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Origine : Echanges Mails
Textes extraits des numéros 1 & 5 du bulletin «
Les mauvais jours finiront... » (avril 1986 et janvier 1988)
En PDF ici
ELEMENTS
POUR UNE DEMARCHE POLITIQUE Guy FARGETTE
Sites où on peut trouver cette brochure :
http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/0/30/47/61/elementsdemarchepolitique.pdf
http://paris.indymedia.org/IMG/pdf/doc-43294.pdf
http://marseille.indymedia.org/uploads/2007/03/elementsdemarchepolitique.pdf
http://193.189.147.16/cmitlse/IMG/pdf/elements-pour_une_demarche_politique.pdf
Avant-propos
Fruit de l’activité d’une seule personne, le
bulletin « Les mauvais jours finiront... » connu 13
numéro. Le premier paru en avril 86, précédant
de quelques mois le mouvement lycéen et étudiant de
décembre (qui permit à beaucoup de mesurer l’écart
construit avec l’élan de Mai 68) et auquel l’auteur
consacra une longue analyse . La dernière livraison date
de septembre 1993 et clôt une des dernières périodes
de sursaut, déjà très affaibli, où s’annoncent
une aggravation du reflux et l’entrée dans une ère
géopolitique radicalement nouvelle.
Ces quatorze brochures hétérogènes de quelques
pages austères diffusées à quelques cen-taines
d’exemplaires il y a vingt ans nous parlent aujourd’hui
bien plus que ce qui brillait à l’époque et
ce qui se donne pour résolument novateur aujourd’hui.
Elles voulaient à la fois mesurer froidement l’ampleur
du changement que l’époque opérait dans les
comportements ; se donner les moyens minimaux de ne pas céder
à la résignation complaisante, aux renie-ments nihilistes,
aux cynismes déferlants ; expliciter « clairement et
simplement » toutes les dimensions de la critique de ce monde
; poser les principes - individuels en attendant d’être
collectifs - d’une activité obstinée et exigeante
visant une auto-transformation de la société ; viser
à développer une praxis qui reprenne ces exigences
et rassemble les volontés éclatées ; et rompre,
enfin, avec les manies d’une « radicalité »
narcissique et stérile - qui s’agite encore de nos
jours.
Quiconque aura parcouru l’ensemble de ces textes aura la confirmation,
une fois encore, que la lucidité n’est jamais très
éloignée de la détermination, fut-elle payée
de solitude.
Rompre avec les stigmates du « milieu radical » ; l’ambition
surprendra ceux qui y sont enfer-més comme ceux qui, infiniment
plus nombreux, y préfèrent encore la dispersion, qu’ils
la ra-tionalisent ou non. L’auteur des « Mauvais jours...
» énonce des évidences qui ne le sont qu’exceptionnellement
pour les groupes auto-qualifiés « révolutionnaires
» : primat de la clarté, de la nuance, de la patience
et de l’austérité ; défiance envers les
engagements qui ne tien-nent qu’à de froids raisonnements
stratégiques et les promesses de mondes meilleurs agré-menté
de catastrophisme ; refus d’un carcan idéologique comme
d’un éclectisme informe, dis-tance vis-à-vis
des mythes qui nourrissent les vénérations et construisent
en chaîne des fas-cinations déplacées ; volonté
d’établir avec ses lecteurs des relations basées
sur la modestie, la rigueur et l’exigence réciproque...
De fait, l’impression que laisse ces pages tranche évi-demment
d’avec une littérature devenue conventionnelle, et
les numéros suivants montreront que ce ne sont pas des mots.
La collaboration éphémère que cette publication
entretiendra avec L’Encyclopédie des Nui-sances, référence
absolue de la mouvance « radicale » du tournant des
années 90, illustre concrètement ce qui sépare
deux tendances, deux approches, deux postures : la première
n’en finissant pas de mourir à force de réclusion
dans une pureté tranchante et inaccessible, et la seconde
toujours à naître, qui ne trouve ni les forces ni la
continuité nécessaires à une mise en commun
mettant à plat tout l’héritage « révolutionnaire
» des trois ou quatre dernières décennies.
N’y voir que deux filiations concurrentes, celle de G.E. DEBORD
et celle de C. CASTORIADIS, celle de l’Internationale Situationniste
et celle de Socialisme ou Barbarie , serait réduire et stériliser
l’enjeu colossal de notre époque - pour peu qu’elle
ne soit déjà terminée : construire, à
partir du « siècle des révolutions » que
fut le monstrueux vingtième siècle et de l’intérieur
des ravages de l’insignifiance contemporaine, des pensées,
des discours et des actes qui fassent sens, c’est-à-dire
porteurs d’une critique illimitée qui n’épargne
ni celui qui la tient, ni ce dont il se réclame, ni, surtout,
l’idée qu’il se fait de son désir, avec
cette évidence qui dis-paraît à vue d’œil
qu’il ne s’agit ni d’une table rase ni de la poursuite
d’un rêve inconsé-quent : nous parlons d’un
projet humain partiellement incarné dans certaines sociétés
et à certaines époques et dont semble dépendre
l’avenir de ce que nous appelions jusqu’ici l’humanité.
Il est question ici de la métamorphose profonde de l’occident,
devenue ostentatoire depuis les années 80, mais perçue
dès les années 50. Même les tenants les plus
bouchés du « creux de la vague » en conviennent
: ce « long reflux » est un changement anthropologique
qui affecte le type d’êtres humains que l’époque
forge . Il faut en prendre acte, même si le vertige, ou la
panique, n’est jamais loin pour qui s’y emploie : la
question du sens de la vie individuelle elle-même ne semble
plus pouvoir être entendue et l’absence désirée
de point fixe dans l’existence laisse le champs libre au modelage
à l’infini des comportements et des personnali-tés,
notamment par le truchement de l’escalade technologique -
pourvu que soient conservés les signes du confort moderne.
La réelle dynamique « anti-libérale »
née il y a une dizaine d’année laisse évidemment
intacte la soumission à l’ordre bureaucratique-capitaliste,
la collaboration à sa fuite en avant et l’adhésion
à ses valeurs vides qui caractérisent la masse écrasante
de nos contemporains : l’important renouveau des luttes sociales
semble avoir dépassé la culture groupusculaire du
gauchisme traditionnel, mais son institutionnalisation à
« gauche de la gauche » en une nou-velle sociale-démocratie
condamne la nébuleuse « altermondialiste », avec
son amnésie et son volontarisme, à reconduire les
mécanismes oligarchiques dans la société comme
en son sein même.
Alors les quelques pages qui suivent n’incitent guère
à la légèreté : ce n’est pas tellement
que du temps soit passé et que ce qui soit advenu reste dérisoire
face à ce que la situation mon-diale exigerait. C’est
plutôt que les problématiques décrites s’enracinent,
plus aiguës encore : les réponses - de taille - à
y apporter semblent s’éloigner à mesure que
nos sociétés s’en ac-commodent, du moins jusqu’au
jour où « quelque chose » rendra le quotidien
impossible. Ces textes, sans en avoir l’air, pointent sous
une multitude d’aspect des chantiers fondamentaux dans lesquels
s’aventurent, qu’ils le sachent ou non, tous ceux qui
ont aujourd’hui une activi-té politique quelconque
: l’apathie contemporaine des populations, nourrie autant
du souvenir du totalitarisme que de l’absence de crédibilité
des courants politiques contemporains (« l’oubli »
du premier par les seconds n’y étant peut-être
pas pour rien ) ; le rôle de la jeu-nesse d’aujourd’hui,
à la fois révélatrice du néant de la
société et incapable de poser dura-blement d’autres
valeurs, éternel réservoir d’une révolte
qui peut n’avoir pas plus de sens que l’objet de sa
haine ; les fantasmes autour de la « récupération
par le système » qui per-mettent tantôt de ne
répondre de rien, véritablement, tantôt de se
résigner à bon compte, et qui, finalement, ne font
exister que l’insignifiance ; l’héritage très
ambigu, et certainement pas démêlé, qu’a
laissé le gauchisme des années 70 dans beaucoup de
pays, constituant à la fois une référence politique
incontournable pour certains et un repoussoir pour beaucoup d’autres,
sans qu’il soit évident de savoir, précisément,
de quoi il est question ; la difficulté immense qui existe
à articuler dans le temps sa révolte et ses désirs
à ceux des autres, à l’heure où les simples
rapports entre humains se vivent comme des contraintes encore néces-saires
et poussent à l’hypocrisie comme à l’éparpillement...
Nous qui cherchons les pistes d’une politique exigeante et
cohérente semblons plus que ja-mais « tourner en rond
au fond d’un cul-de-sac dont l’accès s’est
refermé derrière nos pas » , et les textes de
G. Fargette ne disent pas le contraire.
Mais c’est une lecture - et un style - qui ne laisse ni indifférent,
ni seul, et l’enthousiasme tranquille qui s’en dégage
retentit comme un appel que sauront entendre ceux à qui il
est des-tiné.
B.L. St Denis, février 2007
PRESENTATION
Esprit de ce bulletin :
Ce bulletin se propose d’être le support matériel
d’une réaction particulière ; il s’agit
de réagir (d’une façon sans doute partielle
et peu satisfaisante mais qui aura le mérite d'exis-ter)
contre une impuissance immense qui a saisi presque toutes les composantes
d’un mi-lieu « radical » bien précis, celui
qui s’était défini dans les dernières
décennies par le dé-passement d’une ambiguïté
mortelle pour les révolutions du passé ; la transformation
so-ciale que nous souhaitons est impossible sans révolution
dans la révolution, c’est-à-dire notamment sans
rupture absolue avec la division des tâches en matière
d’organisation, autrement dit, avec toute logique de pouvoir.
Cependant, même dans un tel cadre restreint, ce bulletin
n’a pas vocation oecuménique. II ne cherche pas à
concilier les diverses tendances de ce qui s’est présenté
comme « radica-lement » révolutionnaire dans
le passé plus ou moins récent. Ce terme de «
révolution-naire » a en effet pris une allure singulière
: il ne peut au fond y avoir de révolutionnaire qu’en
acte, c’est-à-dire engagé concrètement
dans une activité historique multiforme ten-dant à
produire l’auto-institution de la société. La
relative nouveauté de la période que nous traversons
aujourd’hui en France tient précisément à
ce qu’il n’existe plus guère de processus moléculaires
alimentant directement, jour après jour, une tendance à
la sub-version de la société existante. Douter de
l’existence de tels processus aujourd’hui ne si-gnifie
évidemment pas que leur possibilité soit à
tout jamais éteinte. Comme on le verra, seule l’éventualité
d’une telle résurrection donne sens à ce que
nous voulons faire, mais la plus élémentaire lucidité
exige de comprendre qu’aujourd’hui de tels processus
ont cessé d’avoir une présence significative.
A moins de se référer à une expérience
vécue, mais qui commence à devenir lointaine, se dire
révolutionnaire revient à faire une proclamation,
ou mieux, une promesse : on affirme que, le moment venu, on agira
conformément à un pro-jet qui parcourt depuis des
siècles les sociétés européennes (et,
depuis moins longtemps, les diverses sociétés de la
planète).
Nous préférons donc nous abstenir de toute déclaration
grandiloquente ou verbeuse ; la grande majorité des individus
qui participent à une révolution, c’est-à-dire
à un grand moment durant lequel des millions d’êtres
humains sont à la recherche d’une cohérence
historique, ont cette particularité qu’ils vont au-delà
de tout ce qu’ils auraient pu promet-tre auparavant. Et s’il
doit se produire un tel moment dans les quelques décennies
qui viennent, nous préférons le prendre comme il viendra,
hors de tout rôle préconçu, de toute identité
forcée. Une telle prudence a cet avantage qu’elle permet
de lever toute exclusive contre des individus ou des courants qui,
s’ils ne se présentent pas comme des « révolu-tionnaires
» s’intéressent cependant à des questions
voisines des nôtres et tendent à reje-ter les mêmes
faux-semblants. De toute façon, tant que les événements
ne rendent pas à l’affirmation révolutionnaire
un sens pratique immédiat, nous ne tiendrons pas compte des
étiquettes, étant entendu que le souci de ne pas nous
perdre nous obligera sans doute encore trop souvent à des
délimitations rigoureuses.
Ce bulletin publiera donc des textes susceptibles de contribuer
à des discussions vivantes correspondant à trois préoccupations
: rompre avec le cercle vicieux des intentions im-menses et des
réalisations dérisoires, éviter les rivalités
imbéciles et les polémiques as-phyxiantes qui ne pourraient
que saper le sens d’un tel effort, et enfin contribuer à
renver-ser la tendance qui fait que l’atmosphère intellectuelle
et critique en France devient de plus en plus étroite, et
ne sait pas s’ouvrir aux mouvements étrangers. (...)
Thèmes de discussion
Cet effort limité de publication, engage ce que nous voulons
dire et faire dans une direc-tion précise et n’est
donc pas soumis à compromis. Pour la suite, on se propose
plusieurs thèmes de discussion et d’analyse (leur traitement
est déjà commencé, mais leur ampleur requiert
un effort collectif) :
• compréhension détaillée des particularités
de la situation française depuis dix à quinze ans
(c’est en effet celle que nous sommes le mieux à même
de connaître et donc de faire comprendre à nos semblables
au-delà des frontières). Qu’aucun texte de qualité
n’ait été consacré à ce sujet
depuis longtemps illustre le degré de faiblesse auquel nous
avons été et sommes encore réduits. Ce thème
est d’une importance cardinale, puisqu’il montre dans
quelle mesure nous mettons en rapport notre refus de ce monde avec
les lignes de force favorables à ce refus .
• description synthétique de ce qu’il est convenu
d’appeler la crise. Le but est de. saisir les facteurs pertinents
qui gouvernent les évolutions en cours. Il ne s’agit,
en aucun cas, de s’immerger dans le vocabulaire de l’économie
politique ou de sa critique. Le succès de cet effort dépendra
d’une exigence : traiter des catégories économiques
en termes non écono-miques. Ce point de référence
fait écho au critère qui devrait être celui
d’une activité telle que celle que nous proposons ;
définir le champ unitaire des théories critiques qui
peuvent nous être utiles ici et maintenant.
• enfin, et c’est sans doute le thème dont le
traitement est le plus urgent, critique des dé-fauts paralysants
de ce que nous convenons d’appeler le « milieu radical
». II s’agit non pas de condamner tel ou tel courant,
tel ou tel individu, mais de rappeler quels sont les dé-fauts
principaux dont nous devons nous garder et dont nos prédécesseurs
se sont souvent mal défendus.
Récupération et mission historique
La priorité donnée à ces trois thèmes
définit à elle seule le type d’activité
et de préoccupa-tion qui nous attirent : il est par exemple
hors de question de se perdre dans les deux lieux communs, mouvants
comme les sables, qui depuis quelques années fascinent une
partie de ce qui reste de ce « milieu radical » et qui
procèdent d’un même esprit d’enlisement.
D’une part, nous ne croyons pas que la récupération
dont est capable ce système disquali-fie nécessairement
tout ce qui a été récupéré :
nous sommes persuadés que les effets de la radioactivité
naturelle diffusée par les éléments de subversion
sont neutralisés par leur éparpillement qui prévient
ainsi toute réaction en chaîne cumulative et donne
de surcroît au système une luminescence trompeuse.
Qu’une rupture historique se produise (ce que nous ne pouvons
obtenir sur commande, faut-il le rappeler !) et l’on sera
surpris de tout ce qui contribuera à la destruction du vieux
monde. II nous paraît vain de chercher la rup-ture purificatrice
avec tout ce qui a été récupéré
ou utilisé par l’ordre dominant ; la néga-tionite,
qui ne voit plus que trahison, manquement et récupération,
ne nous tente pas. Le seul critère fiable reste la définition
de ce qui est acceptable .ou non, si l’on veut prévenir
le moment pratique où continuer à entretenir certaines
relations reviendrait à renoncer à soi-même
et à son passé.
D’autre part, nous ne chercherons pas à savoir si le
prolétariat est encore (?) ontologique-ment révolutionnaire.
C’est-à-dire que nous n’entrerons pas dans les
débats qui voudraient vérifier si le prolétariat
a ou non une mission historique. Comme l’a écrit Brecht
à propos de ceux qui veulent parler de l’existence
d’un Dieu, leur manière de poser la question contient
déjà la réponse. Cela signifie surtout que
nous ne sommes pas disposés à voir dans l’actuel
reflux social la vérité post festum d’un mouvement
prolétarien vaincu. Le ré-sultat ne pourra qu’être
constaté et non prévu : il dépendra du rapport
qui s’établira entre aspect indéterminé
et aspect déterminé de l’activité des
êtres humains (une telle affirma-tion montre tout ce qui nous
sépare des visions déterministes de l’histoire,
dont le mar-xisme à été l’expression
la plus concentrée). Enfin, quelle que soit cette conclusion
prati-que, elle ne changerait pas grand-chose pour nous puisque
nous ne faisons pas dériver notre révolte contre ce
monde de la croyance qu’il existerait une force capable de
le ren-verser ; nous savons ne pouvoir y vivre et cela nous suffit
pour le refuser.
La mise à l’écart de ces deux sujets de controverse
tient au fond à notre refus de considé-rer le système
social établi comme une harmonie de cauchemar dont les contradictions
seraient endiguées par son fonctionnement même. L’existence
de celles-ci ne constitue en rien l’assurance d’un «
avenir radieux », mais leur oubli ne conduit qu’à
une élaboration théorique soumise à la «
logique d’une idée », à une idéologie.
Les trois thèmes de discus-sion retenus donneront lieu à
conclusions écrites ou non, l’essentiel étant
que les partici-pants en retirent une vision et des moyens d’initiative
élargis.
II va de soi que le présent effort qui se traduit sur un
plan limité de publications et de ren-contres devrait préluder,
dans une situation favorable, à l’existence d’un
collectif de dis-cussion et d’action (qui n’aurait pas
de ligne et dont la seule référence serait l’anticipation
sur un éventuel mouvement qui voudrait réaliser l’émancipation
des individus). Bien que la situation semble peu favorable à
un tel développement dans l’immédiat, cette
perspec-tive fait déjà peser sur nous une contrainte
: nous devons savoir reconnaître le type de rapports personnels
qui est incompatible avec « notre projet ». On peut
résumer cela en une phrase : tous ceux qui nous approcheraient
en nous transmettant leur désir de s’activer et de
laisser à d’autres le soin de « s’occuper
de théorie » seraient mal reçus. II n’y
a en effet pour nous théorie que dans la mesure où
il y a compréhension de ce que nous ou nos semblables avons
fait, faisons ou voulons faire. II est donc préférable
que se tien-nent à distance ceux qui veulent agir sans trop
s’occuper de savoir ce qu’ils font ou qui délèguent
à d’autres le soin de définir le sens de leur
propre activité.
Avertissement
Le texte qui suit est on ne peut plus personnel. II aurait été
plus précis d’écrire je au lieu de nous. Mais
il est des textes où la manière initiale de poser
la voix commande le souffle de ce qui suit...
Ce nous qui parle comme un je exprime bien cette nécessité
d’une convergence lucide en-tre révolte collective
et insurrection individuelle. II s’agit donc de préciser
les conditions à réunir pour que le mouvement de la
révolte collective non seulement n’étouffe pas
la ré-volte individuelle, mais que cette dernière
oriente la première. Car on aurait l’impression de
se perdre si l’une devait exclure l’autre.
EN GUISE DE PRELIMINAIRE
A QUELQUES RENCONTRES LONGTEMPS ATTENDUES
« Le désespoir ressemble à l’espoir en
ceci qu’il est une illusion »
Lu Hsün (citant Sandor Petofi)
(1)
L’époque a connu un reflux tel que les individus comme
nous se retrouvent systémati-quement sur la défensive.
Nous le constatons jusque dans les aspects les plus quotidiens de
notre vie ; il n’est pas de remarque précise ni d’idée
pertinente qui ne provoquent au-tour de nous la méfiance.
C’est la résonance même de la précision
et de la clarté qui dé-clenche le dispositif de marginalisation
de notre parole. II n’a, bien entendu, jamais été
facile d’affirmer sa rupture avec la confusion générale,
mais la riposte de ce monde est dé-sormais infiniment plus
capillaire et immédiate. Nous vivons une épuisante
défaite et no-tre problème majeur est de ne pas nous
perdre dans la conscience de cet échec.
Le somnambulisme est devenu la norme de presque tous les comportements.
II nous in-fluence directement, lors même que nous croyons
y échapper. Mais nous ne sommes ja-mais assez abrutis : on
nous regarde de toute façon comme des individus qui veulent
ré-veiller les autres en sursaut, leur ôter cette illusion
de tranquillité qu’ils ont laborieuse-ment tissée
autour d’eux. On sent bien qu’avec nous on n’aura
pas cette paix que tous les vaincus trouvent dans l’oubli
et la résigna¬tion. Ce n’est pas que la défaite
subie soit si grave, c’est plutôt que la grande masse
de nos contemporains se comporte comme si la ca-tastrophe était
déjà arrivée. Nous ne pouvons qu’être
inconvenants.
(2)
Il n’est pas dans nos intentions de nous assagir. Pour nous,
la vie n’a de sens que si l’on essaye de comprendre
et de transformer ce monde, ce qui veut dire aussi se transformer
et se comprendre. Ce trait est au fond ce qui nous caractérise
et par lequel nous nous recon-naissons.
(3)
Comment nous définir ? Nous sommes de ces individus qui
ont fondé leur vie sur un refus des séparations, dans
la mesure de ce que la situation permet, évidemment. Nous
refu-sons de n’être qu’un travailleur, un intellectuel,
un « oisif », un artiste, un français, un homme,
une femme., etc.
Nous entendons participer de tout cela à la fois, ce qui
fait qu’aucune confrérie ne nous reconnaît pour
membre, et qu’elles nous reprochent toutes de frayer avec
des concurren-tes, alors que nous voudrions jouer de tous ces rôles
pour les dissoudre.
Le reproche, le plus souvent silencieux mais assurément permanent,
qui nous est fait permet à tous les conformismes de se rassurer
sans peine : les intellectuels nous mépri-sent (nous sommes
des travailleurs, donc sujets à l’essence de la misère
moderne, le man-que de temps), les travailleurs ne nous aiment pas
(nous échappons à leur condition, bien que par un
effort de tous les instants), ceux qui se proclament artistes nous
traitent avec condescendance (nous ne suivons pas leurs compromis
avec la marchandisation de la culture et nous refusons cette attitude
de « mise en scène de soi-même » qui est
devenue leur signe de reconnaissance), etc.
Nous faisons en fin de compte a peu près l’unanimité
contre nous puisque nous préten-dons remettre en question
l’ordre cauchemardesque de ce monde où tant de gens
vou-draient (contre tout espoir) trouver leur équilibre.
S’accepter et se vouloir déclassé semble être
le dernier blasphème possible.
(4)
Nous affrontons ainsi toutes les forces de destruction symbolique
(et parfois concrète) que cette société peut
utiliser. Nous ne pouvons y résister, qu’à notre
manière, c’est-à-dire le plus souvent par la
dérobade, aidés en cela par notre allure irrémédiablement
plébéienne. En ces temps de soumission zélée
et d’élitisme agressif, notre apparence ne nous attire
en effet qu’indifférence ou mépris, moments
de vérification minutieuse de ce que nous ne sommes ni réconciliés
avec ce monde ni soumis à ces principes. II n’est pas
jusqu’à notre regard qui ne détonne, à
force de refléter cette insolence tenace qui met mal à
l’aise y compris ceux qui se proclament révolutionnaires.
(5)
Si parler de refus et de critique de la société passe
pour une absurdité, quand ce n’est pas pour un crime,
le fait d’envisager une activité subversive nous fera
encore baisser dans l’estime de nos contemporains. L’activité
subversive est cependant toujours possible, à condition de
savoir la distinguer des techniques spécialisées dans
l’organisation de la lutte des autres. Cette activité
doit exprimer le meilleur de nous-mêmes et ne se conçoit
pas dissociée de notre vie courante. Cela ne va pas sans
risque et nous devons toujours nous garder du ressurgissement possible
de comportements aliénés (pour autant que les ayons
tout à fait dépassés). Cependant, dans la mesure
où notre attitude vis-à-vis de ceux qui ne participent
pas directement à notre entreprise n’est pas une attitude
d’instrumentalisation, ce risque ne nous domine pas. Partant
d’une révolte individuelle, nous n’avons pas
eu à nous « mobiliser ». Le long reflux actuel
n’entraîne pas pour nous cette apathie silencieuse ou
bavarde qu’adoptent tant d’ex-activistes. Nous ne jouons
pas avec la confiance des autres, nous ne cherchons pas à
la rendre captive. Tel est ce qui nous sépare des militants
et des politiciens, et c’est décisif. Ceux-là
croiront à notre échec inéluctable puisque
nous ne voulons convaincre personne. Ils ne peuvent comprendre que
nous ne recherchions pas ce qu’ils appellent le « succès
», ils ne veulent pas savoir que le secret de la révolution
tient à un comportement nuancé : essayer d’activer
ce qui dans l’imaginaire de chacun ferait désirer la
liberté et la fin de la domination, au lieu de donner des
leçons et des ordres.
(6)
Nous sommes donc loin de rechercher des « résultats
» immédiats, Même si, de notre vi-vant, nous
ne devions pas connaître de révolte générale,
ce ne serait pas pour nous un « échec ». Le premier
critère de la lucidité est, une fois de plus hélas,
la patience. Au-jourd’hui, il faut savoir s’ennuyer,
être prêt à attendre par exemple trente années
durant le couronnement collectif de notre révolte personnelle.
Cela ne veut pas dire ne rien faire, mais agir ici et maintenant,
en ne tenant sa révolte que de soi-même.
C’est pourquoi nous ne pouvons que nous cantonner dans des
comportements sans em-phase et renoncer, entre autres, au ton de
fierté tranchant. Notre principal souci doit être de
ne causer aucune fascination spontanée, de faire ce qu’il
faut pour que ne se forme pas une image exagérée de
nos actes ou de nos possibilités.
Cette manière de penser la subversion déroutera les
amateurs de système clos : notre goût pour un éclectisme
cohérent ne se discute pas. On ne dépasse jamais assez
les influences particulières que l’on subit.
(7)
Ce que nous proposons est donc bien austère dans l’immédiat.
Le thème de l’ennui histo-rique nécessaire peut
également sembler en contradiction avec la perspective du
dévelop-pement libre des individus. En ces temps de narcissisme
omniprésent (qui s’accorde si bien avec la soumission
à l’argent, à l’Etat ou à un racket
plus modeste), on nous accusera de prôner une variante nouvelle
du sacrifice individuel. Pour ces mauvais lecteurs il n’y
a qu’une réponse : on ne participe d’une révolution
(personnelle ou collective) qu’à la condi-tion de ne
pas trop s’aimer. En effet, à rebours de ce que les
complaisances narcissiques font admettre comme préalable
à toute discussion, nous n’en aurons jamais fini avec
la nécessité de moments où, si l’on veut
atteindre à des capacités plus larges, il faut quelque
peu mourir à soi-même. La nécessité d’une
relative disponibilité vis-à-vis de soi-même
n’est pas une grande découverte et revient au fond
à une « banalité de base » : la guerre
sociale ne se mène pas seulement hors de soi. Plus que jamais,
il est devenu indispensable de répondre à une telle
exigence, car si nous ne préexistons pas à la rencontre
avec nos semblables, ce dont certains s’autorisent pour nier
l’individu (tout en ayant un comporte-ment d’individu),
il reste cette difficulté immense : savoir reconnaître
ceux qui nous aident à être nous-mêmes, c’est-à-dire
d’abord ceux qui ne nous identifient pas avec une surface
sociale, que nous voulons de plus en plus fugitive en attendant
sa dissolution.
(8)
Notre but est donc d’exister avec et par notre révolte,
et de nous former autant que possi-ble une vision qui puisse entrer
en résonance avec une de ces situations explosives où
se décident des décennies d’histoire. II n’est
pas question de se réclamer d’un groupe contre un autre,
d’une tradition contre une autre, il n’est que de savoir
faire usage de ce qui a été dit et fait autrefois.
Nous ne cacherons pas les multiples influences que nous avons subies
et que nous pourrions encore subir. Mais nous ne les vénérons
pas : elles ne sont, après tout, vivantes qu’à
la condition d’être incarnées : L’essentiel
de la théorie subversive étant déjà
donné, il n’y a pas besoin d’être de grands
découvreurs, et nous nous garderons du ridicule de ces «
radicaux » qui ne rêvent que de produire la théorie
de l’époque alors qu’ils n’ont presque
jamais su faire le moindre usage pertinent des théories existantes.
II reste comme à chaque époque à mettre en
rapport le produit de siècles de luttes individuelles et
collectives avec ce que nous vivons, en sachant que la précision
est, pour longtemps sans doute, notre seule arme, sur un fond écrasant
de faiblesse quantitative.
NOTRE ISOLEMENT
I. Introduction :
Les remarques qui précèdent irriteront parce qu’elles
insistent jusqu’à l’obsession, sur l’existence
d’un moment que toutes les idéologies et nombre de
théories critiques ou-blient : notre désir de révolte
existe d’abord en lui-même avant d’exister relativement
à une justification sociale. C’est dire que notre désir
de révolte est immédiat, qu’il préexiste
à toute liaison concrète avec un mouvement collectif,
et qu’il soumet celle-ci à une contrainte : ne pas
trahir l’esprit initial qui a libéré l’énergie
créatrice de l’individu contre l’emprise des
rôles sociaux. C’est donc affirmer que l’on ne
peut jamais faire abstraction de la contradiction qui existe en
permanence entre un groupe et les individus qui le consti-tuent.
Il peut sembler qu’une telle remarque n’ait qu’une
pertinence conjoncturelle et que la mention de ce problème
ne soit redevenue cruciale que dans une époque récente.
II est vrai qu’il y a eu une longue période historique
(essentiellement européenne) où le mode de socialisation
des individus ne moulait pas les élans personnels en fonction
des seules fina-lités sociales compatibles avec la domination.
Mais la question est plus profonde encore : il nous parait que la
seule organisation sociale qui ait jamais réussi à
jouer sur la contradic-tion entre individu et société
soit précisément celle que l’on nomme capitaliste,
et que ce soit là la clé de sa puissance inouïe
; elle a sinon absorbé toute l’humanité, en
tout cas détruit tous les autres types d’organisation
sociale, qui ont dû trouver un modus vivendi avec ses exigences.
Le défaut immense de la plupart des théories critiques
est d’avoir pro-posé le recouvrement de l’individu
par une nouvelle entité collective, coupant ainsi à
sa source ce qui alimentait la révolte et laissant l’initiative
à l’ordre capitaliste, là où s’exerçait
son plus grand pouvoir d’attraction.
Ces remarques irriteront encore parce qu’elles prennent au
mot les « radicaux » qui se di-sent partisans désintéressés
de la révolution et de la liberté et qu’elles
rendent plus diffi-cile un décalage entre les actes et les
paroles sur ce sujet.
Elles irriteront enfin parce que, sans ériger cette différence
en supériorité symbolique, elles décrivent
ce qui « nous » différencie de nos contemporains
qui se soumettent si volontiers à l’existant. Il s’agit
d’essayer une fois de plus de comprendre ce qui nous définit,
ce à quoi nous ne pouvons renoncer sous peine de nous perdre.
La portée limitée du propos explique qu’il n’y
ait aucun développement sur les raisons de la soumission
générale, sujet pour-tant si éclairant quand
on veut bien s’y attacher lucidement et qui devra être
traité plus tard.
Pour l’instant, il suffit de constater que la situation nous
rend incapables de définir la moindre stratégie collective,
et même la moindre tactique contre ce monde. Loin d’être
ca-pables d’action pertinente, nous sommes en général
acculés à seulement réagir (et souvent avec
un retard considérable). II nous reste donc à suivre
le fil de notre révolte pour éprou-ver ce qui en elle
résiste à un reflux qui n’a cessé de
s’amplifier depuis plus de dix ans. D’une certaine manière,
on nous trouvera inhumains puisque nous n’avons pas besoin
de croire au succès pour continuer et que nous déclarons
préférer la liberté à la survie, mani-festant
par là une intransigeance qui est devenue d’un mauvais
goût absolu. Dans la me-sure où celle-ci est à
peu près tout ce qui nous reste, nous ne reviendrons pas
sur ses rai-sons d’exister.
Mais si nous semblons pour le moment condamnés à errer
parmi les décombres d’une dé-faite difficile
à nommer, seuls pour longtemps, au milieu d’une masse
de somnambules qui préfèrent se conformer aux exigences
impersonnelles de la société, c’est d’abord
parce qu’une coupure historique considérable a eu lieu
dans le flux qui avait commencé de sourdre vers la fin des
années soixante. Et plutôt que de nous laisser aller
à notre état de déconcertation, nous préférons
comprendre comment a pu se produire l’isolement de l’intransigeance
qui nous définit encore (la question du pourquoi fait partie
de ces discus-sions théologiques que nous évitons
systématiquement).
II. Genèse de notre isolement :
L’analyse qui suit se partage selon deux directions : elle
concerne d’une part ceux qui ont vécu les moments intenses
des commencements, puis qui se sont très largement retirés
de l’activité, et d’autre part les générations
ultérieures, qui n’ont pratiquement pas relayé
cet élan initial. Les deux phénomènes sont
évidemment liés mais leur traitement séparé,
outre qu’il facilite la compréhension, reflète
une réalité qui a pesé lourd depuis une dizaine
d’années.
Ceux qui se sont perdus :
Pris dans le tourbillon d’un monde marchandise et mécanisé
qui se transforme sans cesse mais sans but apparent, l’individu
est désormais contraint à un immense effort d’adaptation
qui a la particularité d’être toujours à
recommencer et qui détourne l’essentiel de l’énergie
humaine vers la simple survie. Le divertissement marchand sert es-sen¬tiellement
à renouveler les forces de ceux qui doivent épuiser
leur vie à produire et à se reproduire. L’étonnant
est évidemment qu’il n’y ait presque plus personne
pour trouver des raisons de ne pas se soumettre aux exigences de
ce cauchemar climatisé. Le mode de vie est si profondément
bouleversé que même la manière d’assumer
le vieillissement a changé ; on ne rencontre plus ce type
humain de « l’ancien », capable de jugements pro-fonds
ancrés dans le mûrissement de toute une vie ; tout
change trop vite pour qu’une ex-périence humaine soit
communicable d’une génération à la suivante.
C’est ainsi que plus les in¬dividus vieillissent et plus
ils prennent une apparence usée, sans ressort et sans pro-fondeur.
Comme l’avait remarqué Adorno, chacun tend à
la longue à se laisser aller selon le courant de la société.
Le rythme de cette capitulation varie, mais elle semble être
la pente le long de laquelle chacun doit un jour ou l’autre
glisser. Le plus remarquable est qu’on se dissimule le plus
souvent cette indolence capitulatrice et que l’on finit en
général par agir et parler comme si l’on admettait
que le but de toute existence humaine se réduit à
transmettre le malheur du monde aux générations suivantes,
afin qu’elles non plus n’y échappent pas. La
vie humaine dans les pays industrialisés peut être
plus longue qu’autrefois (encore que ce changement ne soit
sans doute perceptible que vis-à-vis des périodes
noires de l’histoire humaine, en particulier du dix-neuvième
siècle, et surtout d’un point de vue statistique :
il est probable que dans de nombreuses sociétés du
passé, ceux qui parvenaient à l’âge adulte
vivaient presque aussi longtemps qu’aujourd’hui), elle
a pour contrepartie une perte de dignité et d’indépendance
considérables. La plupart se consolent en convenant (et en
prétendant faire partager leur avis toutes les fois que l’occasion
s’en présente, car c’est dé¬sormais
le seul point sur lequel ils s’imaginent encore penser) que
puisque la mort est l’aboutissement de la vie, la première
est aussi la vérité de la seconde. Mais de même
que la vie est tout ce que n’est pas la mort, de même
la créativi-té historique est tout ce que n’est
pas la résignation. Le reniement des prétendues erreurs
de jeunesse traduit en général cette usure attristante
qui se ment à elle-même et qui vou-drait tout contaminer
pour que n’existe plus le moindre point de comparaison.
Que les individus se fatiguent aujourd’hui plus vite qu’il
y a par exemple cinquante ans et qu’ils se perdent donc davantage,
voilà un changement silencieux de la plus haute impor-tance,
mais qui ne suffit cependant pas à expliquer la rupture de
flux subversif qui gros-sissait à la fin des années
soixante : tous les manques, toutes les imperfections ne sont jamais
que relatifs, et ceux qui viennent d’être décrits
auraient pu être compensés par une activité
énergique de la part des nouvelles générations,
activité qui aurait permit de com-bler les vides causés
par les mécanismes modernes qui usent les individus.
Ceux qui ne se cherchent même pas :
C’est là qu’intervient le second aspect de la
coupure de ce flux historique, qui a rendu ir-rémédiable
pour toute une période les manquements terribles qui se sont
fait jour : la so-ciété moderne réussit à
rendre psychologiquement vieux la plupart des individus avant même
qu’ils n’aient appris à exercer l’ardeur
de leur jeunesse. L’importance de cette nou-veauté
ressort d’autant mieux si l’on rappelle la nature des
événements politiques et so-ciaux qui ont eu lieu
à la fin des années soixante, principalement en Europe
et aux Etats-Unis. Il s’est en effet agi d’une crise
de reproduction de la société, tant en ce qui concerne
la soumission ouvrière que les autres processus de dressage
des individus aux contraintes sociales de plus en plus rigides.
Nous voulons ici rappeler ce qui a changé dans la forme de
ce « dressage », non pour attribuer à ce changement
une importance décisive, puisque nous ne croyons pas que
la jeunesse soit la catégorie révolutionnaire par
excellence, mais parce que le perfectionnement du dressage social
prive de force vive les classes de la popu-lation où pourrait
vivre et se renouveler un projet de monde sans exploitation, ou
du moins là où pourrait s’exprimer publiquement
(en attendant des jours meilleurs qui four-nissent des occasions
de passage à l’acte) la volonté de réaliser
un tel projet.
Vers la fin des années soixante, on vit se développer
dans la plupart des pays capitalistes modernes une véritable
crise de la jeunesse, d’où jaillit un flot de ruptures
multiples dans les comportements (leur nouveauté était
d’ailleurs relative ; les mouvements des années vingt
en Europe centrale les avaient pour la plupart déjà
anticipées tout en menaçant beaucoup plus sérieusement
l’ordre établi, mais le fil historique était
rompu, et la révolte des années soixante a pris l’allure
d’une création historique d’autant plus significative
qu’elle a retrouvé des thèmes apparemment oubliés
(sauf par d’infimes minorités) : crise de l’art,
rejet de la famille, refus de l’assujet¬tissement des
comportements individuels aux rô-les sexuels, critique du
mode de vie urbain, etc.). Non seulement les enfants tendaient à
échapper au carcan millénaire de la famille, mais
la fonction de socialisation des enfants dévolue aux institutions
d’enseignement était elle-même en crise.
Ces deux dimensions conjuguaient leurs effets et de leur rencontre
tendait à naître peu à peu une culture de la
révolte, capable de donner un contenu concret à la
critique de la vie quotidienne (rendue évidemment possible
parce que l’impératif du travail salarié commen-çait
lui-même à être contesté). Or ce sont
ces deux dimensions, le rejet de la famille et le refus déclaré
de l’école, qui ont été en quelques années
vidées de leur contenu effectif.
D’une part, les autorités scolaires et universitaires
ont renoncé à restaurer les vieilles rela-tions d’autorité
propres au monde enseignant traditionnel, et préféré
choisir, avec beau-coup d’instinct, l’option d’un
pourrissement de longue haleine. Si cette stratégie à
demi consciente (ces gens-là n’ont même pas besoin
de savoir vraiment ce qu’ils font) n’avait pas été
couronnée du succès que l’on connaît,
il serait plaisant d’ironiser aujourd’hui sur les plaintes
diverses dénonçant l’ignorance des nouvelles
générations, leur inaptitude à la synthèse
et leur manque d’esprit critique.
D’autre part, le noyau familial s’est transformé
en structure principalement productrice de sécurité
économique et affective (qui masque un noeud de haines hystériques
inchangé). Là aussi, la dimension autoritaire a été
réduite à sa plus simple expression, tandis que la
socialisation des individus jeunes dépendait de plus en plus
de l’appareil du spectacle (dont la télévision
est la pièce maîtresse depuis les années soixante).
Les individus jeunes ont ainsi trouvé de moins en moins d’adversaires
immédiats contre lesquels exercer et développer leur
révolte. La culture d’insoumission qui commençait
à se développer à la fin des années
soixante ne s’est pas communiquée aux nouveaux venus
dans la société, qui n’ont pas connu directement
la période troublée. Les individus de ces dernières
classes d’âge, attachées à la télévision
comme centre de leur relation à la société,
ont été rompus à un exercice d’oubli
permanent du passé collectif comme jamais aucune génération
ne l’avait été auparavant (toute jeunesse est
sans mémoire, nais celle d’aujourd’hui donne
l’impression de ne même plus vouloir s’en construire
une) ; hors de leur étroite sphère privée,
qui les déçoit en général à un
degré indescriptible bien qu’ils se l’avouent
rarement, ces individus vivent dans une illusion de présent
éternisé et incom-préhensible. Que cette illusion
ait des affinités troublantes avec le mécanisme de
la double pensée, si bien décrit par Orwell, n’est
pas pour nous surprendre ; elle se résume au fond à
une sécularisation de ce qui était encore dans les
partis totalitaires un mécanisme de type religieux. L’instance
centrale et anonyme incarnant la représentation de la société
tient le rôle de « l’inner party » et de
la police secrète. Le fonctionnement social y gagne en abstraction
et en efficacité puisque son moment central, en étant
à peu près totalement extérieur aux individus
investis du pouvoir apparent, se trouve d’autant mieux à
l’abri des coups ou de la simple critique. On ne peut rien
comprendre à ce que nous vivons depuis une vingtaine d’années
si l’on ne fait pas la part (croissante) de la collaboration
profonde, à demi consciente mais aussitôt oubliée,
chez ceux qui sont quotidiennement manipulés. Il n’est
même pas besoin d’une police omniprésente, puisque
la servitude volontaire suffit la plupart du temps à entretenir
la population dans un calme soumis. Ils savent que le temps court,
que la vie passe en vain, mais ils préfèrent ne. pas
y penser, plutôt que de s’insurger contre ce qui leur
est fait.
Que de jeunes individus, par désir d’intégration,
préfèrent se sentir vieux avant d’avoir ja-mais
vécu n’a en soi rien de nouveau, mais le fait que ce
soit devenu la règle au lieu de demeurer une tendance minoritaire
et passablement ridicule, voilà ce qui a changé, et
qui transforme, pour nous qui n’avons pas renoncé,
le jour en nuit.
III. Notre isolement ne durera pas toujours :
L’ordre établi a donc pu laisser de côté
(sans l’oublier tout à fait, comme on le verra plus
loin) la haine névrotique contre la jeunesse, haine qui,
au début des années soixante-dix, semblait destinée
à croître irrépressiblement. Cette haine qui
traduisait une peur abyssale devant une relative perte de contrôle
sur des couches de plus en plus nombreuses de la population jeune,
a fait place à une mise en spectacle de cette même
jeunesse, jusque pour les formes de refus plus ou moins large que
certains arborent encore (même l’allure des punks est
devenue un argument de valorisation publicitaire).
Ce revirement global, encore qu’incomplet, marque la fin d’une
époque. L’ordre existant a réussi à faire
en sorte que cette jeunesse, prise comme catégorie abstraite
générale, c’est-à-dire sans activité
spécifique, ait l’impression d’être au
centre symbolique de la société, tandis que chaque
classe d’âge est de plus en plus isolée des autres
par un système de mode qui décompose désormais
jusqu’à la manière de s’exprimer. Toutes
les branches de l’industrie du divertissement, particulièrement
celles du sport et de la musique, concou-rent à ce résultat.
C’est là que se manifeste avec la plus grande outrance
le renversement de la haine en drague éhontée. On
approche donc cette jeunesse, on la flatte, on se sert, avec le
dernier cynisme, de son image, quand ce n’est pas de son corps
et de sa vigueur. On pense pouvoir l’utiliser presque à
volonté, bref on ne la craint plus.
La haine a dans l’ensemble fait place à un mépris
paternaliste et tranquille, sauf en ce qui concerne une fraction
de jeunes à laquelle une étiquette d’irréductibilité
semble être de plus en plus attachée : il s’agit
de ceux qui se sont eux-mêmes nommés Beurs, pour les-quels
la haine s’exprime sur le registre du racisme. Attribuer une
origine commune à ces deux types de haine (qui présentent
par ailleurs des aspects très différents) ne surprendra
que ceux qui n’écoutent pas ce que disent les Beurs
ou les racistes. L’attitude des pre-miers est en effet dictée
par une volonté de fuir le malheur auquel leurs parents ont
été soumis (le fait que l’antagonisme de génération
ne soit pas assumé empêche ces Beurs de sentir ce que
leur situation a de commun avec celle des jeunes d’il y a
dix ou quinze ans ou même d’aujourd’hui), tandis
que les racistes, par leur angoisse délirante sur la démo-graphie
(angoisse qui est aussi bien l’aveu que leur pré¬tention
à être le parti de la jeu-nesse, à l’image
de ce que fut partiellement le nazisme, est en contradiction avec
la réalité la plus immédiate), et leurs étranges
et apparemment anachroniques dénonciations de la «
chienlit » (il faut entendre « MAI 68 »), disent
que ces Beurs symbolisent pour eux la jeu-nesse qu’ils auraient
voulu gommer il y a dix ou quinze ans. Le sentiment qui est à
la base du petit succès spectaculaire (et donc éphémère)
de « SOSRacisme » est fondé lui aussi sur une
telle identification. Qu’un tel racket médiatique ait
été jugé nécessaire (il a été
tout sauf spontané) pourrait être l’indice que
les dispositifs de démoralisation tranquille de la jeunesse
commencent à s’enrayer et qu’il faut improviser
des dérivatifs nouveaux pour faire diversion. Les Beurs eux-mêmes
ont bien senti qu’on leur avait réservé le rôle
de figu-rants dans cette entreprise et ils ont très logiquement
fait le vide autour d’elle, mais au-près de la population
lycéenne, cette opération a réussi pendant
quelque temps à passer pour une expression possible de cette
impression qui ferait des Beurs l’incarnation de la jeunesse
par excellence dans la formation sociale française.
Ce n’est évidemment pas un hasard si les seuls milieux
sociaux qui, depuis des années, ont provoqué des mouvements
inhabituels dans cette formation sociale sont profondément
ancrés dans ce qu’on appelle « l’immigration
». C’est tout d’abord un secteur de population
qui est très mal quadrillé par les syndicats et les
partis politiques. II est vrai que dans le monde du travail les
syndicats ont fait depuis quelques années de gros efforts,
couronnés d’un relatif succès au bout du compte.
Mais les « maghrébins de la deuxième génération
» présentent la particularité de vouloir échapper
au monde du travail parce qu’ils savent très bien ce
qui les y attend. Ils se retrouvent donc exclus de tout le jeu social,
sans qu’on puisse leur masquer cette exclusion. Cet espace
qu’ils s’aménagent ainsi peut les conduire aux
plus belles réactions comme aux pires ; ils pourraient verser
dans un intégrisme de la modernité, qui ferait d’eux
les plus zélés serviteurs des dernières exigences
de la domina-tion. Plusieurs signes confirment l’existence
d’une telle tendance, par exemple la manifes-tation organisée
en décembre 84 à Paris par la radio privée
NRJ, qui joua d’une prétendue menace d’interdiction
(il ne s’agissait que d’une amende) pour appeler son
public des « kids », des « teenagers »,
etc., à descendre dans la rue. Ceux qui se reconnaissent
dans une telle pauvreté de dénomination furent nombreux
à répondre à l’appel et l’on put
voir 50000 (cinquante mille !) jeunes (avec une proportion importante,
mène si elle n’était pas hégémonique,
de Beurs) défiler dans les rues de Paris sur des mots d’ordre
et des slogans inspirés de la syntaxe publicitaire (les slogans
de SOSRacisme l’année suivante sont du même type)
dans une manifestation organisée en quatre ou cinq jours
par le service com-mercial de cette radio privée. Les quelques
autres radios privées qui étaient sous la même
menace d’amende se firent tout simplement noyer dans ce flot
de démagogie (NRJ est la radio qui passe la soupe musicale
la plus mécanisée et la plus à la mode). Mais
dans ce monde où les actes pèsent surtout par le caractère
de signe qu’on leur attribue, il est en-core plus instructif
de citer les paroles inattendues d’un flic (paroles qui pèsent
donc plus que des actes ! ) pour comprendre que cette possibilité
d’un intégrisme de la modernité est tout aussi
réelle que celle d’une révolte en acte (certains
Beurs peuvent faire la critique du travail, ils sont en général
loin de rejeter la marchandise) :
« II y a plus d’avantages à être malhonnête
qu’à être honnête, et c’est ce qui
fait que la délin-quance augmente. II ne faut pas tomber
dans le piège qui veut que le délinquant soit un déra-ciné,
au contraire, le délinquant est l’individu le mieux
intégré à la société actuelle,
celui qui a simplifié tous les mécanismes de la société
et les a adaptés à son comportement » (souligné
par nous), in Autrement n°22, nov. 79
Cette ambiguïté vis-à-vis de la modernité
peut faire apparaître les Beurs ou les autres fils d’immigrés
comme les porteurs privilégiés de la revendication
de la modernité ; n’être de nulle part (alors
que nous voudrions être de partout), tout en étant
relié aux instances de la société par un canal
abstrait, non médiatisé par les structures classiques
de relation personnelle ou de hiérarchie formelle, et dont
l’industrie du divertissement est comme le modèle.
Cette tendance sert la démagogie du Front National, dont
l’influence provient en partie d’une réaction
de transfert collective ; la recherche intégriste d’une
identité natio-nale disparue procède en partie d’un
rejet instinctif de la modernité qui nous assaille (cette
utilisation d’un transfert collectif fait du Front National
un écho authentique du vieux fas-cisme, dont il ne possède
guère par ailleurs les caractéristiques classiques).
La frustration que les Beurs ressentent vis-à-vis de la société
marchande est pour le mo-ment source productive de comportements
de refus, nais il est fort possible que le moment où leurs
efforts auraient pu se transformer en projet collectif soit déjà
passé (le dépasse-ment de leur premier moment de révolte
dépendait de ce qui adviendrait dans le reste de la société,
et il s’y est passé bien peu de choses) : depuis quelques
années, leurs divers mouvements semblent s’essouffler,
se faire récupérer par des rackets non politiques
(ani-mateurs culturels, curés, etc.) tandis qu’une
décomposition visible a gagné leurs rangs. La contradiction
devrait néanmoins durer ; ces individus ne peuvent ignorer
que, même avec le taux de résignation ordinaire, il
n’y a pas de place satisfaisante pour eux dans un avenir proche.
Ce que vivent les Beurs de façon aiguë est au fond ce
que vit une grande partie de la jeu-nesse en France, ce qui explique
que leurs attitudes aient cette résonance. Chaque mo-ment
concret de la vie quotidienne rappelle en effet que la jeunesse
est la partie de la po-pulation la plus démunie dans l’espace
public de la formation sociale française. L’atmosphère
irréelle distillée par l’ambiance scolaire,
le divertissement marchandise et . le poids du chômage (concentré
avec un cynisme massif et impersonnel sur les plus jeunes et les
plus vieux) s’additionnent pour la priver de toute action
effective sur son propre de-venir. Cet antagonisme entre une centralité
apparente et une marginalité de fait est gros de développements
futurs, mais pour le moment il est pour la plus grande masse à
la fois reconnu, intériorisé et nié. Les individus
les plus jeunes tendent donc à vivre dans une atmosphère
de cynisme passif (dont ils ont en leur for intérieur horreur,
mais qui pèse sur tous leurs comportements publics) : chacun
se sent isolé devant les diverses instances de la société
et veut croire qu’il n’évitera d’être
du troupeau des « perdants » qu’à la condition
d’être coopté par ceux qui ont un pouvoir quelconque.
Car la grande affaire est désormais d’être choisi
et non plus de décider de son sort. Cette crainte d’être
au nombre des « per-dants » est pour nous quelque peu
incompréhensible : nous savons que la révolte et la
rupture vis-à-vis de ces deux rackets (même endormis)
que sont la famille et l’école, si el-les provoquent
un déclassement plus radical que n’importe quel abaissement
sur l’échelle sociale des professions, sont en général
des points de passage obligés vers un comporte-ment libre
et que le renoncement à un quelconque succès dans
la jungle des diverses compétitions à laquelle se
réduit aujourd’hui le réseau des rapports sociaux
est le passage étroit qui permet de rompre avec l’intériorisation
du malheur. II reste que la crainte de « l’échec
» a envahi un grand nombre d’esprits (en ce sens le
lavage de cerveau scolaire après plus d’un siècle
d’existence a sans doute porté des fruits cohérents).
Le désir d’intégration fait en tout cas triompher
à peu près partout le choix absurde de ceux qui en
voulant réussir avec d’improbables chances une carrière
choisissent de renoncer à leur vie.
Les seules libertés recherchées et valorisées
se réduisent aux marges que le système veut bien laisser
et qui sont étroitement contrôlées par l’argent,
symbole universel de tous les pouvoirs.
IV. Conclusion :
Tels sont les traits généraux qui d’une part
ont clairsemé les rangs de ceux qui il y a vingt ans ne voulaient
plus de ce monde et d’autre part ont empêché
que ces vides soient com-blés par des nouveaux venus, On
voit dominer aujourd’hui un type humain étrangement
uniforme malgré le cloisonnement des catégories qui
divisent une population « moderne », type humain qui
cumule les défauts de tous les âges sans en garder
la moindre qualité. Ce cloisonnement d’autant plus
difficile à transgresser qu’il est en apparence plus
souple cor-respond à la tendance générale de
l’ordre établi ; segmenter toujours plus le corps social
afin qu’une instance réunifiante (séparée,
évidemment) soit de plus en plus indispensable.
Notre isolement est de ces situations lentement formées qui
ne peuvent trouver de solu-tion rapide. Il a pour cause fondamentale
la disparition presque complète du fondement anthropologique
d’une révolution créatrice. On objectera qu’une
telle prédiction fait fi des ruptures possibles. C’est
oublier que la pesanteur de la situation qui vient d’être
décrite se fera sentir même en cas de déchirure
ouverte du tissu social, pour prendre dans un filet d’attitudes
suicidaires toute révolte qui apparaîtrait...
PRINCIPES D’ACTIVITE
(1)
Le type d’activité que nous tendons à développer
et que cette société, combat de façon pré-ventive
dans presque tous les domaines depuis des décennies et surtout
depuis une di-zaine d’années, a cette particularité
qu’il est à la fois facile à comprendre et cependant
peu communicable. Le rappel de ses caractéristiques, sans
présenter de grosses difficultés, ne peut servir pour
le moment qu’à un nombre restreint d’individus,
ce qui est en soi assez inquiétant pour l’avenir. Pour
un certain temps encore nous ne réussirons à nous
dresser contre ce monde qu’en pratiquant une opposition quotidienne
aux processus dominants de socialisation.
(2)
Ce type d’activité se situe évidemment à
l’intersection d’une discipline individuelle et d’une
fusion collective d’actions diverses. D’une part il
s’agit de s’opposer à la complaisance per-sonnelle
qui règne presque partout : on la travestit souvent en «
paresse » pour éviter de parler de capitulation devant
le mode de vie dominant, mais le goût pour l’inaction
ne peut durer toujours, à moins de n’être qu’un
paravent de l’incapacité. D’autre part, il est
indis-pensable de prévenir les phénomènes de
structuration hiérarchique qui apparaissent faci-lement dès
que l’on voit quelques individus joindre leurs efforts pour
agir collectivement contre cette société. Nous voulons
donc développer nos capacités tout en les rendant
ac-cessibles à autrui. Cela revient à dissoudre, en
le répandant et non en le refoulant, ce qui pourrait rappeler
en nous les caractéristiques d’une avant-garde (la
détermination, la vo-lonté de maintenir la mémoire
des luttes sociales, la disposition à prendre des initiatives,
etc).
Le reflux de la subversion dans les dix ou quinze dernières
années a montré que les seuls qui restent capables
d’activité critique autonome sont ceux qui cherchent
à échapper au statut dans lequel la société
tend à nous enfermer tous. C’est la difficulté
actuelle d’un tel effort qui rend les « subversifs »
très peu nombreux, d’autant qu’il ne suffit mène
pas pour échapper aux ornières vers lesquelles les
processus sociaux poussent tout un chacun : il faut encore préparer
avec un certain soin l’usage des moyens qui ont pu être
préservés, bien que fassent trop souvent défaut
les occasions de mettre en mouvement les capacités ainsi
sauvegardées.
C’est là qu’intervient la nature de la rencontre
avec autrui, qui donne ou non une réponse à de telles
énergies, pour les développer ou les volatiliser.
Ce rapport entre l’individuel et le collectif est désormais
particulièrement fragile : l’effort pour être
lucide et définir une vi-sion .globale nous rend très
vite suspects à ceux qui l’ont trop peu ou trop mal
accompli (quand ils s’en sont soucié). Ceux-là
veulent traduire toute différence en ternes hiérarchi-ques
(pour s’en plaindre ensuite), toutes les fois qu’ils
sentent qu’il ne sera pas possible d’échanger
leur admiration contre de l’indulgence. Plutôt que de
couper court à des ren-contres mal commencées, ils
ont recours à de banals procédés de confusion
pour sauver des apparences de « radicalité »...
Il ne suffit pas d’être révolté, il faut
encore mettre en forme cette révolte pour lui donner une
expression vivante et créatrice. En ce domaine, il n’y
a guère d’égalité, du fait que de-puis
longtemps il n’existe plus de milieu social large où
se produirait spontanément une telle jonction entre le mûrissement
de la révolte et son expression. Jusqu’à très
récem-ment on en était réduit à considérer
chaque petit groupe et même chaque individu en fonction de
la manière dont il échappait aux mailles du reflux.
Aujourd’hui, c’est à la ma-nière dont
il tente de remédier aux effets de cette période qui
finit.
(3)
On rencontre en général une gamme variée d’enlisement,
qui vont de la recherche exclu-sive d’une confirmation de
thèses préétablies a un éclectisme informe,
qui ne sait jamais se ressaisir, et qui ne comprend donc jamais
ce qu’il fait tout en devant régulièrement ou-blier
ses mécomptes. C’est pourquoi nous sommes ennemis de
toute idéologie, c’est-à-dire de l’utilisation
d’un système d’idées abstrait devenu plus
fort que la perception de la réali-té. Le terne «
idéologie » est à prendre dans son sens critique
(utilisé par Marx. Lukacs, Korsch, Gabel, etc.) : cristallisation
discursive de fausse conscience. Comme cette dernière expression
est souvent considérée comme trop floue par ceux qui
ne veulent pas com-prendre ce phénomène, la citation
suivante tiré d’un livre, par ailleurs confus, de Max
Scheler (L’Homme du Ressentiment, écrit en 1915), permet
de faire l’économie d’une dis-cussion :
« A côté du mensonge et de la tromperie, il
y a ce qu’on pourrait appeler le « mensonge orga-nique
» ; la falsification ne se fait pas consciemment, comme dans
le simple mensonge, mais avant toute expérience consciente,
dès l’élaboration des représentations
et des sentiments de valeur. Le « mensonge organique »
fonctionne chaque fois que l’homme ne veut voir que ce qui
sert son « intérêt » ou telle autre disposition
de son attention instinctive, dont l’objet est ainsi modifié
jusque dans son souvenir. L’homme qui s’abuse ainsi
n’a plus besoin de mentir cons-ciemment. Ce qui, chez l’homme
naturellement honnête, est le résultat d’une
tromperie cons-ciente, est, chez lui, le seul effet de l’automatisme
tendancieux de sa mémoire, de sa percep-tion, de son affectivité.
A la surface de sa conscience, règnent peut-être des
intentions parfai-tement loyales et honnêtes ; mais sa manière
de percevoir les valeurs tend, petit à petit, à les
transmuer complètement. Et sur ce donné déjà
faussé, il porte un jugement qui lui paraît «
sincère » et « vrai » dès là
qu’il le mesure correctement à ces valeurs, qui, en
réalité, lui sont données par l’effet
d’une illusion. »
Le rejet de l’idéologie implique le rejet symétrique
de la confusion. Elle provient en général non d’erreurs
intellectuelles mais d’un manque de détermination et
de discernement sur le plan de la réflexion, d’une
incapacité à trancher de façon nuancée
dans le champ des idées. La confusion veut toujours passer
pour de la profondeur, alors qu’elle revient à relâ-cher
le lien entre les mots et les actes. Ce décalage, perceptible
de fort loin, permet de la détecter en des circonstances
très variées et n’est jamais sans conséquence.
II se mani-feste en général de deux manières
; soit les affirmations ne sont que promesses inconsis-tantes pour
des activités qui ne viennent jamais, soit les idées
sont réduites à l’état d’instruments
chargés de justifier en toute occasion un comportement qui
suit une logique en deçà des mots. Dans ce dernier
cas, les plus retors ont l’habitude de discuter comme s’ils
se trouvaient sur un champ de bataille ; en avançant toujours,
sans se préoccuper des pertes, des obstacles ou des contradictions,
afin de miner la position adverse, sans s’occuper du fond.
Ils réduisent la polémique éventuelle à
un combat en mettant à profit le fait que leur interlocuteur
ne cherche pas à les détruire. Ces gens-là
ont ceci de commun avec les léninistes qu’ils prennent
toute patience à leur égard pour une faiblesse invitant
à l’abus.
Dans la mesure où ce qui caractérise une démarche
vivante, c’est la capacité à synthétiser
et à intégrer les remarques et informations nouvelles
qui atteignent le groupe ou l’individu, l’accord sur
les intentions et les méthodes est plus important que toute
entente minu-tieuse sur les références théoriques.
Un certain sens des proportions joue là un rôle déci-sif
: la plupart de ceux qui placent trop haut les exigences formelles
en sortent stérilisés, au point de ne plus faire ce
qui est à la portée du premier venu.
C’est parce que le « délire de la théorie
» comme le « délire de l’action »
sont non seulement aisément reconnaissables mais similaires
(on parle comme on agit, avec le même sérieux et les
mêmes défauts), qu’il est vain de chercher à
les redresser par une discussion rai-sonnée (aucun échange
vivant n’est possible avec ceux qui utilisent des schémas)
. En gé-néral, seule la dérobade à de
tels contacts nous évite un gaspillage absurde de temps et
d’énergie.
II va de soi que toute atmosphère où voisinent mensonges
cristallisés et décomposition de la raison procède
d’une capitulation diffuse devant la complexité des
problèmes que l’on doit affronter aujourd’hui,
capitulation qui ne va pas sans une gigantesque déficience
de sens historique, l’un des principaux produits de cette
société du spectacle. C’est d’ailleurs
ce qui explique l’effarante dissociation qui règne
aujourd’hui entre la connaissance histo-rique et son emploi.
Sauf pour de rares individus, ceux qui la possèdent n’en
font pas usage et ceux qui en auraient besoin l’ignorent.
(4)
II n’y a moyen d’affronter les problèmes posés
à notre activité qu’en faisant en sorte de prévenir
les manquements les plus lourds de conséquence. La première
réaction est, bana-lement, de refuser la bêtise, cette
cicatrice d’une ouverture au monde manquée : elle est
toujours le signe d’une régression ou d’une infiltration
par l’esprit dominant. II est certain d’autre part qu’on
ne peut tolérer ceux qui, par une duplicité plus ou
moins consciente mais toujours pleine de signification, veulent
gagner sur tous les tableaux (c’est-à-dire s’intégrer
aux rôles sociaux officiellement valorisés tout en
prétendant s’engager dans un refus de ce monde). Contre
un tel double jeu, on peut affirmer que nous préférons
l’annihilation sociale si la tradition subversive qui parcourt
l’Europe depuis au moins trois siècles et qui est toujours
renée de ses cendres ne pouvait plus reprendre consistance
dans les trente ans qui viennent ; sur ce terrain, plutôt
rompre que plier.
De tels principes, consistant à ne parler que lorsqu’on
sait ce que l’on dit et à lier dans le détail,
bien que sans obsession, comportement pratique et affirmations critiques,
sont des préalables à toute discussion devant atteindre
et dépasser le stade du dialogue.
(5)
Les remarques qui précèdent ne prétendent
guère à l’originalité, Voici maintenant
les grandes lignes de ce qu’il faudrait réussir pour
donner forme au peu qui dépend de nous : là encore,
on ne vient pas proposer une théorie nouvelle, mais la reformulation
de certai-nes vérités.
• le premier point consiste à développer pour
le moment un ton de la vérité sans emphase, non seulement
parce que la fascination qu’exercé une efficacité
trop apparente peut à la longue entraver la développement
de toute action, mais aussi parce que dans la période actuelle
on n’est jamais si efficace qu’en passant par des brèches,
là où les défenses du vieux monde se trouvent
tournées. Sans être le « style de l’époque
» (on se demande bien ce qui aujourd’hui pourrait en
tenir lieu), il devrait rendre des services remarquables.
II s’agit d’exister avec notre taille réelle
au milieu de nos semblables en prévenant autant que possible
les mécanismes de prestige qui nous rendraient prisonniers
d’une image sur-faite ou mensongère. L’efficacité
de ce ton de proximité viendra de ce que le refus de ce monde
est, à certaines questions de formulation près, un
thème extrêmement familier à nos contemporains,
même quand ils ne veulent pas en entendre parler. Ce ton se
caracté-rise surtout par le fait que le contenu excède
la forme. II est par exemple impensable d’affirmer des prétentions
radicales et de se moquer totalement des consé¬quences.
Une observation de Georges Gläser dans Secret et Violence illustre
l’importance de cette ques-tion :
« j’avais senti que tous les programmes, tous les plans
contenaient des offres secrètes qui seules étaient
entendues des hommes, et si quelque chose résistait, ce n’était
jamais une doc-trine à une autre doctrine, mais une promesse
à un marché, un rêve à une peur. »
On peut aussi le définir comme le contraire du style propagandiste,
qui veut toujours don-ner une conclusion et un ordre avant de fournir
les justifications (quand il s’en préoc-cupe !).
Le seul argument contre une telle manière serait qu’elle
est trop en deçà de ce que nous voulons être
et faire et qu’elle ne permettrait pas d’y accéder.
Mais notre modestie d’apparence est toute relative puisqu’elle
procède d’une ambition démesurée (contribuer
à un changement jamais vu dans l’histoire humaine,
qui, entre autres, ferait de la Terre un jardin). Nous ne voulons
pas mesurer nos actes à leurs effets immédiats, plus
ou moins satisfaisants, et qui ne peuvent donner que des résultats
partiels et intermédiaires. C’est au rapprochement
du but final que l’on pourra définitivement juger de
la justesse des ac-tions entreprises. Dans ce siècle qui
a apporté tant de déceptions, ce serait assurément
la plus amère des victoires que d’avoir su être
lucide et de n’avoir pu qu’annoncer les désas-tres.
Un tel choix pourrait même être une condition de succès.
En effet l’effort quotidien de sur-vie dans cette société
est devenu de plus en plus âpre, au point que la lutte pour
l’apparence absorbe une part croissante d’énergie
individuelle. Le principe de la vérité sans emphase
procède au fond d’un pari stratégique : couper
court à tout effort sur les questions d’apparence pour
concentrer nos forces sur le contenu de la critique contre ce monde.
N’avoir l’air de rien pourrait permettre de devenir
capable de beaucoup. Ce choix d’allure peu raisonnable a toutes
les chances de produire des effets considérables : l’adversaire
ne peut croire que l’on choisisse de délaisser un tel
front. De plus, cela ne nous prive d’aucune force, puisque
nous ne voulons de partisans que parmi ceux qui sa-vent juger véridiquement
des êtres et des choses. Le succès des rencontres et
des regrou-pements doit exclusivement reposer sur la sûreté
des jugements, la pertinence des argu-ments, la justesse des analyses.
• le second point de référence consisterait
à se soucier d’expliciter clairement et simple-ment
la critique de la décomposition de cette société,
en détournant ce qui fait la force constructive de la «
morale » quand elle est non pas professée pour autrui
mais pratiquée par soi-même. II ne s’agit là
que de cultiver la suite dans les idées, une mémoire
de la vo-lonté, ce qui s’appelle aussi cohérence.
Si on ne peut définir une norme de .comportement, la constellation
de ceux que l’on refuse dessine la limite où cesserait
notre efficacité. Cela entraîne par exemple une défiance
absolue vis-à-vis de tous les dérivatifs que cette
société propose avec entrain (hallucinogènes,
produits de l’industrie du divertissement, etc.). Le critère
qui juge ce que nous faisons est très simple ; saurons-nous
rendre cumulative notre activité et notre réflexion
contre ce monde ? Saurons-nous nous prémunir du mythe de
la personnalité innée qui a fait tant de ravages dans
nos rangs au cours des vingt dernières années ? Nous
ne réussirons à faire que nos qualités se complètent
au lieu que nos dé-fauts s’ajoutent qu’à
la condition de mener chacun une guerre obscure contre nos faibles-ses,
en sachant que ce qui importe vraiment, c’est ce que chacun
peut devenir et non ce que la société a fait de lui.
• Il s’agirait aussi de favoriser la naissance de réseaux
incontrôlés doués d’une vigoureuse intransigeance
vis-à-vis de toutes les organisations sociales constituées
(où l’on n’apprend qu’à obéir
et non à penser et à agir, parce que la discipline
y tient lieu de pensée). Le but est que se développent
des réseaux où la fierté de ne pas parvenir
soit un signe de recon-naissance minimal, où soient dépassées
les frontières sectaires (sans qu’on y perde le peu
de rigueur déjà acquis), et où règne
la conscience que les prolétaires ne peuvent au-jourd’hui
se permettre aucune erreur qui n’ait de conséquence
immédiate sur leur vie. Ces réseaux d’êtres
humains décidés à conspirer au grand jour contre
tous les gangs étatiques, tous les partis et tous les syndicats
doivent néanmoins savoir d’une part qu’ils doivent
res-ter le plus longtemps possible invisibles aux instances médiatiques
(afin de garder le contrôle de leurs relations) et d’autre
part qu’ils ne peuvent pour autant se séparer de la
population et créer des structures dont la logique s’autonomiserait.
L’objectif qui reste à tout moment à notre portée
consiste dans la formation de pôles cohérents qui pourraient
servir de références pour les éventuels affrontements
à venir.
• Enfin, devant l’ampleur de la transformation que
nous souhaitons et estimons nécessaire pour l’humanité
tout entière, il faudra participer un jour d’une polarisation
de l’humanité en deux camps. La préparation
à une telle division ouverte du corps social nous vaut déjà
une défiance considérable de la part de ceux avec
lesquels nous pensons avoir beaucoup en commun. D’un côté
le pessimisme profond de l’époque s’est cristallisé
en une mentalité défensive, où toute division
profonde de la société est vue comme menant à
une catastro-phe historique, nais de l’autre, cette crainte
diffuse provient d’une expérience effective : guerre
et révolution ont toujours été de pair, et
aujourd’hui, toute guerre généralisée
sem-ble mener à un désastre irrémédiable.
S’il n’y a d’autre moyen que de participer à
la créa-tion de ce qui devra réunir pour un court
nouent certaines caractéristiques d’une « armée
du bien », luttant sur toute la planète contre le mal
étatique et marchand, il faudra pour-tant éviter que
l’affrontement ne se transpose sur un terrain stric¬tement
militaire. En ce sens, nous n’en avons pas fini avec les problèmes
soulevés par « l’auto-limitation » du mouvement
polonais. A l’opposé de ce dont tant de « radicaux
» rêvent (réussir des « coups »),
il serait désormais plus prudent de revendiquer le courage
de la durée qui ca-ractérisa l’ancien mouvement
ouvrier, et de tenir en moindre estime la mise en mouvement d’une
énergie éphémère.
II faut donc dès aujourd’hui se conformer à
un principe très simple ; nous voulons être libres
avec le reste de l’humanité, ou rien (nous ne voulons
être ni les porteurs de la des-truction ni les esthètes
de l’échec). Comme certains ont pu l’écrire
en formulant un senti-ment diffus qui imprégnait une partie
de la jeunesse viennoise dans les années vingt, « nous
voulons tout pour tous ». Si pour le moment, nous sommes encore
dans une pé-riode défensive, où il est surtout
nécessaire de rendre les coups, tout en ménageant
l’avenir, c’est parce que nous aurons su pratiquer une
défensive méthodique que nous pourrons saisir les
occasions permettant la reprise de l’initiative contre le
vieux monde.
De telles occasions s’offriront probablement au fur et à
mesure que s’amplifiera la déroute de l’intégrisme
bourgeois (qu’incarne la reviviscence inconsistante du «
libéralisme »). L’effondrement de plus en plus
probable de ce type de discours dominant devrait permet-tre une
renaissance de la critique aussi bien contre la bourgeoisie que
contre sa cousine et héritière, la bureaucratie :
c’est dire qu’il faut dès maintenant heurter
de front les préjugés des milieux aux prétentions
plus ou moins « révolutionnaires » (sans parler
des militants de toute sorte) qui, sous des apparences variées,
partagent l’envie impérieuse de s’intégrer
à la classe dominante ou de la remplacer (envie qui est par
ailleurs le fondement principal des discours sur la prétendue
« disparition » des classes) et qui se trahit toujours
par la même incapacité à critiquer la bureaucratie
dans ses particularités (comme le dit à peu près
un proverbe grec ; « si tu parles contre ta maison, elle te
tombe sur la tête »). Nous ne sommes donc pas pressés
de convertir nos capacités vivantes en « activités
professionnel-les ». Nous espérons en effet réserver
à nos dispositions un meilleur usage que celui offert par
la mutilation salariale.
(6)
L’exposé de telles intentions serait incomplet si
on n’y ajoutait la description des inconvé-nients qui
naissent directement de notre attitude :
• notre élan vers les autres est freiné par
le souci même de préserver notre cohérence et
nos capacités, délicates à entretenir dans
le milieu hostile de la société actuelle
• le fait d’avoir raison trop tôt provoque régulièrement
l’incrédulité, et les traces de ce pre-mier
moment s’effacent difficilement par la suite...
• la moindre réussite de détail nous apporte
d’embarrassantes miettes de prestige, qui in-timident assez
vite nos semblables et sont sources de malentendus interminables.
(7)
Certains trouveront chimériques les principes ainsi résumés
(ou nous traiterons d’« intellectuel », en profitant
de ce que l’écriture d’un texte si elle est une
pratique pour son auteur prend une allure d’abstraction pour
ses lecteurs), mais rien de ce qui a été ex-posé
ici n’a été inventé. Le propos a consisté
à condenser ce qu’un mouvement vaste et dif-fus a exprimé
ou tendu à exprimer dans les dernières décennies
et qui nous a saisis plus que nous ne l’avons choisi.
En effet, contrairement à ce que veut produire la mise en
scène spectaculaire de l’histoire récente, nous
ne ressentons pas l’effet d’éloignement vis-à-vis
de Mai 1968. Pour nous ce mouvement fondateur s’est produit
hier, même si le temps écoulé fait que ce moment
pas-sé ne peut plus imprégner directement des comportements
actuels. En ne nous soumet-tant pas au double mouvement du refoulement
et de la nostalgie, nous déplairons à beau-coup :
la plupart des individus s’emparent aujourd’hui avec
avidité de l’idée que tel ou tel événement
est « dépassé » pour la simple raison
que c’est toujours ça de moins à prendre en
compte dans ce monde confus.
Le secret de la réussite d’une activité selon
les principes qu’elle s’est elle-même fixé,
c’est d’agir avec le flux du temps et non contre lui.
A ce point il apparaît clairement que notre présence
et notre intervention éventuelle dans l’histoire sont
évidemment moins « dialecti-ques » que ce qu’un
historicisme spectaculaire voudrait communiquer en proclamant que
« tout passe, tout lasse ».
Saisir le cité éphémère des choses
est indissociable de l’appréciation de leur consistance.
Dans la même série :
« De la misère en milieu radical » ;
« Nihilisme, Cynisme, Conformisme » ;
« Correspondances avec l’Encyclopédie des Nuisances
» ;
« Décembre 1986 »
Brochures de C.Castoriadis :
« La montée de l’insignifiance »
« Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire
»
« Autogestion et hiérarchie »
« L’exigence révolutionnaire »
« Mai 68 : La révolution anticipée »
Contact : Quentin at no-log.org
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