Flagrant delit no 9 (1999)
Le viol comme arme de guerre. Conflits armés et violence sexuée
au Chiapas et en ex-Yougoslavie
"L’histoire des viols en temps de guerre semble se résumer
au lien qui les tisse ensemble a priori, (...) à savoir que de
tout temps il y a toujours eu des atrocités et des viols lors des
guerres. Il n’y a donc pas de viols puisqu’il y en a toujours
eu!"
1. Guerre, violence et rapports sociaux de sexe
2. Chiapas: guerre de basse intensité contre les femmes
3. Violence sexuée et construction de l’altérité.
La purification ethnique et les viols systématiques en ex-Yougoslavie
Guerre, violence et rapports sociaux de sexe
La problématique de la violence contre les femmes (sous toutes
ses formes) met à nu de la manière la plus crue le phénomène
de la domination masculine, et même si cette dernière repose
sur bien d’autres moyens moins évidents, la violence en constitue
un principe fondamental dans sa légitimation et son renforcement.
Pourtant, la violence contre les femmes est encore très fortement
tolérée, invisibilisée et impunie. La violence sexuelle
en particulier semble disparaître derrière cette banalisation
d’un acte qui a le plus souvent pour cadre la famille, l’entourage
proche, et qui s’inscrit dans l’organisation quotidienne de
rapports sociaux inégalitaires. Le viol n’est d’ailleurs
reconnu légalement comme crime que dans les années ‘70
(sous la pression du mouvement des femmes). Avant cela il n’est
pas considéré comme un crime, mais un péché,
dont la femme n’est pas la victime, mais l’instigatrice. Autant
dire que la prise de conscience en est à ses premiers pas et que
cette reconnaissance formelle reste très vulnérable face
à la persistance des pratiques et des représentations. Le
"retournement" de l’accusation contre la victime de violence
sexuelle est un phénomène "classique" dans les
cas de viols ou de harcèlement sexuel encore aujourd’hui.
La difficulté à faire reconnaître cette patique comme
un acte punissable reflète les obstacles à l’éradication
de rapports sociaux de sexe inégalitaires. En effet, l’idée
d’un tel dépassement met en cause un certain ordre social
et familial, ce qui continue de provoquer de nombreuses résistances
du côté du pouvoir.
Ceci est évidemment valable pour les cas de conflits armés,
où malgré la reconnaissance récente par les conventions
internationales des violences sexuelles contre les femmes en tant qu’atteintes
spécifiques aux droits humains, ce type de violence semble disparaître
doublement derrière un terrain politique et militaire dont les
femmes ne sont pas censées être les actrices. Le viol dans
la guerre est encore souvent pensé non pas comme une forme de
domination d’un groupe social sur un autre, mais comme une barbarie
rendue banale par la tolérance sociale qu’on lui accorde.
C’est pourquoi un regard sur l’ensemble des représentations
et des pratiques sexistes, ainsi que sur les autres formes de violences
qui traversent les rapports sociaux de sexe (violence domestique, symbolique,
psychologique, verbale, ...) est nécessaire pour comprendre le
viol comme le reflet de l’aspect de genre qui marque tout conflit,
plus même, qui participe de sa construction et l’alimente.
Sans cela, le crime de viol, même utilisé de façon
massive et systématique dans certaines entreprises de purification
ethnique, reste invisibilisé par les stéréotypes
auxquels il continue d’être soumis. Il n’est alors
qu’un aléa déplorable de dérives barbares
chez quelques peuples sauvages ou le dérapage humain du bon soldat
désemparé s’abandonnant à des pulsions finalement
toutes "naturelles"! Dans les deux cas, le viol sort du politique
et l’existence d’une arme contre l’ennemi féminin
est évacuée de la pensée. Par contre, le fait de
percevoir cette arme comme telle oblige à "penser la différences
des sexes dans la guerre, c’est-à-dire l’intrusion
du féminin au coeur du politique (...) et faire face à
la contemporanéité de la question des viols dans notre
modernité" (1).
Au Chiapas et en ex-Yougoslavie deux réalités certes éloignées
et différentes, mais qui se rejoignent dans l’attaque faite
à une minorité civile, "ethnique" et politique,
les femmes sont les premières cibles, victimes notamment du crime
de viol. De même les conflits dans des pays comme le Rwanda, le
Bengladesh, le Pérou, Haïti ou le Koweït (2) sont ou
ont été la scène de viols systématiques, pratiqués
selon différents schémas: viols collectifs sur la place
publique, enlèvement et prostitution, camps de détention
pour esclaves sexuelles, etc. Dans tous ces cas, le viol est une arme
politique visant l’élimination physique, la fuite ou l’anéantissement
symbolique et social de l’ennemi (3).
Cette réalité doit nous faire prendre conscience que dans
une guerre, la violence ne touche pas les femmes de la même manière
que les hommes. L’ennemi "femme" est différent
de l’ennemi "homme", et l’ensemble des repésentations
de genre déterminent de façon sexuée les processus
de répression ou de destruction d’une population (4). Tout
d’abord, lorsqu’une armée prend pour cible la population
civile, les femmes ne constituent pas, sauf exception, les effectifs des
groupes militaires et paramilitaires, mais majoritairement les victimes
de leurs actions. Ensuite, l’assimilation des femmes à la
famille, aux enfants, aux vieillards, en fait les cibles privilégiées
lors de la destruction d’une communauté, et leur identification
à leur rôle sexuel des objets désignés pour
le crime de viol. Alors que la violence sur les hommes passe majoritairement
par la torture, le massacre, l’égorgement, le crime dirigé
contre les femmes passe le plus souvent par le viol. Comme propriété
des hommes, leur corps devient pendant la guerre le lieu de l’échange
guerrier, des vengeances et de la propagande. La possession du corps féminin
de l’ennemi, de l’Autre, correspond à sa destruction
sociale, d’une part comme réappropriation de ses biens, d’autre
part comme anéantissement de ce par quoi est représentée
l’existence du groupe social, ethnique, national: la filiation.
Lors de la guerre civile espagnole, des fascistes écrivaient sur
les murs: "nous mourrons peut-être mais vos femmes donneront
naissance à des enfants fascistes" (5).
Une identité sexuée construit le rapport de force dans le
conflit; la démonstration de supériorité sur l’autre
passe par l’affirmation de la force virile: la prise des villages
va de pair avec le viol des femmes, la stigmatisation de l’Autre
avec la désignation de son impotence sexuelle, la victoire sur
l’Autre avec l’appropriation de ses femmes et enfants. "Il
y a des affinités sémiologiques entre la culture de guerre
et celle de l’honneur viril, entre la définition du féminin
enfermé dans sa sexualité et l’appartenance des femmes
aux hommes de la famille, entre l’investissement politique de la
sexualité féminine et la vengeance, cet implacable marché
viril sur lequel on rend oeil pour oeil, et éventuellement viol
pour viol" (6). La barbarisation de l’Autre est le résultat
d’une propagande qui utilise souvent des récits dénonçant
l’atteinte portée par l’ennemi "aux femmes de
la nation", notamment par le biais de violences sexuelles. "Ainsi
se trouve mise en exergue la violence des Uns contre les femmes des Autres,
les propagandes des ennemis-frères se ressemblant étrangement"
(7), et la situation des femmes aussi. C’est ce que nous allons
tenter de montrer en analysant le cas de la guerre de basse intensité
au Chiapas et celui de la guerre de purification ethnique en ex-Yougosalvie,
soulevant, dans ces deux contextes différents, l’importance
et la récurrence de la dimension de genre.
Chiapas: guerre de basse intensité contre les femmes
En 1994, le mouvement zapatiste fait son apparition, réclamant
une meilleure répartition des terres, s’opposant au néo-libéralisme
et exigeant des droits pour les peuples indigènes. En février
1996, le gouvernement conclut avec les zapatistes des accords dits "de
San Andrès", censés réaliser un certain nombre
de droits sociaux, politiques et culturels pour les peuples indigènes.
Mais ces accords sont restés lettre morte, et "le pouvoir,
alléguant l’atteinte à la souveraineté nationale
et à l’unité du Mexique, revient sur ses engagements"
(8).
Le dialogue s’enlise et apparaît de plus en plus, de la part
du gouvernement, comme une "parenthèse politique visant à
mieux dessiner l’offensive" (9) Celle-ci se développe
progressivement en une guerre contre-insurrectionnelle ou "guerre
de basse intensité" (10) contre les communautés indigènes
entrées en résistance. C’est une guerre silencieuse
qui ne dit pas son nom, menée à petit feu contre la société
civile indienne et dont l’objectif est de saper les bases populaires
du mouvement zapatiste. La guerre de basse intensité n’est
pas une "petite guerre" aux effets minimes, à petite
échelle. Au contraire, "ce type de conflit implique un mépris
fondamental de la vie humaine, car sa cible principale n’est pas
l’armée ennemie, mais la population civile. (...) Plutôt
que de détruire le plus grand nombre de troupes ennemies, la stratégie
se concentre sur la population civile, avec une combinaison de forces
militaires, pressions économiques, guerre psychologique et autres
moyens employés pour détruire les structures politiques
et sociales de l’ennemi" (11). Dès 1995, s’entame
un processus de militarisation massive de la région et aujourd’hui
une grande partie de la population rurale du Chiapas vit une situation
d’occupation armée. Les villages sont encerclés par
des camps militaires, menacés par des déplacements constants
de troupes et par les attaques des groupes paramilitaires (12). Ces groupes
armés (recrutés par le gouvernement parmi les paysans indiens
les plus pauvres) mènent des opérations de violence dans
les villages non-affiliés au parti du pouvoir ou proches des zapatistes
(13). Ils saccagent les récoltes et les installations productives,
brûlent les maisons, volent ou détruisent les biens, occupent
des maisons, tuent, violent, harcèlent, séquestrent des
habitantEs, imposent des travaux forcés, rackettent les familles,
etc.
Ces actions provoquent des déplacements massifs de population dans
des camps de réfugiéEs, où règnent la peur,
la faim, les maladies.
"L’occupation militaire, commencée en février
1995, exerce des pressions sur la population, et, comme d’habitude,
avant tout sur les femmes. De nombreux cas de viols ont été
dénoncés. Elles ne sortent donc presque plus du village,
car elles ont peur" (14). La répression armée, présente
sur les lieux de vie et d’activité quotidienne des femmes,
constitue pour les paysannes indiennes une menace constante sur leur intégrité
et renforce encore les inégalités entre femmes et hommes
dans la communauté: elle réduit encore leur "liberté"
de mouvement, complique et accroît la contrainte des travaux domestiques
(leurs outils ont souvent été détruits), accroît
leurs charges éducatives (les enfants n’allant plus à
l’école), etc. Les routes sur lesquelles elles se rendaient
pour aller vendre leurs produits, les circuits qu’elles empruntaient
pour chercher du bois, sont devenus les lieux de viols fréquents.
Le harcèlement militaire des villages se traduit principalement
pour les femmes par la violence et le harcèlement sexuels; la stratégie
d’affaiblissement et de répression des communautés
en résistance s’attaque en priorité aux femmes, qui
en sont les piliers.
Psychologiquement, l’ensemble de la population civile souffre de
la présence militaire, mais les femmes sont tout particulièrement
affectées, à cause de la menace du viol. Les militaires
surveillent les rivières, où quotidiennement les femmes
vont seules laver les habits et se baigner; ils commettent des agressions
sexuelles, épient les femmes ou les insultent. Lors d’attaques
et de destructions de villages zapatistes, les indiennes sont la cible
de viols collectifs, de séquestrations ou de harcèlement.
Souvent, la menace d’une intervention armée provoque la fuite
des hommes dans les montagnes, pour échapper aux arrestations.
Les femmes restées seules à défendre le village sont
alors les premières cibles pour les soldats ou les paramilitaires
(15).
La prostitution et l’esclavage sexuel font également partie
de la répression contre les communautés. Les soldats installent
à proximité de celles-ci des centres de prostitution, viennent
acheter les jeunes filles dans les villages, ramassent des adolescentes
sur les routes. Dans les campements militaires ou dans des villages occupés
par les paramilitaires, on signale des cas de séquestrations, de
travaux forcés, d’esclavage domestique et sexuel. Quelques
cas de viols ont été dénoncés et portés
jusqu’au ministère public, mais sont toujours restés
impunis. Accusées de diffamation, assimilées au mouvement
zapatiste, les avocates étaient fichées, menacées.
Souvent restées sans écoute parce que ne parlant pas l’espagnol,
contraintes à des interrogatoires et des examens humiliants, les
indiennes victimes de viols qui entament de telles démarches ne
trouvent que rarement du soutien et finissent souvent par fuir leur communauté
et leur région. Mais la plupart du temps, ces crimes restent non-dits,
car la culture indigène, elle-même basée sur un fonctionnement
à très forte domination masculine, rend d’autant plus
difficile pour une femme de parler d’un viol qu’elle a subi.
Traditionnellement, dans le droit indigène et la pratique des villages,
une femme violée était généralement considérée
comme perdue et devait fuir le village. Elle était chassée
par sa famille, n’étant plus digne d’être épousée.
Une "solution" était trouvée par les familles
dans le mariage forcé du violeur avec sa victime. Dans une telle
culture, et malgré certaines évolutions liées au
soulèvement zapatiste, parler des viols reste extrêmement
difficile. De plus, la situation de répression armée renforce
cet état de fait: lorsqu’une femme victime de viol entame
une démarche juridique, les militaires responsables du viol reviennent
la harceler, menaçant d’attaquer la communauté entière,
et celle-ci, pour se protéger organise finalement la fuite de la
victime. C’est pourquoi, "en cas de viol, une règle
basique du groupe est le secret. ‘On ne peut pas donner de faits
à la presse, (...) on ne peut pas donner de noms, ni des victimes,
ni des agresseurs’" (16) raconte l’avocate d’une
femme victime de viol.
L’agression contre les femmes n’est pas un aspect de répression
aléatoire. Les femmes jouent en effet un rôle essentiel dans
la résistance zapatiste. Elles représentent le principal
levier du soutien populaire et des bases civiles du mouvement. Organisées
en coopératives, actives dans la défense des villages (elles
font des cordons humains jour et nuit pour empêcher les soldats
d’entrer), essentielles à la subsistance des communautés,
responsables de la production artisanale et de la perpétuation
des traditions indigènes, elles constituent un élément
central pour un mouvement qui lutte avant tout par sa résistance
civile, ses bases, son organisation indigène et pour sa culture
et son identité indienne. Le fait que des coopératives artisanales
de femmes sont parfois attaquées par des militaires, et que leurs
travailleuses sont alors menacées de mort si elles ne cessent pas
leur activités, montre bien combien l’ennemi a compris le
rôle-clé que jouent les femmes dans la sédimentation
d’une identité indienne et zapatiste, dans la construction
d’une force de résistance civile, qui trouve un écho
national et international. "Le viol utilisé par les gardes
blanches et les militaires prend alors la forme d’une arme dénigrante
contre-insurrectionnelle et déstabilisante, quand l’aide
majeure civile pour la paix en zone de conflit est constituée de
femmes volontaires, observatrices internationales, campementistes (17),
etc." (18).
Violence sexuée et construction de l’altérité.
La purification ethnique et les viols systématiques en ex-Yougoslavie
Dans la guerre en ex-Yougoslavie le viol systématique des femmes
semble correspondre au meurtre systématique des hommes. Lors de
l’invasion des villages, les deux sexes sont souvent séparés,
et alors que les hommes sont tués ou torturés en premier,
les femmes et les enfants sont acheminés dans les camps de détention,
lieux de viols et de grossesses forcées perpétrés
en masse. Il est admis aujourd’hui que c’est dans le conflit
de Bosnie-Herzégovine que la pratique des viols a été
la plus manifeste. Cependant, des viols ont également été
pratiqués lors du premier conflit en Croatie (1991-1992), par les
deux forces armées, Serbe et Croate. En Bosnie-Herzégovine,
si toutes les parties ont commis des viols, "les femmes musulmanes
en ont été les principales victimes et les principaux auteurs
de ces actes se sont recrutés au sein des forces armées
serbes" (19). Les viols ont été pratiqués dans
plusieurs situations: lorsque dans une région ou un village des
forces militaires ou paramilitaires sont en position de pouvoir et s’attaquent
alors régulièrement aux femmes, dans des lieux de détention
où des femmes sont gardées, dans des lieux de détention
qui semblent avoir été créés uniquement ou
principalement en vue de viols et de sévices sexuels contre les
femmes. Ainsi, "dans certains cas, ces actes ont été
commis d’une façon organisée et systématique,
en détenant délibéremment les femmes pour les violer
et leur faire subir des sévices sexuels. Ces incidents semblent
faire partie d’un plan plus vaste de conduite de la guerre, caractérisée
par des manoeuvres d’intimidation et des violations des droits de
la personne à l’encontre des Musulmans et des Croates"
(20).
Ces pratiques sont partie intégrante du processus d’épuration
ethnique en ex-Yougoslavie qui prend racine dans les années 80
avec l’accès au pouvoir des nationalistes et le déploiement
de leur propagande politique et médiatique. Dans le cas des Serbes
notamment, une reconstruction du réel, et en particulier de leur
passé tragique, a servi de fer de lance aux idéologues
pour préparer le terrain du génocide. Le ressassement
d’une mythologie d’atrocités, d’agressions,
d’humiliations faites au peuple Serbe par les autres ethnies (principalement
par les Musulmans de l’empire ottoman) vient construire l’altérité,
l’ennemi à combattre et l’identité nationaliste.
Le thème du viol par les Albanais ou par les Turcs, comme symbole
de l’atteinte au peuple Serbe, revient en leitmotiv et semble
préfigurer le programme d’épuration ethnique. Cet
aspect de construction des "ethnies" et du conflit caractérise
le déroulement des hostilités; l’invasion est d’abord
une guerre du dedans, "une répression intérieure
dans un même espace culturel, social et linguistique" (21).
La guerre civile entre nations est une réalité a posteriori,
une fois l’agression menée, les régions divisées,
les villages assiégés. "Les parties en guerre ne
préexistent pas au conflit, mais en sont la conséquence"
(22). Les cibles et les crimes de l’agresseur correspondent à
cette construction de l’ennemi comme "ethnie": il ne
suffit pas de le tuer, mais la surenchère en cruauté est
nécessaire pour annihiler l’Autre dans tous ses symboles
d’existence collective et sociale. Le viol, l’acharnement
sur les morts, sur les tombes, le meurtre des nouveau-nés, des
vieillards, les mutilations des corps, visent la destruction non seulement
des individus mais de leur idée même, de leur identité,
de leur histoire entière. Cet acharnement brutal comporte une
finalité bien précise, à savoir l’application
d’un programme politique de construction-destruction de l’Autre,
et dont l’absurdité aléatoire - l’invention
des "ethnies", le découpage d’une région
pourtant culturellement homogène, etc. - nécessite le
redoublement de violence et de monstruosité comme pour faire
advenir l’impraticable: le tri ethnique.
Dans cette invention de l’altérité, une pensée
binaire articulée sur des stéréotypes de genre structure
le conflit nationaliste et les représentations du Même et
de l’Autre: "la raison nationale est toujours articulée
comme raison sexuelle: "notre" nation est "héroïque",
"loyale", "morale", "mâle", l’autre
nation est "châtrée", "lâche",
"féminine", "malhonnête" (23). L’idéologie
bâtit un "Nous" national rigoureusement mâle, sexiste,
raciste", qui exclut quiconque d’Autre, qui construit son identité
sur une "fraternité rude, sexuellement puissante" (24).
Ce patriarcalisme guerrier est au coeur de l’agression nationaliste;
ses stratégies politiques et militaires s’appuient sur la
propagande d’une masculinité à dominance agressive,
militante, courageuse. "Il s’agit d’une manipulation
particulière, nationaliste et totalitaire de la masculinité
au profit de la nation" (25).
La mythologie sexiste marque d’une manière particulièrement
forte les moyens de l’agression et de l’anéantissement
de l’ennemi lorsque la construction des identités du Même
et de l’Autre par "l’ethnie" signifie repérer
la "racine", les origines de la "race pure". La naissance
de la nation va être associée aux femmes, elles-mêmes
réduites à leur sexe et assignées à un rôle
procréateur, maternel, de filiation. Dès lors, la réappropriation
de cette origine passe par l’appropriation du corps des femmes.
La domination totalitaire de l’idéologie nationaliste met
en péril les droits humains et la société civile,
mais ceux des femmes tout particulièrement car elles deviennent
"le corps de reproduction des jeunes hommes qui doivent grandir en
plus grand nombre pour la nation" (26). L’imaginaire de l’Autre
comme ennemi et la perspective de son élimination fait donc appel
au système de parenté, et dans le cas d’un système
patriarcal, où l’héritage lignagier passe par les
membres masculins en priorité, la fonction du viol est centrale.
"Cette possibilité identificatoire ‘par la racine’
rend logique la vengeance par le sang ou par le sperme dans le viol, équivalent
fonctionnel du ‘sang’ dans la transmission identitaire. Elle
redistribue l’économie des culpabilités: l’enfant
et le vieillard qui ne sont pas des ennemis politiques dans le cadre d’une
citoyenneté contractuelle peuvent devenir des ennemis ‘ethniques’"
(27). Les familles entières, avec les vieux et les nourrissons
porteurs de l’identité honnie, entrent dans le collimateur
de l’ennemi, et en particulier le ventre des femmes, prioritairement
associé à la reproduction de cette identité. A cet
imaginaire de guerre correspond un système social de croyances
qui attribue aux deux sexes des fonctions bien distinctes: à l’homme
l’arbre et la semence, à la femme la terre fertile ensemencée.
Une différence des sexes structure donc la différence des
crimes: la transmission active de l’identité collective étant
d’abord le fait de l’homme, le tuer c’est arrêter
net la transmission de la lignée. Le viol est également
une manière de trancher le lien de filiation, et donc l’identité
de la communauté, mais cette fois "accordée" au
féminin. Le viol s’adresse au père, au mari, au frère,
comme une manière de lui prendre son bien et de lui ravir son identité,
de l’anéantir par un mélange des sangs et de posséder
sa lignée. "Les viols suivis de grossesses forcées
sont une manière de détruire le futur d’une communauté,
à condition que victimes et bourreau participent de cette même
idéologie qui définit l’homme comme principal responsable
de la transmission, la femme n’étant qu’un réceptacle
passif" (28).
Dès la fin de l’année 92, les informations sur les
camps de détention de femmes, la pratique des viols systématiques
et des grossesses forcées en Bosnie sont rendues publiques par
les découvertes d’un journaliste américain. Cependant,
trop caricatural et abominable pour être appréhendé
par le regard médiatique de déréalisation et banalisation
de la guerre, les caméras restent tournées essentiellement
sur la destruction de Sarejevo. La réception des informations sur
la purification ethnique et en particulier sur la pratique des viols systématiques
reste sans écho jusqu’à l’été
1995. "Les viols systématiques ont été à
la fois perçus comme insensés, trop horribles pour être
vrais, et en même temps banalisés, puisque sans doute "dans
toute guerre il y a des viols" (29). Entre incrédulité
et banalité évidente (une "atrocité normale"
des guerres de tribus entre ces peuples barbares des Balkans...), les
viols systématiques, "c’est-à-dire inscrits comme
tactique dans un projet politique (...) n’ont pas été
pensés" (30) Pourtant, on l’a vu, ils sont au centre
même du processus de purification ethnique, nettoyage des populations
désignées par des critères ethniques construits par
le gouvernement yougoslave. Aucune barbarie culturelle ne peut expliquer
ce genre de phénomène. Seule le peut une analyse politique
qui prenne en compte tant la construction par la propagande d’un
passé mythique et d’une identité "ethnique",
que les représentations de genre qui structurent l’identité
de la communauté, de la famille, et qui finalement sont une pièce
essentielle de cette propagande. C’est donc un système de
croyances sexistes (poussées à l’extrême dans
l’idéologie fasciste, militaire, mais aussi sportive, ...)
qui sert de socle à la pratique du viol comme arme de guerre, et
qui n’est pas le trait spécifique de telle culture ou nation
étrange, mais qui construit de façon universelle les rapports
entre femmes et hommes en temps de paix comme en temps de guerre.
S.
1. V. Nahoum-Grappe, "Guerre et différence des sexes: les
viols systématiques (ex-Yougoslavie, 1991-1995)", in C.
Dauphin et A. Farge (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin
Michel, 1997, p. 164 2. L. Chavez (Commission des droits de l’Homme, sous-commission
de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection
des minorités), Formes contemporaines d’esclavage. Rapport
préliminaire du Rapporteur spécial sur la situation en
ce qui concerne le viol systématique, l’esclavage sexuel
et les pratiques analogues à l’esclavage en période
de conflit armé, Nations Unies, juillet 1996. 3. Pourtant, dans le droit d’asile suisse notamment, le crime
de viol n’est pas considéré explicitement comme
un motif de droit à l’asile et au statut de réfugiéE.
Cf. article "Femmes et asile" 4. La violence sexuée dirigée contre les femmes produit
des déplacements forcés, des pertes de domiciles, des
exils, des mouvances migratoires eux aussi sexués: "les
femmes et les enfants représentent environ 80% des millions de
réfugiés et d’autres personnes déplacées
par le monde". Rapport de la quatrième conférence
mondiale sur le femmes, Beijing (Chine), 4-15 septembre 1995, p. 69 5. Y. Ripa, "Armes d’hommes contre femmes désarmées:
de la dimension sexuée de la violence dans la guerre civile espagnole",
in C. Dauphin et A. Farge, op. cit., p. 132 6. V. Nahoum-Grappe, art. cit., p. 166 7. Y. Ripa, "Armes d’hommes contre femmes désarmées:
de la dimension sexuée de la violence dans la guerre civile espagnole",
in ibid., p. 132 8. M. Lemoine, Le Monde Diplomatique, avril 1998 9. A. Moreno, "Entre el exterminio y la revolucion", La Guillotina,
38, primavera 1998. (Traduit par moi) 10. Ce terme désigne une technique contre-insurrectionnelle
élaborée dans des écoles militaires aux Etats-Unis
et qui a déjà servi pour la répression des guérillas
en Amérique Centrale dans les années ‘70 et ‘80.
Elle consiste principalement à former, armer, entraîner
et payer des "contras", forces paramilitaires indigènes
et paysannes contre-révolutionnaires, qui agissent en toute impunité
contre la population civile. 11. R. Vera Herrera, La Jornada, 8 décembre 1997 12. Aujourd’hui on compte passé 70.000 forces armées
et 200 bases militaires au Chiapas, à savoir un tiers de la totalité
de la force militaire du pays. L’argent pour nourrir et loger
les soldats, pour leur salaire, pour la benzine et les véhicules,
pour l’équipement des routes et des aéroports, etc,
représente une dépense totale d’ environ 200 mio
de dollars par an. Une réforme agraire complète couterait
beaucoup moins cher. De plus, les forces militaires ne se limitent pas
à l’armée mexicaine; on trouve également
des groupes paramilitaires (souvent anciennes guardias blancas des grands
propriétaires terriens), armés, entraînés
et financés par des agents de l’Etat (les forces de "sécurité
publique", elles-mêmes formées aux écoles américaines
contre-révolutionnaires). On compte aujourd’hui une dizaine
de groupes paramilitaires sur l’ensemble des régions stratégiques
du Chiapas. La région du Nord en particulier est désormais
complètement sous contrôle de certains de ces groupes. 13. En décembre 1997, 40 civilEs étaient tuéEs
par des paramilitaires dans la communauté indépendante
de Acteal, village de l’organisation religieuse "Las Abejas",
non-zapatiste, pacifiste, et en désaccord avec le gouvernement.
En Juin 1998, une dizaine de civilEs étaient tuéEs lors
de l’attaque de trois villages de la municipalité autonome
de San Juan de la Libertad (zapatiste). 14. E. Stutz, Irma, femme du Chiapas. Entre révolte zapatiste
et vie quotidienne, L’Esprit Frappeur, Paris, 1998.
15. Cf. Militarization and violence in Chiapas, Coordination of Non Gouvernemental
Organizations for Peace (CONPAZ), Servicios Informativos Procesados, juin
1997.
16. G. Rovira, Mujeres de maïz. La voz de las indigenas de Chiapas
y la rebelion zapatista, Barcelona, Virus Editorial, 1996, p. 196 (Traduit
par moi)
17. On nomme "campamentistas", les femmes étrangères
qui se rendent au Chiapas dans un but militant, de soutien et d’observation
de la situation politique. 18. G. Rovira, op. cit., p. 194. (Traduit par moi). 19. Amnesty International, Bosnie-Herzégovine. Une nouvelle
barabarie, Paris, Les éditions francophones d’Amnesty International,
1993, p. 74 20.Ibid., p. 75 21. V. Nahoum-Grappe, "L’épuration ethnique: désastre
et stupeur", in V. Nahoum-Grappe (dir.) Vukovar, Sarejevo... la
guerre en ex-Yougoslavie, Paris, Ed. Esprit, 1993, p. 52 22.Ibid., p. 55 23. R. Ivekovic, "Femmes, nationalisme, guerre", Clio, 61,
oct. 1992, p. 195 24.Ibid., p. 191 25. Ex-citoyennes dans la Yougoslavie, "Yougoslavie, logique d’exclusion",
Peuples Méditerrannéens 1992, n° 61, p. 211 26.Ibid., p. 209 27. V. Nahoum-Grappe, art. cit., p. 7 28. V. Nahoum-Grappe, "La purification ethnique et les viols systématiques.
Ex-Yougoslavie 1991-1995", Clio, 5, 1997, p. 171 29.Ibid., p. 165 30.Ibid., p. 166
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