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Origine : http://www.anarkismo.net/article/12305
Le capitalisme est né aux Antilles et aux Amériques
au XVIe siècle. En 1846 (soit deux ans avant l’abolition
de l’esclavage dans les Antilles françaises), Marx pose
l’équation entre l’esclavage, la colonisation et
le capitalisme : «Sans esclavage, vous n’avez pas de coton
; sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est
l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce
sont les colonies qui ont créé le commerce du monde,
c’est le commerce du monde qui est la condition nécessaire
de la grande industrie machinelle. Aussi, avant la traite des nègres,
les colonies ne donnaient à l’ancien monde que très
peu de produits et ne changeaient visiblement pas la face du monde.
Ainsi l’esclavage est une catégorie économique
de la plus haute importance.» Rien d’étonnant dans
ces conditions à ce que nous soyons, ici, aujourd’hui,
aux avant-postes du surdéveloppement du capitalisme. Il se
pourrait bien que la révolte sociale qui secoue les Antilles
françaises, ces pays pauvres qui survivent à l’ultrapériphérie
de la riche Europe, manifeste les premiers tremblements d’un
séisme mondial.
Par une politique coloniale puis postcoloniale, le capitalisme
s’est répandu plus rapidement et plus efficacement
ici qu’en métropole, subordonnant ces territoires à
leur centre producteur des marchandises et les réduisant
à l’état de simples marchés pour écouler
ces dernières. Véritables colonies modernes d’hyperconsommation,
omnidépendantes de leur centre de tutelle, ces pays se retrouvent
logiquement avec un taux de chômage colossal et, pire encore,
livrés à des sous-existences privées de sens.
La destruction concertée du tissu productif local a placé
les existences sous un régime de possibles aliénés.
Ajoutez à ce désastre le principe d’irresponsabilité
politique, vous avez ces pays exsangues, encayés dans «des
jours étrangers» (Cesaire), administrés à
l’aveugle et de loin, qui font entendre leur révolte.
De la colonisation à la globalisation, ces régions
ultrapériphériques ont toujours été
assujetties à une économie parallèle qui leur
interdit «de croître selon le suc de cette terre»
(Césaire, encore). C’est cette «pwofitasyon»,
cette injustice, qui désigne d’abord en créole
un abus de pouvoir, qui n’est plus supportable. C’est
contre elle que les peuples de Guadeloupe et de Martinique font
lien et front.
C’est indissociablement la violence économique qui
est combattue, qui est une force cyclopéenne qui n’a
que l’œil du profit privé et à laquelle
manque l’œil de l’humain. Cette monstrueuse cécité
est une infirmité de naissance du capitalisme, comme le rappelle
encore Marx : «La découverte des contrées aurifères
et argentifères de l’Amérique, la réduction
des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines
ou leur extermination, les commencements de conquête et de
pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique
en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires,
voilà les procédés idylliques qui signalent
l’ère capitaliste à son aurore.» L’actuel
tiers-monde n’est lui-même pas une entorse extérieure
au système capitaliste mais son pur produit, né de
«la colonisation de contrées étrangères
qui se transforment en greniers de matières premières
pour la mère-patrie.»
C’est donc ici que l’aube post-capitaliste se lève,
dans la haute nécessité de repenser les conditions
d’existence sociales et politiques. Le travail productif comme
paradigme de toute activité socialisante s’applique
à une part de plus en plus petite d’individus et rejette
une masse grandissante de potentialités d’actions non
plus seulement dans le non-être intérimaire du chômage
mais dans le néant a priori du rebut. Les Indiens caraïbes
d’avant la colonisation ne connaissaient que les activités
mobiles, créatrices, en un mot ouvertes. Au point que «les
Américains n’auraient importé tant de Noirs
que parce qu’ils ne pouvaient pas utiliser les Indiens, qui
se laissaient plutôt mourir.» (Deleuze-Guattari). Les
colons ne cessent pas pour autant de se plaindre des Noirs : «Ils
ne savent pas ce qu’est le travail» (idem). Il faut
dire que les Noirs se suicidaient en mangeant de la terre, de la
chaux et de la cendre, espérant ainsi retourner chez eux
post mortem et échapper ainsi à l’enfer de l’esclavage.
Le père Labat, ce Bouvard-et-Pécuchet esclavagiste
aux Antilles, appelle cela pudiquement la «mélancolie
noire». Aussi bien faut-il inverser le diagnostic actuel qui
sanctifie la valeur-travail, et, à partir des sociétés
caraïbes, actives sans être laborieuses, concevoir positivement
nos nouvelles sociétés.
L’avenir sera-t-il caraïbe ? Délire ?
Jacques Delors (cité par André Gorz) écrivait
en 1988 dans La France par l’Europe : «Un homme salarié
de vingt ans avait, en 1946, la perspective de passer au travail
en moyenne un tiers de sa vie éveillée ; en 1975,
un quart ; et aujourd’hui, moins d’un cinquième.
Ces fractures récentes mais profondes devraient se prolonger
et induire d’autres logiques de production et d’échange.»
Vingt ans après et avec la révolution informatique,
c’est encore plus vrai. La crise économique mondiale
en cours n’est pas une menace pour le système capitaliste
lui-même mais un processus de rationalisation globale en même
temps qu’une opportunité d’en accélérer
le mouvement.
Les faillites en cascade permettent une plus grande concentration
des capitaux en même temps qu’un meilleur rendement
du capital par une diminution considérable et rapide de la
masse salariale. Le point de vue violemment unilatéral du
capital sur le système évacue le problème d’une
nouvelle socialisation indépendante de la valeur-travail
et abandonne les peuples à la misère et à cette
colère qui a déjà grondé dans les banlieues
de l’hexagone qui sont comme ses colonies de l’intérieur.
En ce début de XXIe siècle, il est grand temps de
signer ici, ansanm ansanm ("ensemble, ensemble!"), l’acte
de décès de ce système mondial de pwofitasyion
né ici.
Par Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie à
Fort-de-France
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