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INTERVENTION AU FSE DE 2003
(Intervention de Serge Halimi au séminaire : « Observation
et critique des médias : les médias et les luttes
sociales »,
à Ivry, Forum social européen, 14 novembre 2003.)
Contestation des médias ou contestation pour les médias
?
Une transformation des rapports entre les médias et l'économie
est intervenue au cours des vingt dernières années.
Auparavant, la radio-télévision, souvent publique
et les journaux commentaient l'économie de marché,
en général avec complaisance, mais comme un sujet
qui leur était extérieur. Désormais, les médias
dominants ne sont plus seulement des relais idéologiques
de la mondialisation capitaliste : ils en sont eux-mêmes des
acteurs de premier plan. Autrefois séparés, le parti
de la presse et celui de l'argent ont dorénavant opéré
leur fusion. Qu'elles soient cotées en Bourse ou qu'elles
s'apprêtent à l'être, qu'elles soient tenues
ou détenues par des groupes industriels, qu'elles bénéficient
de la manne publicitaire ou qu'elles aient profité de la
bulle Internet, les sociétés de presse ont un intérêt
direct à la perpétuation et même à l'épanouissement
du capitalisme de marché.
Se pose dès lors, la question du rapport que les mouvements
qui s'opposent au capitalisme entretiennent avec les médias
qui incarnent et promeuvent le capitalisme.
Et le paradoxe surgit aussitôt : jamais les liens entre la
presse et le monde de l'argent n'ont été aussi prononcés
; jamais cependant la critique des médias par ceux qui revendiquent
« un autre monde » n'a paru aussi apeurée, honteuse,
inexistante. Le paradoxe est terrible : la critique des médias
est un élément fondateur de la critique du capitalisme
et de la société de consommation. Or cette critique
est ignorée ou torpillée depuis des années
par les chefs médiatisés de cette contestation, dont
certains ont accepté de se prêter à toutes les
mises en scène médiatiques.
Certains groupes contestataires pensent se servir des grands moyens
de communication sans s'y asservir. Pour ne pas avoir à aborder
cette question de la récupération par les médias,
ils déclarent qu'elle est secondaire, voire dépassée.
Ils expliquent que la médiatisation va leur permettre, sinon
de briser le consensus libéral, du moins de faire entendre
leur petite musique alternative, que leur médiatisation va
compenser leur absence de relais institutionnels, en particulier
dans les partis politiques.
Accepter sans les discuter le postulat qu'on va compenser par la
médiatisation l'absence de relais politiques, le postulat
que, grâce à la télévision, on va s'adresser
aux groupes sociaux qu'on ne peut plus mobiliser autrement, constituerait
une désertion intellectuelle. Elle est d'autant plus inexcusable
que la situation actuelle n'est pas inédite. En 1981, l'historien
américain Christopher Lasch expliquait déjà
: « Une observation superficielle pourrait faire croire que
de nouveaux moyens de communication donnent aux artistes et aux
intellectuels la possibilité de toucher un public plus large
que celui dont ils ont jamais pu rêver.
Or, au contraire, les nouveaux médias se bornent à
universaliser les effets du marché, en réduisant les
idées au statut de marchandises [1]. »
Désormais, cette question de la médiatisation se
pose aussi aux militants anticapitalistes. L'ogre médiatique,
très friand de nouveaux produits, ne peut en effet se satisfaire
d'un nombre trop limité de clients.
Un Guerilla kit, Nouveau guide militant qui vient d'être
publié par La Découverte fait l'inventaire de ce qu'il
appelle les techniques des nouvelles luttes anticapitalistes. Mais,
dans son chapitre « Face aux médias », il n'est
plus du tout question de guérilla. Le lecteur apprend au
contraire, je cite, « comment faire un communiqué de
presse » avec « un titre accrocheur, un texte concis
». Ce souci est justifié comme suit : « Les journalistes
qui font de l'info en temps réel sont des gens pressés.
Il faut leur mâcher le travail. Le communiqué, structuré
comme une dépêche d'agence, doit comporter des formules
directement réutilisables par les journalistes »
Plus loin, le guide explique « comment faire passer sa parole
à la télé », puis « comment savoir
si votre action sera médiatique » : « plus vous
pouvez cocher de cases dans la liste suivante, plus votre action
aura de chances de passer dans les médias ». Les cases
choisies sont : actualité, nouveauté, dramatisation,
conflictualité, perturbation, VIP, symbolique, insolite,
scandale et polémique, etc. (pp. 190-192.)
Ainsi, au lieu de combattre les ressorts d'une information pervertie
par les techniques du marketing, certains contestataires ont décidé
d'y collaborer activement. Ils pensent sans doute, sincèrement,
que la critique du capitalisme a tout à gagner d'une médiatisation
accrue. Mais qu'a-t-elle à perdre ? Quels sont les revers
de ces médailles médiatiques ? A quels compromis doit-on
se résigner lorsqu'on choisit de parler pour les médias
?
Parler pour les médias, c'est entériner l'idée
que les médias ont le droit de distribuer la parole dans
la société. C'est accepter que les journalistes sélectionnent
les mouvements et leurs porte-parole. Or la presse accorde prioritairement
son attention à ceux qui se plient aux attentes et aux clichés
de la profession. La contestation risque alors de se porter sur
le terrain des journalistes et s'exprimer à leurs conditions.
Elle va devenir spectacle. Sa mise en scène mobilisera des
slogans qui sonnent comme de la publicité ou des titres de
presse, plutôt que des mots d'ordre « revendicatifs
», jugés ennuyeux, « corporatistes », sans
humour. Passer du « nouveau » à l'« archaïque
», c'est risquer le trou noir médiatique et l'oubli.
« Nouvelles » en 1998, les luttes des chômeurs
n'inspirent plus aux médias que la commisération réservée
aux combats « traditionnels », « corporatistes
» - et donc exécutés dans les journaux télévisés
en deux mots dédaigneux.
Cette attention sélective des médias agit sur la
conduite des mouvements contestataires : on va choisir une forme
d'action non pas en fonction de ses effets attendus sur l'issue
du conflit mais en imaginant qu'elle intéressera davantage
les journalistes. Les actions médiatiques deviennent ainsi
des actions pour les médias.
Sans que leurs initiateurs se demandent toujours si la présence
de caméras permet de remporter la victoire dans les faits,
pas seulement dans les sommaires des journaux télévisés.
C'est aussi la question qu'il conviendra de se poser à propos
de ce forum.
La bienveillance de la presse dominante ne se conserve qu'au prix
de concessions permanentes. Il faut ne pas franchir les «
lignes jaunes » préalablement tracées par les
journalistes, au-delà desquelles, affirment-ils, l' «
opinion » va lâcher le mouvement : le piquet de grève,
parce que la grève entrave le droit au travail ; l'interruption
des examens, parce qu'elle contredit le droit aux études
; l'annulation des festivals, parce qu'elle met en cause le droit
au loisir, etc.
Chacun sait pourtant qu'aucun mouvement social ou presque n'aurait
abouti, y compris dans un cadre démocratique, s'il n'avait
pas, à un moment donné, contesté la légitimité
de la légalité. Ni le combat syndical, ni le mouvement
des Noirs américains, ni la lutte des femmes pour la légalisation
de l'avortement. Mais, cela, les médias dominants n'en ont
cure. L'ordre social leur paraît naturel. Ils « élisent
» donc plus naturellement les mouvements qui se montrent disposés
à accepter des « réformes », surtout si
leurs représentants sont prêts à en «
débattre » dans une émission. Ceux qui dépassent
les bornes sont en revanche qualifiés d'extrémistes,
d'irresponsables, de preneurs d'otages, d'anarchistes, de populistes
ou de fossoyeur de l'économie.
De même qu'ils sélectionnent les mouvements contestataires,
les médias choisissent les porte-parole les plus conformes
aux exigences professionnelles des journalistes et les plus prompts
à s'y soumettre. Ces intervenants ont appris qu'il fallait
:
- se montrer disponible : aller dans les médias avant de
s'interroger sur la nécessité d'y aller, être
toujours joignable, y compris pendant une réunion, pour pouvoir
répondre à l'urgence médiatique et, le cas
échéant, ne pas rater une éventuelle proposition
d'émission ;
- accepter de se plier aux délais de bouclage et aux durées
d'entretien imposés par les journalistes : rendre son article
à l'heure convenue, marchander son temps d'antenne (aussi
long que possible) et, pour les plus aguerris, son heure de passage
(prime time) ;
- se résigner au choix par le journaliste de l'extrait,
en général microscopique, jugé « significatif
» ; retenir cet extrait sélectionné par les
médias pour le marteler lors des prochains entretiens (ce
qui facilitera le travail des autres journalistes) ;
- enfin, accepter la personnalisation des luttes collectives. Les
représentants de la contestation sont sommés de dévoiler
une partie de leur vie de famille, de leurs goûts, de leurs
aventures personnelles, plus souvent qu'on ne leur propose de détailler
les objectifs, les combats et la pensée des mouvements collectifs
qu'ils sont censés représenter. Or ce principe de
personnification, qui est aussi un principe de dépolitisation,
constitue un des rouages du jeu politicien. Comment contester cette
dérive à l'américaine quand on en a soi-même
été l'acteur consentant ?
Certains contestataires cèdent à toutes ces exigences
d'autant plus facilement qu'ils ont noué des relations de
confiance, de complicité, voire d'amitié avec les
journalistes chargés de couvrir leur action. Pourtant, même
sympathique, un « rubricard » politique privilégiera
toujours l'exposé des divergences internes de l'organisation
qu'il « couvre ». Symétriquement il va minorer
les travaux et les réflexions de l'organisation.
À ces contraintes professionnelles s'ajoutent des pesanteurs
d'ordre social. Les journalistes dominants recherchent des interlocuteurs
qui leur ressemblent.
Spontanément, ils jugeront « meilleur », plus
intéressant, plus percutant, celui ou celle qui s'exprimera
avec leurs mots et leur système de référence.
Ainsi, peu à peu, les médias, plus que les militants,
vont « élire » et rendre célèbres
les représentants du mouvement, eux-mêmes pré-sélectionnés
dans le pool de ceux qui consentent à la médiatisation
et à ses figures imposées. Or, les critères
d'excellence médiatique sont très différents
des critères d'engagement militant.
L'autorité militante s'appuie sur l'expérience, le
savoir-faire, la camaraderie, l'aptitude à payer de sa personne,
etc. En revanche, l'autorité médiatique se jauge à
la fréquence des passages à l'antenne, à l'aisance
dans les « débats », à l'épaisseur
du carnet d'adresses, au nombre de langues que l'on parle, au nombre
de petites phrases reprises par un quotidien de référence.
Le choix d'une forme d'autorité plutôt que de l'autre
ne peut rester sans conséquences : pendant que les médias
offrent à certains d'être vus, de discourir, de voyager,
de participer à des colloques, d' « avoir son visage
sur la photo », ils taisent l'existence d'autres qui, dans
l'anonymat des luttes « ordinaires », des enveloppes
qu'on affranchit, des réunions locales qu'on organise, constituent
le mouvement.
Analysant la dérive narcissique de l'organisation étudiante
radicale américaine des années 60, le SDS, Christopher
Lasch a souligné en 1981 : « L'attention que leur portaient
les médias transformait la nature même de leur mouvement.
En espérant manipuler les médias à ses propres
fins, le SDS finit par se retrouver dans l'obligation de servir
les intérêts de ces médias. Et les médias
choisissaient, en vue de les rendre célèbres, les
responsables du mouvement qui correspondaient le plus fidèlement
à ce que doit être un dirigeant d'opposition pour se
conformer à ce que les clichés préfabriqués
attendent de lui. »
Parler pour les médias pose deux problèmes principaux
:
Parler pour les médias, c'est parfois devancer leurs exigences.
Répondre séance tenante aux injonctions des journalistes
interdit toute consultation préalable de la base. Ces réactions
à chaud posent le problème de leur légitimité.
Le rythme trépidant des médias diffère de celui,
plus lent, de la délibération collective et de l'organisation
démocratique.
Parler pour les médias, c'est se taire sur les médias.
Se croyant tributaires des médias pour exister, les mouvements
qui prétendent vouloir changer le monde ont renoncé
à faire leur travail d' « éducation populaire
» sur la question du régime de propriété
des médias, du statut social des journalistes et des animateurs
qui les invitent, du rôle joué par les moyens d'information
et de communication dans la mise en place et dans l'imposition de
la pensée de marché.
L'anticapitaliste perd souvent sa voix et ses moyens au moment
de pénétrer dans les studios détenus par le
capitalisme médiatique. Ceux qui contestent le pouvoir des
multinationales se trouvent comme frappés d'amnésie
lorsqu'une filiale de ces entreprises les convie à palabrer
dans un studio.
Le 22 octobre 2001, Le Monde a officialisé le principe de
son introduction en Bourse.
Ceux qui combattent la dictature des marchés financiers n'ont
pas critiqué cette décision. Peut-être préfèrent-ils
conserver le droit de publier, de temps à autre, une tribune
dans les pages « débats » de ce quotidien.
Le mois dernier, l'imposition, d'un responsable du Monde à
la présidence du directoire de Télérama a été
décidée contre l'avis de 73% des salariés de
Télérama.
Cette nouvelle manifestation de la dictature du capital dans une
entreprise de presse n'a pas suscité la moindre réaction
officielle du Parti communiste, des Verts, d'Attac, de la CGT, de
Sud, de la LCR, etc.
Les contestataires ont peur des médias et de leur pouvoir.
Ils ont peur du pouvoir qu'ils ont concédé aux médias.
Et ils ne font rien pour engager la bataille politique qui remettrait
en cause le mode d'appropriation des grands moyens d'information.
Si Le Monde diplomatique, Acrimed, PLPL, demain l'Observatoire français
des médias n'avaient pas évoqué ces batailles-là,
nul n'en parlerait aujourd'hui. Et surtout pas les grands médias.
En 1972, pourtant, le programme commun de gouvernement signé
par le Parti socialiste et par le Parti communiste français
soulignait : « Il existe une contradiction entre le caractère
public de l'information et le caractère de plus en plus privé
des moyens d'information [...] Tant qu'un petit nombre de groupes
financiers pourra contrôler les moyens d'expression comme
les moyens de production, on ne saurait parler valablement de la
liberté de la presse [2]. » Aujourd'hui, la contradiction
est plus forte encore qu'en 1972, le caractère de l'information
plus privé qu'avant, le nombre des groupes financiers qui
contrôlent les moyens d'expression plus réduit que
jamais. Pourtant, les contestataires se taisent avec application.
Les propositions gouvernementales avancées par le Parti socialiste
il y a trente ans nous paraîtraient-elles aujourd'hui trop
gauchistes ?
Appropriation des moyens de communication par des multinationales,
statut social des journalistes dominants, rôle des médias
dans l'imposition de la pensée de marché : dans tous
ces domaines, ne pas avancer de critique, et ne pas avancer dans
la critique, c'est reculer.
L'exemple britannique le montre assez. En 1992, les conservateurs
déjouent les pronostics en remportant les élections
générales. Imputant leur défaite au militantisme
droitier des médias détenus par le groupe Murdoch,
les travaillistes décident de pactiser avec Murdoch. Et pour
y parvenir, Blair n'hésite pas à ajuster ses propositions
politiques aux préférences du milliardaire australo-américain.
Il va le voir en Australie (22 heures de vol dans chaque sens) et
déclare devant ses cadres supérieurs réunis
dans une île privée : « Sur certains points,
Thatcher et Reagan ont eu raison. Mettre davantage l'accent sur
l'entreprise. Récompenser le succès au lieu de le
pénaliser. Casser les corporations associées à
la bureaucratie d'Etat. » C'est aussi pour ne pas contredire
Murdoch qui exècre les syndicats que Blair promet, avant
même d'arriver au pouvoir, qu'il , je cite, « laissera
la loi britannique demeurer la plus restrictive du monde occidental
en matière de droit syndical [3]. » Tant d'égards
méritaient récompense : en 1997 et en 2002, la presse
Murdoch décida d'appuyer une gauche aussi intelligente.
Aspirons-nous à finir comme Tony Blair ?
La stratégie de médiatisation conduit à sacrifier
un travail de fond, de critique et d'éducation populaire.
Elle risque de dénaturer le mouvement anticapitaliste, de
détourner les militants de l'action collective.
« L'expérience historique concrète de tous
ceux qui ont essayé d'instrumentaliser les médias
de masse à des fins critiques, subversives et révolutionnaires,
rappelait Christopher Lasch, est que de telles tentatives sont vouées
à l'échec. Les militants politiques qui cherchent
à changer la société feraient mieux de se consacrer
au travail de longue haleine que suppose l'organisation politique
plutôt que d'organiser un mouvement en se fiant à des
miroirs [4]. »
Serge Halimi
Cette intervention reprend les grandes lignes d'un article, co-rédigé
par Pierre Rimbert et par moi-même, « La récupération
de la contestation par les médias », publié
par Agone n°26-27. Et qu'on peut lire, sous une forme légèrement
différente, sur le site de L'Homme moderne ainsi que sur
le site d'Acrimed sous le titre « Indentité d'Attac
et rapport aux médias »]. Une version plus détaillée
de ce propos sera prochainement publiée aux Editions de l'Université
de Liège.
[1] Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?,
Climats, Castelnau-le-Lez, 2001, p. 59.
[2] Programme commun de gouvernement du parti communiste et du
parti socialiste, Editions sociales, 1972, p. 163.
[3] The Times, 31 mars 1997. Cité par John Rentoul, Tony
Blair, Prime Minister, Warner Books, Londres, 2001, p. 311.
[4] Christopher Lasch, op. cit ., pp. 59-60.
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