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Origine : www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-1-page-117.htm
Hélène Weber « L'adhésion des employés
à l'organisation chez McDonald's », Nouvelle revue
de psychosociologie 1/2006 (n° 1), p. 117-127.
Hélène Weber, psychologue, docteur en sociologie,
membre du Laboratoire de changement social de l’Université
Paris VII,
helene.weber (at) tiscali.fr.
McDonald’s se présente comme une entreprise offrant
à ses employés des conditions de travail et un contenu
d’activité particulièrement contraignants et
peu épanouissants (taylorisation des tâches, station
debout quasi permanente, horaires décalés, etc.).
Pourtant, une proportion non négligeable d’entre eux
projette d’y faire carrière et adhère profondément
à l’organisation. J’ai fait partie de ceux-là.
J’ai travaillé deux ans dans deux restaurants différents
de l’enseigne aux postes d’équipière polyvalente,
formatrice, chargée de dépôt et responsable
de zone. J’ai appris les normes, formé les équipiers
à les respecter et occupé tous les postes du restaurant
en cuisine, au comptoir et en salle. J’ai commencé
à travailler chez McDonald’s par curiosité.
J’y suis restée par envie, puis par passion. Je me
suis mise à relever des défis concernant les objectifs
financiers d’abord par jeu, puis par goût de la performance
et enfin par quête de l’excellence. Et c’est alors
que je pensais être pleinement épanouie au sein de
l’entreprise que je m’engageais dans une recherche universitaire
l’ayant pour objet [1].
En psychologie sociale des organisations, c’est souvent le
modèle cognitivo-comportemental qui prévaut lorsqu’il
s’agit d’appréhender le versant « psychologique
» de l’interaction entre un individu et son environnement.
Les protocoles de recherche mettent alors en corrélation
différentes variables selon une démarche univoque
et linéaire. Le concept d’adhésion est d’ailleurs
rarement utilisé lorsqu’il s’agit d’appréhender
les raisons qui conduisent un individu à s’impliquer
dans une organisation jusqu’à faire corps avec elle
(par le biais d’un double processus d’idéalisation
et d’identification). Il s’agit bien souvent de prendre
le point de vue de « celui qui motive ou doit motiver »
plutôt que de celui qui l’est : comment motiver son
personnel ? Comment faire en sorte que les employés d’une
entreprise déploient le maximum d’efforts afin d’atteindre,
voire dépasser, les objectifs fixés, qui sont le plus
souvent d’ordre financier ? Les études visent alors
à rendre « utile » une théorisation qui
permettrait la stimulation desdites motivations.
La question qui m’occupe ici n’est cependant pas d’éclairer
les déterminants de l’action mais ceux d’un vécu
singulier : l’adhésion aux normes, principes et valeurs
véhiculés au sein de l’entreprise. Car c’est
ce vécu singulier qui amène les employés à
confondre leurs propres intérêts avec ceux de l’entreprise,
et le produit de leur volonté avec ce que le système
organisationnel[2] attend d’eux, et qui les conduit à
déployer toute leur énergie au service de cette unique
fin, tout en ayant le sentiment d’être complètement
libre de vivre, agir et penser comme bon leur semble : comment se
fait-il qu’au sein de l’organisation soient conciliées
instrumentalisation et satisfaction maximales des salariés
?
Chez McDonald’s, la réalité concrète
de l’activité est une dimension nécessaire à
prendre en compte pour celui qui cherche à comprendre le
phénomène d’adhésion. S’il s’agissait
simplement d’appréhender les interactions entre le
comportement des acteurs et les stratégies managériales,
ces dernières produiraient les mêmes effets quel que
soit le contexte. Or, même si mon projet est également
de dégager ce qu’il peut y avoir de structural dans
le processus, il demeure néanmoins important de repérer
comment l’activité elle-même agit comme une structure
de sollicitation de la structure psychique, et trouve à s’articuler
de manière plus ou moins efficace avec les dispositifs managériaux.
L’organisation du travail serait ainsi à appréhender
selon la même logique que la gestion des ressources humaines.
Car chez McDonald’s, des éléments relevant de
ces deux structures de sollicitation, définies comme distinctes,
renvoient pourtant à des mécanismes psycho-organisationnels
similaires. En venant solliciter la structure psychique du sujet,
les structures sociales favorisent l’éprouvé
d’un vécu singulier (Huguet, 1983). La structure sociale
ne détermine donc pas la structure psychique, elle favorise
juste l’émergence de certaines de ses manifestations
sous la forme « d’incidences subjectives ». Il
s’agit cependant de définir et différencier
les structures sociales qui sollicitent le sujet (l’organisation
du travail, le contenu des tâches à réaliser,
le groupe des employés, les dispositifs managériaux…)
ainsi que « ce » qui se trouve sollicité chez
l’individu (la dynamique entre les instances métapsychologiques,
des événements traumatiques relatifs à l’histoire
individuelle, des défenses psychologiques inhérentes
au développement du sujet…). Selon quels mécanismes
ces différentes entités entrent-elles en connexion
les unes avec les autres ? Comment théoriser les articulations
entre les déterminations sociales et les déterminations
psychiques du comportement et du vécu subjectif des individus
?
C’est dans le cadre d’une démarche d’auto-analyse,
articulée au travail d’investigation mené auprès
de différents employés de l’enseigne, que je
me suis attachée à comprendre pourquoi et pour quoi
je m’étais tellement impliquée dans et pour
une organisation qui m’offrait si peu de raisons objectives
de le faire : car concrètement, je ne faisais que vendre
des sandwichs, retirer des viandes du gril, passer la serpillière
et inciter les équipiers à travailler mieux, plus
vite et selon les normes. Les stratégies de gestion des ressources
humaines seraient tellement performantes qu’elles m’auraient
conduite à nier le contenu même de l’activité
? Jusqu’à me le faire considérer comme stimulant,
épanouissant, voire aimable ?
J’ai pu repéré trois périodes successives
dans le discours de la plupart des employés de l’organisation
qui choisissaient de « faire carrière ». Une
première période pendant laquelle l’employé
était accueilli au sein du restaurant et trouvait progressivement
sa place dans le collectif des équipiers en investissant
son travail avec application jusqu’à le maîtriser
parfaitement. Une deuxième période pendant laquelle
il se sentait reconnu pour son travail et un moment-clé où
il envisageait une promotion. Et une dernière période,
enfin, où ses aspirations promotionnelles étaient
différées sans que ceci amenuise ses ambitions, voire
que cela le motive à travailler encore plus. Le vécu
d’adhésion se manifeste ainsi de façon distincte
en fonction de ces différentes périodes. À
la première période correspond une adhésion
qui pourrait être verbalisée par les employés
de la façon suivante : « Je souhaite trouver ma place
parmi les équipiers, je relève les défis qui
me sont proposés afin de gagner de faire partie du collectif
de travail et d’être reconnu par ses membres. »
À la deuxième période correspondrait le discours
suivant : « Je me sens valorisé par mes performances,
je corresponds aux critères d’excellence de l’organisation,
je maîtrise mon travail et j’ai tout pour réussir,
j’envisage donc une promotion. » Et enfin, concernant
la dernière période : « Je ne suis pas promu
dans l’immédiat mais cela ne veut pas dire que je ne
suis pas bon, je vais travailler encore davantage pour prouver ma
valeur, je suis de toute façon condamné à réussir.
» Les employés passent ainsi d’une adhésion
basée sur un désir d’appartenance très
fort au groupe formé par les membres de l’organisation,
à une adhésion fondée sur un sentiment de grande
confiance en soi, pour enfin aboutir à une forme d’adhésion
prenant appui sur une confiance directe dans le système organisationnel.
C’est ce mouvement qui part du groupe pour aller vers l’organisation
qui constitue la dynamique propre au processus d’adhésion
chez McDonald’s. Mais il n’est pas uniquement le produit
de stratégies managériales efficaces. Car même
si susciter l’adhésion des employés constitue
l’une des priorités de la gestion des ressources humaines
de l’entreprise, nous allons voir que les trois étapes
du processus décrites résultent de mécanismes
complexes et profonds, et non simplement de directives suivies ou
de normes appliquées. Mon projet est donc d’exposer
pour chacune des trois périodes comment l’organisation
du travail et les stratégies managériales agissent
comme des structures de sollicitation de la structure psychique.
Mon propos visera à clarifier « ce qui sollicite »
et « ce qui se trouve sollicité », afin de mettre
en évidence leurs correspondances. Car s’il apparaît
nécessaire de repérer que différentes sources
de détermination « se connectent », « s’articulent
», « se sollicitent », « se mobilisent »
ou « interagissent dans le cadre d’un système
», il faut également s’attacher à définir
« quoi ». Enfin, il s’avère indispensable
de redonner sa place à l’activité elle-même,
qui agit comme une structure de sollicitation au moins aussi importante
que les dispositifs managériaux.
Par le biais d’une approche conjointe de l’organisation
du travail et du vécu des employés, je vais présenter
le processus d’adhésion à l’organisation
au moyen de la notion de « correspondance psycho-organisationnelle
». Il s’agira de rendre compte de la façon dont
le système organisationnel vient donner l’illusion
aux employés de pouvoir combler certaines de leurs aspirations
inconscientes.
Adhésion et engagement
Dans le cadre de la première phase du processus d’adhésion,
les nouveaux employés recherchent activement la reconnaissance
du collectif de travail. « Tenir les cadences » constitue
alors un défi à relever. L’adhésion dont
ils font preuve renvoie alors au sentiment d’engagement vis-à-vis
des pairs. Il s’agit de se conformer pour gagner de n’être
plus qu’un parmi les autres. Mais cette quête d’indifférenciation
est en réalité une défense. Une défense
primaire contre l’anxiété dépressive
(Jaques, 1965), une défense contre l’angoisse de morcellement
inhérente à la situation de groupe (Anzieu, 1971),
une défense contre les différentes menaces de fragilisation
identitaire initiées tant par l’organisation du travail
(coûts cognitifs liés à la formation en interne,
pressions contradictoires du fait de prescriptions qui vont à
l’encontre les unes des autres…) que par les pratiques
managériales (compétition permanente, mise à
l’épreuve et défis à relever…).
Enfin, elle est également une défense déployée
à l’encontre d’une fragilité identitaire
déjà présente chez nombre d’employés
avant même qu’ils n’intègrent l’entreprise.
Une majorité d’entre eux sont des étudiants
(60 %) dont la moyenne d’âge n’excède pas
22 ans. Il m’est alors apparu pertinent d’envisager
que l’adhésion « engagée » pouvait
trouver sa source dans des éléments relatifs aux aspirations
inconscientes du public adolescent. Car il s’avérait
que nombre de caractéristiques de l’organisation du
travail et de la gestion des ressources humaines de l’entreprise
se trouvaient offrir aux employés ce que les adolescents
recherchent : désengagement du lien œdipien par l’investissement
des liens entre pairs (Marcelli, 2000) ; recherche d’un pseudo-Idéal
du moi, Idéal de transition permettant à l’adolescent
de se dégager du lien de soumission au père ; recherche
de l’indifférenciation par l’investissement d’un
groupe afin de renforcer des assises identitaires peu stables (Kestemberg,
1999). Les pratiques managériales vont alors permettre aux
employés de se (re)narcissiser : en favorisant leur identification
à l’organisation du fait de la promotion d’une
image idéalisée de celle-ci (publicité vantant
les mérites de l’enseigne, journaux spécialement
édités à l’intention des employés…),
en prescrivant des modalités de communication des responsables
à l’égard de leurs subordonnés basée
sur la notion de « reconnaissance positive », ou encore
en assurant la promotion d’un « esprit de corps »
entre les employés par l’organisation de soirées
réservées aux employés d’un même
restaurant. De la même façon, l’organisation
du travail va favoriser l’indifférenciation et la cohésion
au sein du collectif de travail du fait de l’extrême
interdépendance des employés dans le cadre des tâches
qu’ils ont à effectuer, du caractère interchangeable
des employés à chaque poste rendu possible par la
prescription de la polyvalence, du fait d’horaires de travail
spécifiques ou de l’usage d’un vocabulaire interne
à l’organisation, etc.
L’intégration des employés au collectif passe
ainsi nécessairement par une période de mise à
l’épreuve. Et dans la mesure où les nouveaux
employés se trouvent contraints d’apprendre en interne
comment procéder à leur poste, et qu’ils doivent
s’adapter à un corpus de normes et de pratiques particulièrement
important et contraignant, ceux qui s’y soumettent intègrent
également l’Idéal du moi organisationnel (Freud,
1921 ; Pagès, Bonetti, de Gaulejac, Descendre, 1979). L’organisation
devient ainsi leur groupe d’appartenance privilégié,
et l’ensemble des normes, règles, valeurs et principes
prescrits et prônés en son sein devient un système
de référence légitime et dominant pour chacun
d’eux.
Adhésion et fusion
Dès l’instant où un employé réalise
son travail avec application et diligence, il reçoit les
marques de reconnaissance du système : « reconnaissance
positive » de la part des supérieurs, admiration des
subordonnés, envie des pairs. C’est alors qu’il
passe de l’illusion groupale (Anzieu, 1971), qu’il partage
avec les autres employés, à l’illusion organisationnelle,
qu’il éprouve seul à l’égard de
l’organisation. Car cette cohésion première
avec ses pairs lui a fait remplacer son Idéal du moi par
l’Idéal du moi du groupe (Freud, 1921). Or, l’Idéal
du moi du groupe est celui de l’organisation (Pagès,
Bonetti, de Gaulejac, Descendre, 1979). Le système organisationnel
adresse alors une demande à l’employé : demande
de travail, de perfection, de motivation… Et bien que jeune,
non diplômé et non expérimenté, il est
jugé, selon les critères de l’organisation,
parfaitement apte à combler les attentes.
Chez McDonald’s, l’individu est reconnu, désiré
et investi d’emblée. Le système organisationnel
idéalise les employés qui se conforment aux normes
prescrites, c’est-à-dire « leur prête une
dimension, une valeur, une portée, un éclat qu’ils
ne possèdent pas intrinsèquement. Il les exalte en
les faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas » (Chasseguet-Smirgel,
1999). Et c’est justement cette image idéalisée
d’eux-mêmes qui leur est renvoyée qui va les
faire basculer dans la « servitude volontaire » (La
Boëtie, 1983). Cependant, ce n’est pas une personne incarnée
qui idéalise les employés, c’est conjointement
toute une constellation de personnes et de situations. Il ne s’agit
donc pas d’une place occupée à part entière
mais d’une place désignée que tous tentent d’occuper.
Comme l’a énoncé Jaques Lacan (1962), «
ce que cherche le désir, c’est moins dans l’autre
le désirable que le désirant ». Ce qui stimulerait
le désir de se dépasser serait ainsi moins la promesse
d’être soi-même comblé que la promesse
de pouvoir combler l’Autre. Comment le système organisationnel
va-t-il justement solliciter chez le sujet le désir inconscient
d’aller au devant du « désirant » ? Et
comment va-t-il faire croire aux employés qu’ils sont
à même de combler ses attentes ?
Le système organisationnel accueille les employés
au sein de l’organisation avec ce que je traduirais par un
discours implicite de l’ordre suivant : « tu es l’employé
idéal, tu es celui qui est en mesure de venir me combler
». Apparaît ainsi une correspondance psycho-organisationnelle
entre ce qui fonde la dynamique subjective du désir et une
modalité de fonctionnement organisationnel qui donne l’illusion
à l’employé non pas de pouvoir le combler (ce
qui arrive dans un second temps), mais de le combler effectivement.
Il ne s’agit donc pas à ce moment-là d’une
adhésion à un Idéal que l’employé
aurait à atteindre, mais d’une place qu’il occupe
à part entière. Cette place se décline d’ailleurs
de différentes manières au sein de l’organisation
: lorsqu’un équipier polyvalent se révèle
correspondre tout particulièrement aux critères d’excellence
de l’organisation (investi, motivé, rapide, avide de
connaître et maîtriser les normes…), il reçoit
une proposition de promotion. Il est alors celui qui vient combler
les attentes du système organisationnel (employé rêvé
des dirigeants, mais également de tous ses supérieurs
directs, dans la mesure où la qualité de leur travail
dépend du sien). Face au désir de l’organisation[3]
(que les employés correspondent à ses critères
idéaux), l’employé qui est passé par
la première phase du processus d’adhésion est
identifié à l’objet a organisationnel [4]. On
repère qu’il s’agit d’une posture passive.
C’est de l’extérieur que cette place lui est
attribuée. Et c’est justement la jouissance qu’il
en retire qui va le faire basculer dans la troisième phase
du processus d’adhésion où il n’aura de
cesse de revenir à ce temps où il était identifié
à « celui qui comble ». L’objet a organisationnel
désigne donc la place de celui qui vient combler les attentes
du système organisationnel :
* l’employé rêvé des dirigeants : celui
qui se conforme à tous les principes prescrits dans les documents
internes et qui demeure un relais de l’esprit de l’entreprise
;
* l’employé rêvé pour son supérieur
direct au sein du restaurant : celui qui respecte les normes et
travaille avec la rapidité nécessaire ;
* l’employé rêvé pour ses subordonnés,
qui n’est pas le même pour tous dans la mesure où
certains souhaitent un responsable qui leur accorde des privilèges
(repas supplémentaires par exemple) alors que d’autres
souhaitent qu’il soit « juste et rigoureux » ;
* l’employé rêvé pour les pairs dépend
du grade hiérarchique : pour les équipiers, c’est
plutôt celui qui fait preuve de loyauté, pour les managers,
celui qui est performant, mais toujours un peu moins que soi, etc.
La liste des employés rêvés des uns et des
autres, bien que non exhaustive, n’en révèle
pas moins les contradictions qui en résultent inévitablement.
Être l’employé rêvé de tous demeure
un projet impossible dans le même temps. Pourtant, l’objet
a organisationnel correspond à l’amalgame de toutes
ces attentes. C’est en ceci qu’il désigne une
place impossible. Néanmoins, même si être l’employé
rêvé de tous dans le même temps est irréalisable,
il n’en demeure pas moins possible d’être identifié
à l’un d’eux de temps à autre. Il se produit
néanmoins l’effet que, bien que partiellement, c’est
totalement que l’employé a le sentiment d’être
identifié à l’objet a organisationnel. Voici
différentes situations résultant de l’organisation
du travail dans le cadre desquelles les employés sont identifiés
à « celui qui comble » :
* la planification des employés ne correspond jamais en
permanence à ce qu’il faudrait réellement comme
présence équipier dans les restaurants pour absorber
l’affluence : les équipiers auxquels on demande de
rester quelques heures complémentaires sont alors appréhendés
comme venant combler/compléter le collectif de travail de
manière indispensable ;
* le responsable de la zone comptoir occupe régulièrement
plusieurs postes en vue de préparer « à la commande
» les boissons, les frites et les desserts glacés ;
il passe ainsi d’un poste à l’autre en vue de
combler sans arrêt les demandes des caissiers ;
* le caissier quant à lui, sert toujours plus vite les clients
afin d’absorber l’affluence ;
* le cuisinier travaille « en flux tendu » pour approvisionner
l’unité de transition des sandwichs et combler les
attentes des caissiers…
Là encore, ma liste n’est pas exhaustive, l’intérêt
étant de montrer comment l’organisation du travail
met sans arrêt les employés au devant du « désirant
», et non pas comme les désirant « eux »
mais comme désirant « un quelque chose » auquel
ils tentent de s’identifier. L’objet a organisationnel
est ainsi une construction imaginaire qui pousse les individus à
se projeter dès lors qu’ils y ont été
identifiés une fois. Il s’agit d’une place qui
n’existe pas dans la réalité, mais qui permet
de délimiter un manque qui stimule la projection. Pourtant,
aussi comblés, libres et autonomes que les employés
se présentent lorsqu’ils évoquent leur vécu
dans le cadre de cette phase, ils se trouvent enfermés dans
une impasse imaginaire.
Adhésion et imaginaire
Le sujet s’identifie à une représentation imaginaire
idéalisée de lui-même dès l’instant
où celle-ci lui est désignée par un nominateur
qu’il investit comme légitime. Cette image, en figurant
une place impossible à occuper, constitue un leurre. Le système
organisationnel initie alors l’aliénation du sujet
: irrésistiblement attiré par le « désirant
», il se perd dans l’illusion de se confondre avec cette
image fictive. Et ce qui fonde la dynamique de son désir,
ainsi que l’objet qu’il poursuit, semblent trouver une
incarnation dans la réalité. Cependant, cette perception
est à la fois hallucinée et fugitive. C’est
pourquoi elle se révèle plus stimulante que satisfaisante
: elle ouvre au désir la voie qui lui permettrait d’essayer
de se réaliser sans pour autant lui donner son objet pour
acquis.
Car c’est à la condition de ne pas être rejoint
que l’Idéal du moi du sujet conserve sa fonction de
« poussée interne » stimulant la projection et
le dépassement de soi. Demeurer captivé par l’illusion
que son Moi a rejoint le Moi idéal organisationnel enfermerait
le sujet dans une impasse. Le système organisationnel, après
avoir encouragé cette confusion, opère alors une séparation
qui a pour effet de transformer le Moi idéal organisationnel
en Idéal que le sujet n’aura de cesse de rejoindre.
L’Idéal du moi, en tant que projet d’identification,
incarne ainsi l’espoir d’un au temps du narcissisme
primaire, temps où le sujet était à lui-même
son propre idéal (Chasseguet-Smirgel, 1999). Ce processus
inconscient se trouve projeté sur la relation que les employés
entretiennent avec l’organisation : la fusion du Moi du sujet
avec le Moi idéal organisationnel, opérée du
fait de l’identification de l’employé à
l’objet a organisationnel, est presque simultanément
initiée puis annulée. Car l’Idéal du
moi, pour jouer son rôle de « poussée interne
» stimulant le sujet en l’incitant à aller toujours
de l’avant, doit conserver sa nature de « promesse »
: la promesse d’une satisfaction toujours plus importante,
eu égard aux sacrifices réalisés et aux frustrations
consenties. L’investissement narcissique de l’employé
par le système organisationnel entretient cette promesse
en lui laissant tout juste présager de ce que pourrait être
la jouissance promise. Le type d’adhésion propre à
cette phase serait ainsi de l’ordre du fantasme. Et il faut
qu’elle le reste. Car si la satisfaction que les employés
en retirent était trop importante, ils n’auraient plus
de raison d’investir l’Idéal du moi organisationnel
et de chercher à le rejoindre dans une quête sans cesse
renouvelée. C’est dans ce subtil mélange de
satisfaction et de frustration, entre principe de plaisir et plaisir
de réalité, que le système organisationnel
maintient les employés dans la dynamique du « toujours
plus ». L’Idéal du moi doit rester accessible
tout en se dérobant sans cesse. C’est dans cet entre-deux
que l’implication et le besoin de dépassement de soi
sont les plus importants.
Le processus d’adhésion des employés à
l’organisation relève ainsi de correspondances psycho-organisationnelles
qu’il est possible d’ordonner selon trois phases successives
: la phase initiatique, la phase fusionnelle et la phase imaginaire.
Ces différentes phases ne sont pas cloisonnées et
peuvent tout à fait se chevaucher, voire s’intervertir.
Un employé peut par exemple passer de la phase imaginaire
à la phase fusionnelle : il peut obtenir une promotion (son
Moi rejoint ainsi de nouveau l’Idéal du moi organisationnel,
que le système l’avait contraint, sur le plan inconscient,
à projeter au devant de lui-même), mais après
avoir dû patienter pendant des mois (mois pendant lesquels
il a investi son travail sur un mode maniaque, à la recherche
de son Idéal perdu). Car l’imaginaire se présente
comme un véritable outil pour le désir, lui donnant
la possibilité de se renouveler, et non de se répéter
(Enriquez, 1997). Mais à partir du moment où la «
promesse » de rejoindre l’Idéal s’étiole,
les satisfactions narcissiques ne permettent plus de voiler la division
du sujet, ni de le prémunir contre les effets de la répétition
: sans but à atteindre, l’imaginaire perd sa fonction
motrice et l’adhésion se désagrège. La
correspondance psycho-organisationnelle entre le désir de
au temps du narcissisme primaire et la promesse de fusion Moi/Idéal
du moi organisationnel maintenait le sujet dans l’adhésion
au système. Mais de multiples éléments, en
venant contrarier cette correspondance, ont également pour
effet d’enclencher le processus de désengagement.
Bibliographie
Anzieu, D. 1971. « L’illusion groupale », Nouvelle
revue de psychanalyse, automne, n° 4, p. 73-94.
Chasseguet-Smirgel, J. 1975. La maladie d’idéalité,
Paris, L’Harmattan, 1999.
Enriquez, E. 1997. Les jeux du pouvoir et du désir dans
l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer.
Freud, S. 1921. « Psychologie des foules et analyse du Moi
», Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque
Payot, 1997.
Huguet, M. 1983. « Structure de sollicitation sociale et
incidences subjectives », Bulletin de psychologie, tome XXXVI,
n° 360, p. 511-517.
Jaques, E. « Des systèmes sociaux comme défenses
contre l’anxiété dépressive et l’anxiété
de persécution », dans A. Levy (textes présentés
par), Psychologie sociale, Textes fondamentaux, tome 2, Paris, Dunod,
p. 546-565.
Kestemberg, E. 1999. L’adolescence à vif, Paris, puf.
La Boëtie. 1983. Discours de la servitude volontaire, Paris,
Flammarion.
Lacan, J. 1962. L’identification, 1977.
Marcelli, D. 2000. « Les copains, l’amie », dans
J.-B. Chapelier et coll., Le lien groupal à l’adolescence,
Paris, Dunod, p. 215-288.
Pagès, M. ; Bonetti, M. ; Gaulejac, V. de. ; Descendre,
D. 1979. L’emprise de l’organisation, Paris, Desclée
de Brouwer, 1998.
Weber, H. 2005. Du ketchup dans les veines, Pourquoi les employés
adhèrent-ils à l’organisation chez McDonald’s
?, Toulouse, érès.
Notes
[1] Mémoires de maîtrise et de DEA, thèse de
doctorat en sociologie.
[2] J’ai choisi de désigner par système organisationnel
l’ensemble des normes, valeurs, règles et principes
produits, revendiqués et véhiculés au sein
de l’organisation par les responsables auprès de leurs
subordonnés (par le biais du discours mais également
des modalités d’évaluation, de formation et
d’organisation du travail). Cette dénomination permet
de ne pas prendre « l’organisation » comme sujet
(en lui attribuant une intentionnalité, des sentiments et
une volonté) et de toujours considérer que les valeurs,
les règles, les principes et les normes prônés
et véhiculés en son nom en son sein ont été
produits à l’origine par le fondateur de l’entreprise
(lui-même influencé par les valeurs légitimes
et prédominantes de son temps) et modifiés par la
suite par tous les dirigeants qui lui ont succédé.
Le système organisationnel désigne ainsi à
la fois l’organisation générale du travail et
la politique de gestion du personnel appliquée entre autres
par les managers.
[3] Il s’agit là d’une représentation
imaginaire.
[4] L’objet a organisationnel est une représentation
imaginaire à partir de laquelle le sujet produit, dès
l’instant où il s’y trouve identifié,
un Moi idéal sans faille, pleinement satisfaisant, qui ne
connaît pas le manque et qui est en mesure de combler parfaitement
le système organisationnel.
Résumé
À la suite de deux années passées à
travailler chez McDonald’s et après avoir gravi les
échelons hiérarchiques d’équipière
polyvalente à responsable de zone, l’auteur s’attache
à mettre en évidence le processus qui conduit une
proportion non négligeable d’employés de la
chaîne à profondément s’investir dans
et pour l’entreprise. Cet article propose une théorisation
du processus d’adhésion des employés à
l’organisation en mettant en évidence des « correspondances
psycho-organisationnelles » entre la structure psychique du
sujet (selon une approche psychanalytique) et ce que l’organisation
du travail au sein des restaurants et les pratiques managériales
à l’œuvre dans l’entreprise permettent de
combler comme aspirations inconscientes chez les employés.
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