Origine : http://fr.readwriteweb.com/2009/02/26/prospective/hadopi-est-une-mauvaise-reponse-faite-par-des-gens-desempares/
Pour se documenter
http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Hadopi
Patrick Waelbroeck est professeur associé à l’ENST
au département Economie et Science Sociale. Il y enseigne
l’économie industrielle et l’économétrie.
Il est détenteur d’un doctorat obtenu à la Sorbonne
et fait une partie de ses études à Yale. Ses recherches
actuelles portent sur une approche à la fois pratique, scientifique
et empirique du piratage sur internet et la protection technologique
des industrie créatives. Il est également membre du
comité éditorial du Journal of Cultural Economics.
Il a publié de nombreux travaux sur le sujet du piratage
et de l’industrie culturelle et fait parti des sommités
mondiales sur le sujet.
Nous avions croisé pour la première fois ses recherches
lors de l’analyse du rapport Hadopi, c’était
le seul scientifique à y être cité, pour ne
pas dire détourné, ce qui nous a poussé à
vouloir le rencontrer pour une longue interview. Parmi les points
soulevés, la position privilégiée de Patrick
Waelbroeck, à la fois spécialiste de la question et
enseignant dans une école peuplé à 100% de
technophile, lui permet d’anticiper l’évolution
des pratiques, et notamment celle du “piratage” consistant
à s’échanger des fichier ‘en face a face’,
à l’aide de clé usb ou autres disque dur, pratique
qui est appelée à se développer de façon
exponentielle, ce que souligne une récente étude prospective
de l’ISOC (une lecture indispensable, au passage).
Cette pratique a un revers inattendu pour le tenants d’Hadopi
: outre le fait de passer d’une pratique illégale mais
finalement tolérée sur laquelle on peut encore faire
un travail de prévention et d’éducation, elle
va rapidement mettre en œuvre des réseaux souterrains
d’échanges, basés sur les affinités culturelles,
où la force de prescription, du fait de la nature humaine
de l’échange, sera d’une puissance telle qu’aucune
offre légale ou non ne pourra, pas la suiten la détrôner.
RWW: Face à un projet de loi dont les présupposés
économiques et technologiques ont été intégralement
démonté par les scientifiques et les technologues,
n’est-il pas temps pour les scientifiques de prendre la parole
?
C’est tout a fait pertinent, malheureusement, c’est
une culture qui n’existe pas en France.
Ce qui s’est passé avec la commission Olivennes est
absurde, il n’y a eu que des représentants des industriels
et un économiste pro industrie pour établir le projet
de loi, ça n’a aucun sens.
Il y aurait du avoir des défenseur des consommateurs, des
scientifiques neutres, au moins dans le débat amenant au
projet de loi .
Ce qui est aussi un peu décevant, c’est de voir que
la France n’a pas suivit du tout l’expérience
américaine, je l’ai écrit dans mon blog.
DAVSI était, déjà à l’époque,
une loi inutile. Malgré cela, on poursuit encore cette voie
là en France (en plus d’Hadopi)
Techniquement, c’est très difficile d’exclure
qui que ce soit de nos jours, dans cinq ans, il y aura du wifi partout
(NdE: cet interview a été réalisée en
novembre dernier, avant l’ajout du volet sur les liste blanches
pour les WiFi publics à la loi Hadopi)
RWW: Et si le gouvernement bloque la progression du wifi
pervasifs et incite tout le monde à bloquer ses accès
wifi ?
Ce serait une grosse erreur en ce qui concerne le développement
de l’internet en France
Le coût en terme de pénétration et développement
des usages internet sera bien plus important que ce que cela coûte
à l’industrie à l’heure actuelle.
Il y a des bénéfices et des coût à utiliser
internet, que ce soit le wifi ou des plateformes interactives, cela
représente des bénéfices colossaux pour la
France, sachant que la France est elle même en retard par
rapport aux Etats Unis ou certains pays asiatiques. Si on commence
à verrouiller ces outils, porteurs de nouvelles pratiques
et de nouveaux usages, cela aura un coût, et pas uniquement
en terme d’emploi, cela représente des enjeux très
très importants.
Les scientifiques ont-il calculé ces enjeux et leurs
coûts ?
C’est très difficile à faire, prenez l’exemple
de la radio, du chemin de fer ou de l’électricité…
Pour ce qui est du wifi ouvert, on peut imaginer que c’est
quelque chose d’énorme, mais vous donner un chiffre
à l’heure actuelle est périlleux.
Que va-t-il se passer en terme d’usages dans la France
post Hadopi ?
Les gens vont se reporter d’un usage interdit à des
usages pas encore interdits, par exemple copier ses fichiers sur
un disque dur, lors d’une étude au sein d’une
université française, c’était déjà
parmi les tout premiers usages pratiqué pour échanger
des fichiers, le P2P n’arrivait qu’en troisième
position, et cela, c’est aujourd’hui, demain, on ne
sait pas ce qu’il va se passer… Bluetooth, etc, tout
est possible.
Fermer ou filtrer internet parce que l’on pense que cela
va empêcher ces pratiques, c’est complètement
illusoire.
Vous nous dites que si l’on faisait baisser de 90%
la pratique du P2P cela n’affecterait pas la diffusion des
fichiers copyrightés au sein de la génération
Y et de la génération digitale...
Absolument, étant donné la nature de la technologie,
il suffit que l’un d’entre eux ai le fichier et c’est
terminé : la suite de la diffusion se fera par d’autres
moyens. Au final, toute l’école ou tout le lycée
l’aura. Le milieu qui télécharge le plus, ce
sont les technophile, et au sein de cette génération,
tout le monde à un technophile dans ses amis.
Chez les jeunes, cela va faire évoluer leur réseau
social, y inclure plus de réel pour intégrer des pratiques
d’échange ‘en face à face’, mais
cela ne changera en rien la propagation des oeuvres culturelles
copyrighthé ?
Oui, je pense. Mais cela deviendra complètement underground,
on n’aura plus aucun contrôle, et cela, je ne sais pas
si c’est une bonne chose.
Cela peut également compromettre le développement
de modèle commerciaux. Là, il y a deux arguments,
l’un consiste à dire que cela va reporter une partie
de la “demande pirate” sur la demande légale,
personnellement, je n’y croit pas trop, à mon sens,
il va y avoir deux effets :
au sein de l’industrie de la musique, cela va reporter la
demande sur des moyens de copie sur lesquels on aura beaucoup moins
de contrôle, et si l’on prend l’industrie du loisir
en général, cela va reporter une partie supplémentaire
de la demande sur d’autres segments qui sont plus porteurs,
du type jeux vidéo, etc, parce que l’on a toujours
un arbitrage entre différents mode de loisir.
Déjà, l’industrie du jeu vidéo est quasiment
au même niveau que l’industrie de la musique et de la
vidéo combinés, [avec de telles mesures] d’ici
cinq an, elle les aura largement dépassé.
Si on continue à mettre des freins sur ce secteur des activités
de loisir, étant donnée la capacité à
se substituer de ces mode de consommation, une partie de la demande
qui s’adresse à la musique va s’adresser à
d’autres formes de loisir. C’est la loi du marché.
Au dessus du secteur de la musique, et c’est très
important, il y a aussi la question du développement de tout
le secteur du loisir numérique, qui fait qu’il y a
de la pression entre ces différents activités de loisir
qui sont également très défavorables à
l’industrie de la musique.
Vous avez passé en revue de façon trans générationelle
les usages au sein d’une université, et passé
en revu les usages de 600 personnes concernant leurs pratiques dans
l’obtention de fichiers ‘piratés’
Les plus âgés préfèrent internet, car
ils n’ont pas de réseau social bien développé
en la matière, mais la différence la plus importante
réside dans l’usage que l’on fait du fichier
culturel numérique. Une grande proportion des étudiants
sont ce que l’on peut appeler des “pirates”, ils
ont pour principal objectif de se constituer une bibliothèque
numérique gratuitement. Par contre on a une proportion très
importante, de l’ordre de 15% à 25%, de gens qui copient
pour découvrir, pour étendre leur culture, ce groupe
n’est pas particulièrement caractéristique d’une
classe d’âge, mais il est clair que l’on a à
faire à ces deux populations.
On constate une forte substitution à l’achat légal
pour les “pirates”, ceux-là n’achètent
quasiment plus de CD, mais ce que l’on voit également,
c’est que ces gens là, au départ, n’achetaient
que très peu de CD, ils ont généralement des
revenus disponibles très faibles pour la musique légale
et la substitution à l’achat joue beaucoup.
Par contre, ce que l’on constate, c’est que ce sont
ceux qui avaient un revenu disponible important pour acheter de
la musique (et qui achetaient entre 10, 15 albums ou plus par an)
ont utilisé internet pour découvrir de nouveaux horizons
et élargir leur consommation culturelle, et cette population
là, du coup, consomme plus de produits culturels légaux.
Si on réduit l’accès au P2P, cela va diminuer
la consommation culturelle de ce dernier groupe et du coup diminuer
leur consommation légale. Quant au premier groupe, leur revenus
ne leur permettra pas de consommer plus, de toutes façon.
Au final, c’est mauvais pour la culture et pour l’industrie
de la musique.
Au final, interdire le piratage va plutôt accélérer
la chute de l’industrie de la musique ?
Deux phénomènes vont avoir lieu. Est ce que l’on
pense que ceux qui piratent aujourd’hui vont arrêter
de pirater ? La réponse pour moi, c’est non. Ce sont
eux qui savent comment la technologie fonctionne, et ils y arriveront
de toutes façons. Ensuite, il y a ceux qui utilisaient le
P2P pour s’informer et découvrir et qui du coup consommaient
plus, et si on ne leur fourni pas un outil équivalent pour
explorer, c’est quelque chose de négatif pour l’industrie
de la musique et pour la culture en général.
on a donc deux population, les ‘anciens’ qui ne disposent
pas du réseau social leur permettant d’accéder
a des fichiers piratés par d’autres voies, et les ‘jeunes’
qui eux y accéderont par d’autres moyens. En cas d’arrêt
du P2P, cela ne changerait rien à l’approvisionnement
du groupe des jeunes ?
Probablement pas.
Et ce qui est très important dans l’industrie de la
culture où il y a beaucoup de nouveautés, c’est
ce que l’on appelle la meta information, l’information
sur les produits, car ce qui est difficile, c’est le matching,
savoir quel produit va correspondre à mon goût, c’est
pour cela que l’industrie dépense des millions pour
faire des promotions qui visent des niches, et c’est une méthode
qui n’est pas aussi efficace que l’outil internet, qui
est plus personnalisable.
Or quand on fait une copie de personne à personne, la meta
information transmise est nettement meilleure, c’est quelqu’un
du même milieu, qui partage probablement les même goûts,
et qui est capable de fournir un produit qui est très adapté
au goût de la personne qui reçoit la copie, et cela
se perd sur internet, car les réseau P2P sont anonymes. S’il
fallait imaginer un substitut légal, ce serait la voie à
explorer en priorité.
Donc si tout cela devient illégal, on aura un groupe de
“jeunes” pour qui cela ne changera pas grand chose,
ils auront toujours accès à la même culture
mais le feront de façon masquée et clandestine, qui
plus est, en mettant en place des réseaux humains qui enrichiront
l’expérience liée au choix et à leur
pertinence, rendant d’autant plus difficile l’arrivée
d’une offre légale de substitution attractive. D’un
autre coté les “anciens” seront exclus de tout
cela.
Cela ne va t il pas accélérer une fracture
culturelle entre la génération Y et digitale et les
plus vieux ?
Oui, tout a fait. déjà aujourd’hui, je constate
des pratiques culturelles que je maîtrise pas du tout et qui
constituent déjà un clivage.
Nous allons vers une société où les jeunes
seront sur-cultivés, notamment en matière d’usages
des technologies, avec un appétit, des besoins et une culture
bien plus vaste et diversifiée, et une population d’“anciens”,
nourris par l’industrie de la culture, en état de sous
alimentation culturelle.
On voit très bien cela dans la consommation des séries
américaines, dont très peu sont distribuées
en France. Les jeunes les consomment indépendamment du calendrier
de diffusion imposé par les média et l’industrie
culturelle, les anciens non. De là naît une véritable
culture, à laquelle moi, je n’ai pas accès.
On assiste à la mise en place de réseaux de pratiques
culturelles, qui complémentent et se superposent aux usages
de piratage, réseau qui se concrétise sur MySpace,
Facebook, etc…
Et tout cela échappe complètement à l’industrie
et aux générations qui n’utilisent pas ces outils.
Votre position d’observation est privilégiée,
vous êtes dans un environnement ultra technophile (l’ENST),
vous formez les élites technophiles de demain, mais aussi
les élites managériales, combien de temps avant que
cela n’éclate ?
C’est très difficile à dire, il y a un coût
économique pour la société, dès que
l’on met en place un système de surveillance et de
répression, cela représente des millions et des millions
d’euros, c’est une perte sèche pour la société,
et cela ne fera profiter qu’un petit secteur de l’industrie
qui s’occupe de la surveillance et de la sécurité
informatique, pour tous les autres, c’est un manque à
gagner énorme.
Ce simple coût pourrait faire tomber le système
?
Il ne faut pas se faire d’illusion, s’il n’y
a pas un mécanisme sur le PC même, je vois difficilement
comment on peut sécuriser internet uniquement avec des filtres
et des outils de marquage : on n’arrivera pas à bloquer
complètement le piratage.
La sécurisation complète des échanges de fichiers
représente un coût énorme, IBM avait chiffré
le coût de sécurisation totale d’un PC à
4000$ par PC. Avec des rendements d’échelle, on arriverait
à faire baisser ce coût, mais malgré tout, il
est considérable.
Ceci dit, l’intention de l’état, c’est
de faire baisser de façon significative le piratage.
De nouveau, il est regrettable que l’on ne se soit pas inspiré
de l’expérience américaine, où des millions
de dollars ont été dépensés pour faire
baisser le P2P, et il a baissé, sans que cela ne change quoi
que ce soit au chiffre d’affaire de l’industrie, les
usages ses sont adaptés.
La loi Hadopi ne représente qu’un coût, rien
d’autre. C’est une mauvaise réponse faite par
des gens désemparés, qui n’ont pas pris un instant
pour consulter l’avis des consommateurs, et qui préfèrent
une mauvaise réponse à pas de réponse du tout.
La seule leçon retenue des USA est que l’essentiel
des coût est ici supporté par l’état et
les consommateurs, et non par l’industrie, ils ne dépenseront
pas des fortunes en procès, ils ont réduit leurs coût
au mieux, mais en dehors de cela, aucune leçon n’a
été tiré de l’échec américain
de la lutte contre le piratage.
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