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CRITIQUE COMMUNISTE N°168, PRINTEMPS 2003
Critique des médias, critique de la domination Henri Maler
Publié le mercredi 14 mai 2003
ENTRETIEN AVEC HENRI MALER
Concentrations et marchandisation de l’information
- La publicité - L’information politique
1. L’explosion médiatique et le désengagement
de l’Etat donnent l’impression d’un extraordinaire
pluralisme de l’information et d’une liberté
sans frein... Impression souvent contredite par les sentiments d’uniformité
dans la médiocrité, d’ennui, voire de manipulation
qui sourdent des grands médias, en particulier télévisuels.
Quelles sont les articulations cachées qui permettent de
rendre compte de cette contradiction ?
La pluralité des titres de presse, des stations de radio,
des chaînes de télévision n’implique pas
mécaniquement la diversité des contenus. Bien au contraire
: la confusion entre pluralité et diversité permet
d’entretenir l’illusion du pluralisme quand celui-ci
ne cesse de se restreindre.
D’abord, en France, le nombre de médias généralistes
" traditionnels " tend à diminuer. Ce qui explose,
ce sont plutôt la presse magazine et spécialisée,
les radios ciblées, les chaînes thématiques.
Et sur chacun de ces " créneaux ", les entrepreneurs
en médias se livrent une concurrence acharnée en s’efforçant
de séduire des consommateurs avec des " produits "
souvent interchangeables, parce qu’ils sont conçus
et testés en fonction des mêmes enquêtes de marketing.
Ensuite, la plupart des médias pratiquent, pour étendre
une expression propre à la télévision, une
programmation fédérative (ou, si l’on veut,
consensuelle), qui s’efforce, non de satisfaire des besoins
ou des aspirations différenciés, mais d’agglomérer
des consommateurs, en dissuadant le moins grand nombre possible
de ceux qui se présentent sur le marché. Cette programmation
fédérative, on l’a compris, obéit à
une logique strictement commerciale. Le règne de l’audimat,
ce n’est pas, ou pas seulement - contrairement à ce
que l’on voudrait nous faire croire - le règne de l’audience
: quel mal y aurait il pour un média de service public à
rechercher la plus large audience possible (du moins si celle-ci
correspond aux fonctions que l’on peut assigner à une
service public) ? Le règne de l’audimat, c’est
le règne de l’audience instantanée, évaluée
en termes essentiellement quantitatifs. La satisfaction se mesure
... au faible taux d’insatisfaction ou de désertion
statistiquement avérée des lecteurs-auditeurs-télespectateurs.
Et cette audience-là est devenue un critère autonome,
indépendant du contenu.
Les journaux télévisés, en particulier, obéissent
à cette logique : maintenir le plus fort taux de présence
(ce qui ne veut pas dire d’intérêt actif) des
téléspectateurs. Poussée à la limite,
cette logique transforme ces journaux télévisés
en " produits d’appel ", indispensables à
la réputation de la chaîne (c’est-à-dire
de la " marque "), chargés de conduire les téléspectateurs
d’un écran publicitaire à un autre. Cette limite
est atteinte dans les pays où les journaux télévisés
sont entrecoupés de publicités.
La marchandisation généralisée de l’information,
du divertissement et de la culture est, me semble-t-il, le ressort
à peine caché de la contradiction apparente que tu
évoques.
2. Comment peut-on expliquer le mécanisme qui permet
de faire de l’information une marchandise ?
Sans doute cette marchandisation n’est-elle pas totalement
nouvelle : les médias sont depuis longtemps des entreprises
dont le financement dépend de la publicité et, pour
la presse écrite, des chiffres de vente. Et les concentrations
dans la presse française, une fois passée la période
consécutive à la Libération, n’ont cessé
de se développer : il suffit d’évoquer le nom
d’Hersant. Ce qui est nouveau c’est l’ampleur
des concentrations, leur caractère transnational et surtout
leur rôle. Les entreprises médiatiques ne sont pas
la proie des concentrations et de la mondialisation capitalistes
: elles en sont des acteurs. Ce ne sont pas seulement des entreprises
multimédia, mais des pieuvres tentaculaires qui déploient
leur activité dans des domaines de plus en plus étendus
- des ventes d’armes (ou de béton) à la bande
dessinée, de l’information aux parcs de loisir - et
qui essaient d’imprimer un style de vie liés à
leurs " marques " (et aux ressources publicitaires qu’elles
escomptent). Ce ne sont pas seulement des entreprises concentrées,
mais des entreprises financiarisées (" boursi-côtées
") : elles ne se bornent pas à viser une rentabilité
nécessaire à leur survie ou à leurs investissements,
mais cherchent à dégager des profits à des
taux comparables à ceux des autres secteurs d’activité.
Leur premiers clients ce sont les actionnaires et les publicitaires
: au point que même une presse qui perd des lecteurs - comme
certains " magazines féminins " - se réjouit
(y compris au sommet des rédactions ) de ses succès
commerciaux. Enfin, et par conséquent, ce sont des entreprises
qui tentent de " formater " la pensée et l’imaginaire
d’une clientèle dont les besoins et les aspirations
sont façonnés pour constituer une " demande ".
Une « demande » qui, dans sa version commerciale la
plus répandue, coïncide curieusement, pour reprendre
le cas des magazines « féminins », avec l’offre
de cosmétiques.
3. Analyse convaincante du système côté
médias.
Mais pourquoi ça marche, côté public ? La médiocrité
générale répond-elle à une " demande
" elle-même médiocre du public ?
Si ça marche, c’est justement parce que la «
médiocrité », c’est le règne de
la moyenne, et non de la diversité. Et TF1 peut se féliciter
de ses chiffres d’audience et en particulier des chiffres
d’audience de ses journaux télévisés
et de ses émissions de jeux et de variétés.
Mais, une fois passés au tamis de la critique, les sondages
eux-mêmes montrent la faible crédibilité des
médias et des journalistes en matière d’information
et l’insatisfaction de publics divers en matière de
programmes de divertissement.
Bien sûr, les mêmes sondages semblent indiquer que
la majorité du public fait plus confiance à la télévision
(ou à la radio) qu’à la presse écrite
en matière d’information. Mais on peut difficilement
imaginer que les consommateurs se désolidarisent brutalement
du produit dont ils se servent le plus. Bien sûr, les mêmes
téléspectateurs qui réclament plus de documentaires
ou d’émissions réputées " culturelles
" se précipitent souvent sur les émissions les
plus " populaires " et/ou les plus " démagogiques
". Mais cette contradiction n’est pas ou n’est
pas seulement un signe de duplicité. Ne cédons pas
aux illusions produites par les " sondages " - cousins
des " études de marché " : l’analyse
du rapport entre l’offre et la demande dissimule les effets
de l’exploitation et de l’oppression qui façonnent
la demande médiatique elle-même. Les goûts et
les motivations sont socialement dépendants des niveaux d’éducation
et des conditions d’existence. Des conditions d’existence
« médiocres » ou misérables ne prédisposent
pas aux loisirs « raffinés », mais plutôt
à vivre, parfois douloureusement, des contradictions fortes
entre ses aspirations, voire ses exigences, et la possibilité
de les satisfaire. C’est pourquoi il faut se méfier
d’un terme comme « médiocrité »
et, plus généralement, de l’ethnocentrisme de
classe sous-jacent à certaines condamnations des émissions
populaires. Après tout, il existe un style « people
» pour cadres supérieurs (lire Le Nouvel Observateur
ou certains suppléments du Monde) qui n’est pas moins
« médiocre » qu’une émission comme
« C’est mon choix ».
4. Si l’on admet que les médias et les journalistes
se présentent - et devraient être - des acteurs clés
de la démocratie, comment s’expliquent des
traitements de certains faits divers, par exemple liés au
thème de l’insécurité, qui ont un fort
impact politique, au-delà d’un hypothétique
contrôle conscient et maîtrisé : Logique du système
et effets d’inertie ? Réponse démagogique à
une aspiration populaire ? Manipulation ?
La manipulation quand elle existe (et elle existe !) est plus souvent
qu’on ne le croit l’effet d’une dynamique que
le produit d’une intention. Mieux : à ne dénoncer
que les manipulations et les désinformations intentionnelles,
on risque de n’attirer l’attention que sur les "
bavures " les plus voyantes et de se dispenser d’analyser
des effets moins visibles. Ceux-ci dépendent de séries
causales qui paraissent indépendantes les unes des autres
: la recherche de l’audience commerciale - déjà
évoquée -, l’origine, la formation et la position
sociale des journalistes, la constitution de consensus délétères
et l’effacement apparent des oppositions politiques les plus
fortes, etc. Mais ce faisceau de facteurs différents tend
à faire système, en dépit des tensions et des
conflits qui persistent : un ajustement quasi général
à la " pensée de marché ". La démagogie
se confond avec le commerce. Et ce qui se présente d’abord,
comme c’est le cas avec le thème de l’insécurité,
sous forme d’un ajustement à la demande, devient à
peu à peu une construction médiatique très
ciblée (le " problème de l’insécurité
", à la fois englobant et exclusif, puisqu’il
exclut l’insécurité économique et sociale),
pour finir par la mise à découvert consciente et délibérée
d’arrières pensées qui, justement, ne sont pas
des pensées, mais des automatismes sociaux à peine
régulés.
5. La publicité est non seulement omniprésente
sur les écrans, mais ses modalités d’influence
semblent agir sur la communication dans son ensemble, y compris
politique... Comment analyser sa puissance au sein même du
système ?
Je partage ton point de vue : ce serait naïveté de
croire que l’impact de la publicité se limite à
celle des écrans et des pages de publicité. Ce n’est
même pas une simple question de quantité. La publicité
diffuse avec elle une culture publicitaire qui, comme le soutient
Marie Bénilde, contamine tout ce qu’elle touche et
tout ce qui la touche. L’un des premiers effets du matraquage
publicitaire, c’est de laisser penser que toute forme de communication
n’est efficace qu’à condition d’obéir
aux règles marketing du matraquage. Que la force d’un
slogan tient à son caractère de slogan. Que l’esthétique
publicitaire est la forme supérieure de l’esthétique.
Un second effet en découle aussitôt : la culture publicitaire
envahit tous les espaces, mêmes ceux qui sont en principe
affranchis de la publicité. Toutes les formes de promotions
étant réputées culturelles, toutes les émissions
réputées culturelles deviennent des émissions
de promotion. C’est à peine si l’on peut distinguer
un entretien fictif en faveur d’une marque de lessive et un
entretien effectif en faveur d’un échange d’arguments.
La promotion dévore la discussion et la critique : et le
monde des idées (" Le Monde des Idées ",
c’est le titre marketing pour Le Monde de l’émission
d’Edwy Plenel sur LCI...) ressemble à s’y méprendre
au monde des marques.
6. En politique, l’art de la " petite phrase
" ?
C’est un exemple éclairant de ce que l’on pourrait
appeler la " boucle médiatique " : une forme de
causalité circulaire. Des journalistes, surtout à
la radio et à la télévision, ne retiennent
d’un discours que la " formule choc ", brève
et incisive comme un slogan publicitaire. Des responsables politiques
(et leurs conseillers en communication publicitaire) répondent
à la " demande " (d’autant plus volontiers
qu’ils sont eux-mêmes demandeurs et peu enclins, au
sein des partis dominants, à expliquer leurs " expertises
"). Des journalistes - souvent les mêmes que les premiers
- déplorent alors que les discours politiques se limitent
à des " petites phrases " ou à des slogans
: ceux-là mêmes qu’ils ont co-produits. Et la
ronde continue...
7. Pour synthétiser, peut-on parler d’un travail
politique anti-politique à propos d’une partie de l’activité
des médias ?
On peut à la fois dire que l’activité des médias
est anti-politique et très politique. Elle est directement
anti-politique quand, dans les médias spécialisés
- je pense notamment aux " féminins ", comme on
dit dans la presse - elle renvoie toutes les questions sociales
à des solutions mercantiles ou privées ; quand, dans
les médias généralistes, elle mélange
divertissement et information, personnalisation du politique et
dépolitisation des personnalités. Mais en ce sens,
elle est très politique : cette " politique de la dépolitisation
", pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, est parfaitement
ajustée aux politiques libérales ou social-libérales.
Le recouvrement des formes collectives du débat démocratique
par la mise en scène personnalisée du débat
médiatique, la réduction des protagonistes de l’action
politique à ses représentants institutionnels, la
stigmatisation de la contestation radicale au nom des mirage des
propositions « réalistes » : tout cela concourt,
avec la transformation des problèmes sociaux en répertoire
de faits divers, à imposer une représentation de l’action
sociale et politique qui la dérobe à l’action
des dominés, ainsi qu’ à l’action des
mouvements sociaux et forces politiques qui s’en réclament.
C’est pourquoi une politique de la rébellion et de
l’émancipation est en conflit direct et permanent avec
l’activité dominante des médias dominants.
Henri Maler
CRITIQUE COMMUNISTE N°168, PRINTEMPS 2003
Critique des médias, critique de la domination (fin)
Henri Maler
Publié le mercredi 14 mai 2003
ENTRETIEN AVEC HENRI MALER
La critiques des médias - Médias et contestation
- Quel rôle pour Acrimed
8. Entre complaisance obligée et démonisation
stérile, quelle approche critique des médias est-elle
possible ? Comment Acrimed voit son rôle ?
Sans doute faut-il dépasser la fausse alternative entre
complaisance et démonisation. Mais à condition de
commencer par prendre la mesure, en termes de rapports des forces,
de l’asymétrie qui existe entre une complaisance plus
souvent délibérée qu’obligée et
une démonisation d’autant moins stérile qu’elle
est très rare.
La complaisance à l’égard des médias,
quand elle n’émane pas des forces qui s’accommodent
de leur domination parce qu’elles s’accommodent de toutes
les formes de domination, procède souvent d’exigences
légitimes : comment rendre visible son action et audibles
ses propositions sans tenir compte des médias dominants ou
intervenir en leur sein ? Le refus de la complaisance ne consiste
pas à éluder cette question. Mais la complaisance
commence quand on ajuste sa critique des médias aux besoins,
parfois illusoires, de recourir à leur audience. Et quand,
au nom des compromis nécessaires, on passe aux compromissions
aveugles ou consenties. Chacun sait qu’il n’existe aucune
frontière étanche et définitivement tracée.
Mais elle est allègrement franchie quand toute une rhétorique
argumentative dispense même de s’interroger : l’univers
des médias dominants devient alors d’une " complexité
" telle qu’il cesse d’exister comme instrument
de domination ; il est pétri de tant de " contradictions
" que tout est bon pour les exploiter ; il est peuplé
de tant de " partenaires " qu’il n’est plus
un adversaire ; il incite à faire tant de " distinctions
" qu’à la fin plus aucune ne s’avère
pertinente. Et en fin de course (à moins qu’il ne s’agisse
de la ligne de départ), il ne reste plus, à défaut
de cible dans les médias dominants, qu’à s’inventer
un autre adversaire prioritaire : le " gauchisme " (comme
on a pu le lire sous la plume de Philippe Corcuff en de multiples
occasions ou sous la signature de Philippe Val, à qui l’ont
doit cette pensée fulgurante, nuancée par un adverbe
: « la gauche qui se voue exclusivement à la critique
des marchés et des médias est condamnée à
voler aussi bas que le Front national ».).
C’est vrai : toute prise de position simplifie. Mais la subtilité
toujours souhaitable des analyses ne doit pas servir d’alibi
qui dispense de prendre position et qui justifie tous les accommodements.
Or les risques d’accommodements sont d’autant plus puissants
que les médias dominants exercent une censure permanente
contre ceux qui contestent ouvertement leur domination. La critique
des médias a un coût fort élevé qui menace
de voir réduit au silence l’individu ou le collectif
qui s’y risque. Toute critique du Monde est un crime de lèse-Le
Monde. Faut-il pour autant se taire ? Faut-il se taire sur la politique
de la direction de France-Culture, sous prétexte que l’on
connaît dans la chaîne des producteurs bien placés
? Faut-il se taire sur le mélange des genres entre émissions
d’information et émissions de variétés,
sous prétexte que l’on espère être invité
à l’une d’entre elle ? Faut-il vraiment accepter
de faire le clown parmi les clowns pour toucher le plus grand nombre
? Faut-il accepter de participer à n’importe quel débat,
au risque de ne jamais en contester la légitimité
? Et pour offrir aux médias dominants les gages de bonne
conduite qu’ils attendent, est-il indispensable de réserver
ses flèches, devenues subitement acérées, à
ceux qui " démoniseraient " les médias,
après avoir développé tant de trésor
de compréhension à l’égard de ces derniers
et à l’égard de ceux qui en sont les principaux
tenanciers ?
Cela dit, il ne faut pas prêter aux médias la conscience
qu’ils n’ont pas et plus de puissance qu’ils n’en
ont. Là commencerait ce que tu appelles la " démonisation
". Les chiens de garde de l’espace médiatique
ne sont ni des marionnettes entièrement tenues par les fils
du capitalisme, ni des sujets omnipotents, maîtres d’un
jeu dont ils fixeraient seuls les règles. La puissance qu’ils
s’attribuent est moindre que celle qu’ils exercent ...
ou qu’ils exerceraient si on ne leur attribuait pas le pouvoir
qu’ils revendiquent quand ça les arrange ( «
Nous sommes un contre-pouvoir ») et qu’ils récusent
quand ils sont contestés (« Nous n’avons aucun
pouvoir sur le sentiment d’insécurité des français
»). Et les médias eux-mêmes ne sont pas des machines
savantes qui broient tout sur leur passage. La puissance des médias
n’est pas si grande qu’on le croit communément
et ne s’exerce pas comme on le croit communément.
Elle n’est pas si grande : il faut abandonner une fois pour
toutes les schémas insistants qui leur attribuent la capacité
de modeler à leur guise les représentations et les
comportements. Les lecteurs-auditeurs-télespectateurs ne
sont pas des éponges que l’on imbibe de n’importe
quoi ou des chiots que l’on dresse n’importe comment.
Mieux : la puissance même des médias dépend
largement de la croyance dans leur puissance : c’est cette
croyance qui incite à leur complaire, en leur prêtant
plus d’efficacité qu’ils n’en ont et en
leur donnant, du même coup, un pouvoir que, sans cette croyance,
ils n’exerceraient pas sur ceux qui la partagent et qui sont
asservis aux médias quand ils croient s’en servir.
Un succès médiatique peut favoriser un succès
électoral - l’exemple d’Olivier Besancenot le
montre -, mais des contestataires non seulement ne peuvent pas mesurer
prioritairement à cette aune leur impact social et politique,
mais ils ne peuvent espérer de leurs succès médiatiques
qu’ils garantissent leurs succès électoraux.
D’autant que la construction médiatique de personnages
est souvent le prologue et le prétexte à leur destruction
médiatique. La légitimité de José Bové
n’est pas en cause quand on prend la mesure des tentatives
de " démontage " dont il est désormais l’objet
de la part de ceux-là mêmes qui prétendent l’avoir
créé. Mais j’enfonce sûrement des portes
ouvertes...
La puissance des médias existe cependant. Les médias
dominants sont dominants, ce n’est pas parce qu’ils
occupent l’essentiel de la surface, mais parce qu’ils
dominent effectivement Ce ne sont pas des miroirs. Ce ne sont pas
non plus de simples véhicules de l’idéologie
(si, l’on entend par là des idées). Ce sont
des acteurs d’une domination symbolique qui, comme la montré
Pierre Bourdieu, produit et consacre des représentations
légitimes : des modes d’appréhension de la réalité
qui s’imposent comme des évidences et qui soutiennent
les formes plus directes de domination, d’oppression et d’exploitation.
Une domination symbolique qui, par exemple, ne produit pas le "
sentiment d’insécurité " (ce qui permet
aux journalistes démagogues de dégager leur responsabilité
à peu de frais), mais le construit comme " préoccupation
prioritaire des français " et permet ainsi de la placer
en tête du menu offert aux responsables politiques et aux
dominés. Et alors même que ceux-ci n’ont cessé
de faire figurer le " problème du chômage "
au deuxième rang des sondages (que les journalistes révèrent
parce qu’ils prétendent parler ainsi au nom de l’opinion),
ledit problème a pratiquement disparu de l’agenda partagé
par les principaux responsables politiques et les tenanciers des
principaux médias. Il faudrait multiplier les exemples de
la consécration ou de la disqualification médiatique
pour prendre l’exacte mesure de sa portée...
9. Peut-on parler d’une éventuelle mise en
scène de la contestation (avec ses contradictions) ? Au regard
de l’intervention politique, y a-t-il un " bon usage
" des médias ?
La contestation fait évidement l’objet d’une
mise en scène. La question d’ailleurs n’est pas
de savoir si elle existe ou non, mais de savoir si elle est "
bonne " ou " mauvaise ". Sous l’effet de la
contestation sociale elle-même, les médias dominants
sont obligés de la prendre en compte, mais le plus souvent
pour tenter de la désamorcer, ne serait-ce que symboliquement.
Ces « tentatives » d’ailleurs ne sont pas toujours
délibérées : ce sont souvent de simples effets
d’une mise en spectacle assujettie au marché. Les techniques
le plus simples consistent à ménager une (petite)
place aux contestataires dans des " débats ", ne
serait-ce que pour produire un simulacre de démocratie médiatique
; à consacrer des porte-parole, pour peu qu’ils parlent
à la place des autres au lieu de parler en leur nom ; à
construire des personnages médiatiques, plus ou moins coupés
du collectif qu’ils représente, etc. Les questions
que cela soulève et que nous posons avec insistance - comme
Serge Halimi et Pierre Rimbert l’ont fait à propos
d’Attac - ne peuvent pas être indéfiniment éludées.
En tout cas, le rapport de force proprement médiatique reste
largement défavorable à la contestation, et ce rapport
de force ne peut être modifié en sa faveur si elle
ne construit pas un espace médiatique indépendant
de celui des médias dominants.
Quant au " bon usage " des médias pour l’intervention
politique, tout dépend d’abord de la politique en question.
La droite réactionnaire et la gauche bien-pensante proposent
des politiques parfaitement ajustées à toutes les
formes de domination, la médiatique incluse. Mais pour la
gauche contestataire, quelles que soient les formations à
travers lesquelles elle s’exprime ou tente de s’exprimer,
encore faut-il que les moyens ne compromettent pas la fin et que
l’usage des médias n’ait pas pour condition d’évacuer
toute contestation de leur domination. Les « contestataires
» pourraient se proposer, pour commencer, de cultiver une
inquiétude permanente, adossée à deux convictions
simples.
D’abord, l’essentiel du rapport de forces vis-à-vis
des médias ne se joue pas au sein des médias : à
trop courir après les services qu’on en attend, on
risque de subordonner les formes d’action, d’organisation
et de représentation d’une alternative à la
société existante à la recherche de son exposition
médiatique. Il est difficile (et parfois même impossible)
de se servir des médias dominants sans leur être asservi.
Si un autre monde est possible, c’est aussi parce qu’un
autre monde médiatique est possible : on ne lui ouvre pas
la voie en sanctifiant l’ordre médiatique existant.
Ensuite le rapport de force proprement médiatique dépend
de la construction d’un espace public plébéien
face à l’espace médiatique dominant. Cet espace
plébéien a existé, largement bureaucratisé
ou stalinisé, avec sa presse (L’Humanité) et
ses organisations (les organisations sont de très puissants
médias...). Il existe encore ou renaît avec l’essor
des médias alternatifs et des espaces de confrontation et
d’action qui agissent eux-mêmes comme des médias
; et il bénéficie du renfort de la critique des médias
dominants par des journalistes eux-mêmes, par des associations
comme la nôtre ou par de journaux comme Pour Lire Pas Lu.
Mais nous sommes encore loin du compte. Il reste presque tout à
faire pour que soit garanti un « usage » des médias
dominants qui ne soit pas soumis aux contraintes qu’ils imposent,
voire à la servilité qu’exigent les notables
qui ont la charge de leur gestion.
10. Compte tenu de ce que tu viens de dire, quel est le
rôle que veut jouer Acrimed ?
Acrimed est un espace de confrontation, ouvert à trois composantes
: des journalistes et des professionnels des médias, des
chercheurs et/ou des universitaires, des acteurs de la contestation
sociale en général. Comme son nom l’indique
- Action-CRItique-MEDias -, son rôle est double : critique
et action. Mais pas n’importe quelle critique et n’importe
quelle action.
Il existe une critique convenue et répandue du journalisme
qui est souvent le fait de journalistes et qui se borne à
relever des fautes professionnelles et des manquements à
la déontologie. Cette critique n’est pas inutile, mais
elle est insuffisante, très insuffisante, surtout quand elle
se présente comme autosuffisante.
De même qu’il existe une sociologie de l’éducation
qui se borne à rehausser de ses prétentions scientifiques
le bon sens pédagogique des enseignants et à mettre
ses compétences au service de l’administration pour
prescrire aux enseignants ce qu’ils doivent faire (et que
souvent ils font sans avoir besoin de conseillers), il existe une
sociologie du journalisme qui ajuste sa méthode à
sa visée : éclairer les pratiques du journalisme sans
mettre en évidence les contraintes qui les expliquent, expliquer
des fautes professionnelles au ras de l’exercice courant de
la profession sans le mettre en question, réformer les médias
sans contester ni leur statut ni ceux qui les dirigent. Cette critique
pseudo pédagogique a évidemment les faveurs des sommets
du journalisme. Le « réalisme » dont elle se
prévaut dans le traitement de quelques symptômes ne
permet même pas de les soigner. Mais le moralisme quelle répand,
parce qu’il est dans l’air du temps, permet d’habiller
vertueusement le statu quo. Cette critique vaguement sociologisante
et moralisante n’est pas la nôtre. Au contraire, nous
nous efforçons de mobiliser toutes les ressources intellectuelles
d’une critique radicale : « radicale » parce qu’elle
prend les choses à la racine.
De cette critique, les journalistes ne sont ni les seuls ni même
les principaux destinataires. Quand ils le sont, c’est au
même titre que des enseignants - ces mêmes enseignants
que tant de journalistes méprisent ...- qui ne se sentent
pas atteints dans leur dignité individuelle parce que l’on
met en évidence qu’ils sont des rouages d’une
institution, l’Ecole : une machine dont la contribution à
la reproduction des inégalités sociales n’est
un mystère que pour ceux qui n’ont aucune intention
de le percer. De tels enseignants - j’en fus pendant vingt
ans dans le secondaire - comprennent cette critique-là comme
un soutien à leurs tentatives de refuser d’être
de simples rouages. Comme il existe des journalistes qui, en rébellion
contre les machines médiatiques, refusent que le rappel à
la déontologie ne soit qu’un remède placebo,
d’autant plus fréquent que, faute de moyens, il est
inefficace et que les entreprises de presse entendent bien qu’il
reste inefficace.
Quoi qu’il en soit, les destinataires de notre critique ce
sont, journalistes inclus, tous ceux qui contestent l’ordre
social (et donc médiatique) existant. Si une telle critique
peut déboucher sur des réformes, tant mieux ! Mais
ce n’est pas en émoussant son tranchant qu’elle
espère y parvenir. Si une telle critique est incompatible
avec les règles de la bienséance médiatique
que cherchent à imposer ceux qui contrôlent l’accès
aux médias dominants, tant pis ! Le pouvoir d’intimidation
et de censure dont ils disposent ne fait plier que ceux qui confondent
la souplesse de leur échine avec l’agilité de
leur cerveau.
C’est cette critique insoumise que nous essayons de conduire
sur notre site Internet et dans les débats réguliers
que nous organisons ou auxquels nous participons, ainsi que dans
les livres et articles individuels que certains d’entre nous
ont publiés et dans ceux que collectivement nous allons rédiger.
Depuis sa création, Acrimed agit comme un Observatoire des
médias : c’est donc tout naturellement que nous serons
partie prenante, sous des formes à discuter avec ses initiateurs,
de l’Observatoire Mondial des Médias qui est en cours
de constitution.
Quant à l’action, elle peut prendre la forme d’une
intervention directe, comme nous l’avons fait par exemple
en 1999 à l’occasion des dérives de France Culture
: non pour promouvoir une culture élitaire, mais pour attirer
l’attention sur l’emprise du tout-venant médiatique
sur une station qui était jusque-là une exception.
Mais plus généralement notre intervention ne peut
être qu’indirecte dans la mesure où l’association
n’a pour vocation de se substituer ni aux collectifs qui développent
une pratique d’information alternative, ni aux syndicats de
journalistes ou de professionnels des médias. En revanche,
nous pouvons tenter de servir de passerelle entre ces partenaires
et favoriser leurs convergences. C’est dans cet esprit que
nous souhaitons contribuer à la préparation du Forum
Social Européen de 2003. De même, sans prétendre
leur prescrire quoi que ce soit, nous espérons remplir une
fonction d’interpellation des forces syndicales, associatives
et politiques réfractaires à toutes les formes de
domination, pour qu’elles cessent de considérer comme
un front subalterne la contestation de la domination médiatique.
C’est dans cet esprit que j’ai essayé - sans
engager en tous points, comme une colonne de fantassins disciplinés,
les adhérents d’Acrimed - de répondre à
tes questions.
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