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L’adhésion des employés à l’organisation chez McDonald’s
Hélène Weber
Perspectives en clinique du travail

Origine : www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-1-page-117.htm

Hélène Weber « L'adhésion des employés à l'organisation chez McDonald's », Nouvelle revue de psychosociologie 1/2006 (n° 1), p. 117-127.

Hélène Weber, psychologue, docteur en sociologie, membre du Laboratoire de changement social de l’Université Paris VII,

helene.weber (at) tiscali.fr.


McDonald’s se présente comme une entreprise offrant à ses employés des conditions de travail et un contenu d’activité particulièrement contraignants et peu épanouissants (taylorisation des tâches, station debout quasi permanente, horaires décalés, etc.). Pourtant, une proportion non négligeable d’entre eux projette d’y faire carrière et adhère profondément à l’organisation. J’ai fait partie de ceux-là.

J’ai travaillé deux ans dans deux restaurants différents de l’enseigne aux postes d’équipière polyvalente, formatrice, chargée de dépôt et responsable de zone. J’ai appris les normes, formé les équipiers à les respecter et occupé tous les postes du restaurant en cuisine, au comptoir et en salle. J’ai commencé à travailler chez McDonald’s par curiosité. J’y suis restée par envie, puis par passion. Je me suis mise à relever des défis concernant les objectifs financiers d’abord par jeu, puis par goût de la performance et enfin par quête de l’excellence. Et c’est alors que je pensais être pleinement épanouie au sein de l’entreprise que je m’engageais dans une recherche universitaire l’ayant pour objet [1].

En psychologie sociale des organisations, c’est souvent le modèle cognitivo-comportemental qui prévaut lorsqu’il s’agit d’appréhender le versant « psychologique » de l’interaction entre un individu et son environnement. Les protocoles de recherche mettent alors en corrélation différentes variables selon une démarche univoque et linéaire. Le concept d’adhésion est d’ailleurs rarement utilisé lorsqu’il s’agit d’appréhender les raisons qui conduisent un individu à s’impliquer dans une organisation jusqu’à faire corps avec elle (par le biais d’un double processus d’idéalisation et d’identification). Il s’agit bien souvent de prendre le point de vue de « celui qui motive ou doit motiver » plutôt que de celui qui l’est : comment motiver son personnel ? Comment faire en sorte que les employés d’une entreprise déploient le maximum d’efforts afin d’atteindre, voire dépasser, les objectifs fixés, qui sont le plus souvent d’ordre financier ? Les études visent alors à rendre « utile » une théorisation qui permettrait la stimulation desdites motivations.

La question qui m’occupe ici n’est cependant pas d’éclairer les déterminants de l’action mais ceux d’un vécu singulier : l’adhésion aux normes, principes et valeurs véhiculés au sein de l’entreprise. Car c’est ce vécu singulier qui amène les employés à confondre leurs propres intérêts avec ceux de l’entreprise, et le produit de leur volonté avec ce que le système organisationnel[2] attend d’eux, et qui les conduit à déployer toute leur énergie au service de cette unique fin, tout en ayant le sentiment d’être complètement libre de vivre, agir et penser comme bon leur semble : comment se fait-il qu’au sein de l’organisation soient conciliées instrumentalisation et satisfaction maximales des salariés ?

Chez McDonald’s, la réalité concrète de l’activité est une dimension nécessaire à prendre en compte pour celui qui cherche à comprendre le phénomène d’adhésion. S’il s’agissait simplement d’appréhender les interactions entre le comportement des acteurs et les stratégies managériales, ces dernières produiraient les mêmes effets quel que soit le contexte. Or, même si mon projet est également de dégager ce qu’il peut y avoir de structural dans le processus, il demeure néanmoins important de repérer comment l’activité elle-même agit comme une structure de sollicitation de la structure psychique, et trouve à s’articuler de manière plus ou moins efficace avec les dispositifs managériaux.

L’organisation du travail serait ainsi à appréhender selon la même logique que la gestion des ressources humaines. Car chez McDonald’s, des éléments relevant de ces deux structures de sollicitation, définies comme distinctes, renvoient pourtant à des mécanismes psycho-organisationnels similaires. En venant solliciter la structure psychique du sujet, les structures sociales favorisent l’éprouvé d’un vécu singulier (Huguet, 1983). La structure sociale ne détermine donc pas la structure psychique, elle favorise juste l’émergence de certaines de ses manifestations sous la forme « d’incidences subjectives ». Il s’agit cependant de définir et différencier les structures sociales qui sollicitent le sujet (l’organisation du travail, le contenu des tâches à réaliser, le groupe des employés, les dispositifs managériaux…) ainsi que « ce » qui se trouve sollicité chez l’individu (la dynamique entre les instances métapsychologiques, des événements traumatiques relatifs à l’histoire individuelle, des défenses psychologiques inhérentes au développement du sujet…). Selon quels mécanismes ces différentes entités entrent-elles en connexion les unes avec les autres ? Comment théoriser les articulations entre les déterminations sociales et les déterminations psychiques du comportement et du vécu subjectif des individus ?

C’est dans le cadre d’une démarche d’auto-analyse, articulée au travail d’investigation mené auprès de différents employés de l’enseigne, que je me suis attachée à comprendre pourquoi et pour quoi je m’étais tellement impliquée dans et pour une organisation qui m’offrait si peu de raisons objectives de le faire : car concrètement, je ne faisais que vendre des sandwichs, retirer des viandes du gril, passer la serpillière et inciter les équipiers à travailler mieux, plus vite et selon les normes. Les stratégies de gestion des ressources humaines seraient tellement performantes qu’elles m’auraient conduite à nier le contenu même de l’activité ? Jusqu’à me le faire considérer comme stimulant, épanouissant, voire aimable ?

J’ai pu repéré trois périodes successives dans le discours de la plupart des employés de l’organisation qui choisissaient de « faire carrière ». Une première période pendant laquelle l’employé était accueilli au sein du restaurant et trouvait progressivement sa place dans le collectif des équipiers en investissant son travail avec application jusqu’à le maîtriser parfaitement. Une deuxième période pendant laquelle il se sentait reconnu pour son travail et un moment-clé où il envisageait une promotion. Et une dernière période, enfin, où ses aspirations promotionnelles étaient différées sans que ceci amenuise ses ambitions, voire que cela le motive à travailler encore plus. Le vécu d’adhésion se manifeste ainsi de façon distincte en fonction de ces différentes périodes. À la première période correspond une adhésion qui pourrait être verbalisée par les employés de la façon suivante : « Je souhaite trouver ma place parmi les équipiers, je relève les défis qui me sont proposés afin de gagner de faire partie du collectif de travail et d’être reconnu par ses membres. » À la deuxième période correspondrait le discours suivant : « Je me sens valorisé par mes performances, je corresponds aux critères d’excellence de l’organisation, je maîtrise mon travail et j’ai tout pour réussir, j’envisage donc une promotion. » Et enfin, concernant la dernière période : « Je ne suis pas promu dans l’immédiat mais cela ne veut pas dire que je ne suis pas bon, je vais travailler encore davantage pour prouver ma valeur, je suis de toute façon condamné à réussir. » Les employés passent ainsi d’une adhésion basée sur un désir d’appartenance très fort au groupe formé par les membres de l’organisation, à une adhésion fondée sur un sentiment de grande confiance en soi, pour enfin aboutir à une forme d’adhésion prenant appui sur une confiance directe dans le système organisationnel. C’est ce mouvement qui part du groupe pour aller vers l’organisation qui constitue la dynamique propre au processus d’adhésion chez McDonald’s. Mais il n’est pas uniquement le produit de stratégies managériales efficaces. Car même si susciter l’adhésion des employés constitue l’une des priorités de la gestion des ressources humaines de l’entreprise, nous allons voir que les trois étapes du processus décrites résultent de mécanismes complexes et profonds, et non simplement de directives suivies ou de normes appliquées. Mon projet est donc d’exposer pour chacune des trois périodes comment l’organisation du travail et les stratégies managériales agissent comme des structures de sollicitation de la structure psychique. Mon propos visera à clarifier « ce qui sollicite » et « ce qui se trouve sollicité », afin de mettre en évidence leurs correspondances. Car s’il apparaît nécessaire de repérer que différentes sources de détermination « se connectent », « s’articulent », « se sollicitent », « se mobilisent » ou « interagissent dans le cadre d’un système », il faut également s’attacher à définir « quoi ». Enfin, il s’avère indispensable de redonner sa place à l’activité elle-même, qui agit comme une structure de sollicitation au moins aussi importante que les dispositifs managériaux.

Par le biais d’une approche conjointe de l’organisation du travail et du vécu des employés, je vais présenter le processus d’adhésion à l’organisation au moyen de la notion de « correspondance psycho-organisationnelle ». Il s’agira de rendre compte de la façon dont le système organisationnel vient donner l’illusion aux employés de pouvoir combler certaines de leurs aspirations inconscientes.

Adhésion et engagement

Dans le cadre de la première phase du processus d’adhésion, les nouveaux employés recherchent activement la reconnaissance du collectif de travail. « Tenir les cadences » constitue alors un défi à relever. L’adhésion dont ils font preuve renvoie alors au sentiment d’engagement vis-à-vis des pairs. Il s’agit de se conformer pour gagner de n’être plus qu’un parmi les autres. Mais cette quête d’indifférenciation est en réalité une défense. Une défense primaire contre l’anxiété dépressive (Jaques, 1965), une défense contre l’angoisse de morcellement inhérente à la situation de groupe (Anzieu, 1971), une défense contre les différentes menaces de fragilisation identitaire initiées tant par l’organisation du travail (coûts cognitifs liés à la formation en interne, pressions contradictoires du fait de prescriptions qui vont à l’encontre les unes des autres…) que par les pratiques managériales (compétition permanente, mise à l’épreuve et défis à relever…). Enfin, elle est également une défense déployée à l’encontre d’une fragilité identitaire déjà présente chez nombre d’employés avant même qu’ils n’intègrent l’entreprise.

Une majorité d’entre eux sont des étudiants (60 %) dont la moyenne d’âge n’excède pas 22 ans. Il m’est alors apparu pertinent d’envisager que l’adhésion « engagée » pouvait trouver sa source dans des éléments relatifs aux aspirations inconscientes du public adolescent. Car il s’avérait que nombre de caractéristiques de l’organisation du travail et de la gestion des ressources humaines de l’entreprise se trouvaient offrir aux employés ce que les adolescents recherchent : désengagement du lien œdipien par l’investissement des liens entre pairs (Marcelli, 2000) ; recherche d’un pseudo-Idéal du moi, Idéal de transition permettant à l’adolescent de se dégager du lien de soumission au père ; recherche de l’indifférenciation par l’investissement d’un groupe afin de renforcer des assises identitaires peu stables (Kestemberg, 1999). Les pratiques managériales vont alors permettre aux employés de se (re)narcissiser : en favorisant leur identification à l’organisation du fait de la promotion d’une image idéalisée de celle-ci (publicité vantant les mérites de l’enseigne, journaux spécialement édités à l’intention des employés…), en prescrivant des modalités de communication des responsables à l’égard de leurs subordonnés basée sur la notion de « reconnaissance positive », ou encore en assurant la promotion d’un « esprit de corps » entre les employés par l’organisation de soirées réservées aux employés d’un même restaurant. De la même façon, l’organisation du travail va favoriser l’indifférenciation et la cohésion au sein du collectif de travail du fait de l’extrême interdépendance des employés dans le cadre des tâches qu’ils ont à effectuer, du caractère interchangeable des employés à chaque poste rendu possible par la prescription de la polyvalence, du fait d’horaires de travail spécifiques ou de l’usage d’un vocabulaire interne à l’organisation, etc.

L’intégration des employés au collectif passe ainsi nécessairement par une période de mise à l’épreuve. Et dans la mesure où les nouveaux employés se trouvent contraints d’apprendre en interne comment procéder à leur poste, et qu’ils doivent s’adapter à un corpus de normes et de pratiques particulièrement important et contraignant, ceux qui s’y soumettent intègrent également l’Idéal du moi organisationnel (Freud, 1921 ; Pagès, Bonetti, de Gaulejac, Descendre, 1979). L’organisation devient ainsi leur groupe d’appartenance privilégié, et l’ensemble des normes, règles, valeurs et principes prescrits et prônés en son sein devient un système de référence légitime et dominant pour chacun d’eux.

Adhésion et fusion

Dès l’instant où un employé réalise son travail avec application et diligence, il reçoit les marques de reconnaissance du système : « reconnaissance positive » de la part des supérieurs, admiration des subordonnés, envie des pairs. C’est alors qu’il passe de l’illusion groupale (Anzieu, 1971), qu’il partage avec les autres employés, à l’illusion organisationnelle, qu’il éprouve seul à l’égard de l’organisation. Car cette cohésion première avec ses pairs lui a fait remplacer son Idéal du moi par l’Idéal du moi du groupe (Freud, 1921). Or, l’Idéal du moi du groupe est celui de l’organisation (Pagès, Bonetti, de Gaulejac, Descendre, 1979). Le système organisationnel adresse alors une demande à l’employé : demande de travail, de perfection, de motivation… Et bien que jeune, non diplômé et non expérimenté, il est jugé, selon les critères de l’organisation, parfaitement apte à combler les attentes.

Chez McDonald’s, l’individu est reconnu, désiré et investi d’emblée. Le système organisationnel idéalise les employés qui se conforment aux normes prescrites, c’est-à-dire « leur prête une dimension, une valeur, une portée, un éclat qu’ils ne possèdent pas intrinsèquement. Il les exalte en les faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas » (Chasseguet-Smirgel, 1999). Et c’est justement cette image idéalisée d’eux-mêmes qui leur est renvoyée qui va les faire basculer dans la « servitude volontaire » (La Boëtie, 1983). Cependant, ce n’est pas une personne incarnée qui idéalise les employés, c’est conjointement toute une constellation de personnes et de situations. Il ne s’agit donc pas d’une place occupée à part entière mais d’une place désignée que tous tentent d’occuper.

Comme l’a énoncé Jaques Lacan (1962), « ce que cherche le désir, c’est moins dans l’autre le désirable que le désirant ». Ce qui stimulerait le désir de se dépasser serait ainsi moins la promesse d’être soi-même comblé que la promesse de pouvoir combler l’Autre. Comment le système organisationnel va-t-il justement solliciter chez le sujet le désir inconscient d’aller au devant du « désirant » ? Et comment va-t-il faire croire aux employés qu’ils sont à même de combler ses attentes ?

Le système organisationnel accueille les employés au sein de l’organisation avec ce que je traduirais par un discours implicite de l’ordre suivant : « tu es l’employé idéal, tu es celui qui est en mesure de venir me combler ». Apparaît ainsi une correspondance psycho-organisationnelle entre ce qui fonde la dynamique subjective du désir et une modalité de fonctionnement organisationnel qui donne l’illusion à l’employé non pas de pouvoir le combler (ce qui arrive dans un second temps), mais de le combler effectivement. Il ne s’agit donc pas à ce moment-là d’une adhésion à un Idéal que l’employé aurait à atteindre, mais d’une place qu’il occupe à part entière. Cette place se décline d’ailleurs de différentes manières au sein de l’organisation : lorsqu’un équipier polyvalent se révèle correspondre tout particulièrement aux critères d’excellence de l’organisation (investi, motivé, rapide, avide de connaître et maîtriser les normes…), il reçoit une proposition de promotion. Il est alors celui qui vient combler les attentes du système organisationnel (employé rêvé des dirigeants, mais également de tous ses supérieurs directs, dans la mesure où la qualité de leur travail dépend du sien). Face au désir de l’organisation[3] (que les employés correspondent à ses critères idéaux), l’employé qui est passé par la première phase du processus d’adhésion est identifié à l’objet a organisationnel [4]. On repère qu’il s’agit d’une posture passive. C’est de l’extérieur que cette place lui est attribuée. Et c’est justement la jouissance qu’il en retire qui va le faire basculer dans la troisième phase du processus d’adhésion où il n’aura de cesse de revenir à ce temps où il était identifié à « celui qui comble ». L’objet a organisationnel désigne donc la place de celui qui vient combler les attentes du système organisationnel :

* l’employé rêvé des dirigeants : celui qui se conforme à tous les principes prescrits dans les documents internes et qui demeure un relais de l’esprit de l’entreprise ;
* l’employé rêvé pour son supérieur direct au sein du restaurant : celui qui respecte les normes et travaille avec la rapidité nécessaire ;
* l’employé rêvé pour ses subordonnés, qui n’est pas le même pour tous dans la mesure où certains souhaitent un responsable qui leur accorde des privilèges (repas supplémentaires par exemple) alors que d’autres souhaitent qu’il soit « juste et rigoureux » ;
* l’employé rêvé pour les pairs dépend du grade hiérarchique : pour les équipiers, c’est plutôt celui qui fait preuve de loyauté, pour les managers, celui qui est performant, mais toujours un peu moins que soi, etc.

La liste des employés rêvés des uns et des autres, bien que non exhaustive, n’en révèle pas moins les contradictions qui en résultent inévitablement. Être l’employé rêvé de tous demeure un projet impossible dans le même temps. Pourtant, l’objet a organisationnel correspond à l’amalgame de toutes ces attentes. C’est en ceci qu’il désigne une place impossible. Néanmoins, même si être l’employé rêvé de tous dans le même temps est irréalisable, il n’en demeure pas moins possible d’être identifié à l’un d’eux de temps à autre. Il se produit néanmoins l’effet que, bien que partiellement, c’est totalement que l’employé a le sentiment d’être identifié à l’objet a organisationnel. Voici différentes situations résultant de l’organisation du travail dans le cadre desquelles les employés sont identifiés à « celui qui comble » :

* la planification des employés ne correspond jamais en permanence à ce qu’il faudrait réellement comme présence équipier dans les restaurants pour absorber l’affluence : les équipiers auxquels on demande de rester quelques heures complémentaires sont alors appréhendés comme venant combler/compléter le collectif de travail de manière indispensable ;
* le responsable de la zone comptoir occupe régulièrement plusieurs postes en vue de préparer « à la commande » les boissons, les frites et les desserts glacés ; il passe ainsi d’un poste à l’autre en vue de combler sans arrêt les demandes des caissiers ;
* le caissier quant à lui, sert toujours plus vite les clients afin d’absorber l’affluence ;
* le cuisinier travaille « en flux tendu » pour approvisionner l’unité de transition des sandwichs et combler les attentes des caissiers…

Là encore, ma liste n’est pas exhaustive, l’intérêt étant de montrer comment l’organisation du travail met sans arrêt les employés au devant du « désirant », et non pas comme les désirant « eux » mais comme désirant « un quelque chose » auquel ils tentent de s’identifier. L’objet a organisationnel est ainsi une construction imaginaire qui pousse les individus à se projeter dès lors qu’ils y ont été identifiés une fois. Il s’agit d’une place qui n’existe pas dans la réalité, mais qui permet de délimiter un manque qui stimule la projection. Pourtant, aussi comblés, libres et autonomes que les employés se présentent lorsqu’ils évoquent leur vécu dans le cadre de cette phase, ils se trouvent enfermés dans une impasse imaginaire.

Adhésion et imaginaire

Le sujet s’identifie à une représentation imaginaire idéalisée de lui-même dès l’instant où celle-ci lui est désignée par un nominateur qu’il investit comme légitime. Cette image, en figurant une place impossible à occuper, constitue un leurre. Le système organisationnel initie alors l’aliénation du sujet : irrésistiblement attiré par le « désirant », il se perd dans l’illusion de se confondre avec cette image fictive. Et ce qui fonde la dynamique de son désir, ainsi que l’objet qu’il poursuit, semblent trouver une incarnation dans la réalité. Cependant, cette perception est à la fois hallucinée et fugitive. C’est pourquoi elle se révèle plus stimulante que satisfaisante : elle ouvre au désir la voie qui lui permettrait d’essayer de se réaliser sans pour autant lui donner son objet pour acquis.

Car c’est à la condition de ne pas être rejoint que l’Idéal du moi du sujet conserve sa fonction de « poussée interne » stimulant la projection et le dépassement de soi. Demeurer captivé par l’illusion que son Moi a rejoint le Moi idéal organisationnel enfermerait le sujet dans une impasse. Le système organisationnel, après avoir encouragé cette confusion, opère alors une séparation qui a pour effet de transformer le Moi idéal organisationnel en Idéal que le sujet n’aura de cesse de rejoindre.

L’Idéal du moi, en tant que projet d’identification, incarne ainsi l’espoir d’un au temps du narcissisme primaire, temps où le sujet était à lui-même son propre idéal (Chasseguet-Smirgel, 1999). Ce processus inconscient se trouve projeté sur la relation que les employés entretiennent avec l’organisation : la fusion du Moi du sujet avec le Moi idéal organisationnel, opérée du fait de l’identification de l’employé à l’objet a organisationnel, est presque simultanément initiée puis annulée. Car l’Idéal du moi, pour jouer son rôle de « poussée interne » stimulant le sujet en l’incitant à aller toujours de l’avant, doit conserver sa nature de « promesse » : la promesse d’une satisfaction toujours plus importante, eu égard aux sacrifices réalisés et aux frustrations consenties. L’investissement narcissique de l’employé par le système organisationnel entretient cette promesse en lui laissant tout juste présager de ce que pourrait être la jouissance promise. Le type d’adhésion propre à cette phase serait ainsi de l’ordre du fantasme. Et il faut qu’elle le reste. Car si la satisfaction que les employés en retirent était trop importante, ils n’auraient plus de raison d’investir l’Idéal du moi organisationnel et de chercher à le rejoindre dans une quête sans cesse renouvelée. C’est dans ce subtil mélange de satisfaction et de frustration, entre principe de plaisir et plaisir de réalité, que le système organisationnel maintient les employés dans la dynamique du « toujours plus ». L’Idéal du moi doit rester accessible tout en se dérobant sans cesse. C’est dans cet entre-deux que l’implication et le besoin de dépassement de soi sont les plus importants.

Le processus d’adhésion des employés à l’organisation relève ainsi de correspondances psycho-organisationnelles qu’il est possible d’ordonner selon trois phases successives : la phase initiatique, la phase fusionnelle et la phase imaginaire. Ces différentes phases ne sont pas cloisonnées et peuvent tout à fait se chevaucher, voire s’intervertir. Un employé peut par exemple passer de la phase imaginaire à la phase fusionnelle : il peut obtenir une promotion (son Moi rejoint ainsi de nouveau l’Idéal du moi organisationnel, que le système l’avait contraint, sur le plan inconscient, à projeter au devant de lui-même), mais après avoir dû patienter pendant des mois (mois pendant lesquels il a investi son travail sur un mode maniaque, à la recherche de son Idéal perdu). Car l’imaginaire se présente comme un véritable outil pour le désir, lui donnant la possibilité de se renouveler, et non de se répéter (Enriquez, 1997). Mais à partir du moment où la « promesse » de rejoindre l’Idéal s’étiole, les satisfactions narcissiques ne permettent plus de voiler la division du sujet, ni de le prémunir contre les effets de la répétition : sans but à atteindre, l’imaginaire perd sa fonction motrice et l’adhésion se désagrège. La correspondance psycho-organisationnelle entre le désir de au temps du narcissisme primaire et la promesse de fusion Moi/Idéal du moi organisationnel maintenait le sujet dans l’adhésion au système. Mais de multiples éléments, en venant contrarier cette correspondance, ont également pour effet d’enclencher le processus de désengagement.

Bibliographie

Anzieu, D. 1971. « L’illusion groupale », Nouvelle revue de psychanalyse, automne, n° 4, p. 73-94.

Chasseguet-Smirgel, J. 1975. La maladie d’idéalité, Paris, L’Harmattan, 1999.

Enriquez, E. 1997. Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer.

Freud, S. 1921. « Psychologie des foules et analyse du Moi », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1997.

Huguet, M. 1983. « Structure de sollicitation sociale et incidences subjectives », Bulletin de psychologie, tome XXXVI, n° 360, p. 511-517.

Jaques, E. « Des systèmes sociaux comme défenses contre l’anxiété dépressive et l’anxiété de persécution », dans A. Levy (textes présentés par), Psychologie sociale, Textes fondamentaux, tome 2, Paris, Dunod, p. 546-565.

Kestemberg, E. 1999. L’adolescence à vif, Paris, puf.

La Boëtie. 1983. Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion.

Lacan, J. 1962. L’identification, 1977.

Marcelli, D. 2000. « Les copains, l’amie », dans J.-B. Chapelier et coll., Le lien groupal à l’adolescence, Paris, Dunod, p. 215-288.

Pagès, M. ; Bonetti, M. ; Gaulejac, V. de. ; Descendre, D. 1979. L’emprise de l’organisation, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.

Weber, H. 2005. Du ketchup dans les veines, Pourquoi les employés adhèrent-ils à l’organisation chez McDonald’s ?, Toulouse, érès.

Notes

[1] Mémoires de maîtrise et de DEA, thèse de doctorat en sociologie.

[2] J’ai choisi de désigner par système organisationnel l’ensemble des normes, valeurs, règles et principes produits, revendiqués et véhiculés au sein de l’organisation par les responsables auprès de leurs subordonnés (par le biais du discours mais également des modalités d’évaluation, de formation et d’organisation du travail). Cette dénomination permet de ne pas prendre « l’organisation » comme sujet (en lui attribuant une intentionnalité, des sentiments et une volonté) et de toujours considérer que les valeurs, les règles, les principes et les normes prônés et véhiculés en son nom en son sein ont été produits à l’origine par le fondateur de l’entreprise (lui-même influencé par les valeurs légitimes et prédominantes de son temps) et modifiés par la suite par tous les dirigeants qui lui ont succédé. Le système organisationnel désigne ainsi à la fois l’organisation générale du travail et la politique de gestion du personnel appliquée entre autres par les managers.

[3] Il s’agit là d’une représentation imaginaire.

[4] L’objet a organisationnel est une représentation imaginaire à partir de laquelle le sujet produit, dès l’instant où il s’y trouve identifié, un Moi idéal sans faille, pleinement satisfaisant, qui ne connaît pas le manque et qui est en mesure de combler parfaitement le système organisationnel.

Résumé

À la suite de deux années passées à travailler chez McDonald’s et après avoir gravi les échelons hiérarchiques d’équipière polyvalente à responsable de zone, l’auteur s’attache à mettre en évidence le processus qui conduit une proportion non négligeable d’employés de la chaîne à profondément s’investir dans et pour l’entreprise. Cet article propose une théorisation du processus d’adhésion des employés à l’organisation en mettant en évidence des « correspondances psycho-organisationnelles » entre la structure psychique du sujet (selon une approche psychanalytique) et ce que l’organisation du travail au sein des restaurants et les pratiques managériales à l’œuvre dans l’entreprise permettent de combler comme aspirations inconscientes chez les employés.