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Origine : http://lectures.revues.org/6254
Hélène Weber, Du ketchup dans les veines. Pratiques
managériales et illusions : le cas McDonald's,
Erès, coll. « Sociologie clinique », 2011.
« Son livre est l’aboutissement d’une aventure
humaine et intellectuelle fascinante » écrit Vincent
de Gaulejac, préfacier du livre d’Hélène
Weber, Du Ketchup dans les veines. Pratiques managériales
et illusions : le cas McDonald’s. Effectivement, l’auteure
retrace dans cette production, un double parcours, à la fois
d’étudiante travaillant chez McDonald’s pour
subvenir à ses besoins, puis de chercheure engagée
dans une thèse. À partir de plusieurs positions sociales
différentes, elle observe donc les pratiques managériales
chez McDonald’s et opère une œuvre de sociologie
clinique où elle est aux prises à la fois avec son
adhésion passionnée à l’esprit de l’entreprise
qui l’emploie et aux exigences de la sociologie, notamment
en ce qui concerne le paradigme nécessaire de la distanciation.
Après une année de lycée pas trop fameuse et
passée à cirer le blanc dans son club de volley-ball,
l’auteure est entrée chez McDonald’s quasiment
sans autre but que de découvrir ce qu’il y avait derrière
une marque qui la séduisait. Pendant deux ans, elle fait
donc son expérience avec enthousiasme et passion, voire avec
« l’insouciance des débutantes » au sein
d’un restaurant de la chaîne à Montparnasse.
Illustrant l’emprise psychologique de McDonald’s sur
ses employés, elle écrit par exemple : « le
fait est que quand le reste ne marche pas particulièrement
bien, se retrouver dans un lieu où tout vous réussit
(le travail, les amis, le petit ami…) vous redonne le sentiment
d’exister ». Elle y rencontre d’ailleurs son futur
mari.
L’une des spécificités de ce livre est la manière
dont l’auteure justifie son entrée chez McDonad’s
puis comment elle détermine son projet universitaire par
rapport à cette même marque : « j’avais
décidé, l’année qui suivait, de poursuivre
des études en sociologie, et je me disais que coupler mon
terrain de recherche avec mon lieu de travail serait un gain de
temps appréciable. J’avais en plus une idée
qui me semblait originale : réhabiliter McDonald’s
aux yeux de ses détracteurs ». On ne pouvait dire que
l’impératif de la distanciation allait être respecté
puis que le rapport au terrain commençait dès le départ
à répondre de l’affectif. Hélène
Weber a d’ailleurs l’honnêteté intellectuelle
de souligner que sa vie professionnelle, sa posture de chercheure
et sa vie de couple s’entremêlèrent sur le même
lieu et ne garantissaient pas forcément une certaine objectivité
dans son appréciation des faits dans la suite. Pourtant on
peut constater après avoir lu l’ouvrage que l’auteure,
dans sa peau d’employée de la McDonald’s s’est
longtemps pliée aux normes édictées et fait
preuve d’une ambition à nulle autre pareille pour gravir
les échelons et que son intérêt et son enthousiasme
pour son travail ont décru dès lors qu’elle
n’avait plus la possibilité de progresser au niveau
des fonctions de l’organisation, en raison de son statut de
travailleuse à mi-temps. L’objectif de l’auteure
dans ce livre est de répondre à une question : «
Comment comprendre l’implication dans l’entreprise des
employés de McDonald’s qui adhèrent au système
? Pourquoi se révèle-t-elle si intense et si profonde
? ». Son projet vise alors à « dégager
les mécanismes d’emprise de l’organisation sur
ses employés, à partir d’une analyse précise
des conditions et de l’organisation du travail en son sein,
pour ensuite dégager […] ce qui vient correspondre
et donc combler certaines des aspirations conscientes inconscientes
des employés ». Dans une entreprise où l’organisation
du travail incarne la phase ultime du processus de rationalisation
des tâches et de leur articulation selon les principes tayloriens,
fordiens et ohnistes au sens de Ritzer (1998), la chasse aux temps
morts est de mise et tout mouvement scientifiquement analysé
et pensé pour donner lieu à une entreprise appliquant
massivement le principe de normalisation, dans des conditions de
travail sanitaire et psychologique désorganisant la vie des
employés et ultra-contraignantes, au moment même où
ces derniers se déclarent satisfaits en grande majorité
de cette expérience d’un travail massivement parcellisé
et programmé. C’est bien là un grand paradoxe
qu’Hélène Weber essaie de décrypter «
de l’intérieur » avec un regard parfois critique,
parfois engagé, en rappelant que « le travail peut
ainsi être valorisé malgré les souffrances qu’il
cause ».
Dans le premier chapitre, l’auteure présente à
partir de quatre points de vue distincts, l’organisation aux
profanes : d’abord son propre point de vue basé sur
son expérience intra muros, ensuite le point de vue des employés,
le discours des dirigeants et le discours du « système
organisationnel » (normes, valeurs, règles…)
incarné par les documents internes destinés à
la formation et à l’évaluation des performances.
Chaque poste est méticuleusement décrit et les gestes
optimisés pour favoriser un service rapide et un gain de
temps conséquent.
On apprend ainsi que l’entreprise préfère recruter
en temps partiel des jeunes sans expérience que l’opportunité
d’obtenir un premier emploi rend docile et dynamique. La flexibilité
des horaires permet par ailleurs aux étudiants d’adapter
leur temps de présence au sein de l’entreprise même
si à la longue il leur devient difficile de concilier leur
travail au restaurant avec leur emploi du temps universitaire. De
même l’origine populaire de la plupart des employés,
conjuguée avec leur appartenance à des filières
universitaires « moins sélectives’ » comme
les sciences humaines ou sociales qui offrent un avenir incertain
du fait de débouchés très limités favorise
l’adaptation de ces étudiants au principe de méritocratie
institués par l’entreprise. Il en résulte une
compétition assez raide entre le champ universitaire et le
McDonald’s, ce qui tourne semble-t-il à l’avantage
de cette dernière qui n’hésite pas à
faire l’apologie des opportunités de promotion et de
formation aux employés transformés en « équipiers
polyvalents » afin de pouvoir servir à plusieurs postes.
« Chez McDo, vous faites rarement une seule chose à
la fois, ou alors pas pour longtemps » et les employés
s’efforcent d’améliorer les chiffres d’affaires
par le biais des ventes suggestives et de leur rapidité à
mémoriser plusieurs commandes et à faire servir rapidement.
Finalement, les plus motivés se retrouvent avec Du ketchup
dans les veines, plutôt que du sang !
Les deuxième, troisième, et quatrième chapitres
illustrent le fonctionnement organisationnel, de McDonald’s
en insistant sur les mécanismes de pouvoir qui font de l’entreprise
un champ légitime de normes acceptées et intégrées
par les employés. Si McDonald’s est très hiérarchisé
et ultra-normalisé, le principe de rationalisation de l’action
a introduit une forte dépendance entre les différents
employés et responsables tout en développant un mécanisme
de dépersonnalisation du pouvoir malgré l’incarnation
d’une autorité, notamment par le manager. « c’est
le manager qui gère l’organisation du travail effectué
sur « son » terrain… il est considéré
par les employés comme étant celui qui décide
et auquel on obéit ; Il transmet les règles et représente
donc l’autorité des dirigeants… Les deux attributions
du manager qui lui donnent le plus de pouvoir, outre le fait d’être
officiellement désigné comme étant «
le responsable du restaurant », sont la gestion du football
field1 et le fait de voter lors des évaluations et de l’attribution
des promotions ». Il faut cependant souligner que la fabrique
externe des normes (depuis le siège et non pas dans chaque
restaurant) favorise d’une certaine manière l’adhésion
des employés à ces règles venues d’ «
en haut » tout en leur laissant une certaine marge de manœuvre
sur le terrain pour gérer les incertitudes et le quotidien.
L’auteure souligne par exemple le cas de ces recommandations
insistant sur l’hygiène dans les cuisines notamment
en matière de lavage des mains alors même que les tabliers
enfilés après lavages des mains sont soit sales soit
trop humides ; ou encore, le viol des normes par les responsables
et les plus anciens eux-mêmes. On assiste donc à une
certaine accommodation des règles au seul motif de stimuler
la production et de rentabiliser le restaurant en faisant davantage
de bénéfices. C’est dire que la forte rationalisation
des procédés et processus et l’institution d’une
panoplie de normes formelles n’empêche pas les agents
de l’organisation de procéder à leurs propres
réglages afin de concourir au but premier de l’entreprise,
la rentabilité, dans un contexte de capitalisme exacerbé
et d’exploitation massive d’une main-d’œuvre
qui intériorise les contraintes de l’entreprise et
arrive à s’identifier à elle. D’ailleurs,
la rentabilité de l’entreprise est tributaire du processus
d‘incorporation, lui-même étape sur le chemin
de l’intériorisation des contraintes. La cohésion
de l’organisation est alors produite par les employés
eux-mêmes.
Pour cause, les deux chapitres suivants éclairent le processus
par lesquels ces derniers peuvent combler leurs aspirations inconscientes
en adhérant aux normes et valeurs de l’organisation.
En effet de l’initiation dès l’entrée
au restaurant à la phase d’adhésion aux valeurs
de l’imagination, l’employé est amené
à intégrer de nouveaux codes langagiers, une nouvelle
manière de fonctionner, un nouvel environnement où
tout est conditionné et défini avec précision
afin de l’inscrire dans la logique d’un travail taylorisé
avec pour obsession unique, un gain de temps à tous niveaux.
« Chez McDonald’s, le processus d‘adhésion
participe à abolir toute distance entre le sujet et l’organisation,
comme si, là encore, l’un et l’autre finissaient
par ne faire plus qu’un » et « tout ce qui est
relatif à l’organisation vient envahir l’ensemble
des champs de la vie des employés » confirme l’auteure,
du haut de ses deux années d’expérience au sein
de cette organisation. Il se produit alors une sorte de fusion entre
le sujet et l’organisation, le premier intégrant totalement
le second qui devient une sorte de matrice pour lui. Se retrouvant
ainsi pris dans un système auquel il s’est assujetti
et qui l’immerge inconsciemment, l’employé se
pense dans un système parfait par lequel il respire, pense
et agit, et développe toutes sortes d’illusions. Il
ne peut quasiment plus rien faire en dehors du système, ainsi
que le montre tout au long du livre, le témoignage d’Hélène
Weber elle-même. Le processus d’adhésion, au
sens de l’auteure, relève de correspondances psycho
organisationnelles constitué de trois phases successives
que sont la phase initiatique, la phase perverse et celle imaginaire.
L’ « illusion organisationnelle » dans laquelle
se retrouve l’employé ne se rompt qu’au moment
même où le capital intériorisé est remis
en question et déconstruit.
Le septième et dernier chapitre statue d’ailleurs
sur quelques mécanismes de désengagement du système
McDonald’s, intervenant au cours de la phase imaginaire. Pour
rompre l’accoutumance créée, l’auteure
a dû malgré elle passer par une phase de critiques
graduelles à la suite d’un changement d’autorité
hiérarchique. Le break était fait, heureusement pour
elle d’ailleurs puisque ceci allait lui permettre de prendre
de la distance afin d’effectuer son « terrain »,
avec plus ou moins de parti pris. « Pour apprendre à
me distancer de mon propre vécu, j’ai d’abord
réappris à observer mes collègues de travail…
je questionnais… et plus ils me répondaient, plus je
doutais de moi ; plus ils argumentaient, moins mes hypothèses
de départ me semblaient pertinentes » « je n’ai
pu réellement commencer le travail d’analyse de contenu
qu’à partir du moment où je ne travaillais plus
chez McDonald’s et que je ne partageais plus la vie d’une
personne qui souhaitait y faire carrière ». Une fois
ayant pris ses distances avec l’univers fantasmé du
restaurant, l’auteure se rendra compte des travers de l’organisation
et de biens d’autres dysfonctionnements qu’elle n’avait
pas su/voulu voir durant deux années d’intense engagement.
Écrit dans un style accessible et parfois passionné,
le livre d’Hélène Weber retrace une expérience
vécue dans les entrailles des restaurants McDonald’s
par elle-même. Entrée quasiment sans but fixe que de
faire l’apprentissage du monde du travail, elle se retrouve
immergée par les normes et la philosophie de l’entreprise,
au point d’y résumer finalement sa propre vie. Cependant,
une fois les limites des possibilités qui lui étaient
offertes atteintes, elle subira une sorte de chute de tension qui
l’amènera à prendre du recul pour commencer
à s’interroger sur les motivations de son engagement
et surtout le sens de cet engagement. Au-delà des habituelles
« immersions » demandées aux étudiants
en sociologie lors de travaux de terrains pour valider leurs cursus
académiques, l’expérience d’Hélène
Weber, au départ sans enjeu académique mais finalement
partie intégrante de sa thèse de doctorat illustre
non seulement les ressorts contemporains d’une organisation
hypernormative et standardisée mais aussi et surtout éclaire
la question du rapport du chercheur au terrain, entre engagement
et distanciation, entre perceptions psychosociologiques et conditionnements
psychologiques, entre règles extérieurement élaborées
et leur réappropriation à l’interne par les
employés.
Entre immersion et submersion, Hélène Weber nous
entraîne avec force passion au cœur de l’univers
de McDonald’s pour y poser les regards de l‘analyse
psychologique et sociologique (notamment celle clinique) du travail
et de l’organisation. Le mérite de cet ouvrage est
d’analyser à la lumière de pratiques organisationnelles
formelles et informelles, le « vécu subjectif »
des employés à la recherche d’une reconnaissance
sociale et d’une satisfaction personnelle, pour sortir de
« l’erreur objective qui consiste à omettre d’inclure
dans l’analyse la vérité subjective contre laquelle
il a fallu rompre pour construire l’objet de l’analyse
: l’investissement dans le travail… » (cf. Bourdieu,
1996)2. Si l’on peut reprocher à l’auteur son
trop fort engagement dans l’organisation, ce qu’elle
reconnaît d’ailleurs, qui pourrait compromettre l’objectivité
de son analyse, en considérant son propre processus de «
désengagement » on peut crédibiliser la validité
scientifique de son travail, qui au demeurant, apparaît comme
une riche et excellente « analyse de l’intérieur
» telle que suggérée par les canons de la sociologie
pratique. Elle montre que la sociologie peut être concrète
et appliquée à la vie quotidienne.
Du ketchup dans les veines est sans doute un ouvrage majeur dans
la compréhension du phénomène organisationnel
contemporain qu’est McDonald’s à l’heure
du capitalisme sauvage et de l’ère du consumérisme,
mais aussi un ouvrage d’intérêt pour non seulement
les étudiants et passionnés de la sociologie des organisations
mais aussi pour les managers et tous ceux qui s’intéressent
à l’entreprise.
Notes
1 Planning de l’ensemble des équipiers, swings et hôtesses
présents sur le terrain, à partir duquel, le manager
de quart décide de l’affectation de chacun à
chaque poste.
2 Bourdieu, Pierre, 1996. « La double vérité
», Actes de la recherche en sciences sociales, septembre,
n° 114, p. 89-90.
Bibliographie
François Eymard-Duvernay (dir.), Epreuves d'évaluation
et chômage [livre]
Delphine Serre (dir.), « Légitimités culturelles
», Actes de la Recherche en sciences sociales, n°191-192
[revue]
Denis Retaillé, Les lieux de la mondialisation [livre]
Atlas des pays arabes. Des révolutions à la démocratie
? [livre]
Marie Cartier, Odile Join-Lambert (dir.), « Promotions et
migrations administratives : histoire, ethnographie, approches croisées
», Travail et emploi, n°127 [revue]
Marwan Mohammed (dir.), Les sorties de délinquance. Théories,
méthodes, enquêtes [livre]
Marie Cartier, Odile Join-Lambert (dir.), « Promotions et
migrations administratives : histoire, ethnographie, approches croisées
», Travail et emploi, n°127 [revue]
Françoise Gavillet-Mentha, Un métier désenchanté.
Parcours d'enseignants secondaires 1970-2010 [livre]
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Elieth P. Eyebiyi, « Hélène Weber, Du ketchup
dans les veines. Pratiques managériales et illusions : le
cas McDonald's », Lectures [En ligne], Les comptes rendus,
2011, mis en ligne le 05 septembre 2011,
http://lectures.revues.org/6254
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