|
Origine : http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/arendt_2.html
LES FICHES DE LECTURE de la Chaire D.S.O.
TRABELSI Myriam
Janvier 2001
DEA 124
Philosophie, éthique, comptabilité et contrôle
BIOGRAPHIE
Hannah Arendt, allemande d’origine juive qui, poussée
à l’exil par le régime nazi, approfondi la condition
de l’homme moderne à travers sa propre expérience
d’apatride.
Il semble donc indispensable pour comprendre l’œuvre
de Hannah Arendt de se pencher sur ses origines, sa terrible histoire
ainsi que les expériences qu’elle a pu vivre ; de même,
il ne faut pas oublier de quels maîtres Hannah Arendt procède…
La vie de Hannah Arendt.
Née en Allemagne, à Königsberg, en 1906, de
parents juifs assimilés fidèlement attachés
à la social-démocratie (sa mère était
une admiratrice de Rosa Luxembourg), Hannah Arendt montre, dès
ses études secondaires, une précocité extrême
en philosophie. Elle arrive en 1924 à l’université
de Marbourg, à l’âge de dix-huit ans, déjà
pourvue d’une solide culture classique et armée d’un
sentiment aussi intrépide que vulnérable de sa judéité.
A l’université de Marbourg, elle reçoit avec
passion l’enseignement de Martin Heidegger, durant la genèse
de Sein und Zeit (publié en 1927). Après un semestre
chez Husserl à Fribourg, elle s’inscrit à l’université
de Heidelberg, encore vibrante de l’enseignement de Max Weber,
pour rédiger sa thèse, Le concept d’amour chez
Augustin (1929). De cette époque date l’amitié
sans faille pour celui qui resta son vrai maître jusqu'à
sa mort, le philosophe Karl Jasper.
De 1929 à 1933, Hannah Arendt connaît de nombreuses
déceptions liées aux comportements de certains de
ses amis, en particulier de Martin Heidegger, qui demeura son amant
jusqu’à sa mort. Avec l’arrivé d’Hitler
au pouvoir, Hannah Arendt devient sioniste et elle est arrêtée
par la Gestapo dont elle échappe miraculeusement.
Les années trente lui font réellement découvrir
la politique : réfugiée en France en 1933, elle collabore
avec des organisations sionistes et facilite le départ d’enfants
juifs vers la Palestine. Après des séjours dans le
kibboutz, elle revient émerveillée mais préoccupée
par l’aveuglement des sionistes vis à vis de la question
Arabe. En France, Hannah Arendt sera en contact avec des intellectuels
français de l’époque tel que Sartre, Raymond
Aron, Stéphane Sweig, … Elle rencontre à Paris
Heinrich Blücher, qui deviendra son second mari et qui révélera
sa passion pour la philosophie politique. Entre 1939 et 1940, et
sous le gouvernement de Vichy, elle est arrêtée par
la police française à la suite de la rafle du "Vel’
d’Hiv" car elle était apatride ; elle est internée
dans le camp de Gurs, d’où elle s’évade
pour s’exiler aux Etats-Unis avec son mari et sa mère
en 1941.
A New York, elle collabore avec des journaux et travaille dans
l’édition. A la faveur des connaissances qu’elle
a acquises sur la droite française, elle publie une étude
sur L’affaire Dreyfus. Elle s’interroge et publie de
nombreux articles où sont préfigurés les thèmes
de son premier ouvrage Les Origines du Totalitarisme. En 1948, Hannah
Arendt retourne avec émotion en Allemagne et retrouve Heidegger
qu’elle n’abandonnera jamais malgré l’engagement
momentané de celui-ci au côté des nazis.
En 1951, elle devient citoyenne américaine. En 1952, elle
s’affirme contre la politique de l’état hébreux
après les massacres de Kybia. De 1953 à 1974, elle
est professeur de philosophie politique dans les plus prestigieuses
universités des Etats-Unis. Elle critique au cours de ces
années à la fois le marxisme et la société
américaine qui favorise les écarts entre la pauvreté
des uns et la richesse des autres.
Elle meurt le 4 décembre 1975 à New York, une année
avant son maître Heidegger.
Il est maintenant clair que la vie de Hannah Arendt, sa traversée
de l’Europe dans toutes ses longitudes historiques, culturelles,
sociales, qui la mène de la ville de Kant (aujourd’hui
Kaliningrad) jusqu’à Manhattan, a profondément
influencé ses réflexions sur la condition juive, les
formes du nationalisme, la désolation totalitaire et l’invention
révolutionnaire américaine ; autant de thèmes
qu’elle développera dans ses différentes œuvres
(ou comment la vie influence l’œuvre...).
Bibliographie commentée de l’auteur.
La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une
des pensées fortes de ce siècle, même si la
communauté philosophique (il voudrait mieux parler ici des
institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde
encore une place marginale. Hannah disait, en parlant d’elle-même,
"I don’t fit". En dépit de sa formation classique
impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers,
elle est restée longtemps en dehors des grands courants de
la philosophie contemporaine, bien qu’à l’évidence
les choses aient commencé à changer.
Les origines du totalitarisme (1951) est le premier grand ouvrage
de Hannah Arendt. Il eu malgré tout un grand retentissement
chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques.
Les trois volumes qui le composent (L’antisémitisme,
L’impérialisme, Origines du totalitarisme) développent
la première analyse faite du totalitarisme en mettant en
parallèle deux régimes politiques, celui de l’Allemagne
nazie de 1938 à 1945 et celui de L’URSS de Staline
de 1930 à 1953. Dans cette œuvre passionnée,
Hannah Arendt tente de savoir "ce qui s’est passé,
pourquoi cela s’est passé et comment cela avait-il
pu se passer". Elle y démontre le caractère inédit
du phénomène totalitaire, révélation
d’un mal absolu dont la cause tient dans l’existence
de crimes non punissables autant qu’improbables
La condition de l’homme moderne (1958) ("The Human condition"),
second chef-d’œuvre de Hannah Arendt, semble marquer
un changement de registre : alors que le premier ouvrage avait consacré
son auteur penseur politique de premier ordre, voici maintenant
une œuvre de la philosophie fondamentale, magistrale étude
sur les divers modes de l’activité humaine et sur "l’aliénation"
moderne.
Rapport sur la banalité du mal (1963) ("Eichmann à
Jérusalem"), inspiré du récit du procès
de Adolf Eichmann, explique comment des êtres normaux peuvent
se transformer et pratiquer… l’extermination. Hannah
Arendt y expose en effet ses idées personnelles sur la responsabilité
des bourreaux et des victimes, sur la responsabilité du comité
juif. Elle déclare que le seul crime de Eichmann est de ne
pas avoir pensé qu’il faisait du mal et que, dans un
monde privé de repères, bien des hommes sont dans
l’incapacité de distinguer le bien du mal.
L’essai sur la révolution (1967) est une étude
comparée de la révolution française et américaine,
où est notamment exhumée la tradition oubliée
de la révolution aux Etats-Unis.
La crise de la culture (1972) (Betwen past and futur) regroupe
divers essais sur des notions fondamentales de la politique. Dans
les huit exercices de pensée politique dédiés
à son maître Blücher, Hannah Arendt se demande
"comment penser dans la brèche laissée par la
disparition de la tradition entre le passé et le futur".
Du mensonge à la violence (1973) (Crises of Republic) analyse
la situation politique et les questions d’actualité
avec pour instrument le mensonge et la violence.
Hannah Arendt ne terminera jamais son dernier livre La vie de l’esprit
(The life of the mind), dont le titre traduit bien les orientations
nouvelles de sa pensée vers une analyse plus métaphysique.
Nous ne possédons que les deux premières parties :
Thinking (penser) et Wilking (vouloir), privées de leur couronnement
dans une troisième partie qui se fût appelée
Judging (juger).
Des ouvrages apparemment aussi différents sont néanmoins
animés d’un même souci : redonner à la
politique sa "raison d’être" qui "est
la liberté et dont le domaine d’expérience est
l’action" (La crise de la culture, p 190). Voilà
le truisme qui, déployé dans toute son ampleur, doit
retentir sur notre compréhension.
Les distinctions de l’auteur.
Hannah Arendt était membre de l’American Political
Science Association et du National Institute of Arts and Letters.
Entre autres distinctions, elle a reçu le prix Lessing de
la ville de Hambourg (1959), le prix Sigmund Freud (1967) de la
Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung à Darmstadt
dont elle était membre correspondante depuis 1958, et le
prix Sonning du royaume du Danemark (1975), pour sa contribution
à la culture américaine. Dix universités et
écoles lui ont décerné le rang de docteur honoris
causa. Depuis 1968, elle était vice-présidente du
National Institute of Arts and Letters. De 1973 à 1975, elle
fut à la direction du PEN-Club américain. Après
une longue procédure, elle obtient en 1972 de la République
fédérale d’Allemagne son admission rétroactive
dans l’enseignement supérieur dont elle avait été
exclue par les nazis.
INTRODUCTION A L’ANALYSE DE L’OUVRAGE
"J’ai commencé si tard, à peine il y a
quelque années, à aimer vraiment le monde… Par
gratitude je voudrais appeler mon livre de théorie politique
"Amor Mundi"".
Dans une lettre du 6 août 1955 adressée à Karl
Jaspers, Hannah Arendt lui annonçait son intention d’écrire
un livre de théorie politique qui scellerait sa réconciliation
avec le monde. Le livre parut en anglais sous le titre The Human
Condition en 1958 à Chicago, et en 1960 à Stuttgart
sous le titre Vita Activa oder vom tätiden Lebens, reprenant
ainsi le nom que Hannah Arendt donnait en privé à
ce livre.
De fait, en avril 1956, elle précisait à Jaspers :
"mon manuscrit est à peu près au point, mais
loin d’être prêt pour l’impression. Je l’appellerai
Vita Activa et je m’intéresserai essentiellement au
travail, à l’œuvre et à l’action,
et à leur implication politique". Karl Jaspers écrivant
à Blücher espérait que "le livre d’Hannah
sera un événement important en Allemagne. Si ce n’était
pas le cas, ce sera la faute à l’Allemagne".
Le livre connut un grand succès comme le confirme Hannah
Arendt à Jaspers : "le livre se vend si bien que l’éditeur
est obligé de procéder à une seconde réédition
au bout de quatre mois. Personne ne sait exactement pourquoi, pas
même l’éditeur".
La position du problème.
L’ouvre de Hannah Arendt commence par le constat, dans le
prologue, de deux événements majeurs qui ont marqué
les années cinquante.
Le premier événement est le lancement du premier satellite
artificiel autour de la Terre en 1957. La réaction immédiate
ne fut ni la joie ni l’admiration pour la puissance de l’homme,
mais le soulagement de voir accomplir le premier "pas vers
l’évasion des hommes hors de la prison terrestre".
Or la Terre est la quintessence même de la condition humaine
L’autre événement non moins menaçant
est l’avènement de l’automatisation. Cela libérera
les hommes du fardeau du travail. Or l’époque moderne
glorifie le travail au point de transformer la société
entière en société de travailleurs. Un problème
se pose donc dans le sens où "c’est une société
de travailleur que l’on va libérer des chaînes
du travail, et cette société ne sait plus rien des
activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles
il voudrait la peine de gagner cette liberté".
A ces préoccupations, à ces inquiétudes, le
présent ouvrage ne se propose pas de répondre. Cependant,
il se tentera de reconsidérer la condition humaine du point
de vue de nos expériences et de nos craintes les plus récentes
; ce qu’il propose est donc très simple : rien de plus
que de penser ce que nous faisons.
L’objet de l’œuvre.
Hannah Arendt s’interroge sur la condition humaine dans le
monde moderne, époque qui a fait l’épreuve du
totalitarisme. Cette réflexion se fait autour de la Vita
Activa (définie au chap. I § 2), qui s’oppose
à la Vita Conremplativa. A travers la Vita Activa, nous allons
penser ce que nous faisons (et non penser ce que nous sommes ou
ce nous pensons). Arendt va donc s’intéresser à
la praxis et non à la théorie. Le mot praxis vient
du latin prattein, c’est à dire agir, ce qui suppose
une vie des hommes en société (contrairement à
la théôria ou la contemplation, qui, elle, se réfère
à la vie de l’esprit). Ainsi, pour l’auteur,
c’est dans l’examen des activités humaines que
l’on va percevoir la condition de l’homme moderne.
Hannah Arendt prend d’ailleurs bien soin de faire la différence
entre la condition humaine et la nature humaine, problème
augustinien (quaestio mihi factus sum), car "rien ne nous autorise
à supposer que l’homme ait une nature ou une essence"
comme en ont les autres objets : seul un dieu pourrait la définir
et il faudrait d’abord qu’il puisse parler du "qui"
comme d’un "quoi"(p. 45).
La condition de l’homme moderne devrait être lue moins
comme une critique de la modernité, ainsi que semble pourtant
y inciter les cinq premiers chapitres, que comme une "anthropologie
philosophique" recherchant parmi les différentes activités
humaines celles susceptibles de s’inscrire dans la durabilité,
ainsi qu’en témoigne le sixième et dernier chapitre.
La méthodologie.
Hans Jonas proposait l’appellation "d’anthropologue
sociale" pour caractériser la démarche d’Arendt
dans ce livre qu’il qualifiait "d’opus magnum…,
le livre le plus philosophique qu’elle ait jamais publié"
; mais Jonas remarquait également que Vita Activa appelait
son complément, l’autre moitié, consacré
à la Vita Contemplativa et qui parut après la mort
d’Arendt sous le titre La vie de l’esprit.
La lecture de l’œuvre de Hannah Arendt met à jour
la structure en chiasme de sa pensée qui croise en permanence
une démarche "événementielle", historique
en quelque sorte, et une approche systématique. Nous avons
donc une double approches de la condition humaine :
L’approche systématique qui s’élabore
grâce l’analyse des articulations élémentaires
de la condition humaine à travers les activités de
la Vita Activa : le travail, l’œuvre et l’action.
L’approche historique qui est construite sur l’analyse
de ce que devient la condition humaine à l’époque
moderne.
LES HYPOTHÈSES DE L’AUTEUR
Arendt propose le terme de vita activa pour désigner trois
activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre
et l’action et pose pour hypothèse que ces mêmes
préoccupations humaines centrales doivent prévaloir
dans toutes les activités des hommes, sans qu’aucun
ordre ne puissent s’établir.
D’autre part, Arendt supposera qu’aucune vie humaine
n’est possible sans un monde qui, directement ou indirectement,
témoigne de la présence d’autres êtres
humains.
Mises à part ses deux hypothèses centrales, de nombreuses
autres hypothèses ont été formulées
par l’auteur. Les énumérer ici aurait été
trop long. Elles seront donc évoquées dans le résumé
de chaque chapitre.
LA DEMONSTRATION SUIVIE DE L’AUTEUR
Pour penser ce que nous faisons à travers les trois activités
de la vita activa, l’auteur procède en trois étapes
essentielles : dans le chapitre I et II, Arendt définit les
problèmes et les concepts mis en jeu ; elle explique, par
exemple ce qu’elle entend par "condition humaine",
précise les rapports qui existent entre privé et public…
Le chapitre III, IV et V sont l’occasion pour l’auteur
de procéder à une analyse systématique des
activités qui constituent la vita activa ; elle passe ainsi
successivement en examen les trois activités suivantes :
le travail, l’œuvre et l’action. Enfin le chapitre
VI, consacré à la vita activa et l’âge
moderne, permet à Arendt de développer une analyse
historique de son concept.
LE RÉSUMÉ DE L'OEUVRE
Chapitre I : la condition humaine.
Dans ce chapitre, Arendt précise ce quelle entend par condition
humaine et présente sa conception de la notion de vita activa.
La vita activa et la condition humaine.
Arendt propose le terme de vita activa pour désigner trois
activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre
et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles
correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre
est donnée à l’homme.
Le travail est l’activité qui correspond au processus
biologique du corps humain ; la condition humaine du travail est
la vie elle-même.
L’œuvre correspond à la non-naturalité de l’existence
humaine et fournit un monde artificiel d’objets ; la condition
humaine de l’œuvre est l’appartenance au monde.
L’action, seule activité qui mette directement en
rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets
ni de la matière, correspond à la condition humaine
de la pluralité, la pluralité étant spécifiquement
la condition de la vie politique.
Ces trois activités et leurs conditions correspondantes
sont, selon Arendt, intimement liées à la condition
la plus générale de l’existence humaine : la
vie et la mort, la natalité et la mortalité. Le travail
n’assure pas seulement la survie de l’individu mais
aussi celle de l’espèce. L’œuvre et ses
produits confèrent une certaine permanence et une durée
au caractère fugace du temps humain. L’action, dans
le mesure où elle se consacre à fonder et à
maintenir des organismes politiques, crée la condition du
souvenir, c’est à dire l’Histoire.
Toutefois, l’action est la plus étroitement liée
à la condition humaine de natalité : le commencement
ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu
possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est
à dire d’agir. de plus, l’action étant
l’activité politique par excellence, la natalité
est, pour Arendt, la catégorie centrale de la pensée
politique.
Mais la condition humaine dépasse les conditions dans lesquelles
la vie est donnée à l’homme. Arendt affirme
en effet que les hommes créent constamment des conditions
qui fabriquées qui leur sont propres et qui ont la même
force de conditionnement que les objets naturels. C’est pourquoi
les hommes, quoiqu’ils fassent, sont toujours des êtres
conditionnés.
Le terme de vita activa.
L’expression vita activa est aussi ancienne que notre tradition
de pensée politique. Cette tradition est née d’une
circonstance historique spécifique : le procès de
Socrate et le conflit entre le philosophe et la polis. Aristote
distinguait trois modes de vie que les hommes pouvaient choisir
en toute liberté et qui avaient en commun le culte de "beau"
et l’intérêt pour les choses ni nécessaires
ni simplement utiles : il s’agit de la vie de plaisir, de
la vie consacrée aux affaires de la polis et de la vie du
philosophe vouée à la recherche et à la contemplation
des choses éternelles. Ainsi, seule l’action était
mise en avant, le travail (mode de vie de l’esclave) et l’œuvre
(vie laborieuse de l’artisan) n’ayant pas assez de dignité.
Lorsque disparut la cité antique, l’expression vita
activa perdit son sens spécifiquement politique pour désigner
toute espèce d’engagement actif dans les affaires de
ce monde.
L’acception que propose ici Arendt du mot vita activa contredit
manifestement la tradition. Mais l’auteur se justifie en déclarant
ne pas mettre en doute la valeur de l’expérience sous-jacente
à la tradition, mais plutôt l’ordre hiérarchique
qui lui est inhérent depuis son origine. Arendt pose en effet
pour hypothèse que les mêmes préoccupations
humaines centrales doivent prévaloir dans toutes les activités
des hommes, sana qu’aucun ordre ne puissent s’établir.
Eternité contre immortalité.
Selon Arendt, le moyen le plus rapide, quoique superficiel, de
montrer la différence entre l’engagement actif dans
les affaires de ce monde (vita activa) et la pure pensée
culminant la contemplation (vita contemplativa) est de rappeler
la distinction entre éternité et immortalité.
L’immortalité signifie la durée, la vie perpétuelle
sur cette terre, à l’exemple de la nature et des dieux
de l’Olympe. Les hommes se trouvent être les seuls êtres
mortels dans un univers immortel, mais non éternel. Le devoir
des mortels, et leur grandeur possible, réside dans leur
capacité de produire des choses qui mériteraient d’appartenir
à la durée sans fin.
Par contre, l’expérience philosophique de l’éternel
ne peut se produire qu’en dehors du domaine des affaires humaines,
en dehors de la pluralité des hommes : c’est ce que
nous enseigne, dans la République, la parabole de la Caverne,
où le philosophe se délivre des liens qui l’enchaînaient
à ses compagnons et s’éloigne dans l’éternité
; mais cet états ne peut être que provisoire. C’est
ainsi que les philosophes dédaigne comme vaine et inutile
toute quête d’immortalité.
Chapitre II : le domaine public et le domaine privé.
L’homme : animal social ou politique.
Toutes les activités humaines sont, pour Arendt, conditionnées
par le fait que l’homme vit en société : l’action
est inimaginable en dehors de la société des hommes
; l’activité de travail n’a pas besoin de la
présence d’autrui, encore qu’un être travaillant
dans une complète solitude ne serait pas un humain, mais
un animal laborans ; l’homme à l’ouvrage, fabriquant
un monde qu’il serait seul à habiter, perd sa qualité
spécifiquement humaine et est plutôt un dieu.
Cette conception de l’homme comme animal social vient de la
traduction ancienne du zôon politikon d’Aristote par
animal socialis en latin. Cette substitution du social au politique
montre jusqu’à quel point s’était perdue
la conception originale grecque de la politique.
En effet, dans la Grèce antique, l’homme était
un animal politique ; l’avènement de la cité
apporta une distinction fondamentale entre vie privée (lieu
d’inégalité) et vie politique (espace d’égalité).
Il n’y avait pas d’autres vie possible en dehors de
la famille et de la polis. Dans toutes les activités humaines,
deux seulement passaient pour politiques : l’action (praxis)
et la parole (lexis). Au sein de la polis, l’action et la
parole se séparèrent et devinrent des activités
de plus en plus indépendantes. On mit l’accent non
plus sur l’action, mais sur la parole.
La polis et la famille.
Si on a mal compris le politique, si on l’a assimilé
au social dès que les termes grecs ont été
traduits en latin, on a aussi a aussi perturbé la distinction
entre la vie privée (qui répond à la nécessité
et passe par la contrainte) et la vie politique (qui répond
à la liberté) par l’apparition du domaine social
qui n’est, à proprement parler, ni privé ni
politique.
De là est née, selon Arendt, la difficulté
que nous avons à comprendre la division capitale entre domaine
public et domaine privé, entre la sphère de la polis
et celle de la famille. Dans nos conceptions la frontière
s’efface parce que nous imaginons les peuples, les collectivités
politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent
de la sollicitude d’une gigantesque administration ménagère.
Arendt déclare : "nous appelons "société"
un ensemble de famille économiquement organisées en
un fac-similé de famille supra-humaine, dont la forme politique
d’organisation se nomme "nation"".
L’avènement du social.
Mais l’apparition de la société n’a pas
seulement effacé l’antique frontière entre le
politique et le privé ; elle a aussi, ajoute Arendt, changé
le sens des termes, leur signification pour la vie de l’individu
et du citoyen, et ce à un tel point qu’on ne les reconnaît
presque plus. Nous ne dirions plus avec les Grecs qu’une vie
passée dans l’intimité du chez soi est ‘idiote’
par définition, ni avec les Romains que la vie privée
ne sert qu’à se retirer temporairement des affaires
de la res publica ; plus encore, nous nommons aujourd’hui
privés un domaine intime dont on peut chercher l’origine
à la fin de l’antiquité romaine.
Pour Arendt, il ne s’agit pas d’un changement d’une
importance relative.
Dans la pensée antique, tout tenait dans le caractère
privatif du privé : dans le domaine privé, on était
privé des facultés les plus hautes et les plus humaines.
Aujourd’hui, quand nous parlons du privé, nous ne pensons
plus à une privation et cela est dû en partie à
l’enrichissement énorme que l’individualisme
moderne a apporté au domaine privé. Mais ce qui paraît
plus important encore aux yeux de Arendt, c’est que, de nos
jours, le privé, dans sa fonction essentielle qui est d’abriter
l’intimité, s’oppose non pas au politique mais
au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement
et plus authentiquement lié. Pour Arendt, le "premier
explorateur-interprète" qui a découvert l’intimité
est Jean-Jacques Rousseau qui a fait sa découverte en se
révoltant non point contre l’oppression de l’Etat,
mais contre la société et son intrusion dans le for
intérieur.
La société, à tous les niveaux, exclut la
possibilité d’action, laquelle était jadis exclue
du foyer. Arendt affirme que, de chacun de ses membres, elle exige
au contraire un certain comportement, imposant d’innombrables
règles qui, toutes, tendent à "normaliser"
ses membres. La domaine social, après des siècles
d’évolution, est arrivé au point de recouvrir
et régir uniformément tous les membres. Mais en toutes
circonstances, la société égalise : la victoire
de l’égalité dans le monde moderne n’est
que la reconnaissance juridique et politique du fait que la société
a conquis le domaine public, et que les distinctions et les différences
sont devenues des affaires privées propres à l’individu.
Une des caractéristiques dominantes de ce nouveau domaine
est la tendance irrésistible à tout envahir, à
dévorer les sphères anciennes du politique et du privé
comme la plus récente, celle de l’intimité.
Cette société constitue l’organisation publique
du processus vital, preuve en est sa capacité de transformer,
en un temps relativement court, des collectivités modernes
en société de travailleurs et d’employés.
Domaine public : le commun.
Arendt rappelle que le mot "public" désigne deux
phénomènes liés l’un à l’autre
mais non absolument identiques : il signifie d’abord que tout
ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous,
jouit de la plus grande publicité possible. Dans un second
lieu, le mot public désigne le monde lui-même en ce
qu’il nous est commun à tous et se distingue de la
place que nous y possédons individuellement. Le domaine public,
monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour
ainsi dire, de tomber les uns sur les autres.
Domaine privé : la propriété.
C’est à travers cette signification multiple du domaine
publique qu’il faut comprendre le mot "privé"
au sens privatif original. Vivre une vie entièrement privée,
c’est, pour Arendt, être privé des choses essentielles
à une vie véritablement humaine : être privé
de la réalité qui provient de ce que l’on est
vu et entendu par autrui, être privé d’une relation
"objective" avec les autres, qui provient de ce qu’on
est relié aux autres et séparés d’eux
par l’intermédiaire d’un monde d’objets
commun, être privé d’accomplir quelque chose
de plus permanent que la vie.
Cependant cette acception de la vie privée s’efface
et presque disparaît à l’avènement du
christianisme qui affirme que chacun doit s’occuper de ses
affaires et que la responsabilité politique est un fardeau.
Cette attitude a survécu jusque dans la laïcité
de l’époque moderne.
Mais le mot "privé" quand il s’agit de propriété,
même dans la pensée politique ancienne, perd aussitôt
son caractère privatif et s’oppose beaucoup moins au
domaine public en général : la propriété
possède apparemment, pour Arendt, certaines qualifications
qui, tout en appartenant au domaine privé, ont toujours passé
pour extrêmement importantes pour la cité politique.
Ce que Arendt a appelé l’avènement du social
a coïncidé avec la transformation en intérêt
public de ce qui était autrefois une affaire individuelle
concernant la propriété privé.
Le lieu des activités humaines.
Le sens le plus élémentaire des deux domaines, public
et privé, indique que certaines choses, tout simplement pour
exister, ont besoin d’être cachées tandis que
d’autres ont besoin d’être étalées
au public. Arendt prend l’exemple des bonnes œuvres,
exemple extrême puisque cette activité n’appartient
même pas au domaine privé, afin de montrer que les
jugements historiques des collectivités politiques qui, dans
chaque cas, ont fixé la place des activités de la
vita activa, les une devant paraître en public, les autres
se dissimuler dans le privé, peuvent correspondre à
la nature des activités elles-mêmes.
Ainsi, Arendt place l’action comme activité propres
du domaine public et la production (travail et œuvre) comme
activité du domaine privé.
En soulevant cette question, Arendt souhaite définir avec
précision la signification politique des activités
de la vita activa.
Chapitre III : le travail.
Dans ce chapitre, Arendt s’attaque au problème du
travail et de sa place dans la hiérarchie des activités
humaines. C’est donc l’occasion pour l’auteur
de mener une confrontation avec la pensée de Karl Marx sur
un de ses points les plus ambigus.
"Le travail de notre corps et l’œuvre de
nos mains".
La distinction que propose Arendt entre le travail et l’œuvre
n’est pas habituelle. L’époque moderne a distingué
le travail productif du travail improductif, le travail qualifié
du travail non qualifié, le travail manuel du travail intellectuel,
mais elle n’a produit aucune théorie dans laquelle
elle distingue l’œuvre de l’action.
Pourtant, il existe bien dans les langages européen deux
mots étymologiquement séparées pour désigner
ce que nous considérons aujourd’hui comme la même
activité. Arendt soulignera donc la différence entre
l’animal laborans de l’homo faber. Elle reprend ainsi
la distinction de Locke entre l’ouvrage des mains et le travail
du corps, qui rappelle l’ancienne distinction grecque entre
le cheirotechnès, l’artisan, et ceux qui travaillent
par leur corps (tô sômati ergazesthai) et qui n’était
que les esclaves.
Le travail et la vie.
Les objets tangibles les moins durables sont ceux dont a besoin
le processus vital. Ainsi, le travail correspond au processus biologique
le plus fondamental ; "la condition du travail est la vie elle-même"
écrit Arendt.
Ce qui caractérise le travail, c’est qu’il est
une activité cyclique, une activité qui ne connaît
jamais de fin, une activité épuisante, toujours à
recommencer parce que le besoin biologique revient de manière
cyclique et parce qu’en permanence la nature menace d’envahir
et de submerger le monde humain.
Travail et fertilité.
L’ascension soudaine et spectaculaire du travail, passant
du dernier rang, de la situation le plus méprisée,
à la place d’honneur et devenant la mieux considérée
des activités humaines, commença lorsque Locke découvrit
dans le travail le source de toute propriété. Elle
se poursuivit lorsque Adam Smith affirma que le travail est la source
de toute richesse ; elle trouva son point culminant dans le "système
de travail" de Marx, où le travail devient la source
de toute productivité et l’expression de l’humanité
même de l’homme.
Mais tous les trois, considérant le travail comme la plus
haute faculté humaine d’édification du monde,
se trouvèrent en proie à d’authentiques contradictions.
Le raison de ces contradictions est qu’ils confondaient l’œuvre
et le travail, de sorte qu’ils attribuaient au travail des
qualités qui n’appartiennent qu’à l’œuvre.
En fait, nous avons changé l’œuvre en travail
; les idéaux de l’homo faber, la permanence, la stabilité
et la durée, ont été sacrifiés à
l’abondance, idéal de l’animal laborans. Nous
vivons donc selon Arendt dans une société de travailleurs
parce que le travail seul, par son inhérente fertilité,
a des chances de faire naître l’abondance.
Le caractère privé de la propriété
et de la richesse.
L’évolution des temps modernes et l’avènement
de la société, dans lesquels la plus privée
des activités humaines, le travail, est devenue publique
en recevant le droit de fonder son domaine commun, font peut-être
douter que l’existence de la propriété en tant
que possession privée d’une place dans le monde puisse
résister à l’implacable processus d’accumulation
de richesse.
Il est vrai néanmoins que le caractère privé
de ce qu’on possède, c’est à dire son
indépendance complète par rapport au "commun",
ne saurait être mieux garanti que par la transformation de
la propriété en appropriation ou par une interprétation
de la "séparation du commun" qui voit le résultat,
le "produit", de l’activité corporelle.
Ainsi, la propriété est distincte de la richesse et
de l’appropriation, et désigne la possession privée
d’une parcelle d’un monde commun ; elle est par conséquent
la condition politique élémentaire de l’appartenance-au-monde.
Les instruments de l’œuvre et la division du
travail.
L’animal laborans mené par les besoins de son corps
ne se sert pas librement de ce corps comme l’homo faber de
ses mains ; c’est pourquoi Platon estimait que les travailleurs
et les esclaves n’étaient pas seulement soumis à
la nécessité et incapables de liberté, mais
en outre inaptes à gouverner la partie animale de leur être.
Mais le perfectionnement de nos outils (qui sont les produits de
l’œuvre et non du travail) a rendu plus aisé,
moins pénible que jamais le double labeur de la vie, l’effort
de l’entretenir et le travail de l’enfanter. Cela n’a
certes pas ôté au travail son caractère d’obligation,
ni dispensé la vie de sa soumission au besoin et à
la nécessité ; mais à la différence
de la société esclavagiste, cette condition n’apparaît
pas aussi pleine et manifeste. Mais ces outils, faits pour une production
entièrement différente de leur simple usage, sont
d’une importance secondaire pour le travail en tant qu’activité.
Il n’en va pas de même pour l’autre grand principe
du processus de travail humain : la division du travail, qu’il
ne faut pas confondre avec spécialisation de l’œuvre.
La spécialisation est essentiellement guidée par le
produit fini ; la division du travail, au contraire, présuppose
l’équivalence qualitative de toutes les activités
pour lesquelles on ne demande aucune compétence spéciale.
On substitue donc la collectivité à l’individu
pour pallier à l’épuisement qui fait partie
du processus vital de l’individu mais non de la collectivité.
Une société de consommateurs.
Le travail et la consommation sont deux stades d’un même
processus imposé à l’homme par la nécessité
de la vie. Une société de consommation est une autre
façon de nommer une société de travailleur.
La victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité
est due à l’émancipation du travail, c’est
à dire au fait que l’animal laborans a eu le droit
d’occuper le domaine public ; mais cependant, tant qu’il
demeure propriétaire ; il ne peut y avoir de vrai domaines
publics, mais seulement des activités privées étalées
au grand jour.
Le résultat de cette désagréable vérité
est ce qu’on appelle par euphémisme culture de masse,
et son profond malaise est un universel malheur causé d’une
part par le manque d’équilibre entre le travail et
la consommation, d’autre part par les exigences obstinées
de l’animal laborans qui veut un bonheur que l’on n’obtient
que dans l’équilibre parfait des processus vitaux de
l’épuisement et de la régénération,
de la peine et du soulagement. La poursuite universelle du bonheur
et le malheur généralisé dans notre société
sont des signes très précis que nous avons commencé
à vivre dans une société de travail qui n’a
pas assez de labeur pour être satisfaite.
Chapitre IV : l’œuvre.
La durabilité du monde.
L’œuvre de nos mains fabrique une infinie variété
d’objets dont la somme constitue l’artifice humain.
Ces objets ont la durabilité dont Locke avait besoin pour
l’établissement de la propriété, la "valeur"
que cherchait Adam Smith pour le marché, et ils témoignent
de la productivité où Marx voyait le test de la nature
humaine.
La durabilité, caractéristique essentielle de l’œuvre,
donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport
aux hommes qui les ont produits. Mais la durabilité de l’artifice
humain n’est pas absolue ; l’usage que nous en faisons
l’use, bien que nous ne le consommions pas.
Réification.
La fabrication de l’œuvre de l’homo faber consiste
en réification. La solidité inhérente à
tous les objets, même les plus fragiles, vient du matériau
ouvragé ; ce matériau est déjà lui-même
un produit des mains qui l’ont tiré de son emplacement
naturel, soit en tuant un processus vital, soit en interrompant
un lent processus de la nature. Cet élément de violation,
de violence est présent en toute fabrication : l’homo
faber, le créateur de l’artifice humain, a toujours
été destructeur de la nature.
Ensuite, l’ouvrage réalisé va être multiplié
à partir de modèles ou d’images. La multiplication,
par opposition à la simple répétition, multiplie
quelque chose qui possède déjà dans le monde
une existence relativement stable, relativement permanente. Ce qui
caractérise la fabrication est le fait d’avoir un commencement
précis et une fin précise et prévisible (à
la différence du travail qui est cyclique). Cette caractéristique
de l’œuvre est la plus haute et la plus importante car
elle définit l’œuvre comme l’objectivité
de la vie humaine et son moyen de sécurité.
Ainsi, l’homo faber est bien seigneur et maître, non
seulement parce qu’il est ou s’est fait maître
de la nature, mais surtout parce qu’il est maître de
soi et de ses actes. L’œuvre exprime la liberté
humaine. Cela n’est vrai ni de l’animal laborans soumis
à la nécessité de la vie, ni de l’homme
d’action toujours dépendant de ses semblables.
Instrumentalité et animal laborans.
Pour l’animal laborans, la durabilité, la stabilité
du monde sont représentés par les outils et les instruments
dont il se sert. On déplore souvent la perversion des fins
et des moyens dans la société moderne, or Arendt affirme
que la distinction entre fins et moyens n’a aucun sens pour
l’animal laborans car la production consiste avant tout en
une préparation à la consommation.
La différence décisive entre les outils et les machines
réside dans le fait que l’outils le plus raffiné
reste au service de la main qu’il ne peut ni guider ni remplacer,
alors que la machine la plus primitive guide le travail corporel
et éventuellement le remplace tout à fait. La substitution
des machines à l’outillage est apparue à l’avènement
de l’automatisation.
Instrumentalité et homo faber.
Les outils de l’homo faber, sui ont donné lieu à
l’expérience la plus fondamentale de l’instrumentalité,
détermine toute œuvre, toute fabrication. C’est
ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produit
et les organisent.
Mais la suppression apparente du travail, en tant qu’effort
pénible, a eu pour conséquence que l’œuvre
s’exécute aujourd’hui dans le style du travail,
et que les produits de l’œuvre, les objets d’usage,
se consomment comme de simples biens de consommation.
Le marché.
A la différence de l’animal laborans dont la vie sociale
est grégaire et sans monde, et qui, par conséquent,
est incapable de construire ou d’habiter un domaine public,
l’homo faber est, selon Arendt, parfaitement capable d’avoir
un domaine public à lui, même s’il ne s’agit
pas d’un domaine politique à proprement parler.
Son domaine public, c’est le marché où il peut
exposer le produit de ses mains et recevoir l’estime sui lui
est due. L’homo faber n’entre vraiment en relation avec
les autres qu’en échangeant ses produits avec les leurs,
car ses produits eux-mêmes sont toujours fabriqués
dans la solitude.
La permanence du monde et l’œuvre d’art.
Parmi les objets qui donnent à l’artifice humain la
stabilité sans laquelle les hommes n’y trouveraient
point de partie, il y en a, note Arendt, qui n’ont strictement
aucune utilité et qui en outre, parce qu’il sont uniques,
ne sont pas échangeables et défient par conséquent
l’égalisation au moyen d’un dénominateur
commun tel que l’argent ; si on les met sur le marché,
on ne peut fixer leur prix qu’arbitrairement.
Bien plus, les rapports que l’on a avec une œuvre d’art
ne consiste certainement pas à "s’en servir"
; au contraire, pour trouver sa place convenable dans le monde,
l’œuvre d’art doit être soigneusement écartée
du conteste des objets d’usage ordinaire.
En raison de leur éminente permanence, les œuvres d’art
sont les objets tangibles les plus intensément du-monde.
leur durabilité est presque invulnérable aux effets
corrosifs des processus naturels, puisqu’elles ne sont pas
soumises à l’utilisation qu’en feraient les créatures
vivantes.
La source immédiate de l’œuvre d’art est
la capacité humaine à penser, comme le propension
de l’homme à "échanger et troquer"
est l’origine des objets d’échange, la capacité
d’utiliser, l’origine des objets d’usage. ce sont
là des facultés de l’homme et non de simples
attributs de l’animal humain comme les sentiments, les désirs,…
Chapitre V : l’action.
"tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte
ou si on les raconte"
Isak DINESEN.
La révélation de l’agent dans la parole
et l’action.
La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action
et de la parole, a le double caractère de l’égalité
et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux,
ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, s’ils
n’étaient pas distincts, ils n’auraient pas besoin
de la parole ou de l’action pour se faire comprendre. Par
l’individualité, les hommes se distinguent au lieu
d’être simplement distinct. La parole et l’action
révèlent cette individualité, qui repose sur
l’initiative, mais une initiative dont aucun être humain
ne peut s’abstenir s’il veut rester humain.
Ce n’est le cas pour aucune autre activité de la vita
activa. Les hommes peuvent très bien vivre sans travailler
ou œuvrer, simplement en poussant les autres à le faire,
mais une vie sans parole et sans action est littéralement
morte au monde.
En agissant et en parlant, Arendt affirme que les hommes font voir
qui ils sont, révèlent activement leurs identités
personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde.
mais il faut distinguer l’identité d’un individu
(ce qu’il est) et la singularité de cet individu (qui
il est).
Le réseau des relations et les histoires jouées.
La dimension de singularité n’est saisissable que
dans les rapports avec les autres, au sein d’un espace de
visibilité commune. En nommant cette réalité
le "réseau" des relations humaines, Arendt en indique
en quelque sorte l’intangibilité.
L’action est ainsi une activité politique car elle
institue des rapports entre les êtres humains. Mais l’erreur
fondamentale de tout matérialisme en politique est de ne
pas remarquer les hommes se révèlent comme sujets,
comme personnes distinctes et uniques, même s’ils se
concentrent tout entier sur des objectifs du-monde.
La fragilité des affaires humaines.
Nous avons vu que l’action et la parole ne sont possibles
dans l’isolement. Ainsi, la croyance populaire de "l’homme
fort", qui seul contre tous, doit se force à sa solitude,
est une illusion. Selon Arendt, cet homme fort est en fait impuissant.
La fragilité de l’action tient à l’imprévisibilité
de ses résultats ; cette imprévisibilité est
étroitement liée au caractère de révélation
de l’action et de la parole dans les quels on révèle
son moi sans se connaître et sans pouvoir calculer d’avance
qui on révèle. De plus, l’action est anonyme
car ce qui est révélé c’est l’agent,
mais pas l’acteur. Enfin, les résultats de l’action
ont un caractère irréversible. Ainsi, il existe une
triple fragilité de l’action : résultats imprévisibles,
processus irréversible et auteurs anonymes.
La solution des Grecs.
En grec, le terme eudaimonia est lié la singularité
de l’individu, mais, même s’il s’y apparente,
il ne signifie ni bonheur ni béatitude. L’eudaimonia
n’est possible que pour celui qui agit ; celui qui n’agit
pas, ignore qui il est et donc ne peut accéder au bonheur.
Ne peut être vraiment heureux que celui qui a saisi qui il
est, celui qui s’est révélé à
lui-même et aux autres. Par ses actes et ses paroles.
La puissance et l’espace de l’apparence.
L’espace d’appartenance, espace où j’apparaît
aux autres comme les autres m’apparaissent, commence à
exister dès que les hommes s’assemblent dans le mode
de la parole et de l’action ; il précède par
conséquent toute constitution formelle du domaine public
et des formes de gouvernement, c’est à dire les diverses
formes sous lesquelles le domaine public peut s’organiser.
Partout où les hommes se rassemblent, cet espace est là
en puissance, mais pas pour toujours. Ce qui sape et finit par tuer
les communautés politiques, c’est la perte de puissance
et l’impuissance finale. On ne peut emmagasiner la puissance
car celle-ci n’existe qu’en acte. Ainsi, le pouvoir
qui n’est pas actualisé disparaît.
Arendt conclue donc que c’est la puissance, due au rassemblement
des hommes, qui assure l’existence du domaine public, de l’espace
potentiel d’apparence entre les hommes agissant et parlant.
L’homo faber et l’espace de l’apparence.
La parole et l’action, malgré leur futilité
matérielle, ont une qualité de durée qui leur
est propres parce qu’elles créent leur propre mémoire.
Le domaine public, espace dans le monde dont les hommes ont besoin
pour paraître, est donc "œuvre de l’homme"
plus spécifiquement que ne le sont l’ouvrage de ses
mains et le travail de son corps.
La substitution traditionnelle du faire à l’agir.
L’époque moderne, constatant la triples frustration
de l’action, a dénoncé l’inutilité
et la vanité de l’action et de la parole en particulier,
et de la politique en général.
Elle se propose donc d’échapper aux "calamités"
de l’action en se réfugiant dans une activité
où l’homme, isolé de tous, demeure maître
de ses faits et gestes jusqu’à la fin. L’époque
moderne a donc tenter de remplacer l’agir par le faire. Arendt
voit en cela la substitution de la mon-archie à la démocratie.
Or, les calamités de l’action viennent de la condition
humaine de pluralité. Pour l’auteur, vouloir se débarrasser
de cette pluralité équivaut, dans un scénario
extrême, à vouloir supprimer le domaine public. Tout
du moins, la substitution du faire à l’agir accompagne
la dégradation de la politique qui est devenue un moyen en
vue d’une fin "plus haute".
L’action comme processus.
L’instrumentation de l’action et la dégradation
de la politique devenue moyen en vue d’autre chose n’ont
évidemment pas réussi à supprimer tout à
fait l’action, qui reste l’une des expériences
humaines essentielles, ni à détruire complètement
le domaine des affaires humaines.
Mais en essayant de supprimer l’action, on a, selon Arendt,
abouti à concentrer la faculté d’agir et à
entreprendre des processus nouveaux et spontanés qui n’existaient
pas sans l’homme.
L’irréversibilité et le pardon/L’imprévisibilité
et la promesse.
Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité
du processus déclenché par l’action, le remède
vient de la faculté de pardonner et de faire des promesses.
Ces deus facultés vont de pair : celle du pardon sert à
supprimer les actes du passé ; l’autre, qui consiste
à se lier par des promesses, sert à disposer dans
cet océan d’incertitude qu’est l’avenir
par définition, des îlots de sécurité.
Si nous n’étions pardonnés, délivrés
des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité
d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont
nous ne pourrions jamais nous relever. Si nous n’étions
liés par des promesses, nous serions incapables de conserver
nos identités.
Ces deus facultés dépendent donc de la pluralité,
de la présence et de l’action d’autrui, car nul
ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié
par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi.
Dépendant de la faculté humaine de pluralité,
ces facultés créent une s "rie de principes directeurs
en politique.
Après avoir présenté un résumé
des trois chapitres consacrées au travail, à l’œuvre
et l’action, je propose le tableau récapitulatif suivant
qui rappelle, de manière simplifiée, les principales
caractéristiques des activités de la vita activa.
Conditions |
Modalités |
Agents |
Activités |
Temporalité |
Spatialité |
VIE SUR TERRE
Nativité / Mortalité |
Nécessité |
Animal laborans
Espèce humaine |
TRAVAIL
Reproduction de la vie
(pré-visible / invisible) |
Temps cyclique réversible
(reproduction) |
ESPACE PRIVE
Domestique
Oikos
Activité économique |
APPARTENANCE AU MONDE
Pérennité |
Artificialité |
Homo faber
Peuples |
ŒUVRE
Réunification du monde
(pré-visible / invisible / visible) |
Temps linéaire irréversible
(production) |
ESPACE SOCIAL
Sosietas
Activité économique et culturelle
Cultura |
PLURALITE
Natalité / Immortalité |
Liberté |
Zoôn politikon
Qui |
ACTION
Institution du lien humain
(visible / impré-visible) |
Temps inaugural irréversible
(commencement) |
ESPACE PUBLIC
Polis
République
Conseil
Activité politique |
CONCLUSION DE L’ETUDE
Les critiques de l’œuvre et de l’auteur.
En 1972, lors du colloque de Toronto consacré à "Hannah
Arendt sur Hannah Arendt", celle-ci reviendra de façon
critique sur le point de vue qu’elle avait adopté dans
La Condition de l’homme moderne : "le principal défaut,
et l’erreur de The Human Condition, est le suivant : j’envisage
encore ce qui s’appelle dans la tradition la vita activa du
point de vue de la vita comtemplativa, sans jamais dire quelque
chose de réel sur la vita comtemplativa. Maintenant, je crois
que l’envisager à partir de la vita comtemplativa est
déjà la première illusion. Parce que l’expérience
fondamentale de l’ego pensant se trouve dans ces lignes de
Canton l’Ancien que je cite : "quand je ne fait rien,
c’est alors que je suis le plus actif et c’est quand
je suis tout entier avec moi-même que je suis le moins seul"
(il est très intéressant que Canton ait dit cela !).
C’est une expérience de pure activité qui n’est
entravé par aucun obstacle physique ou corporel. Mais dès
que vous commencez à agir, vous traiter avec le monde, et
c’est comme si vous tombiez constamment sur vos pied, et alors
vous portez votre corps - et comme le disait Platon : "le corps
réclame sans cesse que l’on en prenne soin et c’est
infernal !" ".
Mise à part la critique de Arendt sur elle-même, on
peut ajouter que son analyse présente une faiblesse qui tient
à son idéalisme ; les évolution de la réalité
sociale, l’assimilation de l’action au travail, l’abolition
des séparations traditionnelles entre les divers activités,
sont expliquées par des références vagues à
"l’époque moderne" en général
(qui, selon Arendt, a scientifiquement commencé au XVII siècle).
Or la destruction des structures traditionnelles de l’activité
n’est pas le propre du monde moderne en général,
car "l’époque moderne", cela ne veut rien
dire de précis ou, plus exactement, cela englobe trop de
choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales,
l’Encyclopédie, le démocratie, le "totalitarisme",
la physique quantique et bien d’autres choses encore.
D’autre part, Hannah Arendt écrit que la fin du travail
pour une société de travailleurs est la pire des choses
que nous puissions imaginer parce que nous ne savons plus rien des
activités plus hautes et plus élevées pour
laquelle il vaudrait la peine de se dispenser de travail. Cette
appréciation pessimiste est fort inconfortable : la plupart
des individus savent bien qu’il existe des activités
plus élevées que celles que dictent les contraintes
de la reproduction des conditions de la vie ; l’expansion
de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi
confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche
d’espaces où peut se déployer la véritable
liberté qui suppose une activité désintéressée.
Enfin, en dépit de la fécondité de beaucoup
de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique
et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes
en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis.
Or cette impasse découle de deux erreurs centrales :
1.
L’opposition entre travail et œuvre est pensée
comme opposition absolue alors que, à mon sens, elle n’a
qu’un caractère relatif ; elle peut être éclairante,
à condition de n’en point faire le schéma explicatif
unique.
2.
Il est impossible de comprendre sérieusement la condition
de l’homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports
sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.
L’actualité de la question.
En s’attaquant au problème du travail et de sa place
dans la hiérarchie des activités humaines, Hannah
Arendt pose les bases de questions aujourd’hui fort discutées.
En effet, une partie importante des travaux publiés récemment
sur le thème de la fin du travail s’inspirent souvent
des analyses de La Condition de l’homme moderne. Parfois,
il s’agit même d’un pillage presque systématique
quoique non avoué. Mais ce pillage évacue les problèmes
posés par Hannah Arendt pour s’en tenir à un
exposé squelettique de ce qu’on prend pour ses thèses.
Ces développements récents sont traités dans
le livre de Denis Colin, La fin du travail et la mondialisation.
Sur les œuvres de Arendt en général, nous pouvons
relever deux actualités majeures :
Au printemps 1999, dans la foulée du crime de bureau développé
pendant le procès Papon, un film et un livre bâtis
sur l’écrit le plus controversé de Hannah Arendt
avaient soudain popularisé la philosophie du totalitarisme.
Hannah Arendt s’est aussi beaucoup intéressée
à la question de l’état hébreu, sujet
au combien d’actualité. Avant même que l’on
ne commence à parler du processus de paix au proche Orient,
elle ne cessait de défendre le concept d’un Etat binational
car l’idée même d’un nationalisme juif
la heurtait.
BIBLIOGRAPHIE DE L’ETUDE
CHEVALIER Marc, La cité des hommes avec ou sans dieu ? Hannah
Arendt et la question de l’absolu, L’Agora, vol 5, n°3.
COURTEMANCHE Gil, Un dimanche à la piscine de Kigli, Boréal,
2000.
COURTINE-DENAMY Sylvie, Hannah Arendt, Belfond, 1994.
COURTINE-DENAMY Sylvie, Politique et pensée. Colloque Hannah
Arendt, Petite Bibliothèque Payot, 1996.
COURTINE-DENAMY Sylvie, Le souci du monde. Dialogue entre Hannah
Arendt et quelques-uns de ses contemporains, édition Vrin,
1999.
ESLIN Jean Claude, Hannah Arendt, l’obligée du monde,
Michalon, 1996.
LEIBOVICI Martine, Hannah Arendt, une juive. Expérience,
politique et histoire, Desclée de Brouwer, 1998.
TASSIN Etienne, Le trésor perdu, Hannah Arendt, l’intelligence
de l’action politique, Payot, Collection "critique de
la politique", 1999, 591 p.
YOUNG-BRUEHL Elizabeth, Hannah Arendt, biographie, Calman-Lévy,
1999.
|
|