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Hannah Arendt
"La condition de l'homme moderne"
Note de lecture

Origine : http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/arendt_2.html

LES FICHES DE LECTURE de la Chaire D.S.O.
TRABELSI Myriam
Janvier 2001
DEA 124
Philosophie, éthique, comptabilité et contrôle


BIOGRAPHIE

Hannah Arendt, allemande d’origine juive qui, poussée à l’exil par le régime nazi, approfondi la condition de l’homme moderne à travers sa propre expérience d’apatride.
Il semble donc indispensable pour comprendre l’œuvre de Hannah Arendt de se pencher sur ses origines, sa terrible histoire ainsi que les expériences qu’elle a pu vivre ; de même, il ne faut pas oublier de quels maîtres Hannah Arendt procède…

La vie de Hannah Arendt.

Née en Allemagne, à Königsberg, en 1906, de parents juifs assimilés fidèlement attachés à la social-démocratie (sa mère était une admiratrice de Rosa Luxembourg), Hannah Arendt montre, dès ses études secondaires, une précocité extrême en philosophie. Elle arrive en 1924 à l’université de Marbourg, à l’âge de dix-huit ans, déjà pourvue d’une solide culture classique et armée d’un sentiment aussi intrépide que vulnérable de sa judéité. A l’université de Marbourg, elle reçoit avec passion l’enseignement de Martin Heidegger, durant la genèse de Sein und Zeit (publié en 1927). Après un semestre chez Husserl à Fribourg, elle s’inscrit à l’université de Heidelberg, encore vibrante de l’enseignement de Max Weber, pour rédiger sa thèse, Le concept d’amour chez Augustin (1929). De cette époque date l’amitié sans faille pour celui qui resta son vrai maître jusqu'à sa mort, le philosophe Karl Jasper.

De 1929 à 1933, Hannah Arendt connaît de nombreuses déceptions liées aux comportements de certains de ses amis, en particulier de Martin Heidegger, qui demeura son amant jusqu’à sa mort. Avec l’arrivé d’Hitler au pouvoir, Hannah Arendt devient sioniste et elle est arrêtée par la Gestapo dont elle échappe miraculeusement.

Les années trente lui font réellement découvrir la politique : réfugiée en France en 1933, elle collabore avec des organisations sionistes et facilite le départ d’enfants juifs vers la Palestine. Après des séjours dans le kibboutz, elle revient émerveillée mais préoccupée par l’aveuglement des sionistes vis à vis de la question Arabe. En France, Hannah Arendt sera en contact avec des intellectuels français de l’époque tel que Sartre, Raymond Aron, Stéphane Sweig, … Elle rencontre à Paris Heinrich Blücher, qui deviendra son second mari et qui révélera sa passion pour la philosophie politique. Entre 1939 et 1940, et sous le gouvernement de Vichy, elle est arrêtée par la police française à la suite de la rafle du "Vel’ d’Hiv" car elle était apatride ; elle est internée dans le camp de Gurs, d’où elle s’évade pour s’exiler aux Etats-Unis avec son mari et sa mère en 1941.

A New York, elle collabore avec des journaux et travaille dans l’édition. A la faveur des connaissances qu’elle a acquises sur la droite française, elle publie une étude sur L’affaire Dreyfus. Elle s’interroge et publie de nombreux articles où sont préfigurés les thèmes de son premier ouvrage Les Origines du Totalitarisme. En 1948, Hannah Arendt retourne avec émotion en Allemagne et retrouve Heidegger qu’elle n’abandonnera jamais malgré l’engagement momentané de celui-ci au côté des nazis.

En 1951, elle devient citoyenne américaine. En 1952, elle s’affirme contre la politique de l’état hébreux après les massacres de Kybia. De 1953 à 1974, elle est professeur de philosophie politique dans les plus prestigieuses universités des Etats-Unis. Elle critique au cours de ces années à la fois le marxisme et la société américaine qui favorise les écarts entre la pauvreté des uns et la richesse des autres.

Elle meurt le 4 décembre 1975 à New York, une année avant son maître Heidegger.

Il est maintenant clair que la vie de Hannah Arendt, sa traversée de l’Europe dans toutes ses longitudes historiques, culturelles, sociales, qui la mène de la ville de Kant (aujourd’hui Kaliningrad) jusqu’à Manhattan, a profondément influencé ses réflexions sur la condition juive, les formes du nationalisme, la désolation totalitaire et l’invention révolutionnaire américaine ; autant de thèmes qu’elle développera dans ses différentes œuvres (ou comment la vie influence l’œuvre...).

Bibliographie commentée de l’auteur.

La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il voudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde encore une place marginale. Hannah disait, en parlant d’elle-même, "I don’t fit". En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu’à l’évidence les choses aient commencé à changer.

Les origines du totalitarisme (1951) est le premier grand ouvrage de Hannah Arendt. Il eu malgré tout un grand retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques. Les trois volumes qui le composent (L’antisémitisme, L’impérialisme, Origines du totalitarisme) développent la première analyse faite du totalitarisme en mettant en parallèle deux régimes politiques, celui de l’Allemagne nazie de 1938 à 1945 et celui de L’URSS de Staline de 1930 à 1953. Dans cette œuvre passionnée, Hannah Arendt tente de savoir "ce qui s’est passé, pourquoi cela s’est passé et comment cela avait-il pu se passer". Elle y démontre le caractère inédit du phénomène totalitaire, révélation d’un mal absolu dont la cause tient dans l’existence de crimes non punissables autant qu’improbables

La condition de l’homme moderne (1958) ("The Human condition"), second chef-d’œuvre de Hannah Arendt, semble marquer un changement de registre : alors que le premier ouvrage avait consacré son auteur penseur politique de premier ordre, voici maintenant une œuvre de la philosophie fondamentale, magistrale étude sur les divers modes de l’activité humaine et sur "l’aliénation" moderne.

Rapport sur la banalité du mal (1963) ("Eichmann à Jérusalem"), inspiré du récit du procès de Adolf Eichmann, explique comment des êtres normaux peuvent se transformer et pratiquer… l’extermination. Hannah Arendt y expose en effet ses idées personnelles sur la responsabilité des bourreaux et des victimes, sur la responsabilité du comité juif. Elle déclare que le seul crime de Eichmann est de ne pas avoir pensé qu’il faisait du mal et que, dans un monde privé de repères, bien des hommes sont dans l’incapacité de distinguer le bien du mal.

L’essai sur la révolution (1967) est une étude comparée de la révolution française et américaine, où est notamment exhumée la tradition oubliée de la révolution aux Etats-Unis.

La crise de la culture (1972) (Betwen past and futur) regroupe divers essais sur des notions fondamentales de la politique. Dans les huit exercices de pensée politique dédiés à son maître Blücher, Hannah Arendt se demande "comment penser dans la brèche laissée par la disparition de la tradition entre le passé et le futur".

Du mensonge à la violence (1973) (Crises of Republic) analyse la situation politique et les questions d’actualité avec pour instrument le mensonge et la violence.

Hannah Arendt ne terminera jamais son dernier livre La vie de l’esprit (The life of the mind), dont le titre traduit bien les orientations nouvelles de sa pensée vers une analyse plus métaphysique. Nous ne possédons que les deux premières parties : Thinking (penser) et Wilking (vouloir), privées de leur couronnement dans une troisième partie qui se fût appelée Judging (juger).

Des ouvrages apparemment aussi différents sont néanmoins animés d’un même souci : redonner à la politique sa "raison d’être" qui "est la liberté et dont le domaine d’expérience est l’action" (La crise de la culture, p 190). Voilà le truisme qui, déployé dans toute son ampleur, doit retentir sur notre compréhension.

Les distinctions de l’auteur.

Hannah Arendt était membre de l’American Political Science Association et du National Institute of Arts and Letters. Entre autres distinctions, elle a reçu le prix Lessing de la ville de Hambourg (1959), le prix Sigmund Freud (1967) de la Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung à Darmstadt dont elle était membre correspondante depuis 1958, et le prix Sonning du royaume du Danemark (1975), pour sa contribution à la culture américaine. Dix universités et écoles lui ont décerné le rang de docteur honoris causa. Depuis 1968, elle était vice-présidente du National Institute of Arts and Letters. De 1973 à 1975, elle fut à la direction du PEN-Club américain. Après une longue procédure, elle obtient en 1972 de la République fédérale d’Allemagne son admission rétroactive dans l’enseignement supérieur dont elle avait été exclue par les nazis.

INTRODUCTION A L’ANALYSE DE L’OUVRAGE

"J’ai commencé si tard, à peine il y a quelque années, à aimer vraiment le monde… Par gratitude je voudrais appeler mon livre de théorie politique "Amor Mundi"".

Dans une lettre du 6 août 1955 adressée à Karl Jaspers, Hannah Arendt lui annonçait son intention d’écrire un livre de théorie politique qui scellerait sa réconciliation avec le monde. Le livre parut en anglais sous le titre The Human Condition en 1958 à Chicago, et en 1960 à Stuttgart sous le titre Vita Activa oder vom tätiden Lebens, reprenant ainsi le nom que Hannah Arendt donnait en privé à ce livre.
De fait, en avril 1956, elle précisait à Jaspers : "mon manuscrit est à peu près au point, mais loin d’être prêt pour l’impression. Je l’appellerai Vita Activa et je m’intéresserai essentiellement au travail, à l’œuvre et à l’action, et à leur implication politique". Karl Jaspers écrivant à Blücher espérait que "le livre d’Hannah sera un événement important en Allemagne. Si ce n’était pas le cas, ce sera la faute à l’Allemagne".

Le livre connut un grand succès comme le confirme Hannah Arendt à Jaspers : "le livre se vend si bien que l’éditeur est obligé de procéder à une seconde réédition au bout de quatre mois. Personne ne sait exactement pourquoi, pas même l’éditeur".

La position du problème.

L’ouvre de Hannah Arendt commence par le constat, dans le prologue, de deux événements majeurs qui ont marqué les années cinquante.
Le premier événement est le lancement du premier satellite artificiel autour de la Terre en 1957. La réaction immédiate ne fut ni la joie ni l’admiration pour la puissance de l’homme, mais le soulagement de voir accomplir le premier "pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre". Or la Terre est la quintessence même de la condition humaine

L’autre événement non moins menaçant est l’avènement de l’automatisation. Cela libérera les hommes du fardeau du travail. Or l’époque moderne glorifie le travail au point de transformer la société entière en société de travailleurs. Un problème se pose donc dans le sens où "c’est une société de travailleur que l’on va libérer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il voudrait la peine de gagner cette liberté".

A ces préoccupations, à ces inquiétudes, le présent ouvrage ne se propose pas de répondre. Cependant, il se tentera de reconsidérer la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos craintes les plus récentes ; ce qu’il propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons.

L’objet de l’œuvre.

Hannah Arendt s’interroge sur la condition humaine dans le monde moderne, époque qui a fait l’épreuve du totalitarisme. Cette réflexion se fait autour de la Vita Activa (définie au chap. I § 2), qui s’oppose à la Vita Conremplativa. A travers la Vita Activa, nous allons penser ce que nous faisons (et non penser ce que nous sommes ou ce nous pensons). Arendt va donc s’intéresser à la praxis et non à la théorie. Le mot praxis vient du latin prattein, c’est à dire agir, ce qui suppose une vie des hommes en société (contrairement à la théôria ou la contemplation, qui, elle, se réfère à la vie de l’esprit). Ainsi, pour l’auteur, c’est dans l’examen des activités humaines que l’on va percevoir la condition de l’homme moderne.

Hannah Arendt prend d’ailleurs bien soin de faire la différence entre la condition humaine et la nature humaine, problème augustinien (quaestio mihi factus sum), car "rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait une nature ou une essence" comme en ont les autres objets : seul un dieu pourrait la définir et il faudrait d’abord qu’il puisse parler du "qui" comme d’un "quoi"(p. 45).
La condition de l’homme moderne devrait être lue moins comme une critique de la modernité, ainsi que semble pourtant y inciter les cinq premiers chapitres, que comme une "anthropologie philosophique" recherchant parmi les différentes activités humaines celles susceptibles de s’inscrire dans la durabilité, ainsi qu’en témoigne le sixième et dernier chapitre.

La méthodologie.

Hans Jonas proposait l’appellation "d’anthropologue sociale" pour caractériser la démarche d’Arendt dans ce livre qu’il qualifiait "d’opus magnum…, le livre le plus philosophique qu’elle ait jamais publié" ; mais Jonas remarquait également que Vita Activa appelait son complément, l’autre moitié, consacré à la Vita Contemplativa et qui parut après la mort d’Arendt sous le titre La vie de l’esprit.
La lecture de l’œuvre de Hannah Arendt met à jour la structure en chiasme de sa pensée qui croise en permanence une démarche "événementielle", historique en quelque sorte, et une approche systématique. Nous avons donc une double approches de la condition humaine :

L’approche systématique qui s’élabore grâce l’analyse des articulations élémentaires de la condition humaine à travers les activités de la Vita Activa : le travail, l’œuvre et l’action.

L’approche historique qui est construite sur l’analyse de ce que devient la condition humaine à l’époque moderne.

LES HYPOTHÈSES DE L’AUTEUR

Arendt propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action et pose pour hypothèse que ces mêmes préoccupations humaines centrales doivent prévaloir dans toutes les activités des hommes, sans qu’aucun ordre ne puissent s’établir.
D’autre part, Arendt supposera qu’aucune vie humaine n’est possible sans un monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d’autres êtres humains.

Mises à part ses deux hypothèses centrales, de nombreuses autres hypothèses ont été formulées par l’auteur. Les énumérer ici aurait été trop long. Elles seront donc évoquées dans le résumé de chaque chapitre.

LA DEMONSTRATION SUIVIE DE L’AUTEUR

Pour penser ce que nous faisons à travers les trois activités de la vita activa, l’auteur procède en trois étapes essentielles : dans le chapitre I et II, Arendt définit les problèmes et les concepts mis en jeu ; elle explique, par exemple ce qu’elle entend par "condition humaine", précise les rapports qui existent entre privé et public… Le chapitre III, IV et V sont l’occasion pour l’auteur de procéder à une analyse systématique des activités qui constituent la vita activa ; elle passe ainsi successivement en examen les trois activités suivantes : le travail, l’œuvre et l’action. Enfin le chapitre VI, consacré à la vita activa et l’âge moderne, permet à Arendt de développer une analyse historique de son concept.

LE RÉSUMÉ DE L'OEUVRE

Chapitre I : la condition humaine.

Dans ce chapitre, Arendt précise ce quelle entend par condition humaine et présente sa conception de la notion de vita activa.

La vita activa et la condition humaine.

Arendt propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme.

Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain ; la condition humaine du travail est la vie elle-même.

L’œuvre correspond à la non-naturalité de l’existence humaine et fournit un monde artificiel d’objets ; la condition humaine de l’œuvre est l’appartenance au monde.

L’action, seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, la pluralité étant spécifiquement la condition de la vie politique.

Ces trois activités et leurs conditions correspondantes sont, selon Arendt, intimement liées à la condition la plus générale de l’existence humaine : la vie et la mort, la natalité et la mortalité. Le travail n’assure pas seulement la survie de l’individu mais aussi celle de l’espèce. L’œuvre et ses produits confèrent une certaine permanence et une durée au caractère fugace du temps humain. L’action, dans le mesure où elle se consacre à fonder et à maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est à dire l’Histoire.
Toutefois, l’action est la plus étroitement liée à la condition humaine de natalité : le commencement ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est à dire d’agir. de plus, l’action étant l’activité politique par excellence, la natalité est, pour Arendt, la catégorie centrale de la pensée politique.

Mais la condition humaine dépasse les conditions dans lesquelles la vie est donnée à l’homme. Arendt affirme en effet que les hommes créent constamment des conditions qui fabriquées qui leur sont propres et qui ont la même force de conditionnement que les objets naturels. C’est pourquoi les hommes, quoiqu’ils fassent, sont toujours des êtres conditionnés.

Le terme de vita activa.

L’expression vita activa est aussi ancienne que notre tradition de pensée politique. Cette tradition est née d’une circonstance historique spécifique : le procès de Socrate et le conflit entre le philosophe et la polis. Aristote distinguait trois modes de vie que les hommes pouvaient choisir en toute liberté et qui avaient en commun le culte de "beau" et l’intérêt pour les choses ni nécessaires ni simplement utiles : il s’agit de la vie de plaisir, de la vie consacrée aux affaires de la polis et de la vie du philosophe vouée à la recherche et à la contemplation des choses éternelles. Ainsi, seule l’action était mise en avant, le travail (mode de vie de l’esclave) et l’œuvre (vie laborieuse de l’artisan) n’ayant pas assez de dignité.
Lorsque disparut la cité antique, l’expression vita activa perdit son sens spécifiquement politique pour désigner toute espèce d’engagement actif dans les affaires de ce monde.

L’acception que propose ici Arendt du mot vita activa contredit manifestement la tradition. Mais l’auteur se justifie en déclarant ne pas mettre en doute la valeur de l’expérience sous-jacente à la tradition, mais plutôt l’ordre hiérarchique qui lui est inhérent depuis son origine. Arendt pose en effet pour hypothèse que les mêmes préoccupations humaines centrales doivent prévaloir dans toutes les activités des hommes, sana qu’aucun ordre ne puissent s’établir.

Eternité contre immortalité.

Selon Arendt, le moyen le plus rapide, quoique superficiel, de montrer la différence entre l’engagement actif dans les affaires de ce monde (vita activa) et la pure pensée culminant la contemplation (vita contemplativa) est de rappeler la distinction entre éternité et immortalité.
L’immortalité signifie la durée, la vie perpétuelle sur cette terre, à l’exemple de la nature et des dieux de l’Olympe. Les hommes se trouvent être les seuls êtres mortels dans un univers immortel, mais non éternel. Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, réside dans leur capacité de produire des choses qui mériteraient d’appartenir à la durée sans fin.
Par contre, l’expérience philosophique de l’éternel ne peut se produire qu’en dehors du domaine des affaires humaines, en dehors de la pluralité des hommes : c’est ce que nous enseigne, dans la République, la parabole de la Caverne, où le philosophe se délivre des liens qui l’enchaînaient à ses compagnons et s’éloigne dans l’éternité ; mais cet états ne peut être que provisoire. C’est ainsi que les philosophes dédaigne comme vaine et inutile toute quête d’immortalité.

Chapitre II : le domaine public et le domaine privé.

L’homme : animal social ou politique.

Toutes les activités humaines sont, pour Arendt, conditionnées par le fait que l’homme vit en société : l’action est inimaginable en dehors de la société des hommes ; l’activité de travail n’a pas besoin de la présence d’autrui, encore qu’un être travaillant dans une complète solitude ne serait pas un humain, mais un animal laborans ; l’homme à l’ouvrage, fabriquant un monde qu’il serait seul à habiter, perd sa qualité spécifiquement humaine et est plutôt un dieu.
Cette conception de l’homme comme animal social vient de la traduction ancienne du zôon politikon d’Aristote par animal socialis en latin. Cette substitution du social au politique montre jusqu’à quel point s’était perdue la conception originale grecque de la politique.
En effet, dans la Grèce antique, l’homme était un animal politique ; l’avènement de la cité apporta une distinction fondamentale entre vie privée (lieu d’inégalité) et vie politique (espace d’égalité). Il n’y avait pas d’autres vie possible en dehors de la famille et de la polis. Dans toutes les activités humaines, deux seulement passaient pour politiques : l’action (praxis) et la parole (lexis). Au sein de la polis, l’action et la parole se séparèrent et devinrent des activités de plus en plus indépendantes. On mit l’accent non plus sur l’action, mais sur la parole.

La polis et la famille.

Si on a mal compris le politique, si on l’a assimilé au social dès que les termes grecs ont été traduits en latin, on a aussi a aussi perturbé la distinction entre la vie privée (qui répond à la nécessité et passe par la contrainte) et la vie politique (qui répond à la liberté) par l’apparition du domaine social qui n’est, à proprement parler, ni privé ni politique.
De là est née, selon Arendt, la difficulté que nous avons à comprendre la division capitale entre domaine public et domaine privé, entre la sphère de la polis et celle de la famille. Dans nos conceptions la frontière s’efface parce que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d’une gigantesque administration ménagère. Arendt déclare : "nous appelons "société" un ensemble de famille économiquement organisées en un fac-similé de famille supra-humaine, dont la forme politique d’organisation se nomme "nation"".

L’avènement du social.

Mais l’apparition de la société n’a pas seulement effacé l’antique frontière entre le politique et le privé ; elle a aussi, ajoute Arendt, changé le sens des termes, leur signification pour la vie de l’individu et du citoyen, et ce à un tel point qu’on ne les reconnaît presque plus. Nous ne dirions plus avec les Grecs qu’une vie passée dans l’intimité du chez soi est ‘idiote’ par définition, ni avec les Romains que la vie privée ne sert qu’à se retirer temporairement des affaires de la res publica ; plus encore, nous nommons aujourd’hui privés un domaine intime dont on peut chercher l’origine à la fin de l’antiquité romaine.
Pour Arendt, il ne s’agit pas d’un changement d’une importance relative.
Dans la pensée antique, tout tenait dans le caractère privatif du privé : dans le domaine privé, on était privé des facultés les plus hautes et les plus humaines. Aujourd’hui, quand nous parlons du privé, nous ne pensons plus à une privation et cela est dû en partie à l’enrichissement énorme que l’individualisme moderne a apporté au domaine privé. Mais ce qui paraît plus important encore aux yeux de Arendt, c’est que, de nos jours, le privé, dans sa fonction essentielle qui est d’abriter l’intimité, s’oppose non pas au politique mais au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement et plus authentiquement lié. Pour Arendt, le "premier explorateur-interprète" qui a découvert l’intimité est Jean-Jacques Rousseau qui a fait sa découverte en se révoltant non point contre l’oppression de l’Etat, mais contre la société et son intrusion dans le for intérieur.

La société, à tous les niveaux, exclut la possibilité d’action, laquelle était jadis exclue du foyer. Arendt affirme que, de chacun de ses membres, elle exige au contraire un certain comportement, imposant d’innombrables règles qui, toutes, tendent à "normaliser" ses membres. La domaine social, après des siècles d’évolution, est arrivé au point de recouvrir et régir uniformément tous les membres. Mais en toutes circonstances, la société égalise : la victoire de l’égalité dans le monde moderne n’est que la reconnaissance juridique et politique du fait que la société a conquis le domaine public, et que les distinctions et les différences sont devenues des affaires privées propres à l’individu.
Une des caractéristiques dominantes de ce nouveau domaine est la tendance irrésistible à tout envahir, à dévorer les sphères anciennes du politique et du privé comme la plus récente, celle de l’intimité. Cette société constitue l’organisation publique du processus vital, preuve en est sa capacité de transformer, en un temps relativement court, des collectivités modernes en société de travailleurs et d’employés.

Domaine public : le commun.

Arendt rappelle que le mot "public" désigne deux phénomènes liés l’un à l’autre mais non absolument identiques : il signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Dans un second lieu, le mot public désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres.

Domaine privé : la propriété.

C’est à travers cette signification multiple du domaine publique qu’il faut comprendre le mot "privé" au sens privatif original. Vivre une vie entièrement privée, c’est, pour Arendt, être privé des choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation "objective" avec les autres, qui provient de ce qu’on est relié aux autres et séparés d’eux par l’intermédiaire d’un monde d’objets commun, être privé d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie.
Cependant cette acception de la vie privée s’efface et presque disparaît à l’avènement du christianisme qui affirme que chacun doit s’occuper de ses affaires et que la responsabilité politique est un fardeau. Cette attitude a survécu jusque dans la laïcité de l’époque moderne.

Mais le mot "privé" quand il s’agit de propriété, même dans la pensée politique ancienne, perd aussitôt son caractère privatif et s’oppose beaucoup moins au domaine public en général : la propriété possède apparemment, pour Arendt, certaines qualifications qui, tout en appartenant au domaine privé, ont toujours passé pour extrêmement importantes pour la cité politique.

Ce que Arendt a appelé l’avènement du social a coïncidé avec la transformation en intérêt public de ce qui était autrefois une affaire individuelle concernant la propriété privé.

Le lieu des activités humaines.

Le sens le plus élémentaire des deux domaines, public et privé, indique que certaines choses, tout simplement pour exister, ont besoin d’être cachées tandis que d’autres ont besoin d’être étalées au public. Arendt prend l’exemple des bonnes œuvres, exemple extrême puisque cette activité n’appartient même pas au domaine privé, afin de montrer que les jugements historiques des collectivités politiques qui, dans chaque cas, ont fixé la place des activités de la vita activa, les une devant paraître en public, les autres se dissimuler dans le privé, peuvent correspondre à la nature des activités elles-mêmes.
Ainsi, Arendt place l’action comme activité propres du domaine public et la production (travail et œuvre) comme activité du domaine privé.

En soulevant cette question, Arendt souhaite définir avec précision la signification politique des activités de la vita activa.

Chapitre III : le travail.

Dans ce chapitre, Arendt s’attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines. C’est donc l’occasion pour l’auteur de mener une confrontation avec la pensée de Karl Marx sur un de ses points les plus ambigus.

"Le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains".

La distinction que propose Arendt entre le travail et l’œuvre n’est pas habituelle. L’époque moderne a distingué le travail productif du travail improductif, le travail qualifié du travail non qualifié, le travail manuel du travail intellectuel, mais elle n’a produit aucune théorie dans laquelle elle distingue l’œuvre de l’action.
Pourtant, il existe bien dans les langages européen deux mots étymologiquement séparées pour désigner ce que nous considérons aujourd’hui comme la même activité. Arendt soulignera donc la différence entre l’animal laborans de l’homo faber. Elle reprend ainsi la distinction de Locke entre l’ouvrage des mains et le travail du corps, qui rappelle l’ancienne distinction grecque entre le cheirotechnès, l’artisan, et ceux qui travaillent par leur corps (tô sômati ergazesthai) et qui n’était que les esclaves.

Le travail et la vie.

Les objets tangibles les moins durables sont ceux dont a besoin le processus vital. Ainsi, le travail correspond au processus biologique le plus fondamental ; "la condition du travail est la vie elle-même" écrit Arendt.
Ce qui caractérise le travail, c’est qu’il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu’en permanence la nature menace d’envahir et de submerger le monde humain.

Travail et fertilité.

L’ascension soudaine et spectaculaire du travail, passant du dernier rang, de la situation le plus méprisée, à la place d’honneur et devenant la mieux considérée des activités humaines, commença lorsque Locke découvrit dans le travail le source de toute propriété. Elle se poursuivit lorsque Adam Smith affirma que le travail est la source de toute richesse ; elle trouva son point culminant dans le "système de travail" de Marx, où le travail devient la source de toute productivité et l’expression de l’humanité même de l’homme.
Mais tous les trois, considérant le travail comme la plus haute faculté humaine d’édification du monde, se trouvèrent en proie à d’authentiques contradictions. Le raison de ces contradictions est qu’ils confondaient l’œuvre et le travail, de sorte qu’ils attribuaient au travail des qualités qui n’appartiennent qu’à l’œuvre.

En fait, nous avons changé l’œuvre en travail ; les idéaux de l’homo faber, la permanence, la stabilité et la durée, ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans. Nous vivons donc selon Arendt dans une société de travailleurs parce que le travail seul, par son inhérente fertilité, a des chances de faire naître l’abondance.

Le caractère privé de la propriété et de la richesse.

L’évolution des temps modernes et l’avènement de la société, dans lesquels la plus privée des activités humaines, le travail, est devenue publique en recevant le droit de fonder son domaine commun, font peut-être douter que l’existence de la propriété en tant que possession privée d’une place dans le monde puisse résister à l’implacable processus d’accumulation de richesse.
Il est vrai néanmoins que le caractère privé de ce qu’on possède, c’est à dire son indépendance complète par rapport au "commun", ne saurait être mieux garanti que par la transformation de la propriété en appropriation ou par une interprétation de la "séparation du commun" qui voit le résultat, le "produit", de l’activité corporelle.
Ainsi, la propriété est distincte de la richesse et de l’appropriation, et désigne la possession privée d’une parcelle d’un monde commun ; elle est par conséquent la condition politique élémentaire de l’appartenance-au-monde.

Les instruments de l’œuvre et la division du travail.

L’animal laborans mené par les besoins de son corps ne se sert pas librement de ce corps comme l’homo faber de ses mains ; c’est pourquoi Platon estimait que les travailleurs et les esclaves n’étaient pas seulement soumis à la nécessité et incapables de liberté, mais en outre inaptes à gouverner la partie animale de leur être.

Mais le perfectionnement de nos outils (qui sont les produits de l’œuvre et non du travail) a rendu plus aisé, moins pénible que jamais le double labeur de la vie, l’effort de l’entretenir et le travail de l’enfanter. Cela n’a certes pas ôté au travail son caractère d’obligation, ni dispensé la vie de sa soumission au besoin et à la nécessité ; mais à la différence de la société esclavagiste, cette condition n’apparaît pas aussi pleine et manifeste. Mais ces outils, faits pour une production entièrement différente de leur simple usage, sont d’une importance secondaire pour le travail en tant qu’activité.

Il n’en va pas de même pour l’autre grand principe du processus de travail humain : la division du travail, qu’il ne faut pas confondre avec spécialisation de l’œuvre. La spécialisation est essentiellement guidée par le produit fini ; la division du travail, au contraire, présuppose l’équivalence qualitative de toutes les activités pour lesquelles on ne demande aucune compétence spéciale. On substitue donc la collectivité à l’individu pour pallier à l’épuisement qui fait partie du processus vital de l’individu mais non de la collectivité.

Une société de consommateurs.

Le travail et la consommation sont deux stades d’un même processus imposé à l’homme par la nécessité de la vie. Une société de consommation est une autre façon de nommer une société de travailleur.

La victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l’émancipation du travail, c’est à dire au fait que l’animal laborans a eu le droit d’occuper le domaine public ; mais cependant, tant qu’il demeure propriétaire ; il ne peut y avoir de vrai domaines publics, mais seulement des activités privées étalées au grand jour.
Le résultat de cette désagréable vérité est ce qu’on appelle par euphémisme culture de masse, et son profond malaise est un universel malheur causé d’une part par le manque d’équilibre entre le travail et la consommation, d’autre part par les exigences obstinées de l’animal laborans qui veut un bonheur que l’on n’obtient que dans l’équilibre parfait des processus vitaux de l’épuisement et de la régénération, de la peine et du soulagement. La poursuite universelle du bonheur et le malheur généralisé dans notre société sont des signes très précis que nous avons commencé à vivre dans une société de travail qui n’a pas assez de labeur pour être satisfaite.

Chapitre IV : l’œuvre.

La durabilité du monde.

L’œuvre de nos mains fabrique une infinie variété d’objets dont la somme constitue l’artifice humain. Ces objets ont la durabilité dont Locke avait besoin pour l’établissement de la propriété, la "valeur" que cherchait Adam Smith pour le marché, et ils témoignent de la productivité où Marx voyait le test de la nature humaine.
La durabilité, caractéristique essentielle de l’œuvre, donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits. Mais la durabilité de l’artifice humain n’est pas absolue ; l’usage que nous en faisons l’use, bien que nous ne le consommions pas.

Réification.

La fabrication de l’œuvre de l’homo faber consiste en réification. La solidité inhérente à tous les objets, même les plus fragiles, vient du matériau ouvragé ; ce matériau est déjà lui-même un produit des mains qui l’ont tiré de son emplacement naturel, soit en tuant un processus vital, soit en interrompant un lent processus de la nature. Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l’homo faber, le créateur de l’artifice humain, a toujours été destructeur de la nature.
Ensuite, l’ouvrage réalisé va être multiplié à partir de modèles ou d’images. La multiplication, par opposition à la simple répétition, multiplie quelque chose qui possède déjà dans le monde une existence relativement stable, relativement permanente. Ce qui caractérise la fabrication est le fait d’avoir un commencement précis et une fin précise et prévisible (à la différence du travail qui est cyclique). Cette caractéristique de l’œuvre est la plus haute et la plus importante car elle définit l’œuvre comme l’objectivité de la vie humaine et son moyen de sécurité.
Ainsi, l’homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu’il est ou s’est fait maître de la nature, mais surtout parce qu’il est maître de soi et de ses actes. L’œuvre exprime la liberté humaine. Cela n’est vrai ni de l’animal laborans soumis à la nécessité de la vie, ni de l’homme d’action toujours dépendant de ses semblables.

Instrumentalité et animal laborans.

Pour l’animal laborans, la durabilité, la stabilité du monde sont représentés par les outils et les instruments dont il se sert. On déplore souvent la perversion des fins et des moyens dans la société moderne, or Arendt affirme que la distinction entre fins et moyens n’a aucun sens pour l’animal laborans car la production consiste avant tout en une préparation à la consommation.
La différence décisive entre les outils et les machines réside dans le fait que l’outils le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut ni guider ni remplacer, alors que la machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. La substitution des machines à l’outillage est apparue à l’avènement de l’automatisation.

Instrumentalité et homo faber.

Les outils de l’homo faber, sui ont donné lieu à l’expérience la plus fondamentale de l’instrumentalité, détermine toute œuvre, toute fabrication. C’est ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produit et les organisent.

Mais la suppression apparente du travail, en tant qu’effort pénible, a eu pour conséquence que l’œuvre s’exécute aujourd’hui dans le style du travail, et que les produits de l’œuvre, les objets d’usage, se consomment comme de simples biens de consommation.

Le marché.

A la différence de l’animal laborans dont la vie sociale est grégaire et sans monde, et qui, par conséquent, est incapable de construire ou d’habiter un domaine public, l’homo faber est, selon Arendt, parfaitement capable d’avoir un domaine public à lui, même s’il ne s’agit pas d’un domaine politique à proprement parler.
Son domaine public, c’est le marché où il peut exposer le produit de ses mains et recevoir l’estime sui lui est due. L’homo faber n’entre vraiment en relation avec les autres qu’en échangeant ses produits avec les leurs, car ses produits eux-mêmes sont toujours fabriqués dans la solitude.

La permanence du monde et l’œuvre d’art.

Parmi les objets qui donnent à l’artifice humain la stabilité sans laquelle les hommes n’y trouveraient point de partie, il y en a, note Arendt, qui n’ont strictement aucune utilité et qui en outre, parce qu’il sont uniques, ne sont pas échangeables et défient par conséquent l’égalisation au moyen d’un dénominateur commun tel que l’argent ; si on les met sur le marché, on ne peut fixer leur prix qu’arbitrairement.
Bien plus, les rapports que l’on a avec une œuvre d’art ne consiste certainement pas à "s’en servir" ; au contraire, pour trouver sa place convenable dans le monde, l’œuvre d’art doit être soigneusement écartée du conteste des objets d’usage ordinaire.
En raison de leur éminente permanence, les œuvres d’art sont les objets tangibles les plus intensément du-monde. leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu’elles ne sont pas soumises à l’utilisation qu’en feraient les créatures vivantes.
La source immédiate de l’œuvre d’art est la capacité humaine à penser, comme le propension de l’homme à "échanger et troquer" est l’origine des objets d’échange, la capacité d’utiliser, l’origine des objets d’usage. ce sont là des facultés de l’homme et non de simples attributs de l’animal humain comme les sentiments, les désirs,…

Chapitre V : l’action.

"tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte"
Isak DINESEN.

La révélation de l’agent dans la parole et l’action.

La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le double caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, s’ils n’étaient pas distincts, ils n’auraient pas besoin de la parole ou de l’action pour se faire comprendre. Par l’individualité, les hommes se distinguent au lieu d’être simplement distinct. La parole et l’action révèlent cette individualité, qui repose sur l’initiative, mais une initiative dont aucun être humain ne peut s’abstenir s’il veut rester humain.
Ce n’est le cas pour aucune autre activité de la vita activa. Les hommes peuvent très bien vivre sans travailler ou œuvrer, simplement en poussant les autres à le faire, mais une vie sans parole et sans action est littéralement morte au monde.

En agissant et en parlant, Arendt affirme que les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde. mais il faut distinguer l’identité d’un individu (ce qu’il est) et la singularité de cet individu (qui il est).

Le réseau des relations et les histoires jouées.

La dimension de singularité n’est saisissable que dans les rapports avec les autres, au sein d’un espace de visibilité commune. En nommant cette réalité le "réseau" des relations humaines, Arendt en indique en quelque sorte l’intangibilité.
L’action est ainsi une activité politique car elle institue des rapports entre les êtres humains. Mais l’erreur fondamentale de tout matérialisme en politique est de ne pas remarquer les hommes se révèlent comme sujets, comme personnes distinctes et uniques, même s’ils se concentrent tout entier sur des objectifs du-monde.

La fragilité des affaires humaines.

Nous avons vu que l’action et la parole ne sont possibles dans l’isolement. Ainsi, la croyance populaire de "l’homme fort", qui seul contre tous, doit se force à sa solitude, est une illusion. Selon Arendt, cet homme fort est en fait impuissant.
La fragilité de l’action tient à l’imprévisibilité de ses résultats ; cette imprévisibilité est étroitement liée au caractère de révélation de l’action et de la parole dans les quels on révèle son moi sans se connaître et sans pouvoir calculer d’avance qui on révèle. De plus, l’action est anonyme car ce qui est révélé c’est l’agent, mais pas l’acteur. Enfin, les résultats de l’action ont un caractère irréversible. Ainsi, il existe une triple fragilité de l’action : résultats imprévisibles, processus irréversible et auteurs anonymes.

La solution des Grecs.

En grec, le terme eudaimonia est lié la singularité de l’individu, mais, même s’il s’y apparente, il ne signifie ni bonheur ni béatitude. L’eudaimonia n’est possible que pour celui qui agit ; celui qui n’agit pas, ignore qui il est et donc ne peut accéder au bonheur. Ne peut être vraiment heureux que celui qui a saisi qui il est, celui qui s’est révélé à lui-même et aux autres. Par ses actes et ses paroles.

La puissance et l’espace de l’apparence.

L’espace d’appartenance, espace où j’apparaît aux autres comme les autres m’apparaissent, commence à exister dès que les hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action ; il précède par conséquent toute constitution formelle du domaine public et des formes de gouvernement, c’est à dire les diverses formes sous lesquelles le domaine public peut s’organiser.
Partout où les hommes se rassemblent, cet espace est là en puissance, mais pas pour toujours. Ce qui sape et finit par tuer les communautés politiques, c’est la perte de puissance et l’impuissance finale. On ne peut emmagasiner la puissance car celle-ci n’existe qu’en acte. Ainsi, le pouvoir qui n’est pas actualisé disparaît.

Arendt conclue donc que c’est la puissance, due au rassemblement des hommes, qui assure l’existence du domaine public, de l’espace potentiel d’apparence entre les hommes agissant et parlant.

L’homo faber et l’espace de l’apparence.

La parole et l’action, malgré leur futilité matérielle, ont une qualité de durée qui leur est propres parce qu’elles créent leur propre mémoire. Le domaine public, espace dans le monde dont les hommes ont besoin pour paraître, est donc "œuvre de l’homme" plus spécifiquement que ne le sont l’ouvrage de ses mains et le travail de son corps.

La substitution traditionnelle du faire à l’agir.

L’époque moderne, constatant la triples frustration de l’action, a dénoncé l’inutilité et la vanité de l’action et de la parole en particulier, et de la politique en général.
Elle se propose donc d’échapper aux "calamités" de l’action en se réfugiant dans une activité où l’homme, isolé de tous, demeure maître de ses faits et gestes jusqu’à la fin. L’époque moderne a donc tenter de remplacer l’agir par le faire. Arendt voit en cela la substitution de la mon-archie à la démocratie.

Or, les calamités de l’action viennent de la condition humaine de pluralité. Pour l’auteur, vouloir se débarrasser de cette pluralité équivaut, dans un scénario extrême, à vouloir supprimer le domaine public. Tout du moins, la substitution du faire à l’agir accompagne la dégradation de la politique qui est devenue un moyen en vue d’une fin "plus haute".

L’action comme processus.

L’instrumentation de l’action et la dégradation de la politique devenue moyen en vue d’autre chose n’ont évidemment pas réussi à supprimer tout à fait l’action, qui reste l’une des expériences humaines essentielles, ni à détruire complètement le domaine des affaires humaines.

Mais en essayant de supprimer l’action, on a, selon Arendt, abouti à concentrer la faculté d’agir et à entreprendre des processus nouveaux et spontanés qui n’existaient pas sans l’homme.

L’irréversibilité et le pardon/L’imprévisibilité et la promesse.

Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité du processus déclenché par l’action, le remède vient de la faculté de pardonner et de faire des promesses. Ces deus facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du passé ; l’autre, qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer dans cet océan d’incertitude qu’est l’avenir par définition, des îlots de sécurité. Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever. Si nous n’étions liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités.

Ces deus facultés dépendent donc de la pluralité, de la présence et de l’action d’autrui, car nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi. Dépendant de la faculté humaine de pluralité, ces facultés créent une s "rie de principes directeurs en politique.

Après avoir présenté un résumé des trois chapitres consacrées au travail, à l’œuvre et l’action, je propose le tableau récapitulatif suivant qui rappelle, de manière simplifiée, les principales caractéristiques des activités de la vita activa.


Conditions

Modalités

Agents

Activités

Temporalité

Spatialité

VIE SUR TERRE

Nativité / Mortalité

Nécessité

Animal laborans

Espèce humaine

TRAVAIL

Reproduction de la vie
(pré-visible / invisible)

Temps cyclique réversible

(reproduction)

ESPACE PRIVE
Domestique
Oikos
Activité économique

APPARTENANCE AU MONDE

Pérennité

Artificialité

Homo faber

Peuples

ŒUVRE
Réunification du monde
(pré-visible / invisible / visible)

Temps linéaire irréversible

(production)

ESPACE SOCIAL
Sosietas
Activité économique et culturelle
Cultura

PLURALITE

Natalité / Immortalité

Liberté

Zoôn politikon

Qui

ACTION
Institution du lien humain
(visible / impré-visible)

Temps inaugural irréversible

(commencement)

ESPACE PUBLIC
Polis
République
Conseil
Activité politique



CONCLUSION DE L’ETUDE

Les critiques de l’œuvre et de l’auteur.

En 1972, lors du colloque de Toronto consacré à "Hannah Arendt sur Hannah Arendt", celle-ci reviendra de façon critique sur le point de vue qu’elle avait adopté dans La Condition de l’homme moderne : "le principal défaut, et l’erreur de The Human Condition, est le suivant : j’envisage encore ce qui s’appelle dans la tradition la vita activa du point de vue de la vita comtemplativa, sans jamais dire quelque chose de réel sur la vita comtemplativa. Maintenant, je crois que l’envisager à partir de la vita comtemplativa est déjà la première illusion. Parce que l’expérience fondamentale de l’ego pensant se trouve dans ces lignes de Canton l’Ancien que je cite : "quand je ne fait rien, c’est alors que je suis le plus actif et c’est quand je suis tout entier avec moi-même que je suis le moins seul" (il est très intéressant que Canton ait dit cela !). C’est une expérience de pure activité qui n’est entravé par aucun obstacle physique ou corporel. Mais dès que vous commencez à agir, vous traiter avec le monde, et c’est comme si vous tombiez constamment sur vos pied, et alors vous portez votre corps - et comme le disait Platon : "le corps réclame sans cesse que l’on en prenne soin et c’est infernal !" ".

Mise à part la critique de Arendt sur elle-même, on peut ajouter que son analyse présente une faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolution de la réalité sociale, l’assimilation de l’action au travail, l’abolition des séparations traditionnelles entre les divers activités, sont expliquées par des références vagues à "l’époque moderne" en général (qui, selon Arendt, a scientifiquement commencé au XVII siècle). Or la destruction des structures traditionnelles de l’activité n’est pas le propre du monde moderne en général, car "l’époque moderne", cela ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, cela englobe trop de choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l’Encyclopédie, le démocratie, le "totalitarisme", la physique quantique et bien d’autres choses encore.
D’autre part, Hannah Arendt écrit que la fin du travail pour une société de travailleurs est la pire des choses que nous puissions imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus élevées pour laquelle il vaudrait la peine de se dispenser de travail. Cette appréciation pessimiste est fort inconfortable : la plupart des individus savent bien qu’il existe des activités plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l’expansion de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche d’espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité désintéressée.
Enfin, en dépit de la fécondité de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or cette impasse découle de deux erreurs centrales :

1.

L’opposition entre travail et œuvre est pensée comme opposition absolue alors que, à mon sens, elle n’a qu’un caractère relatif ; elle peut être éclairante, à condition de n’en point faire le schéma explicatif unique.
2.

Il est impossible de comprendre sérieusement la condition de l’homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.

L’actualité de la question.

En s’attaquant au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines, Hannah Arendt pose les bases de questions aujourd’hui fort discutées. En effet, une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la fin du travail s’inspirent souvent des analyses de La Condition de l’homme moderne. Parfois, il s’agit même d’un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais ce pillage évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s’en tenir à un exposé squelettique de ce qu’on prend pour ses thèses. Ces développements récents sont traités dans le livre de Denis Colin, La fin du travail et la mondialisation.
Sur les œuvres de Arendt en général, nous pouvons relever deux actualités majeures :
Au printemps 1999, dans la foulée du crime de bureau développé pendant le procès Papon, un film et un livre bâtis sur l’écrit le plus controversé de Hannah Arendt avaient soudain popularisé la philosophie du totalitarisme.
Hannah Arendt s’est aussi beaucoup intéressée à la question de l’état hébreu, sujet au combien d’actualité. Avant même que l’on ne commence à parler du processus de paix au proche Orient, elle ne cessait de défendre le concept d’un Etat binational car l’idée même d’un nationalisme juif la heurtait.


BIBLIOGRAPHIE DE L’ETUDE

CHEVALIER Marc, La cité des hommes avec ou sans dieu ? Hannah Arendt et la question de l’absolu, L’Agora, vol 5, n°3.

COURTEMANCHE Gil, Un dimanche à la piscine de Kigli, Boréal, 2000.

COURTINE-DENAMY Sylvie, Hannah Arendt, Belfond, 1994.

COURTINE-DENAMY Sylvie, Politique et pensée. Colloque Hannah Arendt, Petite Bibliothèque Payot, 1996.

COURTINE-DENAMY Sylvie, Le souci du monde. Dialogue entre Hannah Arendt et quelques-uns de ses contemporains, édition Vrin, 1999.

ESLIN Jean Claude, Hannah Arendt, l’obligée du monde, Michalon, 1996.

LEIBOVICI Martine, Hannah Arendt, une juive. Expérience, politique et histoire, Desclée de Brouwer, 1998.

TASSIN Etienne, Le trésor perdu, Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Payot, Collection "critique de la politique", 1999, 591 p.

YOUNG-BRUEHL Elizabeth, Hannah Arendt, biographie, Calman-Lévy, 1999.