lui manque, je lui signale quelque
ressemblance entre ce qu'il ignore et une chose qu'il connaît.
Mais je sais combien est vague et flottant ce que je dis; ondoyant
et inexact, ce qu'il entend. Les combinaisons de connaissances ressemblent
aux syllabes. Je puis dire de quelles lettres la syllabe est composée.
Je puis dire aussi les éléments des combinaisons si
je parviens à les énumérer tous, j'ai, dans
la mesure du possible, défini. Mais c'est là «un
long discours». Un si long discours que toutes les définitions
sur lesquelles les dogmatiques élèvent leurs constructions
se révèlent, à l'examen, des énumérations
incomplètes.
Qu'on relise à la clarté de ces explications les
railleries qu'Antisthène et Diogène de Sinope adressent
à Platon dans Diogène Laërce. Plusieurs, qui
paraissaient puériles prendront un véritable intérêt
critique. Néanmoins, ces subtils ennemis de toute subtilité
nous intéressent surtout par leur éthique.
L'éthique est, d'après eux, une science pratique
ou, comme nous disons, un art. Tous les arts se peuvent enseigner;
aucun art ne s'enseigne par la parole. Seul l'exercice forme l'artiste
ou l'artisan: on devient forgeron en forgeant; sculpteur, en sculptant;
sage, en vivant sagement. Dans tous les arts, il se rencontre cependant
une partie intellectuelle pour laquelle la parole n'est pas inutile.
Mais rien de plus simple et de plus court que cette partie intellectuelle
et exprimable. Pour l'art éthique, elle se résume
dans la distinction de la loi et de la nature et dans le précepte:
«Vis conformément à la nature». Diogène,
grand altiste, renferme toute sa science et toute sa pratique dans
cette formule: «A la fortune j'oppose le courage; aux lois,
la nature; aux passions, la raison ». Celui qui sait négliges
les lois, mépriser les accidents extérieurs et maîtriser
ses passions, celui là est l'être libre, le sage ou,
si l on préfère, il est l'homme et c'est lui que Diogène
cherche en plein midi, lanterne allumée.
Si rare, cet homme réalisé, que Diogène ne
le découvre même pas en son maître, «trompette
héroïque mais qui ne s'entend pas elle même».
Antisthène semble pourtant avoir vécu de façon
simple et philosophique et on ignore quelles faiblesses lui reprochait
son grand et sévère disciple. On comprend, en tous
ces, que la doctrine d'Antisthène ait satisfait le difficile
Diogène et que les accents de la trompette lui aient paru
suffisamment «héroïques». Antisthène
disait: «Le sage ne règle pas sa conduite par les lois
établies, mais par la vertu». Il méprisait la
patrie et à ceux qui se vantaient d'être fils du pays
déclarait qu'il connaissait aussi de glorieux limaçons
et de privilégiées sauterelles nés sur le territoire
d'Athènes. Il raillait la religion et, si quelque initié
vantait devant lui les joies de la vie future, il s'étonnait:
«Qu'attends-tu donc pour mourir?» Il ne manifestait
aucune estime pour les magistrats nommés par le peuple ou
par d'autres magistrats et, admirant la puissance des lois, conseillait:
«Décrétez donc que les ânes sont des chevaux».
Toutes ses paroles sont d'un individualiste, d'un homme libre et,
lorsqu'on lui reprochait sa mère esclave, il répliquait:
« Je ne suis pas fils de deux lutteurs, ce qui ne m'empêche
pas de connaître la lutte» (9).
Diogène de Sinope fut un lutteur encore supérieur.
Il n'est pas resté seulement le plus fameux des cyniques,
mais la figure peut-être la plus populaire de l'antiquité.
Il le doit surtout à la façon pittoresque dont il
mettait en Scène la doctrine d'Antisthène, l'illustrait
par des manières de paraboles vécues. Il n'y a qu'à
se rappeler les plus célèbres de ces anecdotes pour
lui reconnaître un véritable génie comique.
Cratès de Thèbes fut le poète de la secte.
Ses vers sur la Besace (10) nous sont parvenus.
Lucien de Samosate a rendu fameux deux autres cyniques: Ménippe
le satirique et Pérégrinus. Ce dernier personnage,
demi fou, demi-charlatan, vivait au deuxième siècle
de notre ère. il se convertit quelque temps à la religion
nouvelle et, au dire de Lucien «collabora aux écritures
des chrétiens». Revenu au cynisme, il se brûla
en grande pompe aux jeux olympiques sous prétexte d'enseigner
aux hommes le mépris de la mort. Ensuite de quoi il fut longtemps
honoré du peuple et fit de nombreux miracles.
Les cyniques sincères, hommes admirables de courage et de
patience, n'étaient pas exempts de certains défauts
systématiques. Ils poussaient loin l'amour de la nature,
jusqu'à condamner toute civilisation. Ils écrivaient
de véritables pamphlets contre Prométhée, inventeur
du feu et, par là, de tous les malheurs des hommes. Quelques-uns,
comme Diogène, semblent avoir renoncé à tout
aliment cuit. Leur critérium du naturel était un peu
étroit et ils demandaient parfois aux animaux des leçons
trop directes.
Leur condamnation de la pudeur, qu'ils négligeaient d'analyser
et qu'ils rejetaient en bloc comme une invention de la cité,
était parfois aussi répugnante que se manifeste ridicule
certaine Pudeur artificielle. L'indiscrétion de leur propagande
était faite pour éloigner les délicats. Elle
n'allait pas non plus sans inconvénients éthiques
pour le propagandiste. Diogène disait: « Comme les
maîtres de musique, je force le ton pour y ramener les élèves
». A toujours forcer le ton, le maître de musique risque
de devenir un mauvais et vulgaire musicien.
Les stoïciens corrigeront les défauts cyniques. Peut-être
leur réaction intellectualiste sera-t-elle d'abord excessive.
Avec le temps, plusieurs d'entre eux deviendront, très exactement,
des cyniques plus nobles. Plus complets aussi: à la force
morale, à l'indépendance de la pensée et de
la conduite, ils joindront un vif et profond sentiment de la fraternité
humaine. (11)
CHAPITRE V
LES STOICIENS
Zénon, le fondateur du stoïcisme, est né à
Cittium, dans l'île de Chypre. La ville, hellénisée
depuis longtemps, était une ancienne colonie phénicienne.
Zénon descendait des premiers colons, et nous voyons continuellement
ses ennemis ou même ses amis, choqués par ce qu'il
y avait en lui de sémitique, railles son origine. Les péripatéticiens,
qui se vantaient pourtant d'être les plus aimables et les
mieux élevés des philosophes, lui criaient quand,
dans sa jeunesse, il venait discrètement écouter leurs
maîtres: «Tu as beau te cacher, nous savons que tu es
là à nous voler des dogmes que tu iras ensuite habiller
à la phénicienne».
Mais il avait reçu une éducation toute grecque. Il
avait montré, dès son enfance, un goût très
vif pour la philosophie spéculative et il avait lu avec émotion
le poème d'Héraclite.
De famille très riche, il possédait personnellement
plus de mille talents, c'est à dire qu'il était six
fois millionnaire. Mais sa fortune était engagée dans
le commerce maritime et une tempête suffit à le ruiner.
A la suite du naufrage de ses marchandises, il vint à Athènes.
Il était depuis peu dans la ville quand il s'assit par hasard
auprès d une boutique de libraire.
Une boutique de libraire était alors un magasin en plein
vent. L'étal supportait les volumes à vendre. Le marchand
assis sur un siège élevé, dictait à
haute voix. Des scribes accroupis écrivaient, chacun produisant
un exemplaire. Les pauvres lettrés faisaient cercle et écoutaient
une lecture qui ne leur était pas destinée. Parmi
ces curieux, le petit Phénicien est le plus attentif. Car
ce qu'on dicte aujourd'hui, c'est le livre où Xénophon
a recueilli de belles paroles de Socrate. Le petit Phénicien
ivre d'enthousiasme, s'écrie enfin: «où rencontre-t-on
des gens semblables à ce Socrate? Le marchand, peut-être
railleur, désigne un petit bossu qui passe à l'autre
bout de la place. «Tu n'as, dit-il, qu'à suivre cet
homme». Et Zénon suit cet homme.
Le petit bossu était Cratès, disciple de Diogène
et le plus fameux parmi les cyniques du moment.
Zénon dût goûter, dans la fréquentation
de ce premier maître, des joies vives et profondes, mais que
troubla bientôt un peu d'inquiétude, qu'écrasèrent
ensuite es déceptions qui s'accumulent.
Il aimait dans Cratès tout le côté socratique,
la fierté avec laquelle le cynique méprisait «les
généraux d'armées, comme des conducteurs d'ânes»;
- l'orgueil, avec lequel il proclamait: «Mon dédain
pour la gloire et pour l'argent, voilà ma patrie»;
- l'intelligente reconnaissance qui lui faisait dire: «Je
suis citoyen, non de Thèbes, mais de Diogène».
Il aimait la hauteur avec laquelle cet homme avait répondu
quand Alexandre lui demandait: «Veux-tu que je reconstruise
ta ville» - Pourquoi? Pour qu'un autre Alexandre puisse la
détruire de nouveau?...» Il aimait dans Cratès
la volonté puissamment spontanée qui lui avait fait
rejeter, comme un embarras, de grandes richesses. «un naufrage,
disait souvent Zénon, m'a conduit au port». Cratès
était un meilleur pilote: il avait découvert lui-même
le refuge et y avait abordé malgré les vents.
Mais, à côté de ces motifs d'admiration tendre,
coma bien de détails choquaient le délicat Phénicien.
L'attitude théâtrale et bouffonne des cyniques le blessait,
ce besoin continuel d'attirer spectateurs et auditeurs, cette façon
de se déformer soi-même dans l'espoir fou de former
les autres, l'absurde sacrifice de toute simplicité et le
consentement à n'être plus qu'un instrument de propagande.
On se rappelle le mot de Diogène: «Comme les maîtres
de musique, je force le ton pour y ramener les élèves».
Cratès forçait le ton plus encore que Diogène.
Le bossu Cratès était aimé d'une femme jeune
et belle. Pour enseigner aux hommes que la pudeur est un sentiment
artificiel créé par la Cité, il possédait
Hipparchia publiquement.
Un jour, le petit Phénicien assista malgré lui au
déplaisant spectacle. La foule nombreuse l'enfermait auprès
du couple qui, sous les huées et les rires, s'épousait
comme deux pâtres feraient une parade instructive. Zénon,
tout rougissant, jeta son manteau sur les amants burlesques et s'enfuit.
A quelque temps de là, Cratès rencontrait le disciple
infidèle parmi ceux qui accompagnaient Stilpon le Mégarique
ou Polémon le platonicien. Il essayait de le reconquérir.
Suivant la coutume agaçante des cyniques, il joignait le
geste à la parole, saisissait le jeune homme par son vêtement
comme pour une violence symbolique. Zénon se dégagea
avec une douceur ferme et dit spirituellement: «Ignores tu,
Cratès, que les philosophes ne se prennent que par l'oreille?».
Vingt ans, il erra d'école en école. Nulle part ses
inquiétudes ne trouvaient le repos. C'est en lui qu'il finit
par découvrir le principe d'harmonie. Les matériaux
qu'il emprunta aux uns et aux autres, il les fit vraiment siens
par l'heureuse et nouvelle disposition qu'il leur donna.
Le premier point qui frappe chez lui, c'est - moitié naturel,
sans doute, moitié créé par la réaction
contre tous ses maîtres - un âpre besoin de fuir la
foule. Il choisit, pour y tenir son école, le Pœcile,
portique où quatorze cents citoyens avaient été
mis à mort sous les Trente tyrans, et que, depuis lors, tout
le monde fuyait. Il s'y promenait avec un petit nombre de disciples.
Il se donnait uniquement aux quelques-uns qu'il pouvait servir.
On lus faisait remarquer malicieusement que Théophraste était
toujours entouré d'une multitude d'auditeurs. «Oui,
répliqua Zénon avec dédain, Théophraste
conduit un chœur plus nombreux, mais le mien est mieux d'accord».
Les mots accord, harmonie, revenaient dans tous ses discours. L'accord
avec soi-même, le grand enseignement qu'il se donnait et qu'il
donnait aux autres il le résumait dans ce conseil: «Vivre
harmonieusement»
Cette formule est la plus belle et la plus individualiste que je
connaisse. Mais, comme toutes les sentences fortes et ramassées,
elle reste obscure pour ceux qui ne veulent rien comprendre, équivoque
pour ceux qui veulent toujours comprendre autre chose que ce qu'on
dit. Cléanthe aura le tort de reculer devant les difficultés
soulevées par les péripatéticiens, et de revenir
à la formule cynique: «Vivre harmonieusement à
la nature»
Ce n'est pas seulement pour des raisons éthiques, c'est
aussi pour des motifs intellectuels que Zénon avait abandonné
les cyniques. Dans le cynisme, méthode de vie plutôt
que philosophie complète, l'ancien lecteur d'Héraclite
ne trouvait pas les satisfactions métaphysiques dont son
esprit était avide. Il se construisit une doctrine plus riche
et dont toutes les parties lui semblaient également nécessaires.
La philosophie, disait-il, est semblable à un animal: les
os et les nerfs sont la logique; la chair est l'éthique;
l'âme est la physique.
Sa mort fut une harmonie simple et discrète comme sa doctrine
et comme sa vie. Il était très vieux lorsque s'éloignant
du Portique où il venait de prononcer une fois de plus des
formules nobles et pleines, il fit une chute. En tombant, il se
cassa un doigt. Alors, frappant doucement sur le sol, il dit, en
s'adressant à la terre, un vers tragique qui signifie à
peu près: «Tu n'as pas besoin de m'appeler, je viens
de moi-même». Et, rentrant chez lui, il se laissa mourir
de faim.
Cléanthe, son successeur, philosophe sans profondeur ni
originalité, est un des plus purs héros du Portique.
Lourd, gauche, timide, mais soutenu par la continuité noble
de sa pensée et de son effort il écrivit un jour un
chef d'œuvre, une des poésies les plus pleines et les
plus fermes que nous ait laissées l'antiquité. Dans
son Hymne à Zeus, où, sous le nom du dieu populaire,
Cléanthe célèbre le dieu stoïcien, l'Ordre
confondu avec la Force, c'est la saison même qui devient enthousiasme,
et la parole vibre chantante comme les cordes d'une lyre: «Rien
ne se fait sans toi sur la terre, ô Dieu, rien dans le ciel
éthéré, rien dans la mer ... Par toi, ce qui
est excessif rentre dans la mesure, la confusion devient ordre,
et la discorde, harmonie. Tu fonds ce qui est bien avec ce qui ne
l'est pas, de sorte qu'il s'établit dans le tout une loi
unique et éternelle».
Chrysippe, successeur de Cléanthe, est le grand génie
du stoïcisme. Il a reconstitué avec force, pour des
siècles, la synthèse un peu lâche créée
par Zénon et que Cléanthe avait laissé se dissocier.
On disait: «Pas de Chrysippe pas de Portique», Pour
Chrysippe, logique, métaphysique et éthique forment
un tout. On peut commencer indifféremment l'exposition de
la philosophie par l'une ou par l'autre. On peut aussi exposer toute
la doctrine du point de vue logique, ou du point de vue métaphysique,
ou du point de vue éthique. Mais il est impossible de dire
explicitement un des trois aspects de la science unique et harmonieuse
sans que les deux autres soient dits pour un auditeur intelligent.
L'harmonie puissante, la rigoureuse correspondance des diverses
parties, la vie une et souple qu'il donna à tout le système
frappaient d admiration jusqu'à ses adversaires.
La logique des stoïciens n'est plus que curiosité et
objet d'érudition. Leur métaphysique et leur éthique
sont toujours des vivantes. Mais, dirait Chrysippe, la métaphysique
n'est qu'une logique de l'univers; la sagesse, une logique de l'individu.
Dans l'univers comme dans l'individu, Chrysippe refuse de séparer
la pensée et l'acte; Qu'on la pose pour l'homme ou qu'on
élargisse jusqu'au grand Tout, la vieille question qui s'appelle
actuellement le problème du primat de la volonté ou
de l'intelligence n'a aucun sens pour le stoïcien orthodoxe.
La métaphysique stoïcienne est un puissant monisme
matérialiste. Tout ce qui existe est corporel. En dehors
des corps, nous ne connaissons que des abstractions, des conceptions
de notre esprit, savoir le temps, l'espace, et l'idée générale.
Mais qu'est-ce qu'un corps? C'est ce qui est à la fois actif
et passif. Pas de passivité sans quelque activité;
pas d'activité sans quelque passivité.
L'élément passif de tout corps, c'est ce que nous
appelons proprement la matière. A l'élément
actif nous donnons le nom de force. Mais il ne peut y avoir de matière
qui ne soit groupée et maintenue par la force; il ne peut
y avoir de force qui ne s'appuie sur quelque matière.
Quand nous considérons l'ensemble des choses nous appelons
univers l'unité de la matière, et nous appelons Dieu
l'unité de la force.
La force même, en dernière analyse, doit être
conçue comme quelque chose de matériel. Les stoïciens
se la représentent sous les espèces et apparences
du feu. Mais leur dieu n'est pas le feu que connaissent nos sens.
Ce n'est pas le feu qui dessèche et détruit. C'est
un feu vivant et qui donne la vie; c'est un feu intelligent et artiste.
Ce feu étrangement subtil pénètre et entoure
comme l'éther de quelques savants modernes, toute les parties
de la matière.
Dieu, le feu artiste, n'est que force intelligente et mouvement
intelligent. Or son mouvement est double: il s'éteint et
se rallume. Ce rythme se traduit dans l'univers par des contractions
et des dilatations. Une immense systole et une immense diastole
étendues au monde voilà le double phénomène
essentiel qui produit tous les changements.
Une heure arrivera - et elle est déjà arrivée
un nombre infini de fois - où l'univers entier sera embrasé.
Alors, il n'y aura plus de monde, il n'y aura plus que Dieu. Mais
aussitôt Dieu recommencera à s'éteindre pour
reconstruire l'univers (12). Le double mouvement alternant ne cesse
jamais et les choses tournent dans un cercle qui commence à
chaque instant ou, si l'on préfère qui ne commença
jamais. Chaque cycle, chaque éternité reproduit exactement,
rigoureusement, sans que rien puisse varier, les mêmes êtres
et les mêmes phénomènes dans le même ordre.
On voit que Nietzsche, prophète du Grand Retour, n'a rien
inventé.
Tel est le monde, tel est l'homme. Dieu est l'effort coétendu
au monde: la sagesse est l'effort coétendu au sage. La force,
pour le stoïcien, ne se distingue pas de la raison. Socrate
n'avait pas tort de croire que science et pratique vont toujours
ensemble. Ce qui nous trompe, c'est que nous prenons parfois pour
science ce qui n'est que grimace et apparences on n'est pas un savant
menuisier parce qu'on peut parler élégamment du rabot
et de la scie mais parce qu'on peut bien scier et bien raboter.
On n'est pas un savant philosophe parce qu'on parle éloquemment
de la vertu, mais parce qu'on pratique la vertu. Le sage est à
la fois le chef-d'œuvre et l'ouvrier du chef-d'œuvre.
Ce chef-d'œuvre, on peut l'appeler avec Zénon, la vie
harmonieuse; avec les cyniques et avec Cléanthe, la vie harmonieuse
à la nature; avec les pythagoriciens, l'imitation de Dieu.
Les trois formules sont équivalentes pour Chrysippe. Si je
suis en harmonie avec moi même, je suis nécessairement
en harmonie avec la nature et je suis semblable à Dieu: je
crée mon harmonie comme Dieu crée l'harmonie universelle.
L'harmonie, la forme, la beauté, voilà ce qui seul
importe. Mais il n'existe pas de beauté qui ne soit la beauté
de quelque chose; il n'existe pas de forme qui ne soit la forme
de quelque matière.
En un sens, la matière de ma vie est indifférente.
Phidias est un aussi grand artiste quand il modèle l'argile
ou quand il frappe le marbre de son ciseau. Mais il y a des matières
plus plastiques les unes que les autres: parmi les choses que le
déclare indifférentes dés que je les compare
au seul bien, à la beauté de ma vie, il y en a que
j'appelle préférables, parce qu'elles sont à
rechercher dans une certaine mesure dès que cette recherche
ne nuit pas au souverain bien. Les choses contraires aux préférables,
je les évite quand je le puis sans m'enlaidir.
On a dit souvent que les stoïciens avaient les premiers employé
le mot devoir. Il y a là erreur ou confusion. On ne rencontre
dans le stoïcisme rien qui ressemble à la servile conception
moderne du devoir. Pour les stoïciens je ne dois rien à
personne, je n'ai pas de dettes innées, je ne subis pas d'obligation,
je ne suis pas l'esclave d'une puissance étrangère,
concrète ou abstraite, Dieu personnel ou impératif
catégorique. Je suis un être naturel qui remplit des
fonctions naturelles. Le mot stoïcien qu'on traduit par devoirs
ne peut se traduire correctement que par fonctions. Ou bien les
stoïciens auraient parlé, sur le même ton que
des devoirs de l'homme, des devoirs de l'animal et de la plante.
L'homme a une vie végétative et une vie animale.
il remplit donc les fonctions de tout vivant. Mais il a, en outre,
des fonctions propres, comme apprendre, comme aimer les autres hommes.
«C'est le propre de l'homme, disaient les stoïciens,
d'être philanthrope». Et encore: «Il est naturel
a l'homme d aimer les autres hommes, non par intérêt,
mais de cœur». Et le beau mot que les premiers chrétiens
ont employé noblement, que la décadence chrétienne
a avili jusqu'à lui donner le sens d'aumône, le mot
qui disait l'amour avec tout son cortège de grâces,
de sourires, de spontanéités exquises, le mot charité.
c'est aux Stoïciens que les chrétiens l'ont emprunté.
Les Stoïciens sont les premiers en Occident a avoir proclamé,
comme une de nos fonctions les plus nobles et les plus nécessaires
au bonheur, la vaste «charité du genre humain».
Ce large sentiment détruisait dans Clame stoïque le
respect de !a patrie qui commet le double crime d'opprimer l'individu
et de séparer des frères. Zénon, et tous les
Stoïciens après lui, considèrent l'univers entier
comme la Cité des hommes et des dieux; ils célèbrent
la parenté naturelle qui unit en un nul peuple, en une seule
famille, tous ceux qui participent à la raison.
Accomplir régulièrement mes fonctions naturelles,
cela ne suffit pas pour faire de moi une beauté et un bonheur
vraiment humains. L'animal qui mange quand il a faim et boit quand
il a soif n'est pas un sage. Non plus l'homme qui instinctivement
s'instruit de la vérité ou instinctivement aime ses
semblables. Il faut encore, pour que je jouisse de l'harmonie, que
je remplisse mes fonctions naturelles en vue de I harmonie. La sagesse
est une beauté dans une lumière, une harmonie qui
se connaît. Le sage seul est heureux. Il vit dans la joie
continue de x sentir d'accord avec lui-même, d'accord avec
l'univers, semblable à Dieu. Il vit dans la fierté
continue de savoir que son harmonie est son ouvrage.
Quelle est la première fonction naturelle et la plus essentielle
tendance du vivant? Calliclès se trompe, qui croit que c'est
l'amour de la conquête et de la domination Epicure se trompe
qui prend les signes de la santé pour la santé elle-même
et affirme que le vivant recherche le plaisir pour le plaisir.
Non, ces tendances ne sont pas premières. Ce qui est premier,
c'est le besoin de conserver mon être, de protéger
ce que je suis, or que suis-je? Je ne suis pas un cœur ou un
cerveau, un ventre ou des membres. Je suis un ensemble. C'est cet
ensemble que je défends contre les forces hostiles. Ma première
tendance est de protéger, pauvre sans doute et peu consciente
mais susceptible de s'enrichir et de jouir intellectuellement d'elle
même, une harmonie.
La tendance vers mon bien, la tendance à me conserver et
à me réaliser, se déforme en moi, si je suis
un insensé. Elle devient les quatre passions, mouvements
excessifs, en dehors de la norme de beauté, et dont la laideur
criarde s'efforce vers les faux biens ou fuit lâchement des
maux apparents. L'insensé, suivant qu'il est actuellement
privé du faux bien ou qu'il est esclave d'une fausse jouissance
actuelle, subit la tristesse ou le plaisir. Si la possession du
faux bien ou sa privation est considérée dans l'avenir,
l'insensé souffre du désir ou de la crainte.
Le sage n'est pas insensible. Au lieu des passions, agitations
folles et excessives, il connaît les affections, mouvements
beaux et eurythmés. Rien chez lui qui corresponde à
la tristesse, puisque le sage possède toujours le bien véritable,
lumière et force, raison et bonne volonté. Mais, au
lieu du plaisir et de ses petites secousses, il connaît la
joie, la joie continue, semblable à une ascension dans la
clarté. Au lieu de la crainte affolante, il connaît
la souriante prudence qui veille toujours sur le trésor intérieur.
Enfin, l'effort du sage n'exige jamais l'impossible ou l'aléatoire,
cherche seulement ce qu'il peut toujours réaliser la beauté
même de l'effort. Quel que soit le résultat extérieur
du combat qu'est la vie du sage, la vie du sage est une continuelle
victoire. Aussi le sage ne désire pas, il veut.
On le voit, ce qui domine dans le stoïcisme c'est le sentiment
de I unité de l'être et de son accord avec lui-même.
Connaître l'harmonie que je suis, la réalises de plus
en plus et, à mesure que je la perfectionne, en prendre une
conscience de plus en plus nette et de plus en plus large, monter
en quelque sorte sur chacune de mes connaissances pour agir plus
haut, sur chacune de mes actions pour voir plus vaste, voilà
l'essence de la doctrine.
***
Les Romains donnent au stoïcisme un caractère raide,
tendu et théâtral. Néanmoins, le stoïcisme
était plus propre que I épicurisme à subir
sans enlaidissement l'action romaine. Les épicuriens romains
peuvent être de passionnants sujets d'étude pour le
psychologue et l'ethnologue; aucun n'est intéressant éthiquement.
Malgré l'absence d une certaine glace et le manque de sourire
dans l'héroïsme, plusieurs stoïciens romains restent
d'admirables chefs d'œuvre.
Ce n'est pas le cas de Sénèque. Mais dans quelle
mesure Sénèque est-il stoïcien? Il est stoïcien
toutes les fois qu'il s'y applique; il cesse de l'être dès
qu'il oublie de s'appliquer et s'abandonne à sa nature.
Nulle nature plus incertaine que la sienne.
Il loue magnifiquement le stoïcisme. Il le loue délicatement
pour ses aspects les plus humains. «Pas de secte plus bienveillante,
plus douce, plus amie des hommes, plus occupée du bien commun:
on ne s'y propose pas seulement d'être utile à soi-même,
mais de veiller aux intérêts universels et aux intérêts
de chacun». Pour le stoïcien, «partout où
il y a un homme, il y a place pour un bienfait». Cette belle
formule du De vitâ beata, le De beneficiis tout entier n'a
guère d'autre objet que de la développer et de l'éclaires:
«Notre plaisir à nous, c'est le bienfait, même
pénible, pourvu qu'il soulage la peine d'autrui; même
lourd à nos ressources, pourvu qu'il soulage les besoins
et la gêne d'autrui».
Quand il s'y applique, il comprend le stoïcisme dans son essence
la plus subtile: «Le vêtement propre n'est pas en lui-même
un bien mais la préférence qu'on donne au vêtement
propre. Car le bien n est pas dans les choses mais dans le choix.
Ce sont nos actions qui sont honnêtes non la matière
de nos actions».
Mais, parfois, il semble un avocat du stoïcisme plus qu'un
stoïcien. Orateur sur le forum ou plutôt acteur en scène,
il se tend, se raidit, crie à travers un masque. Que deviennent
le sourire et le naturel grecs quand cet Hispano-romain défie
la fortune et la provoque au combat Le lutteur est prêt; il
réclame une circonstance qui lui permette d'éprouver
sa force et sa vertu. Le pauvre homme! Il ne sait donc pas harmoniser
les humbles matières et combattre les obscurs combats...
Contrairement à l'orthodoxie stoïcienne, - il n'y a
qu'une vertu qui agit toujours de même et dont les noms varient
seulement selon la matière à quoi elle s applique,
- Sénèque vante longuement - il fait tout longuement
- les préceptes particuliers et leur rare efficace. Et il
ignore les perspectives. Le conseil qu'il donne est toujours capital;
le sujet qu'il traite lui apparaît le plus important de tous,
le seul important. Quand il loue l'amitié, l'amitié
devient, vraiment oui, le souverain bien. La sagesse même,
s'il devait la posséder seul, il la rejetterait. Ces déclarations,
qu'un vrai stoïcien trouverait folles, encombrent la sixième
lettre à Lucilius. Naturellement de telles exagérations
se paient par de promptes contradictions. Dans la lettre 9, Sénèque
déclame fièrement, presque farouchement: «Celui
qui est content de lui-même ne peut jamais être seul.
Le sage se suffit à lui-même, n'a besoin de personne».
Ce sont là fautes vénielles et qui peut-être
tiennent à la manière de l'écrivain plus qu'au
caractère de l'homme Elles ne laissent pas d'inquiéter
sur le caractère même font craindre un manque, sinon
de franchise, du moins de profondeur et de solidité.
Voici qui est plus grave. Sénèque, en mille endroits
condamne l'esclavage, rit de la noblesse, méprise l'argent.
raille l'apparat. Son éloquence ornée et bavarde s'attarde
volontiers et s'amuse à ces lieux communs hélas !
même sur ces points élémentaires, il lui arrive
de se contredire. Il veut qu'on soit bon pour les esclaves mais
cet étrange individualiste défend «qu'on aille
dire qu'il les appelle à l'affranchissement et qu'il désire
renverser les maîtres de la hauteur qu'ils occupent».
Souvent stoïcien aux belles généralités,
les cas particuliers le trouvent fort accommodant. Lucilius désire
faire sur un homme une expérience périlleuse. Sénèque
aimable directeur de conscience, lui recommande: «N'y expose
que le moindre de tes esclaves».
On trouve, au quatrième livre du De beneficiis, une bien
curieuse acceptation de la noblesse et des privilèges de
la naissance . «Je donnerai même certaines choses, je
ne le nie pas, à des hommes indignes, en considération
d'autres personnes. C'est ainsi que, dans la recherche des fonctions
publiques, leur noblesse a fait préférer des gens
infâmes à tes hommes habiles, mais nouveaux... Pourquoi
la Providence donna-t-elle l'empire du monde à Caligula,
cet homme si avide de sang humain, qui le faisait couler sous ses
yeux comme s'il eût dû le boire? Crois-tu que ce soit
à lui qu'elle ait donné le pouvoir? Elle l'a donné
à son père, Germanicus...» Drôle de Providence!
Ses éloges de la pauvreté - un peu ridicules chez
un homme dont la fortune s'élevait à quarante millions
de notre monnaie, chez un homme qui faisait probable, ment l'usure
et que Dion Cassius accuse sans invraisemblance d'avoir causé
la guerre britannique par son âpreté à exiger
le remboursement intégral et immédiat de ses capitaux
sans permettre à ses débiteurs de æ libérer
en plusieurs fois - ces burlesques éloges ont du moins le
mérite de n'être pas constants. « Nous ne devons
affecter aucun mépris pour l'argent, affirme la cinquième
lettre à Lucilius. En toutes choses, on doit se conduire
avec modération».
On remplirait un petit volume de traits aussi étonnants
chez un stoïcien. Voici, par exemple, un éloge des dépenses
de vanité. Trois cent mille sesterces (cent mille francs)
jetés dans un festin ne constituent pas, aux yeux de Sénèque,
une dépense exagérée, si au lieu de l'offrir
à la gourmandise (à la gueule, gulae) on l'offre à
la représentation et à l'apparat (à l'honneur,
dit-il, honori!). Alors, affirme-t-il avec solennité, «ce
n'est plus débauche, c'est solennelle magnificence».
Il n'est pas plus sévère pour l'ivresse que pour la
grande dépense. Il affirme «qu'on peut aller quelquefois
jusqu'à l'ivresse, non pour s y plonger, mais pour s'y calmer».
Et, si des hommes peu indulgents reprochent à Caton son ivrognerie,
ils rendront aux yeux de Sénèque «l'accusation
honorable plutôt que Caton déshonoré».
Le secret de ces faiblesses et de ces contradictions, je crois
le découvrir dans la préface des Questions naturelles.
Si l'on n'était initié aux profondeurs de la science,
déclare Sénèque, il vaudrait autant n'être
point né.
La vertu n'est pas le bonheur par elle-même. Son rôle
et son mérite, c est d'affranchir l'esprit et de le préparer
à la connaissance des choses célestes. Déclarations
scandaleuses pour le stoïcien comme pour le cynique, pour le
cyrénaïque comme pour l'épicurien, pour toute
la lignée socratique. Mais un pythagoricien les approuverait.
Sénèque m'apparaît une intelligence naturellement
pythagoricienne que les circonstance entraînent à parler
la langue stoïcienne et à jouer un rôle de stoïcien.
Pourquoi consent-il à cette déformation? Parce que
le pythagorisme avoué entraînait, à cette époque,
le renoncement complet à toute influence publique et à
toute action politique. Le stoïcisme est, au contraire, à
Rome, un parti et qui permet les ambitions extérieures. Sénèque
ne ressemble-t-il pas à un anarchiste d'aujourd'hui qui,
désirant devenir député et ministre, adhérerait
au parti le plus éloigné philosophiquement de l'anarchie,
au Parti socialiste?
La conduite de Sénèque a été jugée
de façons très diverses. On sait quelle admiration
éperdue Diderot professe pour sa vertu. Le fougueux Diderot
me paraît médiocre psychologue et, quand il se trompe
sur un caractère, il ne æ trompe pas à demi.
- Le subtil La Rochefoucauld avait mis en tête de ses Maximes
une figure avec le masque de l'hypocrisie et, au-dessous le nom
de Sénèque. Sans doute, Sénèque s'est
laissé entraîner à bien des mensonges et des
grimaces. Il ne me paraît pourtant pas le type de l'hypocrite.
Ses paroles et ses gestes mentent dans la même mesure que
les gestes et les paroles du politicien moyen, peut-être même
dans une mesure moindre. Sénèque me semble le type
de l'ambitieux: il a eu toutes les ambitions, jusqu'à celle
d'être philosophe et vertueux. Il est avide de fortune et
de puissance; il ne l'est pas moins de gloire littéraire
et philosophique: il est même avide, lorsqu'il en a le loisir,
de beauté morale et de sagesse pratique. Dans sa première
jeunesse, persuadé par les discours du pythagoricien Sotion
et, je pense, entraîné aussi par un penchant naturel,
il s'abstint quelque temps de toute nourriture animale. Ecoutons-le
conter à Lucilius la suite de l'aventure: «Mon esprit
m'en paraissait plus agile et je n'oserais pas dire aujourd'hui
qu'il ne l'était point. Tu demandes comment je cessai. Ma
jeunesse tomba sous le gouvernement de Tibère. On persécutait
alors certains cultes étrangers. Parmi les indices de ces
superstitions. on mettait l'abstinence de certaines viandes. A la
prière de mon père, qui n'avait aucune hostilité
contre la philosophie mais Saignait les délations, je revins
à mes anciennes habitudes et il me persuada sans peine de
faire meilleure chère». Cette anecdote me paraît
significative. Sénèque aime la philosophie et même
la pratique philosophique. Mais, si l'une ou l'autre risque de nuire
à son avancement, il y renonce «sans peine».
Partout on le retrouve le même, ambitieux de tout ce qui lui
paraît beau et brillant. Le voici amant de Julie par snobisme;
le voilà amant d'Agrippine par ambition matérielle.
Exilé en Corse, il se désespère d'être
loin de la cour et, pour obtenir son retour, descend aux dernières
bassesses. Pour conserver la grande situation enfin obtenue, il
multiplie les platitudes, les palinodies et, au besoin, les plus
odieuses complicités. Il fait protéger par son ami
Serenus les amours de Néron et d'Acté: il donne, s'il
y est contraints des conseils pour le parricide et en écrit
l'apologie. Incapable de déplaire aux puissants, il compose
en même temps la brillante oraison funèbre de Claude,
que Néron lira au Sénat et un pamphlet contre Claude
qui, dans le secret, amusera Néron et Agrippine Son ambition
ne recule pas devant le trahison. Il conspire contre l'empereur
et permet une conjuration dans la conjuration; il n'ignore pas que
plusieurs de ses amis veulent aussitôt la mort de Néron
tuer Pison leur chef et faire monter Sénèque sut le
trône. Lâche en mille circonstances, il se montrera
courageux, quand la destinée, fermée en impasse, ne
lui permettra plus d'autre ambition que celle d'une belle mort (13).
***
Un Romain est difficilement un philosophe complet. Sauf par l'énervement
de la jouissance grossière, il ne sait pas échapper
à la tentation d'agir. Sous l'Empire, les lâches se
réfugient dans cet épicurisme porcin qui n'a de commun
avec l'épicurisme grec qu'une partie du vocabulaire. Les
braves sont stoïciens. Mais quelques-uns comprennent si mal
la doctrine qu'ils croient y trouver un encouragement à l'action
politique.
Epicure défendait au sage de s'occuper de politique, à
moins qu'il n y fût forcé. Zénon lui demandait
de s'occuper de politique sauf empêchement. Mais quel sourire
malicieux devait avoir le subtil Phénicien quand il écrivait
un tel conseil et le faisait suivre de cette remarque que, si I
on vit dans un Etat corrompu ou injuste, il y a empêchement
et on doit renoncer aux affaires publiques Il savait bien, l'individualiste,
que tout Etat est nécessairement corrompu et injuste. Volontiers
encore distinguant entre la petite Cité où nous jeta
le hasard de la naissance et la grande Cité, le Cosmos, il
disait: «Sois utile à l'Univers». Il expliquait
aussi que tout ce que le puis faire en faveur de la grande et de
la Petite République, c'est de leur donner un sage parfait.
Tout cela était trop subtil et trop désintéressé
même pour les meilleurs esprits parmi les Romains.
Il ne faut pas d'ailleurs condamner tous les stoïciens politiques
aussi sévèrement que Sénèque. Plusieurs
sont des chefs d'œuvre un peu ostentatoires. admirables encore
malgré l'effort visible et la volonté de se faire
admirer. On les trouve particulièrement dans le groupe de
Thraséas. On sait la mort héroïque de sa belle
mère. Arria et le poignard, dont elle vient de se frapper,
tendu tout parfumé d'exemple, à son mari hésitant
avec ce mot magnifique «Pœtus, cela ne fait pas mal».
Epictète nous a conservé avec une légitime
admiration un dialogue d'une rare fermeté entre Helvidius
Priscus gendre de Thraséas, et l'empereur Vespasien. - Thraséas
lui-même fut le grand honnête homme de l'opposition.
On connaît plusieurs de ses abstentions héroïques
et on ne se lasse pas de relire dans Tacite sa mort d'un sublime
un peu théâtral.
***
Un peu plus tard, Dion Bouche-d'Or cherchait, comme un cynique,
à produire l'édification populaire. Mais au lieu de
procéder par bouffonneries et par boutades, ii prononçait
des discours d'une noble ordonnance et d'une émouvante puissance
verbale. Véritable inventeur de la prédication et
premier missionnaire, il courait de ville en ville et de bourgade
en bourgade, apaisant les querelles, calmant les passions violentes,
s'appliquant à éveiller les consciences.
Longtemps rhéteur, il avait conquis, devant les publics
lettrés, avec la grande réputation dont son surnom
témoigne, une fortune considérable. Converti à
la philosophie, il distribua ses biens aux pauvres avant d'oser
prêcher la vertu.
Persécuté, exilé, contraint de cacher qui
il était, il accomplissait pour vivre les besognes les plus
pénibles dans un camp romain de la Gétique. La nouvelle
arrive de la mort de Domitien et de la proclamation à Rome
de son successeur. La légion gétique veut, par vanité
et aussi pour satisfaire quelques intérêts plus matériels.
un empereur qui soit sa créature. Elle s'apprête à
marcher contre la Ville. Dion s'élance sur l'autel en clamant
un vers de l'Odyssée:
«Enfin le sage Ulysse a quitté ses haillons».
Il se fait connaître, et il vante aux soldats affolés
de colère les bienfaits de la paix. Les cris ne couvrent
pas sa voix puissante, les coups ne font point taire sa voix obstinée.
Vêtements en lambeaux, visage sanglant, prêt visiblement
au martyre absolu, il crie: «Ecoutez-moi. Vous ne trouverez
pas tous les jours un homme qui vous apporte librement la vérité.
Librement, loyalement, sincèrement. sans arrière-pensée,
sans ambition, sans cupidité, avec le seul désir de
faire du bien, avec aussi la ferme intention de vaincre pour votre
bonheur ou de mourir sous vos coups (14)». Selon la coutume,
les injures nient sa sincérité, affirment qu'ils parle
dans un intérêt personnel. Mais lui: «Pourquoi
vous mentirais-je? Pour de l'argent? des louanges? de la gloire?
J'ai renoncé a la gloire et aux publics choisis pour donner
mon âme et ma parole aux malheureux. De l'argent? Combien
de fois ai-je refusé celui qu'on m'a offert. Et, lorsque
je suis entré dans la vie véritable, ce fut en distribuant
aux pauvres tout ce que je possédais. S'il me restait quelque
chose, je Ic donnerais encore».
Succès probablement unique! le courage, l'âpre patience,
l'obstinée persévérance, l'éloquence
ardente mais jusque sous les coups noblement rythmée comme
les mouvements de l'âme, étonnent les soldats, produisent
l'hésitation, puis la persuasion. «Le prophète
très sincère de la nature immortelle» (15) convertit
à la paix toute une armée. Dion Bouche d'Or a la gloire
singulière d'avoir, sans autorité extérieure,
par sa seule parole et sa seule vaillance, arrêté une
guerre commençante. (16)
* *
Avant Dion, l'honnête Musonius, maître d'Epictète,
avait essayé pareil miracle. Sous les remparts de Rome, il
avait voulu expliquer aux soldats de Vespasien les bienfaits de
la paix et les folies criminelles de la guerre. Musonius valait
peut-être Dion par le caractère; il n'avait pas son
éloquence et les étonnantes ressources de sa parole.
Il échoua, comme on a presque toujours échoué
dans ces tentatives désespérées; il dut renoncer
à ce que Tacite appelle «une sagesse intempestive».
Epictète songeait-il aux deux aventures entreprises d'un
même cœur et aboutissant à des résultats
aussi différents lorsqu'il appuyait énergiquement
sur le Connais-toi toi-même: «Comment chacun pourra-t-il
savoir ce dont il est capable? - Et comment le taureau, lorsque
le lion survient, sent-il seul la force dont il est doué
et s'avance-t-il seul pour défendre le troupeau?»
Epictète aurait voulu vivre comme Dion, contemporain qu'il
aime et qu'il admire, comme Socrate et comme Diogène. Il
aurait voulu proclamer la vérité aux lieux où
le peuple æ rassemble. Les essais de sa jeunesse lui apprirent
qu'il n'était pas doué pour cet office, et il se rejeta
sur l'enseignement d école. Mais ce stoïcien regrette
de n avoir pas les dons qui permettent l'action populaire. Le sage
de ses rêves, actif et puissant, il l'appelle souvent: le
cynique. «Il est le père du genre humain». Et
ailleurs: «Qu'il soit battu comme un âne et, lorsqu'il
est battu, qu'il chérisse, en qualité de frère
et de père de tous les hommes, ceux qui le frappent».
Ce stoïcien par impuissance d'être cynique est cependant,
pour la postérité, le stoïcien type. Ceux qui
après lui se réclament du Portique le nomment comme
leur maître et le citent plus souvent que Chrysippe ou Zénon.
Toute la morale stoïque nous semble un retentissement de ses
sentiments et un écho de ses paroles. C'est d'après
lui qu'on expose et qu'il convient, en effet, d'exposer la grande
doctrine éthique du stoïcisme, la doctrine des choses
indifférentes. Elle remonte aux origines de la secte et nous
en avons rencontré une première forme. Mais Epictète
l'exprime avec une force nouvelle et il en fait le centre de tout
stoïcisme futur.
Toute chose qui ne dépend pas de moi, je l'appelle chose
indifférente. Cette définition, certes, est d'abord
un acte de volonté; mais elle est une des forces qui me soutiendront.
Elle indique d'abord un but à réaliser; elle dit bientôt
une réalité subjective. Elle a toujours dit d'ailleurs,
la vérité objective et que ces choses ne contribuent
en rien au bonheur et à l'harmonie de mon être.
Les choses qui dépendent de moi sont mes opinions, mes désirs,
mes inclinations, mes aversions, en un mot toutes mes actions intérieures.
Les choses qui ne dépendent pas de moi, les choses indifférentes,
sont le corps, les richesses, la réputation, les dignités,
en un mot tout ce qui n'est pas du nombre de mes actions intérieures.
Le stoïcisme d'Epictète reste, on le voit, une philosophie
socratique. Le «Connais-toi toi-même» est à
sa base. La sagesse, effort pour réaliser tout le bien qui
dépend de moi, indifférence devant ce qui n'en dépend
pas, s'appuie sur une critique de la volonté. Le savant positiviste,
pour donner toute son intelligence au connaissable, se désintéresse
de l'inconnaissable. Le disciple d'Epictète. pour donner
tout son effort avec efficace, se désintéresse de
l'impossible. Epictète fait essentiellement du stoïcisme
un positivisme du vouloir (17).
***
J'aimerais clore ici l'histoire de la philosophie individualiste
dans l'antiquité et déclarer, sans craindre de contradiction,
qu'Epictète est le dernier grand nom du stoïcisme. Les
ridicules caprices de la gloire ne permettent pas cette justice.
Marc-Aurèle est, pour les historiens, un philosophe.
Cet étonnant jugement ne me paraît s'expliquer que
par la vanité des gens qui tiennent une plume: flattés
d'avoir eu un confrère sur le trône, ils seraient blessés,
dans leur amour-propre, s'ils avouaient la médiocrité
de l'impérial écrivain. Or Marc-Aurèle, qui
n'a ni la sincérité ardent et profonde de Socrate,
de Diogène, de Cléanthe, de Dion, d'Epictète,
ni le génie philosophique de Chrysippe, ni le génie
littéraire de Sénèque, n'intéresse le
vrai philosophe que comme un cas. Il pose douloureusement le problème
politique: un philosophe peut-il consentir à gouverner? il
enseigne, ilote mélancoliquement ivre, qu'un empereur philosophe
est un monstre inviable et que le gouvernant dévorera nécessairement
le philosophe. Mais j'ai étudié, au troisième
chapitre des Apparitions d'Ahasvérus, la contradiction interne
qui a détruit, pensée et caractère, le malheureux
Marc-Aurèle. Je supplie qu'on me dispense de recommencer
cette besogne. Cet homme divisé avec lui-même et qui
laisse, non sans quelque lâcheté d'intelligence et
de vouloir, les circonstances le transformer en ruine morale; cet
homme qui ne conserve d'autre noblesse que le plus inerte des regrets
et qui résout enfin par le suicide des difficultés
auxquelles il a consenti, n'est pas de ceux que je tienne beaucoup
à fréquenter.
Après lui, le stoïcisme se trouve encore gratuitement
affirmé, si l'on peut dire, par les jurisconsultes. Comme
entre deux batailles, Marc-Aurèle aime à déclarer
que la guerre est, «au point de vue des principes»,
un brigandage; les jurisconsultes romains, avant d'établir
des lois positives sur le statut des esclaves, se paient volontiers
le petit luxe d'affirmer dans l'abstrait l'absurdité de l'esclavage
et que tous les hommes ont, par nature, des droits égaux
Mais si l'individualisme a raison, qui, depuis les sophistes, oppose
la loi et la nature, quelle confusion d'idées peut entraîner
certains hommes à prononcer des actes de foi individualiste
tout en fabriquant des lois et en veillant à leur exécution?
Comment ne sentent-ils pas que le seul fait de formuler ou de soutenir
ce que le mépris d'Epictète appelle «les lois
des morts» exile de tout individualisme, de toute intelligence
de la nature, de tout respect pour ce que Socrate nomme «les
lois non écrites» et Epictète, «les lois
des vivants»?...
NOTES
(1) J'ai tenté, au deuxième chapitre des Véritables
Entretiens de Socrate, de reconstituer la critique cynique de la
définition.
(2) Cette conception était, comme on dit, dans l'air. En
1913 M. H. L. Follin, qui ignorait certainement mes causeries dans
les milieux populaires, écrivait tout un livre sous ce titre
La Volonté d'harmonie. Il y expose un individualisme fort
différent du mien et où l'économique n'est
pas, comme chez moi, dédaignée. - M. Louis Prat, qui
ignorait aussi mon effort, a publié en 1923 un livre profond
et équilibre, La Religion de l'harmonie, où la pensée
est souvent voisine de la mienne.
(3) M. Eugène Dupréel (La légende socratique)
a montré qu'il faut excepter au moins Hippias, génie
encyclopédique et précurseur d'Aristote.
(4) Préoccupé du seul point de vue éthique,
je néglige dans Hippias la puissance synthétique et
encyclopédique si bien mise en lumière par M. Dupréel,
op. cit.
(5) Sur la question des campagnes de Socrate, lire, dans La Légende
socratique, la victorieuse critique de M. Dupréel.
(6) Dans Les Véritables Entretiens de Socrate, j'ai tenté
de dresser, vivant, un Socrate vraisemblable
(7) Dans Les Véritables Entretiens de Socrate, j'ai reconstitué,
selon la vraisemblance, le plus important de ces deux dialogues.
(8) Dans Les Paraboles cyniques (Passim), je suis plus sévère
pour Aristippe: les nécessités de la fable m'imposaient
le point de vue cynique.
(9) Mes Véritables entretiens de Socrate sont présentes
comme traduits d'Antisthène. J'ai essayé, tout le
long du volume de faire parler au premier des cyniques son langage
hardi et de lui conserver son attitude affronteuse.
(10) On en trouvera une traduction dans mon roman Le père
Diogène .
(11) J'ai publié deux ouvrages de philosophie cynique plutôt
que sur la philosophie cynique. Le Psychodore des Voyages de Psychodore
et des Paraboles cyniques n'est pas un cynique orthodoxe. Il représente
un des passages possibles du cynisme au stoïcisme. -- on trouvera
dans le Père Diogène des détails pittoresques
sur la vie cynique,
(12) J'ai tenté d'exprimer poétiquement cette doctrine
dans la dernière de mes Paraboles cyniques.
(13) Sur Sénèque tel que je le vois, sur Sénèque
l'ambitieux. On trouvera quelques indications supplémentaires
au second chapitre de mes Apparitions d'Ahasvérus.
(14) Nous ne connaissons pas l'improvisation de Dion devant les
soldats. Je reconstitue ces fragments probables en traduisant (avec
de très légères modifications? deux passages
empruntés au 1er et au 32e discours de Dion Chrysostome.
(15) Je traduis mot à mot un titre que se donne à
plusieurs reprises Dion Chrysostome.
(16) J'espère publier prochainement le roman de Dion Bouche-d'Or
(17) J'ai tracé pieusement le portrait d'Epictète
dans Les Chrétiens et les Philosophes.
NOTE FINALE
Je sais les lacunes et les insuffisances de ce petit livre. Quelques-unes
tiennent à ma faiblesse; d'autres à des nécessités
externes.
Volontairement, je me suis enfermé au cercle étroit,
mais lumineux, de l'antiquité classique. - Je me suis limité
à l'individualisme des philosophes, négligeant les
poètes et aussi l'individualisme religieux. J'ai omis des
faits intéressants et des noms dignes d'être connus.
J'ai évité, voulant être compris de tous, les
expositions trop ardues. - Dans les parties même que je traitais,
j'ai consenti à beaucoup d'inégalités et de
caprices. J'ai supprimé ce que j'ai déjà dit
en d'autres livres, même quand il eut été bon
de le dire ici. Tous les prétextes m'ont servi pour appauvrir
une matière trop rude.
Tel que le voici, ce petit livre ne sera peut-être pas inutile
aux ignorants qui connaissent leur ignorance.
J'aimerais aussi qu'il servît à ceux qui, pour avoir
lu des histoires de la philosophie, croient savoir quelque chose.
L'étude directe des textes m'a montré que tout manuel
est un entassement d'erreurs. Quelle joie si j'inspirais à
quelques-uns une nécessaire méfiance devant les œuvres
de seconde main; si je donnais à quelques-uns le besoin d'aller
voir avant d'affirmer ou de nier ... C'est le rare succès
que je souhaite à ma bonne foi et à la bonne foi du
lecteur.
Article "Charité" de l'Encyclopédie anarchiste, par
Han Ryner
http://hanryner.over-blog.fr/article-25995272.html
Une année est bonne, mon chéri, pour ceux qui l'ont
passé sans haine et sans peur.
Anatole France, "La perquisition" in L'Etui de nacre.
On arrive à contrer la haine, mais pour ce qui est de la
peur... Oublions 2008 et son cortège d'horreurs, tombons
de Charybde en Scylla, et sautons à pieds joints dans le
bran l'an 2009. Pour combattre la peur, il nous faudrait plus que
l'absence de haine, il nous faudrait l'amour, cette "vaste
charité du genre humain" des stoïciens comme expliqué
par Han Ryner dans cet article de l'Encyclopédie anarchiste
qui m'avait échappé en août 2007 (merci Daniel
pour le texte).
Charité, n. f. Les deux premiers sens indiqués par
Littré sont l° « Amour du prochain » ; 2°
« Acte de bienfaisance, aumône ».
Pour que la seconde signification ait pu dériver de la première,
il a fallu que l’idée d’amour, alourdie d’on
ne sait quoi de grossièrement protecteur, glissât un
peu bas le long du concept de pitié... Aujourd’hui,
la charité — parfois on précise et on dit la
charité chrétienne — n’est plus nommée
qu’avec dégoût par les êtres un peu dignes.
Ils ne veulent ni la recevoir humblement ni la faire dédaigneusement.
Pourtant, ce mot qui sent la soupe distribuée aux portes
d’un couvent, fut beau et parfumé en sa prime jeunesse.
Charité découle du grec charis, comme le nom même
des Grâces, ou, pour répéter nos poètes
du XVIe siècle, des Charites. Avant d’être rendu
nauséeux par l’abjection chrétienne, il disait
non la pitié mal penchée, le secours dédaigneux
et l’inégalité dégradante pour le bienfaiteur
comme pour le protégé, mais l’amour d’autrui
avec son cortège de sourires ravis, de charmes émus,
d’attentions discrètes. Dans ce premier sens, il est
la création des stoïciens. Cicéron nous explique
comment ils opposaient la vaste « charité du genre
humain », caritas humani generis moins aux amitiés
choisies et exclusives des épicuriens qu’à la
défensive et offensive solidarité civique vantée
par les péripatéticiens et les autres esclavagistes.
A l’odieuse formule d’Aristote : « L’homme
est un animal politique », ils opposaient la vraie maxime
de large et égale charité : « L’homme
est, par nature, ami de l’homme ».
Certains mots ont traîné, hélas ! dans trop
de boue pour qu’on les puisse laver. Comme au sac d’une
ville meurt la femme violée par trop de soldats, les chrétiens
ont tué de trop de souillures un terme qui fut souriant et
profond, que nul effort ne fera revivre.
Han Ryner.
Des diverses sortes d’individualisme
Han Ryner
http://fr.wikisource.org/wiki/Des_diverses_sortes_d’individualisme
Des diverses sortes d'Individualisme
Conférence prononcée le 10 Décembre 1921,
pour le dixième anniversaire de L'IDEE LIBRE
(Grande Salle de la Maison Commune)
Camarades,
Sont-ils nombreux — j'entends en dehors de cette salle —
ceux qui peuvent se rappeler avec fierté les souvenirs d'avant-guerre,
ceux qui se rendent avec justice le témoignage qu'ils sont
les mêmes en 1921 qu'en 1913, les mêmes qu'en 1915 ou
en 1917 ?
Nous sommes restés fidèles à nous-mêmes
et cependant nous n'acceptons pas sans quelque amendement la formule
que grincèrent toujours les girouettes contre les êtres
de fermeté. Oui, nous sommes ceux qui n'ont rien oublié.
Sommes-nous ceux qui n'ont rien appris ? Ah ! de quel détail
abondant et lamentable notre expérience s'est enrichie. Mais
les cadres de notre pensée étaient assez larges et
assez solides pour recevoir, sans en être brisés ou
faussés, le terrible apport nouveau. Pour dire les choses
d'un seul mot et d'un seul exemple, les horreurs de la guerre n'ont
ni surpris, ni diminué, ni même beaucoup augmenté
notre horreur de la guerre.
Enrichis et affermis, nous sommes restés, pour l'essentiel,
tellement les mêmes que si notre ami André Lorulot,
beaucoup plus ordonné et beaucoup plus archiviste que moi,
ne m'avait bienveillamment rappelé quelle conférence
je prononçais devant vous pour fêter la naissance de
l'Idée Libre, je risquais, en ce dixième anniversaire
de la vaillante revue, de reprendre le même sujet sous le
même titre, d'exposer à peu près dans le même
ordre les mêmes pensées en les éclairant peut-être
de quelques exemples récents.
Eh ! quoique averti, je ne suis nullement certain de ne pas suivre
aujourd'hui un sentier que j'ai tracé, d'un premier passage,
il y a dix ans.
Cette ancienne causerie s'appelait paraît-il, « A la
recherche du bonheur ». A étudier les diverses sortes
d'individualisme ne vais-je pas en quelque manière dessiner
sur la carte de la vie humaine les différentes routes qui
conduisent au bonheur ? Peut-être, en plus d'un endroit ma
parole actuelle recouvrira exactement, répétera identiquement
ma parole ancienne. Peut-être, dès le début,
je m'arrête devant un obstacle qui, voici dix ans, dès
le début m'arrêta. Je soupçonne que je vous
parlais du bonheur sans avoir tenté de le définir
ou sans y avoir réussi. Et voici que je vais classer les
individualismes sans avoir essayé de définir ce que
c'est qu'individualisme.
Car définir me semble proprement anti-individualiste. L'individualiste
est un homme qui a le sentiment de la réalité de l'individu
et de l'irréalité de tout ce qui n'est pas individuel
et singulier. Or tous les logiciens déclarent que l'individu
n'est pas définissable ; sa richesse complexe ne saurait
être enfermée en aucune formule ; on ne peut définir
que des termes généraux. Puis donc que l'individualiste
ne croit à la réalité que de l'individu, définir,
pour lui, ce serait dire, non pas ce qui est, mais ce qui n'est
pas. Parce qu'on ne peut définir que des idées générales,
Platon disait déjà : « Il n'y a de science que
du général », mot qui a été si
souvent répété au cours des siècles
et qui le sera encore.
Je n'examinerai pas aujourd'hui — cela m'entraînerait
trop loin de mon sujet — quelle est la valeur de la science.
Mais définir l'individu, seul réel, est déclaré
impossible par tous les logiciens ; définir ce qui n'est
pas individuel et réel, définir le général
ne semble pas intéressant à l'individualiste. Je ne
suis pas le premier individualiste qui ait cette impression. Nietzsche
a écrit plusieurs fois contre la définition. Et les
plus anciens individualistes que nous connaissions, les cyniques,
étaient déjà hostiles à toute définition.
Nous ne connaissons la critique cynique de la définition
que par des exposés hostiles de Platon et d'Aristote, grands
définisseurs. Cependant, à travers ces réquisitoires
que n'équilibre aucune plaidoirie (puisque toute la littérature
cynique est perdue), il semble que la critique de la définition
faite par les cyniques embarrassait singulièrement les définisseurs
de leur temps. A essayer de la reconstituer, elle paraîtrait
peut- être — si peu individualiste que soit ce mot —
définitive à quelques-uns.
Je n'essaie pas de la reconstituer historiquement. Je la traduis
en termes tout à fait modernes. Peut-être, à
une vieille pensée mal connue, connue uniquement à
travers des exposés d'ennemis, je mêle un peu de ma
pensée.
Puisque l'individu seul est réel et qu'il est indéfinissable,
que sera donc ce qu'on pourra définir ? Qu'exprime le terme
général ? Lorsque je dis « homme », qu'est-ce
que je dis ?
Je résume une certaine série d'expériences
; je résume toutes les rencontres à propos desquelles
je me suis dit : « homme ». Mais, ma série d'expériences
ne correspond avec celle d'aucun d'entre vous ; aucun d'entre vous
n'a rencontré exactement et uniquement les mêmes hommes,
dans les mêmes circonstances, dans le même ordre, dans
le même état d'esprit. Donc, lorsque je prononce «
homme », je dis ma série d'expériences et vous
entendez une autre chose : votre propre série d'expériences.
Mon idée de l'homme ne coïncide avec l'idée de
l'homme d'aucun d'entre vous. Bien plus, lorsque je dis «
homme » aujourd'hui, je ne dis pas la même chose que
lorsque je disais « homme » hier et que lorsque je dirai
« homme » demain. Ma série d'expériences
va s'enrichissant et se modifiant tous les jours.
Non seulement un terme général exprime une série
d'expériences qui varie pour chacun de nous avec le temps
et qui, à plus forte raison, varie entre nous, mais encore
le même mot sert dans la même bouche à exprimer
des séries d'expériences différentes ; il y
a de continuelles équivoques dans notre parole ; je dis dans
la parole de ceux qui sont de bonne foi.
Si j' affirme, par exemple: « Socrate, Diogène, voilà
des hommes », et si je dis, en parlant des dernières
saletés de Poincaré et de Clemenceau : « Voilà
quelque chose de bien humain », je résume deux séries
d'expériences différentes et j'emploie les mots homme
ou humain dans deux sens qui ne se ressemblent guère.
Les termes généraux n'ont donc de sens, pour nous,
qu'à la condition de résumer une série d'expériences
qui est différente chez chacun de nous et qui, chez le même
homme est différente suivant les moments ; il y a des heures
où telles expériences dominent ma pensée et
des heures où ce sont telles autres rencontres. Il y a des
moments où, lorsque je dis homme, je songe à mes grands
amis de l'histoire, Socrate, Diogène, Epicure, Epictète,
Jésus, Spinoza ; et il y a des moments où je dis «
homme » comme on vomit et où je songe à quelques-unes
des bêtes à pain à quoi je me suis heurté
aujourd'hui.
Ainsi, je ne peux pas définir, même pour moi. La définition,
disent les logiciens, doit être adéquate, s'appliquer
exactement au défini et uniquement au défini. Il m'est
impossible de trouver une définition adéquate, même
pour moi seul ; une définition qui dise exactement ce que
je pense quand je prononce le mot homme. A plus forte raison m'est-il
impossible de trouver une définition adéquate pour
les autres.
D'autre part les dogmatiques commencent toujours leurs exposés
par des définitions ; sur ces définitions, qu'ils
prétendent adéquates ou qu'ils demandent d'accepter,
ils appuient des discussions précises et des démonstrations
qu'ils croient exactes.
Il est prudent de ne pas définir au commencement d'un exposé,
ne serait-ce que pour faire voir qu'on n'aura pas la naïveté
de croire ou la mauvaise foi de prétendre qu'on a démontré
quelque chose.
Mais d'où vient cette habitude de définir et d'appuyer
sur des définitions des raisonnements que l'on croit des
démonstrations ? Elle vient de ce que la première
science qui se soit constituée s'appuie sur des définitions,
et ces définitions sont adéquates ; et les démonstrations
qu'on appuie sur elles sont exactes. Je veux parler de la science
mathématique.
Qu'est-ce qui confère un tel privilège à la
science mathématique, à la démonstration mathématique
et à la définition mathématique ? Oh ! cela
est bien simple. Lorsque j'essaie de définir l'homme, l'individualisme,
ou quoi que ce soit de concret, j'essaie d'enfermer dans une formule
une série d'expériences. En mathématiques,
je n'essaie rien de semblable. En mathématiques, il ne s'agit
pas d'expériences.
Lorsque je définis la ligne par l'absence de longueur et
d'épaisseur, lorsque je définis la surface par l'absence
d'épaisseur, je sais que, dans la réalité,
supprimer complètement une des trois dimensions, c'est supprimer
aussi les deux autres et supprimer l'objet. Une surface qui, réellement
n'aurait aucune épaisseur, n'existerait plus, disparaîtrait.
Lorsque je définis la circonférence, une ligne dont
tous les points sont à égale distance d'un point intérieur
appelé centre, comme j'ai défini auparavant le point
par l'absence d'étendue et qu'il ne peut rien exister sans
étendue, je sais très bien que ma définition
ne correspond à rien de réel ; je sais très
bien qu'il n'y a pas dans la nature et que l'art ne peut pas produire
de cercles parfaits ; or, un cercle qui n'est pas parfait n'est
pas un cercle.
En mathématiques, ma définition n'essaie pas de dire
ce qui est, elle crée son objet. Il n'y a pas de cercles
avant qu'on ait défini le cercle ; il n'y a pas de ligne
avant qu'on ait défini la ligne ; il n'y a pas de surface
avant qu'on ait défini la surface. Ce sont nos définitions
mêmes qui créent la surface, la ligne, le point, le
cercle.
Puisqu'elles créent, puisqu'au lieu d'essayer de recouvrir
exactement quelque chose de réel, quelque chose d'antérieur
à elles, elles produisent quelque chose d'idéal, ce
quelque chose les recouvre exactement. Les définitions mathématiques,
parce qu'elles créent leur objet au lieu d'essayer de dire
ce qui est, sont exactes, sont adéquates, s'appliquent à
tout le défini et rien qu'au défini.
Parce qu'elles sont adéquates, elles permettent des démonstrations
exactes. Parce que, dans le cercle, il n'y a que ce que j'y mets,
je découvre dans cette définition toutes les propriétés
du cercle ; tous les théorèmes concernant le cercle
sortent de la définition du cercle de même que tous
les théorèmes sur le triangle sortent de la définition
du triangle.
Mais cela est un privilège exclusif des mathématiques.
A moins que nous ne voulions procéder ailleurs mathématiquement,
c'est-à-dire ne nous préoccuper en rien de ce qui
existe et créer l'objet de notre méditation.
Dès que nous essayons de voir un peu ce qui existe, dès
que nous essayons de saisir un peu de concret, pour les raisons
que je vous exposais tout à l'heure, nous ne pouvons plus
définir exactement. Nous savons que, lorsqu'il s'agit du
concret, la définition, au lieu d'être au commencement
de la science, ne peut venir qu'à la fin de la science. Elle
est un résumé au lieu d'être un point de départ.
Elle n'est jamais tout à fait adéquate, tout à
fait exacte et il serait absurde d'appuyer sur elle des démonstrations.
Je ne vous définirai donc pas l'individualisme. Pour ne
pas être tenté, en partant de ma définition,
de vous démontrer que ceci est individualiste et que cela
ne l'est pas.
Cependant, pour que vous me compreniez et pour que je me comprenne
moi-même, il faut indiquer à peu près, entre
gens de bonne foi et sans y mettre de malice, ce que j'entends par
individualisme. Tout à l'heure, je vous disais que le même
mot, suivant les moments, a des sens différents. Je vous
donnais l'exemple du mot « homme » où je puis
attacher une idée d'admiration ou une idée de mépris
suivant que je le prononce pour résumer telle série
d'expériences ou telle autre série d'expériences.
Il en est de même de tous les mots. Tous les mots ont, pour
chacun de nous, des sens multiples. Ces sens se mêlent, s'embrouillent,
se recouvrent comme les cercles que fait l'eau dans laquelle on
a jeté une pierre. Cependant, nous pouvons, dans une certaine
mesure, dire schématiquement, grossièrement, qu'ils
sont concentriques. Si nous allons à la limite comme les
mathématiciens, nous donnons à chaque mot un sens
tellement large qu'il embrasse l'infini, un sens tellement étroit
qu'il ne s'applique plus à rien, et aussi des significations
intermédiaires innombrables.
Il vous est peut-être arrivé ou il vous arrivera d'entendre
des camarades discuter sur l'individualisme et l'un d'eux prendre
le mot dans un sens tellement large que tout le monde serait individualiste.
En effet, il ne peut pas y avoir d'individus sans un certain degré
d'individualisme ; il ne peut pas y avoir de pensée qui ne
contienne un grain d'individualisme. A prendre le mot individualisme
dans un sens lâche et vaste, je l'applique à tous les
penseurs. Je puis aussi le prendre dans un sens tellement étroit,
tellement sévère, tellement absolu, qu'il ne s'applique
plus à personne.
Vous avez assisté ou vous assisterez à des discussions
où l'un des adversaires vous démontre que tel mot
s'applique à tous et à tout, mais l'autre vous prouve
qu'il ne s'applique à rien ni à personne. Le mot,
quel qu'il soit, peut-être à la fois un point sans
étendue ou le rayonnant et fuyant infini.
Un camarade malicieux me démontrerait avec une égale
facilité que je ne suis pas individualiste ou que tout le
monde est individualiste. Vous entendez bien que ce sont là
arguments de polémique. Ce sont des jeux. Mais, très
souvent, celui qui joue le jeu s'y prend le premier ; il n'est pas
de mauvaise foi ; il est naïf.
Entre le sens si étroit et si pur du mot qu'il n'y a jamais
eu d'individualiste et que Diogène peut refuser ce nom même
à son maître Antisthène, et le sens large, immense,
infini où M. Charles Maurras lui- même devient un individualiste
puisqu'il s'exprime autrement que son voisin aussi royaliste que
lui, il y a un certain nombre de sens intermédiaires qui
sont les seuls intéressants parce que seuls, ils disent quelque
chose. Dire tout puisque c'est tout confondre, c'est une façon
de ne rien dire.
Mais ces sens intermédiaires sont multiples, arbitraires.
Je puis, de très bonne foi, prendre tantôt l'un, tantôt
l'autre. Cependant il faut que je connaisse ce risque ; il faut
que je m'applique à l'éviter dans le courant d'une
même opération intellectuelle. Sans quoi ma méditation
ne signifierait vraiment pas grand chose, puisqu'elle se balancerait
sur une équivoque et que, croyant regarder une idée,
j'en apercevrais une autre.
Ainsi, je ne puis pas définir parce qu'individualiste. Mais
je dois indiquer dans quel sens je prends, maintenant, dans cette
méditation-ci, le mot individualisme.
On détermine surtout par des négations et des exclusions.
Il est arrivé à M. Clemenceau, par exemple, de se
prétendre individualiste. Je ne prendrai pas le mot dans
le même sens que M. Clemenceau. Je ne le prendrai pas dans
le même sens que les bourgeois qui vantent leur individualisme.
Et même, si des camarades — je sais qu'il y en a —
sont surtout préoccupés de questions économiques,
je ne me rencontrerai pas avec eux. Parce que, d'une manière
générale et ce soir en particulier, je ne m'intéresse
pas beaucoup aux questions économiques. Je ne vous dis pas
pourquoi ; je vous indique seulement que, pour moi, les questions
économiques ne peuvent pas se résoudre directement
et que, au contraire, elles seront presque résolues, lorsque
l'on consentira à ne plus les regarder.
Je pourrais prendre aussi le mot individualiste dans un sens métaphysique
; je pourrais chercher quelle est l'essence de l'individu. Je ne
me dirigerai pas non plus de ce côté. Cela est trop
profond ou cela est trop haut. Nous nous perdrions dans le rêve.
Or, encore que je ne veuille rien démontrer, je désirerais
cependant côtoyer de près la réalité.
Je négligerai donc individualisme bourgeois, individualisme
économique, individualisme métaphysique. J'examinerai
seulement les différentes sortes, ou plutôt différentes
sortes — car je ne suis pas sûr de faire une énumération
complète — de l'individualisme éthique.
J'ai employé le mot « éthique », mot
savant et peu connu, plutôt que « moral » qui
est le mot connu, le mot courant. Parce que je n'aime pas ce dernier
terme ou ce qu'il représente à mes yeux. Je considère
« éthique » comme le nom d'un genre où
je distingue deux espèces : les morales et les sagesses.
Et, au nom des sagesses, je condamne les morales.
Beaucoup d'individualistes, d'ailleurs, se sont déclarés
immoralistes. Je me déclare quelquefois immoraliste. A condition
qu'on entende bien que, par cette déclaration, je ne renonce
pas à rendre logique et rythmée la conduite de ma
vie. Mais j'essaie de rythmer la conduite de ma vie par la sagesse,
et non par la morale[1].
C'est donc un certain nombre de sagesses individualistes que je
vais essayer de distinguer ce soir.
Les sagesses individualistes, les individualismes éthiques
sont des méthodes pour se réaliser soi-même.
Elles nous donnent sur nous- mêmes un certain pouvoir. Mais
nul pouvoir n'existe qui ne s'appuie sur un savoir. Aussi, très
divergentes bientôt, les sagesses individualistes partent
pourtant d'un même point. Tout individualisme éthique
commence par la formule de Socrate : « Connais-toi toi-même
».
Mais ce précepte si individualiste a été entendu
en un sens peu individualiste par le plus grand et le plus infidèle
des disciples de Socrate.
Dans un des dialogues les plus célèbres de Platon,
dans le Ménon, nous voyons Socrate interroger un jeune esclave
et, par des questions singulièrement habiles, l'amener à
construire un carré double d'un carré donné.
Si Socrate avait encore vécu au moment où Platon a
écrit le Ménon, il aurait répété
comme après le Lysis : « Que de choses ce jeune homme
me fait dire auxquelles je n'ai jamais songé ! » Peut-être
aurait-il dit plus sévèrement : « Que de choses
ce jeune homme me fait dire qui sont tout à fait contraires
à ma pensée ! »
Cette façon de faire trouver en lui par l'esclave des choses
qui n'ont jamais été en lui, des choses que nous inventons,
que nous créons, que nous rêvons, comme des carrés,
des mesures de carrés, des diagonales, ce n'est pas ce à
quoi songeait Socrate quand il disait : « Connais-toi toi-même
». Malgré la calomnie d'Aristophane, Socrate évite
avec soin la métaphysique, le rêve, les nuées.
Si Platon donne au « Connais-toi toi- même »,
le sens qu'on lui voit dans le Ménon, c'est qu'il a une croyance
métaphysique singulière. Il s'imagine que, avant cette
existence, nous avons vécu une vie plus belle, plus consciente,
plus lumineuse. Nous avons tout connu dans cette vie antérieure
et maintenant nous pouvons retrouver quelques réminiscences
de ce que nous avons su autrefois. Pour lui, apprendre, c'est se
souvenir.
Cette façon très belle et très poétique
de comprendre le « connais-toi toi-même » n'a
rien d'éthique et d'individualiste, dans le sens où,
ce soir, nous prenons ce mot. L'individualiste ne cherche en lui
que la connaissance de soi-même et non point la science des
choses extérieures ou des inventions d'Euclide.
Lorsque Socrate dit : « Connais-toi toi-même »,
il veut que je me connaisse, non pas métaphysiquement, non
pas dans mon essence, non pas dans ce qui est insaisissable, mais
dans ce qui est saisissable ; il veut que je sache ce que je suis,
ce que je veux et ce que je peux. La connaissance individualiste
de moi-même comprend la double critique de ma volonté
et de ma puissance.
Aujourd'hui, c'est surtout par la façon dont ils dirigent
la critique de la volonté et la critique du désir
que je classerai les divers individualismes qui m'intéressent.
Lorsque je me demande ce que je suis, les réponses que je
fais sont différentes suivant le moment ou suivant mon tempérament.
Historiquement, je crois distinguer quatre réponses principales.
Je puis prendre parti pour la vie, comme dit Nietzsche, ou je puis
prendre parti pour l'humanité. Je puis répondre :
« Je suis un vivant » ou « Je suis un homme ».
Vous devinez sans peine que, selon que je ferai l'une ou l'autre
de ces réponses, mon individualisme sera très différent.
Mais, lorsque j'ai répondu « Je suis un vivant »
ou « Je suis un homme », je ne suis pas au bout de mes
hésitations. Ceux qui se répondent « Je suis
un vivant » se demandent quelle est la plus profonde volonté
du vivant, la plus profonde tendance de la vie — car c'est
cela qu'ils veulent réaliser. Ceux qui se répondent
« Je suis un homme » se demandent quelle est la caractéristique
de l'homme, ce qu'il y a dans l'homme de plus particulier, de plus
humain, de plus noble — car c'est cela qu'ils veulent réaliser.
Schématiquement, nous pouvons trouver encore, chez les uns
et chez les autres, deux tendances différentes.
Les individualistes de la vie, de la volonté de vie, les
individualistes du plus profond, comme les individualistes de la
volonté d'humanité, les individualistes du plus noble,
se divisent les uns et les autres en deux catégories.
Quand je dis « Je suis un vivant », et que je me demande
ce qu'il y a de plus profond chez le vivant si je m'appelle Nietzsche
ou, vingt-quatre siècles auparavant, si je m'appelle Calliclès,
je réponds : « Ce qu'il y a de plus profond chez le
vivant, c'est la volonté de puissance, la volonté
de domination ».
"Partout, dit Nietzsche, où j'ai trouvé quelque
chose de vivant j'ai trouvé de la volonté de puissance
; et même dans la volonté de celui qui obéit
j'ai trouvé la volonté d'être maître.
» Mais, est-ce que tous ceux qui ont fait cette réponse
: « Je suis un vivant », tous ceux qui en eux-mêmes
ont pris parti pour la vie et pour la profondeur continuent la même
réponse que Calliclès et Nietzsche ? Non.
D'autres disent : « Ce qu'il y a de plus profond dans le
vivant, c'est l'amour du plaisir ». Pour la simplicité
de l'exposition, sans nous préoccuper des détails
et sans chercher à classer selon l'époque ou selon
l'étage, nous appellerons nietzschéisme — parce
que Nietzsche est le plus célèbre parmi ceux qui ont
pris ce parti l'individualisme de la volonté de puissance
; et nous appellerons épicurisme — puisque Epicure
est le plus célèbre entre ceux de cette tendance —
l'individualisme de l'amour du plaisir.
Ceux qui ont dit « C'est un homme que je veux être
» et qui cherchent ce qu'il y a de plus particulier à
l'homme, ce qu'il y a de plus noble dans l'homme, se divisent aussi
en deux tendances. Les uns veulent qu'en eux ce soit la raison qui
domine, les autres que ce soit le cœur.
Ici aussi, sans nous occuper des époques, pour plus de facilité,
nous appellerons stoïciens ceux qui songent à se conduire
suivant leur raison et tolstoïens ceux qui songent à
se conduire suivant les élans de leur cœur.
Voici donc quatre formes d'individualisme éthique bien différentes,
au premier aspect au moins, entre lesquelles nous trouverions bien
des formes intermédiaires. Nous pouvons distinguer : volonté
de puissance, volonté de plaisir, volonté de raison,
volonté de cœur.
L'une ou l'autre de ces formes de l'individualisme nous paraîtra-t-elle
décisivement supérieure ? nous paraîtra-t-elle
tout à fait complète ? Y en a-t-il une qui réponde
entièrement à nos désirs ?
Le nietzschéisme, l'individualisme de la volonté
de puissance, à moins de le prendre grossièrement,
n'est individualiste qu'au départ. En d'anciennes controverses,
avec la quantité de mauvaise foi qu'apporte dans la discussion
même les gens de bonne foi, il m'est arrivé de refuser
à des nietzschéens le nom d'individualistes parce
qu'ils me refusaient à moi- même le titre disputé.
Au fond, il y avait une âme de vérité dans
le besoin qu'ils éprouvaient de me refuser la qualification
dont ils se glorifiaient et dans le besoin que j'éprouvais
moi-même de les rejeter hors du cercle individualiste.
Je leur disais : « A qui ne respecte pas tous les individus,
je refuse le nom d'individualiste. Or, le nietzschéisme ne
respecte pas tous les individus. Le nietzschéisme, morale
de maître, admet nécessairement des esclaves. Nietzsche
dit lui- même insolemment : « Pour tout renforcement,
pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle
espèce d'asservissement. » Et il demande à plusieurs
: « Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper
d'un joug ? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en
quittant leur sujétion. » Le nietzschéisme écrase
un certain nombre d'individus ; il ne respecte pas tous les individus
; en un certain sens, il renonce à l'individualisme. »
Mais le maître lui-même restera-t-il un individu ?
Le maître dépend de l'image que l'esclave se fait de
lui ; il ne reste le maître qu'à condition de frapper
l'esprit de l'esclave soit de terreur, soit d'amour, et de le tromper.
Cette nécessité ne le fait-elle pas dépendant
et esclave de tous les esclaves ?
Napoléon 1er, dans le fameux dialogue inconnu d'Alfred de
Vigny, s'écrie :
« Quelle fatigue ! Quelle petitesse ! Poser ! toujours poser
! de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur
idée. Leur paraître ce qu'ils aiment que l'on soit,
et deviner juste leurs rêves d'imbéciles... Etre leur
maître à tous et ne savoir qu'en faire. Voilà
tout, ma foi ! Et, après ce tout, m'ennuyer autant que je
le fais, c'est trop fort. »
Auguste, l'un des hommes les plus habiles dans la morale des maîtres,
dit sur son lit de mort : « Applaudissez, mes amis, la comédie
est finie ».
Est-ce que vous croyez qu'un homme qui, toute sa vie, joue la comédie
est un homme libre ? Croyez-vous qu'il soit un individu ? Rien ne
fausse notre pensée comme le mensonge à notre pensée.
Celui qui essaie d'exprimer exactement, qui essaie de dire sa pensée
vraie a beaucoup de peine à ne pas la déformer dans
l'expression. Croyez-vous que celui qui s'applique à la déformer
dans l'expression ne la déformera pas ensuite dans la réalité
? Croyez-vous que son mensonge ne dévorera pas sa vérité
et que son masque ne rongera pas son visage ?
L'individualiste de la volonté de puissance, s'il se joue
dans l'abstrait, je ne sais ce qu'il devient, — Nietzsche
n'a jamais fait de politique — mais, s'il se joue dans le
concret, s'il essaye de vivre sa doctrine, il devient le plus servile
des hommes, l'esclave de tous ses esclaves.
Le nietzschéisme ne me satisfait pas puisqu'il me rend moins
individu que bien des doctrines qui ne se croient pas individualistes.
Vais-je trouver le salut ou du moins une satisfaction plus grande
dans l'épicurisme, dans la doctrine de la volonté
de plaisir ?
S'il s'agissait de courir au plaisir dès qu'il se montre,
de courir à n'importe quelle volupté, je serais encore
bien esclave. Je me jetterais souvent sur un appât qui cacherait
un piège et déclencherait un ressort de douleur ;
je passerais ma vie dans les regrets, dans l'inquiétude,
dans les tourments.
Mais aucun individualiste n'a entendu ainsi l'amour du plaisir.
Le plus ancien historiquement, le fondateur de la doctrine, Aristippe
déclare déjà que la grande vertu du philosophe
est la maîtrise de soi. Il disait : « Je possède
Laïs ; elle ne me possède pas ». Cette maîtrise
de soi peut créer une certaine liberté et un individualisme
durable.
Epicure va beaucoup plus loin. L'analyse des désirs telle
qu'Epicure l'a faite est un des chefs-d'œuvre de la philosophie
de tous les temps. Epicure distingue en nous trois sortes de désirs.
Les uns sont naturels et nécessaires, comme le besoin de
manger ou comme la soif. D'autres sont naturels sans être
nécessaires, comme le désir de varier mes aliments.
D'autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, comme
le désir de porter un bout de ruban à sa boutonnière
ou d'asseoir ses fesses sur un fauteuil d'Académie.
Epicure nous dit :
Il faut satisfaire les désirs naturels et nécessaires.
En les satisfaisant nous obtenons des plaisirs absolus, des plaisirs
qui ne peuvent pas être augmentés. J'ai faim et je
mange selon ma faim ; j'ai soif et je bois selon ma soif : voilà
des plaisirs inaugmentables. Mais, si nous nous en tenons aux désirs
naturels et nécessaires, il faut si peu de chose pour être
heureux.
Les désirs naturels et non nécessaires, comme l'amour,
comme le goût de la variété dans les aliments
ou les boissons, ne nous donnent pas un plaisir réel ; ils
apportent de la variété dans le plaisir, mais ne créent
pas de plaisirs nouveaux. Il faut les satisfaire quand l'occasion
nous offre facilement leur objet ; il faut les mépriser dès
qu'il nous engageraient dans quelque embarras et dans quelque difficulté.
Les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires
sont nos ennemis. Ceux-là, il faut nous en débarrasser
complètement. Sans quoi nous ne pouvons espérer aucun
bonheur ni aucune liberté. Le désir des honneurs n'est
jamais satisfait. Quand je suis chevalier de la Légion d'honneur,
je veux être officier : quand je suis officier, je veux être
commandeur ; quand je suis commandeur, il me faut la plaque —je
crois que ça s'appelle la plaque — de grand-officier.
Plus j'ai l'argent plus j'en veux. M. Loucheur, quand il est arrivé
à son premier milliard, fut tourmenté du besoin d'avoir
son second milliard beaucoup plus que je ne peux être tourmenté
par la recherche des quelques francs dont j'ai besoin. Ces basses
démangeaisons s'exaspèrent à être grattées.
Ainsi, dit Epicure, satisfaisons les désirs naturels et
nécessaires. Satisfaisons, quand l'occasion n'est pas difficile,
les désirs naturels et non nécessaires. Supprimons
complètement en nous les désirs qui ne sont ni naturels
ni nécessaires. Cette méthode nous rendra heureux
autant que peuvent l'être les dieux que nous imaginons. Lorsque
je n'ai pas faim et que je n'ai pas d'indigestion, lorsque j'ai
mangé à ma faim et pas plus que ma faim, lorsque je
n'ai pas soif, lorsque je ne souffre de rien, lorsque je n'ai ni
trop froid ni trop chaud, je suis un être parfaitement heureux.
Pourquoi suis-je parfaitement heureux ? Parce que le bonheur est
l'activité naturelle de tout notre être ; c'est l'activité
naturelle et facile de tous nos organes, organes physiques d'abord,
organes internes ensuite.
D'après Epicure, les plaisirs du corps sont premiers. Les
joies de l'esprit ne peuvent venir qu'ensuite ; elles s'appuient,
comme sur une base nécessaire, sur les plaisirs de corps.
Notre esprit n'est d'une activité belle et joyeuse que si
notre corps a reçu les faciles satisfactions qu'il exige.
Cependant, ces plaisirs de l'esprit fils des plaisirs du corps,
sont des fils plus grands que leurs pères.
Et voici qu'Epicure arrive, grâce à la doctrine de
ce qu'il appelle le plaisir constitutif, à supprimer toute
douleur.
Nous supprimons d'abord la douleur en satisfaisant les désirs
naturels et nécessaires. Mais si, par hasard, nous ne les
pouvons satisfaire, pourvu que nous soyons montés jusqu'où
monte Epicure, nous restons encore heureux. Si j'éprouve
une douleur dans une partie de mon corps, cela ne m'empêche
pas d'avoir d'autres organes qui agissent librement et dont je puis
jouir. Sur les organes qui agissent librement je porte mon attention
au lieu de la donner stupidement à l'organe qui souffre.
Un de mes amis me racontait qu'en chemin de fer il avait eu la
maladresse de mal placer sa main et d'avoir deux doigts écrasés
par une portière brutalement refermée. Ceci se passait
au mois où la saison est la plus belle, aux environs de la
Pentecôte, en Normandie ; il revenait vers Paris ; il enveloppa
d'un mouchoir ses doigts sanglants et il leur dit : « Ce n'est
pas encore vous qui m'empêcherez de voir la beauté
des fleurs et des arbres ». Tout le long de la route, au lieu
d'être le maladroit qui soufre de ses deux doigts, il fut
l'homme habile, l'épicurien qui jouit de ses deux yeux.
N'élargissons pas nos maux inévitables. Pas de malheur
suggéré et artificiel. Il y a toujours en nous des
joies multiples et c'est à ces joies qu'il faut nous donner,
non aux douleurs. Etres complexes, penchons- nous pour la cueillir,
vers la richesse de nos joies et laissons se faner, négligée,
la pauvreté de nos douleurs.
Epicure, mourant d'une maladie, parait-il, atrocement douloureuse,
de la pierre, écrivait à son ami Idoménée
:
« Je t'écris au dernier et par conséquent au
plus heureux jour de ma vie. Je soufre de douleurs de vessie et
d'entrailles telles que je ne crois pas qu'on puisse en éprouver
de plus fortes. Mais le souvenir de mes dogmes, de mes découvertes,
de mes amitiés me remplit d'une joie supérieure où
se noient tous les maux de mon corps. »
L'Epicurien arrive à accumuler ses plaisirs, à porter
toute son attention sur ses joies, à jouir de tous ses bonheurs
d'hier comme de ceux d'aujourd'hui et de ceux de demain. Sous cette
immensité de bonheur, il cache les petites douleurs qu'il
ne peut éviter, ou plutôt il en fait encore de la joie.
Dans cet océan de joie, une goutte d'amertume ne peut qu'augmenter
le bonheur en lui donnant une saveur plus piquante.
Ainsi, l'épicurisme bien compris, élevé jusqu'où
l'élève Epicure, c'est en effet le bonheur continuel,
la liberté d'esprit continuelle, l'indéfectible individualisme.
Est-ce que tous les Epicuriens sont arrivés au même
degré qu'Epicure ? Permettez-moi de ne pas répondre.
Certains Romains se sont piqués d'épicurisme. Le Romain,
qu'il ait des empereurs ou des papes, qu'il soit la brute violente
ou la bête sournoise et religieuse, a toujours gâté
tout ce qu'il touchait.
Soit parce que certains Epicuriens avilissaient la doctrine d'Epicure,
soit parce qu'il y avait quelque chose d'un peu équivoque
dans les mots dont le maître même se servait, d'autres
individualistes ont combattu cette doctrine. Les stoïciens
se sont toujours dressés contre les Epicuriens.
Les Stoïciens veulent qu'on obéisse à la raison
et non au plaisir. Remarquez que l'obéissance au plaisir,
après l'analyse du désir telle qu'elle a été
faite par Epicure, est bien aussi soumission à la raison.
Le stoïcisme et l'épicurisme différent dans les
mots plus que dans les choses.
C'est ce qu'exprimait Sénèque lorsqu'il appelait
Epicure un héros habillé en femme.
Le Stoïcien veut que j'obéisse à ma raison.
De même que la recherche du plaisir direct et certain épicurisme
compris d'une façon étroite ne me laisserait aucune
liberté ; de même le stoïcisme, compris d'une
manière étroite, ne me laisserait ni grande liberté
ni grand individualisme. Mais les grands Stoïciens, Zénon,
Cléanthe, Epictète ne l'ont pas compris ainsi. Encore
qu'ils mettent l'accent sur l'obéissance à la raison,
ils sont des êtres complets, ils sont des hommes. Quand la
raison ne s'y oppose pas, qui doit tout régler, ils veulent
que nous obéissions aussi à nos instincts et à
notre cœur.
Qu'est-ce que la raison commande d'après les Stoïciens
? D'être harmonieux, de suivre la nature. Mais la nature humaine
est chose complexe et la raison elle-même nous éloigne
de supprimer nos richesses.
Les Stoïciens disaient : L'homme est naturellement ami de
l'homme. Qu'est-ce que cette façon de comprendre la nature
sinon l'obéissance au cœur ?
Les Stoïciens disaient que nous devons être des harmonies.
Une harmonie ne se forme pas d'une seule note, d'une seule tendance
nous devons donc concilier en nous des tendances multiples. Seulement
les Stoïciens veulent que nous établissions une puissante
hiérarchie intérieure et que nous maintenions la raison
au-dessus de tout. Ces Stoïciens, par exemple, qu'on accuse
de manquer de cœur ont les premiers inventé le mot charité,
mot devenu bien laid ; devenu, dans la décadence chrétienne,
le synonyme de l'aumône, avilissante pour deux êtres.
Mais primitivement charité signifie grâce, exprime
l'amour avec tout son cortège de spontanéités
et de sourires. Ce sont les Stoïciens qui, les premiers, —
je traduis mot à mot une parole de Cicéron —
ont inventé « la vaste charité du genre humain
», c'est-à-dire l'amour pour tous les hommes.
Epicure donnait une grande place au cœur. Les Epicuriens sont
célèbres par leurs amitiés. Lorsque les statuaires
représentaient Epicure, ils sculptaient toujours derrière
lui le visage de Métrodore. Vous ne trouverez jamais un buste
d'Epicure seul ; toujours des bustes géminés unissent,
pour l'immortalité de l'art, les deux amis.
Seulement l'Epicurien n'aime que ses amis, tandis que le Stoïcien
répand sur tous les hommes son cœur généreux.
Vous voyez combien les Stoïciens se rapprochent de ceux que
j'appelais tout à l'heure les Tolstoïens, de ceux qui
cherchent dans leur cœur la chaleur de la vérité.
A comprendre l'épicurisme étroitement, on supprimerait
le cœur et la raison. A comprendre étroitement le stoïcisme,
on supprimerait le cœur et l'instinct. A comprendre étroitement
le tolstoïsme, on supprimerait l'instinct et la raison. Mais
jamais, sauf des disciples naïfs et étroits ou des ennemis
partiaux, personne n'a compris ainsi une grande doctrine.
Tolstoï, tout en faisant surtout appel au cœur, accorde
une grande place à la raison, à la critique, à
la lumière. Il n'y a pas dans l'être humain de chaleur
véritable sans lumière, ni de lumière véritable
sans chaleur. Nous ne pouvons pas admettre l'une quelconque de ces
doctrines prise dans un sens étroit et exclusif. Mais n'importe
laquelle, si nous lui laissons le sourire, la largeur, l'équilibre
que lui ont donnés ses meilleurs partisans nous conduit à
la vérité individuelle.
Le parti-pris, chez les doctrinaires, est certainement dans les
mots plus que dans les choses. Ils discutent parce que les uns mettent
l'accent ici et que les autres le mettent là. Qu'importe,
s'ils arrivent tous à la vérité totale.
Que m'importe qu'on me dise : « Vous êtes un vivant
prenez parti pour la vie », ou qu'on me dise : « Vous
êtes un homme, prenez parti pour l'humanité ».
Pour que je sois un homme, il faut que je sois un vivant et, si
je n'étais pas un homme, que m'importerait d'être un
vivant ?
Les anciens se posaient des problèmes ingénieux,
amusants, un peu ridicules parfois. Carnéade demandait à
Chrysippe : « Aimerais-tu mieux être une raison d'homme
dans le corps d'un âne ou une intelligence d'âne dans
un corps d'homme ? » Nous ignorons ce que Chrysippe répondait.
Répondons pour lui : « Je ne veux être ni l'un
ni l'autre. Je veux être un homme complet. Je veux être,
dans un corps d'homme, une vérité d'homme, une lumière
et une chaleur d'homme, un cœur et une raison d'homme. »
Il faut arriver à s'harmoniser. Il faut arriver à
trouver tout en soi et à tout respecter. Telle est bien la
pensée des premiers Stoïciens lorsqu'ils conseillaient
: « Vis harmonieusement ».
Peu importe la forme d'individualisme d'où je pars si j'arrive
au sommet d'où l'on voit tout l'horizon. Pendant que je monte,
je suis sur une côte ou sur l'autre ; une partie du sommet
me reste cachée. Mais, par les différents sentiers
sur les deux côtés, on arrive à la crête
hautaine d'où se découvre tout l'horizon et toute
la vaste vérité.
Même le nietzschéisme que nous semblons avoir rejeté
complètement pourrait se défendre. Nous l'avons repoussé
parce que historiquement alors qu'Epicure est arrivé à
l'individualisme complet, alors que les grands Stoïciens et
les grands cœurs sont arrivés à l'individualisme
complet, Nietzsche s'est arrêté en chemin. Qui nous
empêche de continuer la route négligée ? S'il
n'était pas devenu fou, pour des raisons organiques, ne l'aurait-il
pas continuée lui-même ? Ne serait-il pas arrivé
au sommet qu'habitent Epicure et Epictète ? Peut- être,
si Epicure était devenu fou à 35 ans, il ne serait
pas arrivé non plus à la vérité totale,
il serait resté enlisé dans les marécages et
les plaisirs d'en bas. Si Epictète était mort jeune
ou devenu fou, serait-il arrivé par la raison jusqu'à
la vérité du cœur ? Si Tolstoï était
mort ou devenu fou assez jeune, il ne serait pas arrivé par
le cœur à la vérité de la raison.
Le chemin que Nietzsche n'a pas pu finir, ceux qui se sentent attirés
davantage vers le sentier de Nietzsche, qu'ils l'achèvent
donc. Il y a une façon de comprendre la volonté de
puissance qui est très belle ; il y a même plusieurs
façons très belles et très complètes
de la comprendre. La volonté de puissance, erreur si elle
doit s'exercer brutalement sur d'autres hommes, devient vérité
si cet impérialisme m'est tout intérieur, si c'est
moi-même que je veux dominer, que je veux créer. Elle
devient aussi vérité si cette domination, je veux
l'exercer sur la nature des choses et non plus sur mes semblables.
Voici deux méthodes pour continuer Nietzsche, le compléter,
le rendre un aussi bel individualiste qu'Epicure ou que les grands
Stoïciens et les grands cœurs.
Que chacun prenne, suivant son tempérament et les dominantes
de sa jeunesse, le chemin qui lui agrée. Pourvu que sa vaillance
dure et qu'il ne se laisse pas tomber aux premières étapes,
il arrivera au sommet, il arrivera à la vérité
totale, à la liberté rythmée de son cœur
et de sa raison. Il arrivera à l'harmonie complète
de l'individualiste complet.
? Sur les différences essentielles entre ce que j'appelle
morale et ce que je nomme sagesse, on peut consulter soit Le Subjectivisme,
soit ma Petite causerie sur la sagesse.
Le Subjectivisme
Han Ryner
1909
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Subjectivisme
PRELIMINAIRES : Des bons et mauvais usages de la logique
La logique est peut-être moins l'art de penser que l'art
de parler.
La logique est un chapitre de l'esthétique. Elle enseigne
les moyens de créer cette sorte de beauté que nous
appelons unité. Elle permet de voir d'un coup d'œil
des pensées qui, sans elle, resteraient lointaines et successives.
Elle sait les points de vue heureux qui rassemblent le détail
du paysage et diminuent les distances apparentes. Quelques naïfs
en croient les distances réelles diminuées, et ils
marchent...
La logique obtient des succès oratoires, pédagogiques
et mnémotechniques. Les grains dont elle fait un collier
que je tiens dans la mains sans en laisser perdre furent souvent
arrachés aux coraux des mers les plus diverses.
Je respecte la logique : on m'a dit qu'il fallait respecter la
religion des gens et la logique est la dernière religion
de beaucoup. D'ailleurs le lien est visible et il est certain que
les grains sont ensemble ; trop d'esprits me mépriseraient,
si j osais croire que le lien n'est pas aussi ancien que les grains
et que le rapprochement est oeuvre humaine.
Quand quelqu'un croit démontrer, je ne laisse pas voir que
je souris.
Quand quelqu'un veut démontrer, je ne lui avoue pas que
je me méfie de lui.
* * *
La logique est un instrument de découverte. Les hommes qui
édifient la science du concret savent aujourd'hui, dans leur
domaine, s'en servir utilement. Elle les conduit à des hypothèses
qu'ils vérifient avec soin et que loyalement ils rejettent
trois fois sur quatre. Jadis elle les conduisait à des affirmations
dont l'expérience criait en vain la fausseté.
* * *
J'aime l'ordre mouvant que je mets entre mes pensées : il
dessine une forme dont je jouis.
Je mets de l'ordre dans mes pensées, pour que le lecteur
ou l'auditeur puisse me suivre.
... Non pour qu'il doive me suivre.
Je trace une route. Il y a déjà d'autres routes.
Et on peut en construire à l'infini. Pour être entré
dans mon chemin, nul n'est obligé de le suivre jusqu'au bout.
On est d'accord avec moi sur le principe apparent. Il ne s'en suit
pas qu'on doive m'accorder la conséquence apparente.
Il est prudent de garder toujours les yeux ouverts, même
quand on me donne la main.
* * *
La tare des admirables dialogues socratiques: quand on lui a accordé
une vérité, Socrate se croit en droit de forcer l'adversaire
— quelle bizarre fantaisie d'avoir un adversaire ! —
à concéder tout ce qui lui paraît, à
lui Socrate, s'ensuivre. Il en résulte presque toujours que
le principe même est ébranlé dans l'esprit.
Autre punition de la faute de Socrate : quelques-uns de ses fils
fondèrent la vaine éristique de Mégare.
* * *
Les pires chefs-d'œuvre de logique prennent dans leurs lacs
quelques contemporains. La génération suivante forme
d'autres logiciens qui découvrent dans le chef-d'œuvre
mille fautes logiques.
Je n'attends pas ces subtils libérateurs. Je n'ai pas besoin
que la toile d'araignée soit dévidée fil après
fil. Je passe au travers sans me soucier d'elle.
* * *
Quand je parle à quelqu'un, je m'efforce d'enlever aux mots
que j'emploie tout venin d'affirmation. Et, s'il m'arrive de raisonner,
j'aime que mon raisonnement évite toute brutalité
tyrannique.
A ces précautions je gagne la joie de me faire injurier
par tous les faibles : lâches qui désirent s'appuyer
sur autrui, ou pauvres surhommes qui, au moins au pays de la pensée,
me demande de leur fournir des instruments de règne.
CHAPITRE PREMIER
Rire ou Boire ?
"Rire est le propre de l'homme". Ces mots inscrits au
seuil du Gargantua sont célèbres. En revanche, on
ignore cette formule de Pantagruel [1] : "Icy maintenons que
non rire, ains boire est le propre de l'homme". Sur le plus
grave des problèmes, la pensée de Rabelais aurait-elle
progressé régulièrement de l'un à l'autre
contraire ? Elle semble plutôt avoir flotté : sans
loi saisissable, alternent les pages où Pantagruel, héros
du rire, est l'idéal de l'auteur, les pages où celui-ci
préfère Panurge, héros du boire.
Mais, dans la symbolique rabelaisienne, qu'est-ce que rire et qu'est-ce
que boire ?
Rire ! Pantagruel "jamais ne se tourmentoit... Tous les biens
que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions,
hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes
d'émouvoir nos affections et troubler nos sens et esprits
[2]". Le rire, le pantagruélisme, c'est "certaine
gayeté d'esprit confite en mépris des choses fortuites
[3]". Le rire, c'est la sagesse.
Le boire, c'est la science. "Je ne dy boire simplement et
absolument, car aussy bien boivent les bêtes : je dy boire
vin bon et frais [4]". Boire comme les bêtes, c'est apprendre
passivement et se faire une routine d'expérience. Cette eau
fade et banale ne saurait suffire à l'homme, auquel il faut
quintessence de connaissance, vin bon et frais. "De vin divin
on devient [5]".
Ce problème du choix entre le rire et le boire, entre la
liberté et la science, doit être aussi ancien que l'effort
de l'homme vers son humanité à créer. Historiquement,
il s'est posé avec Socrate, "lequel premier avait des
cieux en terre tiré la philosophie et, d'oisive et curieuse,
l'avoit rendue utile et profitable [6]".
Le Connais-toi toi-même est bien antérieur à
Socrate qui le trouva inscrit au fronton des temples. Nul avant
lui ne paraît lui avoir donné sa richesse de signification,
toute sa force négatrice et libératrice : "Ne
t'inquiète pas des autres connaissances".
Ce problème éternel, certaines époques ont
une conscience plus précise de l'effort pour le résoudre.
C'est lui qui donnait, voici quelques années, un intérêt
si largement humain à la lutte entre scientistes et pragmatistes.
N'est-ce pas lui aussi qui, déformé de mysticisme
religieux, se retrouve dans la grande dispute de Paul et de Jacques
sur le salut à opérer par la foi ou par les œuvres
?...
Je sais : la foi et les oeuvres s'associent toujours en quelque
mesure. L'homme est un tissu qui ne s'analyse point sans un peu
de mensonge et de destruction. Il y a de la connaissance ou de.
la croyance dans le terreau où plongent les racines de l'action
; et il faut à la croyance ou à la connaissance un
principe actif, désir ou tendance. Le geste ne devient d'une
précision harmonieuse que dans la souple lumière de
la pensée ; et un effort constant et heureux vers la science
présuppose une certaine discipline de vie. Cependant, avec
des confusions plus on moins sinueuses, avec des frontières
hésitantes et un peu artificielles comme toutes les frontières,
avec seulement la quantité de mensonge dont il est impossible
de purger le langage humain, j'ose partager les philosophes en deux
classes, suivant qu'ils accordent le primat à l'intelligence
qui veut boire ou à la volonté qui a soif de rire.
Je n'essaie pas de dire les mille nuances pour lesquelles il n'y
a peut-être pas de mots. La réalité malicieuse
se laisse-t-elle jamais exprimer qu'à condition de déborder
l'expression qu'on lui impose ? Nul concret entre-t-il, que pour
la briser, dans une case de nos classifications ? Seuls les noms
propres et ceux qui, sans s'inquiéter de s'accorder au réel
disent des constructions mathématiques, peuvent avoir un
sens pleinement adéquat. D'une application souriante et d'une
négligence qui s'applique, j'indique donc plusieurs penseurs
et je n'en désigne proprement aucun :
Les uns aiment et méprisent dans la science une servante
de l'action ; d'autres la dédaignent jusqu'à la croire
inutile à l'action ou peut-être paralysante. En voici
pour qui la vie n'a d'autre besogne que l'effort de connaître,
et ils disciplinent sévèrement cette esclave ascétique
; en voilà qui courent directement à la connaissance
sans se préoccuper de la forme de leur vie. Pour le pythagoricien,
la pureté morale est-elle autre chose qu'un moyen de science,
lumière sans valeur par elle-même qui éclaire
le trésor ? Pour tel socratique, la science est-elle autre
chose qu'un chemin, indifférent s'il ne conduit pas à
la perfection du geste ? Et n'y en a-t-il pas qui ne parviennent
jamais à prendre un parti définitif ou qui se trompent
de drapeau ? Il y a confusion et flottement dans l'esprit d'un Rabelais.
Un Sénèque se laisse engager par les circonstances
à des professions de foi qui contredisent sa vraie décision
intérieure. Rabelais est peut-être un chaos comme son
livre ; dans un labyrinthe qu'éclaire mal une torche fumeuse,
il se cherche sans se trouver et son âme n'est jamais le grand
soleil de bonne volonté qui partout à la fois dissipe
les ténèbres. Parce que le stoïcisme est en son
temps un parti politique et permet les ambitions extérieures,
Sénèque, pythagoricien de nature, se dit et se croit
peut être stoïcien : il lui manque la grande sincérité
qui seule projette la lumière aux profondeurs et aux replis.
La Métaphysique et les Sagesses positives
Le Boire et le Rire — la science et la liberté —
sont les deux grandes aspirations humaines. On ne consent pas facilement,
même par hypothèse, à sacrifier l'une à
l'autre. Je suis obligé à un effort pour sentir que
le rire m'est plus indispensable. Ah ! le tremblement et la méfiance
de soi avec lesquels on se promet qu'au choc de la nécessité
on saurait opposer un inébranlable héroïsme...
Je les éprouve quand j'affirme que, privé du boire,
je resterais un homme, et un homme heureux. Beaucoup sont effrayés
jusqu'à l'irritation par la seule pensée du choix.
S'exaltant, ils le déclarent impossible et voici que, d'un
nœud indissoluble, ils prétendent lier les deux joies
supérieures. Avec la frémissante sincérité
de la peur, ils affirment, les uns, que boire est la seule façon
d'arriver à rire, les autres, que le grand prix du rire,
c'est qu'il conduit au boire. Depuis qu'il y a une philosophie,
combien ont voulu tirer leur règle de vie de la science ou
de la métaphysique ? Mais, depuis Kant, combien s'efforcent
de bâtir le palais de la connaissance sur les bases de la
raison pratique ?
Avec un sourire sans malice, je loue ceux-ci comme ceux-là.
Leurs tentatives multipliées remplissent tout l'horizon philosophique
de grands bruits d'écroulement. Mais ils s'encouragent à
recommencer en chantant un concept métaphysique qui a le
genre de vérité que je demande aux concepts de cet
ordre : la beauté émouvante d'un baiser entre le sujet
et l'objet. De l'homme à l'univers, ils jettent sur l'insondable
abîme un pont de lumière qui tremble. Son frémissement
me trompe-t-il quand il affirme entre moi et l'ensemble des choses
un lien puissant et magnifique ? Il proclame aussi, le noble chant
de clarté, entre l'univers et n'importe lequel de ses éléments,
des rapports d'amour et l'attirance d'un joyeux vertige. "Ce
qui est en haut est comme ce qui est en bas ; ce qui est en bas
est comme ce qui est en haut." Ah ! la vaste synthèse,
et poétique à merveille. Mais on ne saurait la déterminer
d'une façon positive et c'est par un amoureux mensonge que
j'affirme quoi que ce soit sur le détail de ces rapports
et sur leur mode. L'un des deux termes, — l'univers objectif,
— se dissipe, ombre vaine, sous l'effort de mes bras ; ou
peut-être mes bras sont faits d'une brume qui ne saisira point
la solidité extérieure. Tout ce que je sais, c'est
que, du dehors, je ne sais rien. Mon esprit ne sort pas de mon esprit
et les choses n'entrent pas en lui. Je ne connaîtrai jamais
que l'univers subjectif, moi-même. Toute comparaison entre
le macrocosme et le microcosme appartient à la métaphysique
et, si elle a un mérite, ce mérite est d'ordre poétique.
En dehors du domaine de la connaissance positive, alchimie, astrologie,
morale sont des chapitres de la métaphysique. Rêves
flottants ou lourdeurs ruineuses. Joies et ivresses de l'intelligence
qu'il faut aimer pour elles-mêmes, sur quoi il ne faut rien
appuyer et qu'il ne faut point mêler aux recherches vitales.
Le moraliste qui les prend au sérieux fait l'alchimie du
bonheur. Le bonheur, je ne veux pas en rêver seulement, je
veux boire son puissant élixir ; il faut que j'en fasse la
chimie.
Entre les phénomènes chimiques et le Phénomène
universel ou l'universelle Substance, je ne puis supposer des rapports
moins étroits qu'entre les gestes humains et le même
univers. Les sciences positives ont erré tant qu'elles ont
voulu, d'une ambition trop vaste, exprimer le lien merveilleux ;
elles ont commencé à se constituer le jour où
elles ont renoncé à de telles prétentions.
Leur exemple m'instruit. Je me détourne de l'alchimie du
bonheur de celle qu'on nomme morale, vers l'humble chimie que quelques
anciens appelèrent sagesse.
Chercher dans la métaphysique la règle de sa vie,
c'est demander au mirage l'eau dont on a soif. C'est modeler la
vie sur le rêve et transformer la conduite humaine en je ne
sais quel hagard somnambulisme. C'est vouloir ordonner et maçonner
les pierres de l'abri indispensable sur le vague flottement du nuage.
L'erreur de Kant n'est pas moindre. Quelle folie de pauvre au désespoir
que d'aller affirmer ses désirs et ses aspirations comme
des réalités. Et quel appauvrissement du rêve
quand nous avons projeté notre ombre sur le mystère
et que nous n'y voyons plus autre chose ; quand nous avons transformé
l'infini en un homme infini. Peut-être trouverai-je en moi
quelque roc inébranlé. Je m'interdirai de construire
au-dessus avec des blocs de nuage et de poésie ; ou, du moins,
si parfois je me réjouis à ce jeu, je n'affirmerai
jamais que la maison rêvée participe de la solidité
du rocher.
Boire, oui, toutes les fois que nous le pouvons. C'est le grand
luxe humain.
Mais rire et mépriser les fortuits, toujours. C'est la grande
nécessité humaine. C'est la marque même de l'homme.
Ce n'est pas au boire et à ses chances incertaines que nous
demanderons l'indispensable rire.
Le Déterminisme et la Liberté
Celui qui refuse de mêler la métaphysique à
son effort vers la sagesse devrait, sans doute, négliger
l'objection déterministe. Sans même apercevoir les
difficultés que pourraient lui opposer les sceptiques, les
idéalistes ou ces métaphysiciens qui agitent au fond
des choses et des phénomènes la contingence et le
caprice, le savant se met à l'œuvre.
Mais écarter, pour des raisons méthodiques, un problème
qui se présente avec un aspect menaçant, ne serait-ce
pas prendre trop au sérieux et le problème, et la
méthode, et soi-même ? Les fils du rire philosophique
ne s'abritent point derrière les durs barreaux de la méthode
et ils n'enferment pas dans une cage le problème qui rugit.
Le bruit de leur joie arrive aux oreilles comme une musique puissante
et c'est son écho que les anciens entendaient quand ils louaient
la lyre d'Orphée. Parmi ses éclats, nous jouons négligemment
avec les fauves. Nous n'y avons nul mérite : leurs griffes
et leurs dents sont des créations du sérieux des philosophes,
la seule chose effrayante qu'on puisse rencontrer en philosophie.
J'évoque donc ce que les génies et les nigauds ont
dit sur la question, j'examine chacune de leurs paroles. Trouverai-je
en quelqu'une d'elles un commencement de démonstration de
l'universelle nécessité, ou de la liberté humaine,
ou de l'universelle liberté ? Rien qui y ressemble. Regardés
en face, les prétendus arguments reculent, balbutient, finissent
par mendier humblement le déterminisme comme un postulat
de la science ; la liberté, comme un postulat de l'action.
Je veux vivre harmonieux et je ne me refuse pas au savoir : je suis
tenté d'abord de tout accorder, ici comme là, sans
trop m'émouvoir de la contradiction. Apparente ou réelle,
insoluble ou faite d'une brume inconsistante, la contradiction,
après tout, se produit aux profondeurs métaphysiques,
joyeux domaine des antinomies. Bientôt je souris, amusé
: mon attitude contradictoire, je viens de m'en apercevoir, est
celle de tous les hommes. Leurs négations verbales sont faites
d'inconscience. Chacun de leurs gestes est un acte de foi au déterminisme
et ensemble un hymne à la liberté. Si le déterminisme
avait la rigueur négative que postulent certains savants
et qui leur semble nécessaire à la science, voici
que la science elle-même deviendrait impossible. Construire
la science, c'est agir. Si tout est déterminé d'avance,
aussi le sera la direction de ton regard, ô physicien qui
cependant te proposes d'observer tel phénomène tout
comme si tu étais libre de regarder où tu veux. Ton
effort pour étudier le monde affirme la liberté, exactement
dans la même mesure que mon effort pour me connaître
moi-même. De la loi observée, tu tires des conséquences
industrielles ; tu fais un geste aussi libre que moi lorsque de
la connaissance de mon être je tâche de faire sortir
le perfectionnement et l'harmonie de mon être. Jusqu'à
ton application à prouver le déterminisme qui est
un démenti à l'omnipotence du déterminisme.
Pour me convaincre, au lieu de laisser tes pensées dans leur
désordre premier, voici que, tel un général
range son armée, ta volonté les ordonne selon une
logique hargneuse. Toute tentative de raisonnement contient une
affirmation de la liberté. Par le déterminisme logique
— forme peut-être un peu grossière de la liberté
intellectuelle — tu échappes au déterminisme
physiologique ou psychologique qui t'imposait des idées dispersées,
désarmées et imprécises. Ainsi la science,
mère du déterminisme, est fille de la liberté.
L'action ne risquerait-elle pas, comme la science, de se détruire
elle-même, si elle s'obstinait à ne postuler qu'un
des deux contradictoires apparents ? Quel geste ferai-je encore,
si je n'attribue pas à chacun de mes gestes une vertu causale,
si je ne prévois pas quelques-uns de ses résultats
? Pour que j'agisse, il faut que je me croie libre ; il faut aussi
que j'espère nécessiter l'avenir, au moins mon avenir
intérieur. Si je cueille un fruit, ce n'est pas seulement
parce que mon bras n'est pas paralysé physiologiquement ;
c'est aussi parce que ce fruit, je le sais, calmera ma soif ou ma
faim. Détruire ma croyance au déterminisme, ce serait
me supprimer tout motif d'action et briser le ressort même
de ma liberté.
Les deux contraires affirmés simultanément par chacun
de mes gestes et même — puisque toute parole est un
acte — par les mots dont je me servirais pour les nier, ce
n'est pas au savant ou au sage, c'est au métaphysicien à
rêver leur accord profond. Ainsi il réparera le mal
qu'il a causé.
Car ces contraires ne deviennent intolérants et contradictoires
que par la faute du métaphysicien qui sévit secrètement
dans le savant ou dans le moraliste. Le déterminisme, envahisseur
comme un déluge, prétend couvrir jusqu'aux plus hauts
sommets : c'est pour obéir à mon besoin métaphysique
d'affirmer l'unité. La contingence se montre exigeante comme
une folie de révolte : c'est pour satisfaire un autre désir
métaphysique, pour saisir, dans l'individu, l'absolu le moins
fuyant et le moins décevant. Que ne suis-je assez raisonnable
pour me transformer d'absurde métaphysicien qui affirme en
joyeux poète qui rêve ? Les rêves ont des souplesses
qui se marient. Les affirmations sont des brutalités qui
laidement se bousculent.
O beauté large et sinueuse, comment te chanter par des mots
assez précis pour te désigner, assez vagues pourtant
et caressants pour ne point te détruire ? Le déterminisme
a son domaine, la liberté a le sien ; et cependant l'un et
l'autre emplissent magnifiquement l'univers. Ne nions pas la moitié
des problèmes sous prétexte de les résoudre.
Ne tranchons pas, pauvres Alexandres affolés à la
complexité adorable du réel, la grâce mille
fois repliée des nœuds gordiens. Elargissons-nous au
lieu de rétrécir les questions.
La beauté émouvante du Baiser qu'est l'univers, comment
devient-elle, aux dogmes des philosophes, grimace et hostilité
? Ils ne touchent pas au mystère avec assez de tremblement
et de délicatesse amoureuse. Ils ne cherchent pas à
faire résonner sur l'instrument merveilleux les formules
qui chantent et qui fuient ; mais, pour obtenir toujours la même
note, ces barbares arrachent à la lyre une partie de ses
cordes. Essayons l'harmonie qui ne pèse pas, qui n'insiste
pas, qui bientôt, pour faire place à l'harmonie complémentaire,
s'envole et se dissout. Que les ailes continûment balancées
de nos rêves croisent dans les airs charmés des souvenirs
de musiques.
Le déterminisme n'est pas l'ornière étroite
et penchante où grince mon char. Au bord d'une route royale,
il dessine des ravins où, sous le frémissement des
verdures, gazouille la continuité des ruisseaux. La cage
où l'oiseau volette de l'un à l'autre barreau et varie
mille fois ses attitudes, est-ce le déterminisme ? Tout au
plus celui des mœurs et de la loi civile. Mais la loi naturelle
est le soutien même de ma liberté, l'air qui porte
le frémissement de mon vol. Et l'air, certes, ne s'étend
pas à l'infini, mais il est peut-être plus vaste que
mes forces et que mes regards. Pourquoi n'y a-t-il de science que
du général, sinon parce qu'il est impossible de prévoir
le tout d'un phénomène futur ? L'attribut de l'omniscience
est une de ces contradictions criardes et profondes qui empêchent
le concept d'un dieu personnel de devenir harmonieux et, pour quiconque
pense avec grâce, concevable. Voici le statuaire devant un
bloc de marbre. Qu'est-ce que le savant nous apprendra de la statue
future ? Il affirme qu'elle pèsera moins que le bloc et il
ajoute d'autres détails naïfs concernant la matière.
Mais que de choses il ignore concernant la forme et, par exemple,
celle-là seule qui importe, à savoir si la statue
sera belle ou laide, chef-d'œuvre ou besogne vulgaire ! Ne
serait-ce pas que le déterminisme est maître au royaume
de la matière ? Ne serait-ce pas que la liberté est
une forme, mère des formes ? Mais hâtons-nous de défendre
la fluidité de ces formules analytiques. Ne leur permettons
pas de se préciser et de se solidifier : leur glace écarterait
le baiser des choses, puis fendrait et pulvériserait les
choses elles-mêmes. Qu'elles continuent leur écoulement
fertile sous le tiède et libérateur zéphyr
de formules synthétiques. Il ne peut y avoir de forme que
portée par quelque matière, il ne peut y de matière
sans quelque rudiment de forme.
La grande beauté du déterminisme, c'est qu'il rend
le monde intelligible. Mais le réel est-il intelligibilité
et subit-il, ailleurs que dans mon esprit, les exigences de mon
esprit ? L'enchaînement déterministe crée en
nous l'ordre du cosmos. Qu'on y prenne garde cependant. Si on lui
permet une tyrannie exclusive, ne va-t-il pas détruire lui-même
son œuvre ? Ne va-t-il pas tout réduire à un
mécanisme passif, mort, qui ne saurait se suffire ? Ne va-t-il
pas ruiner d'un coup l'infini éternel et la possibilité
du commencement ? Par quoi serait déterminée l'éternité,
ou le premier mouvement, ou la première pensée ? A
force de river les choses les unes aux autres, il fait tomber sous
le poids trop alourdi l'anneau qui porte les choses.
Consens donc qu'on te fasse ta part, déterminisme aveugle
qui te détruirais toi-même et l'univers avec toi. Reste
le souverain du mécanisme, de la matière, de la passivité.
Enorgueillis-toi : partout il y a lourdeur et matière. Humilie-toi
: nulle part, la matière n'est tout. J'aime ton effort héroïque,
déterminisme, bégaiement de la pauvreté matérielle.
Mais toi, liberté, cantique de la richesse formelle, tu mets
partout une lumière et un sourire d'humanité. Ne séparez
jamais dans mon esprit votre noble et souple enlacement. Car je
veux me connaître moi-même, matière et objet
de science ; car je veux me réaliser moi-même, forme,
harmonie et objet d'amour.
CHAPITRE II
Rires divers
Dans la petite chambre où il était bien seul, le
jeune homme ferma son Rabelais. Peut-être, il y a une heure,
l'avait-il ouvert pour y chercher de la grossièreté
et de l'ordure. Mais, parmi le fumier, voici, il avait rencontré
le choc inattendu qui éveille. Maintenant, avant de penser,
— comme le musicien prélude vaguement — il songeait.
Il entendait en lui un grand bruit de démolition : des murs
qui tombent et qui ébranlent le sol. Et c'était une
heure d'orgueil et de déchirement.
Tout à coup il se dit :
— Qu'importe toute la science, si je ne suis pas heureux
? Que me servirait-il d'être une lumière qui conquiert,
enveloppe et pénètre le monde, si je perdais mon âme
et ma joie ? Non, ce n'est pas boire, c'est rire qui est le propre
de l'homme. Mais souvent, je m'en souviens, lorsque j'ai essayé
de rire, j'ai amené à mes yeux des larmes.
Le coude sur la table, le front dans la main, il écouta
ses voix intérieures, dialogue multiple et inquiet.
D'abord son incertitude se déploya aux flottements d'une
longue interrogation :
— Jusqu'ici, on t'a tenu par des récompenses et des
punitions. Ton enfance sommeillait, enveloppée de sourire,
aux douceurs épaisses d'une mousse ; mais des épines
l'enserraient étroitement. Les piqûres arrêtaient
le moindre écart, te fermaient, disait-on, les chemins du
malheur et des pleurs qui ne tariront pas. Aujourd'hui, te voici,
entre les lois, un peu plus d'espace et de liberté. Qu'en
feras-tu ? Eveille-toi tout à fait. Regarde. Et sois sincère
avec toi-même.
Mais ce fut, longuement balancé, un silence : l'hésitation
immobile du voyageur au carrefour inconnu. Puis, une voix venue
de loin parla :
— Récompense et punition, cette vérité
de l'enfance est la vérité de toujours. Ton éducation
était l'image rétrécie de la vie. Sans troubler
les proportions, on avait tout rapetissé pour que tu puisses
tout voir. Continue de faire bien, tu continueras d'être récompensé.
Mais, si tu abusais de ta liberté pour faire mal, tu serais
puni.
— Quand serai-je puni et quand récompensé ?
— En ce monde et en l'autre, chevrota la voix lointaine qui
étrangement sonnait sénile et à la fois puérile.
Il y a des félicités éternelles et il y a d'éternels
châtiments. Mérite les délices fraîches
du paradis, mais crains les flammes infernales.
Un éclat de rire mit en fuite la voix cassée. Le
jeune homme crut entendre s'éloigner comme une claudication
et comme un marmonnement. Des syllabes latines se mêlaient
à des syllabes françaises en une ridicule malédiction.
Comme une flamme mourante, l'anathème s'enfla, puis agonisa.
Bientôt un immense chuchotement lui succéda, venu
d'où ? de partout. L'attention avidement persistante du jeune
homme resserrait peu à peu le vaste chuchotis en une voix
qui se précise. Tantôt sinueuse et caressante comme
une courtisane, parfois directe et brutale comme un homme "pratique",
elle disait :
— Il faut savoir saisir la flamme de vérité
qui fuit et s'enfonce au mensonge des symboles. Oui, le bien est
toujours récompensé ; le mal, toujours puni. Car j'appelle
bien ce qui réussit et j'appelle mal ce qui échoue.
Toutes choses se jugent aux résultats. Fais semblant d'écouter
les paroles des hommes, et cependant regarde les gestes de leurs
mains. Beaucoup de paroles sont folles, presque tous les gestes
sont sages. Mais rarement les lèvres ont assez de séduction
persuasive ; les mains, assez de vigueur sournoise. Sois fort et
sois habile, si tu veux le succès. Le succès ! c'est-à-dire
l'argent, les honneurs, les femmes !
— Hélas ! tu promets des plaisirs qui s'affadiront
bien vite jusqu'à me dégoûter. En échange,
tu réclames des violences et des fraudes dont la seule pensée
me fait rougir, brûlure intérieure. Tu es, je commence
à le deviner, la voix banale que presque tous écoutent.
Or je ne suis pas le faible que ta brutalité peut émouvoir.
— Tu ne montes point jusqu'aux sommets que j'aime ; encore
que tu cries comme une foule soudain sincère, j'ai été
obligé de descendre pour t'entendre ; voix de la vallée
sociale, voix des larmes lâches et des rires chatouillés
qui un jour se déchirent et sanglotent, je ne t'écouterai
point. Tu ferais de moi une apparence et un mouvement tournant,
la bête ignoble qui rampe et serpente vers la proie qu'elle
trouvera trop pourrie pour satisfaire sa faim. Je veux que ma vie
soit belle...
— Précisément. Tout ce qui embellit la vie...
Mais le jeune homme, avec décision :
— Tais-toi. Tu aimes trop les ornements étrangers
pour savoir ce que c'est que la beauté. Celui qui te suit
parle contre sa pensée, agit contre sa parole, n'est plus
que grimace et inharmonie. Je suis ma propre fin : tu me déformerais
en moyen malheureux de réalisations inutiles. Les besoins
animaux que tu adores comme des dieux, je sais les satisfaire à
peu de prix ; et je commence à connaître des jouissances
hautaines que tu ne soupçonnes point. Je veux vivre sur les
hauteurs de moi-même et je ne te livrerai pas mon intelligence
pour que tu en fasses de la ruse ou de la boue.
La voix rauque et sale répliqua :
— Imbécile !
Puis elle se tut. Mais d'autres, nombreuses, la remplacèrent.
Toutes proclamaient :
— Puisque tu es une nature généreuse, tu m'appartiens...
Servilisme et Dominisme
— Ah ! demanda le jeune homme, vous qui parlez maintenant,
ne seriez-vous pas les morales ?
Et chacune affirma :
— Je suis la seule morale. C'est à moi qu'il faut
obéir.
— T'obéir ! Et au nom de quoi ?
— Au nom de Dieu, dit l'une.
Et les autres :
— Au nom du Devoir... au nom de l'Humanité... de la
Solidarité... de la Race... de la Patrie...
— Patrie, Solidarité, Race, Humanité, je regarde
les gestes que font les mains de vos prêtres, et je vois que
vous êtes mensonges et attrape-nigauds. Dieu, je ne suis pas
sûr de ton existence et, si tu es, je ne sais ni ce que tu
es ni ce que tu veux. Tes interprètes, par quel moyen en
savent-ils plus que moi ? S'ils affirment quand je doute, c'est
que les uns ont la sincérité de l'écho, mais
les autres ont l'ambition de me conduire et l'avidité de
m'exploiter. Toi, Devoir, ne serais-tu pas un surnom austère
et comme une ombre abstraite du fantôme divin ? Kant ne t'a-t-il
pas proclamé, impératif catégorique, avec l'arrière-pensée
de découvrir derrière toi le Dieu dont tu es le Verbe
? Dans tous les cas, tu es le nom d'un maître, et je ne veux
pas de maître. Obéir est toujours laideur et lâcheté.
Arrière, les morales d'esclaves ; arrière, tous les
servilismes.
— Que veux-tu donc ?
— Je veux être.
— Alors mes seules paroles sont faites pour tes oreilles.
Ecoute-moi. Sois. Sois celui que, depuis toujours, le long de l'Anneau
des anneaux, cherche la vie : celui qui commande. Sois la volonté
de puissance qui, de plus en plus, se réalise. Sois le surhomme.
— Exiger l'obéissance, moi qui refuse d'obéir
! Empêcher les autres de se réaliser, moi qui veux
me réaliser !... Je souffrirais trop de cette contradiction
intérieure, de ce déchirement, de ce cri de moi-même
contre moi-même.
— Sois dur. Tout progrès exige un renforcement de
l'esclavage.
— Silence, dominisme. Tu trompes comme un servilisme. Le
maître est esclave de ses esclaves. Plus pauvre qu'eux, si
la chaîne qui les unit vient à se briser, voici qu'ils
s'éloignent en chantant, mais lui reste pleurant et dénué.
Aussi, toujours préoccupé d'eux, toujours dévoré
de craintes et de soupçons, toujours appliqué à
les conserver par la force ou par la ruse, par la menace qui tremble
ou par le sourire qui ment, sa vie est la plus instable et la plus
affolée des servitudes. Je refuse d'être, sous un masque,
quelque chose de plus en plus informe qu'il ronge et qui a peur.
Je veux porter hardiment mon visage.
— Pourtant le surhomme !... pourtant Napoléon !...
— Plusieurs partirent pour être Napoléon, aboutirent
à être Julien Sorel ; ou l'un de ces verdâtres
de l'Académie que Heine compare aux cadavres de la Morgue
; ou, dans quelque sale journal, le préposé aux plus
basses besognes.
— Que parles-tu de ces demi-courages, de ces demi-adresses,
de ces demi-intelligences, de ces ambitions vite rassasiées,
toi qui es la bravoure, la force, le cœur que rien ne remplit,
et qui n'as qu'à vouloir pour devenir l'habileté...
toi qui es... oui, qui es... Napoléon !
— Cesse de m'injurier, bouche naïve qui crois me louer...
Napoléon ?... Si tu t'imagines m'éblouir... Cette
destinée me serait accessible, je la repousserais comme le
pire des cauchemars. Comment est-il mort, ton Napoléon, dans
quelle solitude, dans quelle impuissance, dans quelle rage de désespoir
?...
— Mais avant !... Regarde.
— Je regarde. Je vois une vie d'extériorités
lourdement brillantes et, au centre, la continuité d'un bâillement.
Esclavage sans trêve, cabotinage sans repos, l'effort de plaire,
l'effort de tromper, l'effort de reconstruire mille fois la victoire
qui toujours s'écroule, l'effort agonisant de limiter et
de chicaner la défaite. Accumulation de toutes les laideurs
et de toutes les rancœurs. Plutôt être l'esclave
d'un maître qu'être le maître, cet esclave de
tous les hommes et de toutes les choses.
— Et la gloire, la comptes-tu pour rien ?
— Qu'appelles-tu gloire, ô voix avinée ? Je
connais la gloire de Socrate, la gloire d'Epictète, la gloire
de Spinoza. Mais la renommée de Napoléon, comédien
et tragédien, assassin et mari ensemble complaisant et jaloux,
n'est-ce pas la plus vaste des infamies ? Méprisé
de ceux qui ont une âme, il doit, subir, honte dernière
l'admiration des êtres de platitude et d'avidité. Il
est condamné à porter à travers les siècles
cette couronne de boue et de bave, l'enthousiasme de nos stendhaliens.
— Mais son oeuvre ?... Gigantesque et solide... Songes-y
: tu obéis encore à Napoléon.
— Je porte sur mes épaules le poids de codes qui lui
furent des instruments de règne et qui semblent durer encore,
cadavres pourrissants. Le malheureux ouvrier a manqué sa
besogne, mais il a laissé derrière lui les outils
qu'il maniait avec ironie. L'édifice s'est écroulé
sur lui, mais ses échafaudages ruineux dressent toujours
le grotesque témoignage de son impuissance.
Et, secouant la tête, le jeune homme demanda :
— Ne rencontrerai-je donc aucun port ? Aucun idéal
de vie n'émergera-t-il au-dessus de mon mépris ?
— Tu nous as toutes repoussées ! glapirent les voix.
— N'y aurait-il que vous, infâmes servilismes, et vous,
dominismes brutaux ?
— Oui, nous sommes toutes les morales.
— Plus haut que les morales, je crois entrevoir deux sommets
: l'Amour et la Sagesse ; le Christianisme et... comment dirai-je
?... l'Individualisme.
Vêtus de longues robes noires, des fantômes peuplèrent
la petite chambre. Et ils criaient :
— Nous sommes les prêtres. Nous sommes le christianisme.
Reviens à nous, toi dont l'aveuglement nous repoussa.
— Jésus vous repousserait aussi. Prêtres, n'est-ce
pas vous qui l'avez crucifié ? Or vous n'êtes pas ces
brutes qui tuent gratis, mais, au contraire, les plus subtils des
voleurs. Vous avez escamoté le cadavre et déformé
la parole. Le nom de Jésus, grand parce qu'il fut ennemi
des prêtres, des tyrans et des riches, parce qu'il défendait
de juger, parce qu'il détruisait la morale qu'on appelait
alors Loi ou Thora, qu'en avez-vous fait ? Vous vous en êtes
servis pour incliner les simples devant les puissances et les mensonges.
— Tu as raison, dit une voix forte — et cette voix
sortait de la bouche d'un homme qui danse. Chasse les morales d'esclaves,
les doctrines de troupeaux, les maîtres du bon sommeil. Comprends-moi,
moi et ma danse. Je suis la sagesse, la puissance et la vie. Je
m'appelle Nietzsche ou encore Dionysos, ou, si tu aimes mieux, Individualisme.
Tu m'as repoussé tout à l'heure, parce que tu ne me
connaissais pas.
— Je t'ai repoussé, parce que je te connaissais, bête
blonde qui te crois un Dieu, fauve qui t'intitules surhomme. Tu
es la dernière mode de la folie. Et je te refuse le nom d'individualisme,
toi qui, détruisant tous les individus au profit apparent
d'un seul, n'es qu'appauvrissement et égoïsme.
Le jeune homme dit encore :
— Eloignez-vous, tigres, chacals et renards. Eloignez-vous,
toutes les avidités et tous les mensonges. Mes oreilles ont
soif de voix sincères. Eloignez-vous pour que j'écoute
Jésus et Epictète.
Fraternisme et Subjectivisme
La méditation vaillante avait chassé toutes les doctrines
d'étable : celles qu'on bêle pour les moutons et celles
qui aboient dans la tête des surmontons, chiens ou pâtres.
Le jeune homme avait dit au servilisme :
— Tu n'as aucun sens pour moi, puisque je n'ai plus la lâcheté
de m'incliner devant des maîtres.
Il avait dit au dominisme :
— Tu n'as aucun sens pour moi : je veux m'affranchir des
besoins lâches qui font paraître désirable la
domination.
Il avait dit à l'un et à l'autre :
— Pas de maîtres sans esclaves ; pas d'esclaves sans
maîtres. Vous vous nécessitez mutuellement. La morale
est un Janus placé comme une gargouille. Vous êtes
les deux bouches ouvertes à la saleté des eaux. Servilisme,
gueule et menace vers ceux d'en bas ; dominisme, sourire à
ceux d'en haut. Pour celui qui ne veut être ni dupe ni complice,
vos éructations crient d'incompréhensibles folies.
Puis, évoquant des beautés émouvantes, le
jeune homme avait repris :
— Salut, vous entre qui un homme peut hésiter, Amour
et Sagesse, fraternisme et subjectivisme, ou, si vous préférez
des noms anciens, salut, christianisme et stoïcisme ; ou, si
vous aimez mieux des noms d'hommes, salut, Jésus, et Epictète.
J'entends vos paroles libératrices. S'ils cessaient de s'avilir
à des tyrannies et à des fraudes, ceux qui osent se
déclarer mes maîtres deviendraient, soudain grandis,
mes égaux. Pourvu qu'ils ouvrent les yeux sur eux et sur
les autres, pourvu qu'ils regardent tout homme sans haine et sans
crainte, ils sont mes égaux, ceux que la Cité menteuse
proclame mes inférieurs.
Vos voix se mêlent harmonieusement, fraternisme et subjectivisme.
Vous chantez d'accord comme les eaux droites du fleuve et celles
qui coulent à gauche.
Jésus, comme Epictète, me veut libre, indépendant,
méprisant les biens extérieurs et ceux qui les adorent,
Césars ou riches, avec leur valetaille de prêtres,
de juges, de soldats, de docteurs, d'orateurs et de poètes.
Ce n'est pas à des hommes qu'il veut que j'obéisse
; c'est à un Père que je découvrirai au ciel
de mon cœur et qui ne me parlera point par des bouches officielles.
Epictète proclame aussi haut que Jésus cette fraternité
universelle que les premiers stoïciens appelèrent de
son nom le plus glorieux "la vaste charité du genre
humain".
L'un dit plus souvent et plus volontiers "Aime". L'autre
recommande plutôt : "Sois" ; ou :"Sois toi-même".
Mais leurs sentiments sont semblables, semblables leurs gestes,
aussi fort l'héroïsme de leur patience, aussi profonde
leur miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu'ils
font. Qu'importe que, chez l'un, les pensées directrices
semblent monter du cœur au cerveau; que, chez l'autre, elles
semblent descendre du cerveau au cœur ?..
Suis-je obligé de choisir entre les deux grandes paroles
? Jésus veut que je me donne. Epictète veut que je
me réalise. Se donner est peut-être un moyen de se
créer. Se connaître et se réaliser de plus en
plus permet de donner mieux et davantage.
La méthode orientale et la méthode grecque se complètent,
sans doute. Amour et sagesse supposent et se soutiennent dans la
lumière des sommets comme, aux bas-fonds et aux ténèbres,
servilisme et dominisme. Fraternisme et subjectivisme, ne seriez-vous
pas les deux aspects de la vérité, le double mouvement
de la vie, mon cœur qui se dilate et qui se contracte ?...
Pourtant mon émotion est si différente lorsque j'écoute
ici et lorsque j'écoute là... Ta voix de charme, ô
Jésus, me laisse plus inquiet que le verbe viril d'Epictète.
"Aime ton prochain comme toi-même". Mais comment
est-ce que je m'aime ? Tout est-il aimable en moi ? Ne s'y introduit-il
pas des pensées que je repousse, ne s'y élève-t-il
pas des désirs que je comprime, ne s'y chuchote-t-il pas
des suggestions auxquelles je me hâte d'imposer silence ?
Et tout cela peut-être n'est point moi. Mais il faut donc
que, pour aimer selon ta règle, je commence par me connaître
moi-même. Ton premier commandement, Jésus, a besoin
d'être précédé d'un autre. Je le crains,
tu débutes par la fin, tu exiges le chef-d'œuvre avant
d'enseigner les éléments de l'art, tu veux moissonner
ce que tu as négligé de semer.
"Aime !" Puis-je efficacement m'adresser une telle recommandation
? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir aussi direct . O Jésus,
artiste de vie peut-être trop spontanément grand pour
avoir une méthode, pour construire les difficultés
des commencements et l'effort du lent progrès, pour trouver
dans ton expérience quelque souvenir utile aux pauvres apprentis
que nous sommes... Tu aimais déjà quand tu te commandais
d'aimer. Tu dis à tous : "Faites comme moi". Et
tu vas semant l'amour dont tu débordes.
En voici, innombrables, qui croient faire comme toi ; et ils sèment
ce dont ils débordent ; de sorte que ton froment étouffe
sous leur ivraie. O toi qui fus doux et humble de cœur, regarde
ces vastes siècles : ils sont le domaine de ceux qui se réclament
de ton nom. Il n'y pousse que haines, tyrannies, avidités,
orgueils, inquisitions et guerres. L'amour, ton apparent triomphe
et ta lamentable défaite réelle le prouvent cruellement,
ne se crée pas à volonté.
Il me semble que sur ma pensée j'ai un peu plus de pouvoir.
Je puis diriger mon attention, l'arrêter ici plutôt
là. Aimer, je ne saurais le tenter directement ; je puis
essayer de me connaître moi-même.
Oh ! mon effarement et mon recul au premier regard sur moi. Ce
que j'appelle Moi, quel chaos fou ! Cette lourdeur faite de mille
passivités dénouées, est-ce un vivant ? Cet
enchevêtrement de mille contradictions actives, est-ce un
seul vivant ? Où suis-je là-dedans ? Qu'est-ce qui
est vraiment moi, qu'est-ce qui m'est étranger ? Ah ! le
tri à faire, quelle œuvre longue et difficile !
— Assez difficile, mon ami, et assez longue pour devenir
la joie de toute ta vie.
— Par où commencerai-je ?
— Tu n'as peut-être pas le choix. Résous aujourd'hui,
grand ou petit, le problème que le Sphinx que tu nommes la
vie te pose aujourd'hui. Mais que ton geste et parole n'ânonnent
point une ancienne solution : peut-être elle fut toujours
fausse, ne satisfit jamais à aucune question ; sûrement
elle est devenue tâtonnante et naïve. Pauvre vieille
facile à tromper, elle ignore, cette réponse d'hier,
la forme où docteurs et pharisiens d'aujourd'hui ont emberlificoté
le problème. Résous toi-même ton problème.
— Que veux-tu dire ?
— Repousse les paroles étrangères. Fais taire
les affirmations des partis, des religions positives et des libre-pensées
de troupeau. Fais taire les voix de ton pays et de ton siècle
[7]. Tout cela n'est pas toi.
— Hélas ! quels grands lambeaux tu m'arraches. Ne
vais-je pas me disperser tout entier ?...
— Ne crains rien. Tu ne te retranches que des pauvretés
et des mensonges. Courage, mon fils. Evade-toi de la prison Aujourd'hui
et de la prison Ici. Mais ne t'enferme en nulle patrie d'élection.
Tu n'as de patrie que toi-même. Considère-toi sous
l'aspect de l'éternité. En dehors de toute époque,
en dehors de tout lieu.
— Tu demandes l'impossible.
— Je ne demande pas l'effort d'une fois et je n'offre pas
la joie d'un jour. Que ta main prenne chaque circonstance comme
un ciseau pour te sculpter. Fais tomber, débris informe,
tout ce qui n'est point toi. La statue un peu chaque jour se dégagera.
— Il me semble que je n'agirai guère au dehors.
— "Abstiens-toi" est une des premières paroles
que prononce la Sagesse. Elle te la répètera souvent,
surtout dans les commencements.
— Quand j'aurai réussi, que me restera-t-il ?
— Il te restera toi.
— Mais encore ?... Précise. Que suis-je et que serai-je
? Quelles paroles me définiront ?
— Une richesse vivante ne s'enferme point aux pauvretés
rigides d'une définition.
*
Regarde, mon fils. Par un chemin sûr, tu as rejoint Jésus.
Toi aussi, maintenant, tu aimes les hommes : toi aussi, tu as soif
de te donner. Va et donne-toi. Instruit à ton effort continu
pour te saisir dans ta réalité, tu ne risques plus
de te donner aux folies et aux mensonges, aux forces de haine qui
grimacent l'amour ; tu ne risques plus de te donner à une
de ces courtisanes : doctrines, partis, religions, patries. Tu es
un vivant et tu n'es plus tenté de te livrer comme un cadavre
et comme une arme aux puissances jalouses qui crient : "Hors
de moi point de salut !" Ce qui divise les hommes et les parque
en troupeaux hostiles, cela seul, t'apparaît ennemi. En ton
frère, c'est l'homme profond que tu aimes, l'homme profond,
non les masques superposés où grimacent un temps et
un pays. C'est l'homme que tu aimes, te dis-je ; ce n'est pas le
compatriote on le coreligionnaire, ce n'est pas le soldat d'une
cause. Une cause qui a besoin de soldats, tu ne l'ignores plus,
est une mauvaise cause. Ton amour pour tous a la force de détester
en chacun les chaînes naïves dont il se charge : patrie,
doctrine politique, religion, règlements, statuts, lois et
disciplines. Tu aimes assez tous les esclaves, serfs de la tyrannie
d'autrui ou serfs de leur propre tyrannie, pour haïr tous les
esclavages et mépriser tous les drapeaux. Plus tu deviens
toi-même et ta réalité, plus aussi tu aimes
chez autrui la réalité que les superficiels ne soupçonneront
point. Maintenant, tu es. Lève-toi. Tiens-toi debout. Arme-toi
uniquement de toi-même : volonté, patience et persévérance.
Jusqu'à ce que la vie, le tyran ou les esclaves sourds te
frappent mortellement, lutte contre les mensonges locaux et contre
les mensonges actuels. Explique à tes frères que ce
qu'ils croient la partie la plus précieuse d'eux-mêmes
est leur pire ennemi : pauvres blessés qui, sur les points
les plus sensibles, s'imaginent défendre leur intégrité,
et ils protègent les gangrènes dont ils meurent.
CHAPITRE III
Les étapes du Bon Rire
Quelle route ai-je prise pour aller de la connaissance de moi-même
à l'amour ? La route joyeuse du détachement. A ceux
qui la regardent de loin, elle apparaît, la bonne et douce
route, rebutante et pénible. Ils reculent devant elle. Et
quelques-uns me disent : "Pourquoi suivre ces détours
longs et fatigants ? Est-ce que je ne sens pas dans mon cœur
battre l'amour ? Je développe directement les bons sentiments
dont je possède au moins les germes. Ainsi je serai plus
utile que toi. Mon amour pour mes frères sera autrement actif
et efficace. Par le côté urgent, j'aborderai le problème
de leur souffrance. Je serai un des héros qui luttent contre
la misère. Le problème qui s'impose à nous
— et ta sagesse le néglige si complètement !
— n'est-ce pas le problème économique ? Descends
de tes ambitions hautaines ; daigne rester un homme et viens avec
nous lutter parmi les hommes."
Ah ! ma pitié pour la naïveté ou pour la malice
de ceux qui parlent ainsi... Les yeux sur le sommet abrupt, si je
m'efforce de monter en ligne droite, à chaque tentative,
je roulerai meurtri, mais jamais je n'approcherai du but. Telle
l'humanité, de siècle en siècle, de chute en
chute, se blesse et s'exaspère à vouloir cueillir
d'abord ce qui ne peut qu'être donné par surcroît.
Le problème économique devient d'autant plus serré
et angoissant qu'on fait plus d'efforts pour le dénouer directement.
Le jour où le sourire détaché des hommes le
négligerait, ils seraient bientôt étonnés
de voir se dissiper le cauchemar. La faim et la soif du grand nombre
sont créées par l'inquiétude qui va disant
: "Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ?"
Il n'est pas vrai, d'ailleurs, que ceux-là puissent aimer
les hommes, qui aiment encore les choses pour lesquelles les hommes
se haïssent et se tuent. Comment répandrais-je autour
de moi le bonheur et la sérénité avant de les
posséder moi-même ? Comment me donnerais-je avant de
m'être débarrassé de mes chaînes ?...
— Je ne suis pas un sage, disait un père à
Epictète. Pourtant j'aime mon fils et il m'aime.
Le stoïcien répondit à peu près :
— Regarde jouer ces deux jeunes chiens. Admire la grâce
de leurs attitudes et de leurs mouvements. Admire comme amicalement
ils évitent de se blesser. Mais, si ce spectacle te réjouit,
ne jette pas un os entre eux.
Il ajouta :
— Rappelle-toi Etéocle et Polynice, ces jumeaux qui
partagèrent si longtemps les mêmes jeux et la même
nourriture ; qui, tant d'années, vécurent ensemble,
riant aux mêmes joies, pleurant aux mêmes douleurs.
Ils s'aimaient d'un instinct semblable à celui des deux bêtes
que tu regardes. Mais ils n'étaient point sages et il suffit
d'un os tombant entre eux, je veux dire un royaume, pour qu'il n'y
eût plus que deux chiens qui se haïssent, qui se mordent,
qui se déchirent, qui se tuent...
"O père qui crois aimer ton fils avant de connaître
la sagesse et qui crois que ton fils, sans faire l'effort d'être
sage, t'aime déjà, écoute les souhaits que
mon cœur forme pour toi et pour lui. Plaise aux dieux qu'il
ne tombe jamais aucun os entre vous : ni le lopin de terre que vous
convoitez, ni la belle femme que vous désirez, ni l'honneur
officiel qui exalterait votre pauvre orgueil.
"Détachez-vous du froid des choses si vous voulez d'un
amour véritable aimer la chaleur des cœurs. Quand ce
que le vulgaire appelle des biens vous sera devenu indifférent,
venez me dire que vous aimez, et je vous croirai".
Les étapes de la Sagesse
La route que je suis, parfois j'ai l'impression de la créer,
de l'ouvrir le premier à travers les arbres épineux
et fleuris de la forêt qui monte. Souvent aussi je sens que
d'autres hommes y ont passé avant moi. Sur les troncs les
plus anciens, je lis des noms gravés : Socrate, Aristippe,
Epicure, Diogène, Zénon, Epictète. L'enfant,
au ventre de sa mère, traverse en quelques semaines le chemin
où, au dire des évolutionnistes, l'animal s'est traîné
des millénaires de siècles pour arriver à l'homme.
Pour monter à sa propre lumière, tout ami de la sagesse
ouvre un sentier que les ronces et les corolles obstruent derrière
chaque passant et qui est pourtant le plus glorieux des chemins
historiques.
On n'apprend rien que de soi-même et des circonstances de
sa vie. Seule l'expérience directe est vraiment éducatrice.
Cependant presque tout se passe comme si on se laissait guider à
des leçons étrangères. Que ceux qui viennent
derrière nous se gardent pourtant d'obéir à
des paroles extérieures. Les carrefours sont trop nombreux
où ils risqueraient de mal choisir, de prendre, derrière
les docteurs de mensonges, la. route qui descend ou celle qui mène
aux abîmes.
Même si toute erreur était évitée, je.
ne trouverais pas derrière autrui le bonheur qui me convient.
Parmi les paroles des meilleurs, il en est que repoussent mon esprit,
mon cœur ou mon caractère. Nul autre que moi ne peut
créer en respectant les nuances qui la rendent unique et
précieuse, mon harmonie. [8]
Ce n'est pas Socrate, c'est un sûr instinct qui m'a entraîné
à regarder en moi-même, à rechercher uniquement,
non certes la connaissance métaphysique, mais du moins la
connaissance critique du sujet.: qu'est-ce que je veux ? qu'est-ce
que je puis ?
Je veux le bonheur. Naïvement, j'ai cru le voir d'abord dans
ce que la foule appelle plaisir. Mais le plaisir, servi comme un
maître, non comme un moyen, me devint créateur de déceptions
et de souffrances. Je compris bien vite que la première condition
du bonheur, c'est la maîtrise de soi. Parmi les compagnons
de ce début du voyage, j'ai remarqué le souriant Aristippe.
Une plus claire connaissance de moi-même m'apprit que je
n'avais nul besoin des voluptés pauvres qui viennent du dehors.
Au dehors, je n'ai plus demandé qu'une chose : ne pas me
devenir douleur, ne pas troubler l'activité spontanément
joyeuse que je suis. Eviter, faim, soif ou froid, les privations
qui m'arrachent aux joies de penser, de rêver, d'aimer et
qui troublent mon rythme naturel, cela suffit pour que je reste
une flamme continûment montante de bonheur. Ce résultat
qui m'égale à tous les dieux de tous les songes, comme
je l'obtiens à bon marché et avec de médiocres
secours étrangers : un morceau de pain et, dans le creux
de ma main, quelques gouttes d'eau. En une émotion de sécurité,
j'ai regardé autour de moi. J'étais au jardin des
pures et élégantes délices, et de vieux amis
me souriaient : Epicure, Métrodore, Léontium.
Mais la douleur n'est pas toujours évitable et parfois la
honte de la fuir me serait un trouble pire que l'effort de la soutenir.
Dès que je me suis enrichi de cette inquiétude nouvelle,
je me suis tourné tout entier vers la philosophie de la force
défensive. Après ce coude du chemin, sur la pente
dure, ma pensée, tendue et irritable comme un effort de convalescent,
s'enlaidit quelque temps de je ne sais quel mépris agressif
pour les hommes. Auprès de moi, Antisthène et Diogène
m'encourageaient également à monter et à injurier
la lâcheté d'en bas.
Par un progrès nouveau, je me suis dépouillé
de toute hostilité. Un subjectivisme plus pur m'a enseigné
que seules mes actions intérieures dépendent de moi.
Leur résultat me devient étranger comme la pierre
que ma main a lancée et dont je ne puis plus modifier la
direction. Il fait partie de ces "choses indifférentes"
des anciens qu'un plus moderne appelle "les fortuits".
Le bonheur d'autrui ne peut être l'œuvre de ma violence.
Ma voix a beau crier, par quel prodige ferait-elle entendre aux
autres leur voix intérieure ? Mes efforts sur autrui, quelle
paradoxale influence leur permettrait de créer l'activité
d'autrui ? Un vivant ne se construit pas du dehors. Mon intervention,
ah ! comme il faut qu'elle soit opportune, prudente et mesurée
pour ne point risquer de faire du mal ! Quelle force étrangère
peut entraîner les hommes vers le paradis, puisque le paradis
ne leur est pas extérieur ? Les gestes apostoliques, multipliés
par les cyniques, ne réussissent qu'à irriter. Une
vertu manque à Diogène : celle qui apprend, sans renoncer
à soi-même, à ne pas blesser les hommes avec
des paroles dures et qui leur restent fermées; celle qui,
tolérance fleurie, engageait Spinoza à interroger
sa bonne femme d'hôtesse sur le dernier sermon entendu. Amour
intelligent et souple, elle permettait à La Boétie
mourant de choisir entre les aspects de la vérité
pour dire à sa femme éplorée de vagues espérances
de guérison, tandis qu'à Montaigne, cœur courageux,
il exposait les raisons philosophiques de se réjouir d'une
mort jeune.
Cette vertu, les stoïciens l'appelaient oïkonomia ; saint
Augustin la nomme dispensatio. Le français n'a pour la désigner
qu'un mot usé par les siècles et vidé de son
riche contenu ancien : discrétion. Je lui redonne sa plénitude
perdue et peut-être un peu plus : je lui fais signifier ce
faisceau de clarté, de sourire et d'affectueuse réserve
qui permet de voir quelle quantité de vérité
chacun supportera et de ne jamais jeter sur les épaules des
faibles une charge trop lourde. Ainsi entendue, la discrétion
suppose un dernier et difficile détachement de soi-même
; elle suppose que notre orgueil et notre humilité sont purgés
de toute vanité ; que la constatation de notre impuissance
absolue sur le dehors ne s'irritera plus en efforts grinçants.
Notre effort utile, en effet, sera presque toujours intérieur
et subjectif. C'est mon âme seule que je puis allumer. Qu'elle
devienne un feu de plus en plus grand afin d'émaner, vers
ceux qui ont froid dans les ténèbres, de plus en plus
de lumière et de chaleur. Oïkonomia des stoïciens,
n'est-ce pas toi que Jésus pratiquait lorsque, renonçant
à agiter sur les vendeurs du Temple un fouet qui blesse les
corps sans changer les âmes, il disait : "Je suis doux
et humble de cœur ?" Oïkonomia, dispensatio, discrétion,
dernière expression de la vertu, suprême sourire et
fleur la plus subtile du subjectivisme, affranchis-moi de toute
âpreté apostolique et de toute colère contre
les faibles. Soulevé par l'espérance ou la joie d'aider
ceux qui veulent se chercher eux-mêmes, je me promets de ne
plus injurier les autres dans l'absurde dessein de les convaincre,
et j'aperçois autour de moi les sourires héroïques
de Zénon, de Cléanthe et d'Epictète.
? V, 46. Pour des raisons trop longues à exposer ici, je
crois le livre authentique.
? III, 2.
? IV, Prologue.
? V, 46.
? V, 46.
? V, 22.
? Tout à l'heure, la réponse d'hier ignorait la forme
nouvelle du problème. Maintenant il faut faire taire les
voix de son siècle. N'y a-t-il pas contradiction ? —
Certes. Mais peut-être comme dans la souplesse changeante
de la vie, comme dans la largeur flottante de la vérité.
La meilleure solution d'autrefois ignorait la forme actuelle de
l'immense sophisme qu'on appelle la morale. Puisque cette forme
actuelle n'a d'autre but que de dérouter les hommes de bonne
volonté qui adhèrent aux vieilles formules. Je ne
sais si la morale progresse ; mais, à mesure qu'on la débusque
d'un de ses mensonges, elle se revêt d'un autre, souple comme
le Protée de la légende. — Un exemple. Quand
les stoïciens eurent rendu l'esclavage odieux à toutes
les demi-consciences, on inventa, pour satisfaire les demi-consciences,
le servage. Aujourd'hui les demi-consciences sont heureuses et fières
de la suppression du servage et le salariat, dans leur langue naïve,
s'appelle liberté. — Le problème reste toujours
le même : écarter les apparences. Mais les apparences
varient et les problèmes semblent varier. Il est inévitable
que les menteurs observent les sincères et les imitent. Dès
qu'une formule de vérité a quelque succès,
les habiles s'en font un masque. Malheur à celui qui, au
lieu de chercher en lui-même, répète dévotement
des mots qui furent nobles !
? Dans cette courte brochure, je ne puis même indiquer en
quoi je me sépare, par exemple, des stoïciens, mes plus
proches parents philosophiques. Ce point et quelques autres qui
exigent un long développement, je les réserve pour
un volume sur le chantier qui s'appellera : La Sagesse qui rit.
Des ressources pour les textes de Han Ryner
http://fr.wikisource.org/wiki/Spécial:Recherche?search=ryner&fulltext=Rechercher
Blog consacré à Han Ryner
http://hanryner.over-blog.fr/
Une autre version de ce texte :
http://pagesperso-orange.fr/selene.star/page_individualisme_antiquite.htm
Une autre biographie sur Ephéméride Anarchiste
http://ytak.club.fr/decembre07.html
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