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Le viol comme arme de guerre. Conflits armés et violence sexuée au Chiapas et en ex-Yougoslavie
Flagrant delit no 9 (1999)


Flagrant delit no 9 (1999)
Le viol comme arme de guerre. Conflits armés et violence sexuée au Chiapas et en ex-Yougoslavie

"L’histoire des viols en temps de guerre semble se résumer au lien qui les tisse ensemble a priori, (...) à savoir que de tout temps il y a toujours eu des atrocités et des viols lors des guerres. Il n’y a donc pas de viols puisqu’il y en a toujours eu!"

1. Guerre, violence et rapports sociaux de sexe
2. Chiapas: guerre de basse intensité contre les femmes
3. Violence sexuée et construction de l’altérité. La purification ethnique et les viols systématiques en ex-Yougoslavie

Guerre, violence et rapports sociaux de sexe

La problématique de la violence contre les femmes (sous toutes ses formes) met à nu de la manière la plus crue le phénomène de la domination masculine, et même si cette dernière repose sur bien d’autres moyens moins évidents, la violence en constitue un principe fondamental dans sa légitimation et son renforcement. Pourtant, la violence contre les femmes est encore très fortement tolérée, invisibilisée et impunie. La violence sexuelle en particulier semble disparaître derrière cette banalisation d’un acte qui a le plus souvent pour cadre la famille, l’entourage proche, et qui s’inscrit dans l’organisation quotidienne de rapports sociaux inégalitaires. Le viol n’est d’ailleurs reconnu légalement comme crime que dans les années ‘70 (sous la pression du mouvement des femmes). Avant cela il n’est pas considéré comme un crime, mais un péché, dont la femme n’est pas la victime, mais l’instigatrice. Autant dire que la prise de conscience en est à ses premiers pas et que cette reconnaissance formelle reste très vulnérable face à la persistance des pratiques et des représentations. Le "retournement" de l’accusation contre la victime de violence sexuelle est un phénomène "classique" dans les cas de viols ou de harcèlement sexuel encore aujourd’hui. La difficulté à faire reconnaître cette patique comme un acte punissable reflète les obstacles à l’éradication de rapports sociaux de sexe inégalitaires. En effet, l’idée d’un tel dépassement met en cause un certain ordre social et familial, ce qui continue de provoquer de nombreuses résistances du côté du pouvoir.
Ceci est évidemment valable pour les cas de conflits armés, où malgré la reconnaissance récente par les conventions internationales des violences sexuelles contre les femmes en tant qu’atteintes spécifiques aux droits humains, ce type de violence semble disparaître doublement derrière un terrain politique et militaire dont les femmes ne sont pas censées être les actrices. Le viol dans la guerre est encore souvent pensé non pas comme une forme de domination d’un groupe social sur un autre, mais comme une barbarie rendue banale par la tolérance sociale qu’on lui accorde. C’est pourquoi un regard sur l’ensemble des représentations et des pratiques sexistes, ainsi que sur les autres formes de violences qui traversent les rapports sociaux de sexe (violence domestique, symbolique, psychologique, verbale, ...) est nécessaire pour comprendre le viol comme le reflet de l’aspect de genre qui marque tout conflit, plus même, qui participe de sa construction et l’alimente. Sans cela, le crime de viol, même utilisé de façon massive et systématique dans certaines entreprises de purification ethnique, reste invisibilisé par les stéréotypes auxquels il continue d’être soumis. Il n’est alors qu’un aléa déplorable de dérives barbares chez quelques peuples sauvages ou le dérapage humain du bon soldat désemparé s’abandonnant à des pulsions finalement toutes "naturelles"! Dans les deux cas, le viol sort du politique et l’existence d’une arme contre l’ennemi féminin est évacuée de la pensée. Par contre, le fait de percevoir cette arme comme telle oblige à "penser la différences des sexes dans la guerre, c’est-à-dire l’intrusion du féminin au coeur du politique (...) et faire face à la contemporanéité de la question des viols dans notre modernité" (1).

Au Chiapas et en ex-Yougoslavie deux réalités certes éloignées et différentes, mais qui se rejoignent dans l’attaque faite à une minorité civile, "ethnique" et politique, les femmes sont les premières cibles, victimes notamment du crime de viol. De même les conflits dans des pays comme le Rwanda, le Bengladesh, le Pérou, Haïti ou le Koweït (2) sont ou ont été la scène de viols systématiques, pratiqués selon différents schémas: viols collectifs sur la place publique, enlèvement et prostitution, camps de détention pour esclaves sexuelles, etc. Dans tous ces cas, le viol est une arme politique visant l’élimination physique, la fuite ou l’anéantissement symbolique et social de l’ennemi (3).

Cette réalité doit nous faire prendre conscience que dans une guerre, la violence ne touche pas les femmes de la même manière que les hommes. L’ennemi "femme" est différent de l’ennemi "homme", et l’ensemble des repésentations de genre déterminent de façon sexuée les processus de répression ou de destruction d’une population (4). Tout d’abord, lorsqu’une armée prend pour cible la population civile, les femmes ne constituent pas, sauf exception, les effectifs des groupes militaires et paramilitaires, mais majoritairement les victimes de leurs actions. Ensuite, l’assimilation des femmes à la famille, aux enfants, aux vieillards, en fait les cibles privilégiées lors de la destruction d’une communauté, et leur identification à leur rôle sexuel des objets désignés pour le crime de viol. Alors que la violence sur les hommes passe majoritairement par la torture, le massacre, l’égorgement, le crime dirigé contre les femmes passe le plus souvent par le viol. Comme propriété des hommes, leur corps devient pendant la guerre le lieu de l’échange guerrier, des vengeances et de la propagande. La possession du corps féminin de l’ennemi, de l’Autre, correspond à sa destruction sociale, d’une part comme réappropriation de ses biens, d’autre part comme anéantissement de ce par quoi est représentée l’existence du groupe social, ethnique, national: la filiation. Lors de la guerre civile espagnole, des fascistes écrivaient sur les murs: "nous mourrons peut-être mais vos femmes donneront naissance à des enfants fascistes" (5).

Une identité sexuée construit le rapport de force dans le conflit; la démonstration de supériorité sur l’autre passe par l’affirmation de la force virile: la prise des villages va de pair avec le viol des femmes, la stigmatisation de l’Autre avec la désignation de son impotence sexuelle, la victoire sur l’Autre avec l’appropriation de ses femmes et enfants. "Il y a des affinités sémiologiques entre la culture de guerre et celle de l’honneur viril, entre la définition du féminin enfermé dans sa sexualité et l’appartenance des femmes aux hommes de la famille, entre l’investissement politique de la sexualité féminine et la vengeance, cet implacable marché viril sur lequel on rend oeil pour oeil, et éventuellement viol pour viol" (6). La barbarisation de l’Autre est le résultat d’une propagande qui utilise souvent des récits dénonçant l’atteinte portée par l’ennemi "aux femmes de la nation", notamment par le biais de violences sexuelles. "Ainsi se trouve mise en exergue la violence des Uns contre les femmes des Autres, les propagandes des ennemis-frères se ressemblant étrangement" (7), et la situation des femmes aussi. C’est ce que nous allons tenter de montrer en analysant le cas de la guerre de basse intensité au Chiapas et celui de la guerre de purification ethnique en ex-Yougosalvie, soulevant, dans ces deux contextes différents, l’importance et la récurrence de la dimension de genre.

Chiapas: guerre de basse intensité contre les femmes

En 1994, le mouvement zapatiste fait son apparition, réclamant une meilleure répartition des terres, s’opposant au néo-libéralisme et exigeant des droits pour les peuples indigènes. En février 1996, le gouvernement conclut avec les zapatistes des accords dits "de San Andrès", censés réaliser un certain nombre de droits sociaux, politiques et culturels pour les peuples indigènes. Mais ces accords sont restés lettre morte, et "le pouvoir, alléguant l’atteinte à la souveraineté nationale et à l’unité du Mexique, revient sur ses engagements" (8).
Le dialogue s’enlise et apparaît de plus en plus, de la part du gouvernement, comme une "parenthèse politique visant à mieux dessiner l’offensive" (9) Celle-ci se développe progressivement en une guerre contre-insurrectionnelle ou "guerre de basse intensité" (10) contre les communautés indigènes entrées en résistance. C’est une guerre silencieuse qui ne dit pas son nom, menée à petit feu contre la société civile indienne et dont l’objectif est de saper les bases populaires du mouvement zapatiste. La guerre de basse intensité n’est pas une "petite guerre" aux effets minimes, à petite échelle. Au contraire, "ce type de conflit implique un mépris fondamental de la vie humaine, car sa cible principale n’est pas l’armée ennemie, mais la population civile. (...) Plutôt que de détruire le plus grand nombre de troupes ennemies, la stratégie se concentre sur la population civile, avec une combinaison de forces militaires, pressions économiques, guerre psychologique et autres moyens employés pour détruire les structures politiques et sociales de l’ennemi" (11). Dès 1995, s’entame un processus de militarisation massive de la région et aujourd’hui une grande partie de la population rurale du Chiapas vit une situation d’occupation armée. Les villages sont encerclés par des camps militaires, menacés par des déplacements constants de troupes et par les attaques des groupes paramilitaires (12). Ces groupes armés (recrutés par le gouvernement parmi les paysans indiens les plus pauvres) mènent des opérations de violence dans les villages non-affiliés au parti du pouvoir ou proches des zapatistes (13). Ils saccagent les récoltes et les installations productives, brûlent les maisons, volent ou détruisent les biens, occupent des maisons, tuent, violent, harcèlent, séquestrent des habitantEs, imposent des travaux forcés, rackettent les familles, etc.
Ces actions provoquent des déplacements massifs de population dans des camps de réfugiéEs, où règnent la peur, la faim, les maladies.

"L’occupation militaire, commencée en février 1995, exerce des pressions sur la population, et, comme d’habitude, avant tout sur les femmes. De nombreux cas de viols ont été dénoncés. Elles ne sortent donc presque plus du village, car elles ont peur" (14). La répression armée, présente sur les lieux de vie et d’activité quotidienne des femmes, constitue pour les paysannes indiennes une menace constante sur leur intégrité et renforce encore les inégalités entre femmes et hommes dans la communauté: elle réduit encore leur "liberté" de mouvement, complique et accroît la contrainte des travaux domestiques (leurs outils ont souvent été détruits), accroît leurs charges éducatives (les enfants n’allant plus à l’école), etc. Les routes sur lesquelles elles se rendaient pour aller vendre leurs produits, les circuits qu’elles empruntaient pour chercher du bois, sont devenus les lieux de viols fréquents. Le harcèlement militaire des villages se traduit principalement pour les femmes par la violence et le harcèlement sexuels; la stratégie d’affaiblissement et de répression des communautés en résistance s’attaque en priorité aux femmes, qui en sont les piliers.

Psychologiquement, l’ensemble de la population civile souffre de la présence militaire, mais les femmes sont tout particulièrement affectées, à cause de la menace du viol. Les militaires surveillent les rivières, où quotidiennement les femmes vont seules laver les habits et se baigner; ils commettent des agressions sexuelles, épient les femmes ou les insultent. Lors d’attaques et de destructions de villages zapatistes, les indiennes sont la cible de viols collectifs, de séquestrations ou de harcèlement. Souvent, la menace d’une intervention armée provoque la fuite des hommes dans les montagnes, pour échapper aux arrestations. Les femmes restées seules à défendre le village sont alors les premières cibles pour les soldats ou les paramilitaires (15).

La prostitution et l’esclavage sexuel font également partie de la répression contre les communautés. Les soldats installent à proximité de celles-ci des centres de prostitution, viennent acheter les jeunes filles dans les villages, ramassent des adolescentes sur les routes. Dans les campements militaires ou dans des villages occupés par les paramilitaires, on signale des cas de séquestrations, de travaux forcés, d’esclavage domestique et sexuel. Quelques cas de viols ont été dénoncés et portés jusqu’au ministère public, mais sont toujours restés impunis. Accusées de diffamation, assimilées au mouvement zapatiste, les avocates étaient fichées, menacées. Souvent restées sans écoute parce que ne parlant pas l’espagnol, contraintes à des interrogatoires et des examens humiliants, les indiennes victimes de viols qui entament de telles démarches ne trouvent que rarement du soutien et finissent souvent par fuir leur communauté et leur région. Mais la plupart du temps, ces crimes restent non-dits, car la culture indigène, elle-même basée sur un fonctionnement à très forte domination masculine, rend d’autant plus difficile pour une femme de parler d’un viol qu’elle a subi. Traditionnellement, dans le droit indigène et la pratique des villages, une femme violée était généralement considérée comme perdue et devait fuir le village. Elle était chassée par sa famille, n’étant plus digne d’être épousée. Une "solution" était trouvée par les familles dans le mariage forcé du violeur avec sa victime. Dans une telle culture, et malgré certaines évolutions liées au soulèvement zapatiste, parler des viols reste extrêmement difficile. De plus, la situation de répression armée renforce cet état de fait: lorsqu’une femme victime de viol entame une démarche juridique, les militaires responsables du viol reviennent la harceler, menaçant d’attaquer la communauté entière, et celle-ci, pour se protéger organise finalement la fuite de la victime. C’est pourquoi, "en cas de viol, une règle basique du groupe est le secret. ‘On ne peut pas donner de faits à la presse, (...) on ne peut pas donner de noms, ni des victimes, ni des agresseurs’" (16) raconte l’avocate d’une femme victime de viol.

L’agression contre les femmes n’est pas un aspect de répression aléatoire. Les femmes jouent en effet un rôle essentiel dans la résistance zapatiste. Elles représentent le principal levier du soutien populaire et des bases civiles du mouvement. Organisées en coopératives, actives dans la défense des villages (elles font des cordons humains jour et nuit pour empêcher les soldats d’entrer), essentielles à la subsistance des communautés, responsables de la production artisanale et de la perpétuation des traditions indigènes, elles constituent un élément central pour un mouvement qui lutte avant tout par sa résistance civile, ses bases, son organisation indigène et pour sa culture et son identité indienne. Le fait que des coopératives artisanales de femmes sont parfois attaquées par des militaires, et que leurs travailleuses sont alors menacées de mort si elles ne cessent pas leur activités, montre bien combien l’ennemi a compris le rôle-clé que jouent les femmes dans la sédimentation d’une identité indienne et zapatiste, dans la construction d’une force de résistance civile, qui trouve un écho national et international. "Le viol utilisé par les gardes blanches et les militaires prend alors la forme d’une arme dénigrante contre-insurrectionnelle et déstabilisante, quand l’aide majeure civile pour la paix en zone de conflit est constituée de femmes volontaires, observatrices internationales, campementistes (17), etc." (18).

Violence sexuée et construction de l’altérité. La purification ethnique et les viols systématiques en ex-Yougoslavie

Dans la guerre en ex-Yougoslavie le viol systématique des femmes semble correspondre au meurtre systématique des hommes. Lors de l’invasion des villages, les deux sexes sont souvent séparés, et alors que les hommes sont tués ou torturés en premier, les femmes et les enfants sont acheminés dans les camps de détention, lieux de viols et de grossesses forcées perpétrés en masse. Il est admis aujourd’hui que c’est dans le conflit de Bosnie-Herzégovine que la pratique des viols a été la plus manifeste. Cependant, des viols ont également été pratiqués lors du premier conflit en Croatie (1991-1992), par les deux forces armées, Serbe et Croate. En Bosnie-Herzégovine, si toutes les parties ont commis des viols, "les femmes musulmanes en ont été les principales victimes et les principaux auteurs de ces actes se sont recrutés au sein des forces armées serbes" (19). Les viols ont été pratiqués dans plusieurs situations: lorsque dans une région ou un village des forces militaires ou paramilitaires sont en position de pouvoir et s’attaquent alors régulièrement aux femmes, dans des lieux de détention où des femmes sont gardées, dans des lieux de détention qui semblent avoir été créés uniquement ou principalement en vue de viols et de sévices sexuels contre les femmes. Ainsi, "dans certains cas, ces actes ont été commis d’une façon organisée et systématique, en détenant délibéremment les femmes pour les violer et leur faire subir des sévices sexuels. Ces incidents semblent faire partie d’un plan plus vaste de conduite de la guerre, caractérisée par des manoeuvres d’intimidation et des violations des droits de la personne à l’encontre des Musulmans et des Croates" (20).
Ces pratiques sont partie intégrante du processus d’épuration ethnique en ex-Yougoslavie qui prend racine dans les années 80 avec l’accès au pouvoir des nationalistes et le déploiement de leur propagande politique et médiatique. Dans le cas des Serbes notamment, une reconstruction du réel, et en particulier de leur passé tragique, a servi de fer de lance aux idéologues pour préparer le terrain du génocide. Le ressassement d’une mythologie d’atrocités, d’agressions, d’humiliations faites au peuple Serbe par les autres ethnies (principalement par les Musulmans de l’empire ottoman) vient construire l’altérité, l’ennemi à combattre et l’identité nationaliste. Le thème du viol par les Albanais ou par les Turcs, comme symbole de l’atteinte au peuple Serbe, revient en leitmotiv et semble préfigurer le programme d’épuration ethnique. Cet aspect de construction des "ethnies" et du conflit caractérise le déroulement des hostilités; l’invasion est d’abord une guerre du dedans, "une répression intérieure dans un même espace culturel, social et linguistique" (21). La guerre civile entre nations est une réalité a posteriori, une fois l’agression menée, les régions divisées, les villages assiégés. "Les parties en guerre ne préexistent pas au conflit, mais en sont la conséquence" (22). Les cibles et les crimes de l’agresseur correspondent à cette construction de l’ennemi comme "ethnie": il ne suffit pas de le tuer, mais la surenchère en cruauté est nécessaire pour annihiler l’Autre dans tous ses symboles d’existence collective et sociale. Le viol, l’acharnement sur les morts, sur les tombes, le meurtre des nouveau-nés, des vieillards, les mutilations des corps, visent la destruction non seulement des individus mais de leur idée même, de leur identité, de leur histoire entière. Cet acharnement brutal comporte une finalité bien précise, à savoir l’application d’un programme politique de construction-destruction de l’Autre, et dont l’absurdité aléatoire - l’invention des "ethnies", le découpage d’une région pourtant culturellement homogène, etc. - nécessite le redoublement de violence et de monstruosité comme pour faire advenir l’impraticable: le tri ethnique.

Dans cette invention de l’altérité, une pensée binaire articulée sur des stéréotypes de genre structure le conflit nationaliste et les représentations du Même et de l’Autre: "la raison nationale est toujours articulée comme raison sexuelle: "notre" nation est "héroïque", "loyale", "morale", "mâle", l’autre nation est "châtrée", "lâche", "féminine", "malhonnête" (23). L’idéologie bâtit un "Nous" national rigoureusement mâle, sexiste, raciste", qui exclut quiconque d’Autre, qui construit son identité sur une "fraternité rude, sexuellement puissante" (24). Ce patriarcalisme guerrier est au coeur de l’agression nationaliste; ses stratégies politiques et militaires s’appuient sur la propagande d’une masculinité à dominance agressive, militante, courageuse. "Il s’agit d’une manipulation particulière, nationaliste et totalitaire de la masculinité au profit de la nation" (25).

La mythologie sexiste marque d’une manière particulièrement forte les moyens de l’agression et de l’anéantissement de l’ennemi lorsque la construction des identités du Même et de l’Autre par "l’ethnie" signifie repérer la "racine", les origines de la "race pure". La naissance de la nation va être associée aux femmes, elles-mêmes réduites à leur sexe et assignées à un rôle procréateur, maternel, de filiation. Dès lors, la réappropriation de cette origine passe par l’appropriation du corps des femmes. La domination totalitaire de l’idéologie nationaliste met en péril les droits humains et la société civile, mais ceux des femmes tout particulièrement car elles deviennent "le corps de reproduction des jeunes hommes qui doivent grandir en plus grand nombre pour la nation" (26). L’imaginaire de l’Autre comme ennemi et la perspective de son élimination fait donc appel au système de parenté, et dans le cas d’un système patriarcal, où l’héritage lignagier passe par les membres masculins en priorité, la fonction du viol est centrale. "Cette possibilité identificatoire ‘par la racine’ rend logique la vengeance par le sang ou par le sperme dans le viol, équivalent fonctionnel du ‘sang’ dans la transmission identitaire. Elle redistribue l’économie des culpabilités: l’enfant et le vieillard qui ne sont pas des ennemis politiques dans le cadre d’une citoyenneté contractuelle peuvent devenir des ennemis ‘ethniques’" (27). Les familles entières, avec les vieux et les nourrissons porteurs de l’identité honnie, entrent dans le collimateur de l’ennemi, et en particulier le ventre des femmes, prioritairement associé à la reproduction de cette identité. A cet imaginaire de guerre correspond un système social de croyances qui attribue aux deux sexes des fonctions bien distinctes: à l’homme l’arbre et la semence, à la femme la terre fertile ensemencée. Une différence des sexes structure donc la différence des crimes: la transmission active de l’identité collective étant d’abord le fait de l’homme, le tuer c’est arrêter net la transmission de la lignée. Le viol est également une manière de trancher le lien de filiation, et donc l’identité de la communauté, mais cette fois "accordée" au féminin. Le viol s’adresse au père, au mari, au frère, comme une manière de lui prendre son bien et de lui ravir son identité, de l’anéantir par un mélange des sangs et de posséder sa lignée. "Les viols suivis de grossesses forcées sont une manière de détruire le futur d’une communauté, à condition que victimes et bourreau participent de cette même idéologie qui définit l’homme comme principal responsable de la transmission, la femme n’étant qu’un réceptacle passif" (28).

Dès la fin de l’année 92, les informations sur les camps de détention de femmes, la pratique des viols systématiques et des grossesses forcées en Bosnie sont rendues publiques par les découvertes d’un journaliste américain. Cependant, trop caricatural et abominable pour être appréhendé par le regard médiatique de déréalisation et banalisation de la guerre, les caméras restent tournées essentiellement sur la destruction de Sarejevo. La réception des informations sur la purification ethnique et en particulier sur la pratique des viols systématiques reste sans écho jusqu’à l’été 1995. "Les viols systématiques ont été à la fois perçus comme insensés, trop horribles pour être vrais, et en même temps banalisés, puisque sans doute "dans toute guerre il y a des viols" (29). Entre incrédulité et banalité évidente (une "atrocité normale" des guerres de tribus entre ces peuples barbares des Balkans...), les viols systématiques, "c’est-à-dire inscrits comme tactique dans un projet politique (...) n’ont pas été pensés" (30) Pourtant, on l’a vu, ils sont au centre même du processus de purification ethnique, nettoyage des populations désignées par des critères ethniques construits par le gouvernement yougoslave. Aucune barbarie culturelle ne peut expliquer ce genre de phénomène. Seule le peut une analyse politique qui prenne en compte tant la construction par la propagande d’un passé mythique et d’une identité "ethnique", que les représentations de genre qui structurent l’identité de la communauté, de la famille, et qui finalement sont une pièce essentielle de cette propagande. C’est donc un système de croyances sexistes (poussées à l’extrême dans l’idéologie fasciste, militaire, mais aussi sportive, ...) qui sert de socle à la pratique du viol comme arme de guerre, et qui n’est pas le trait spécifique de telle culture ou nation étrange, mais qui construit de façon universelle les rapports entre femmes et hommes en temps de paix comme en temps de guerre.

S.
1. V. Nahoum-Grappe, "Guerre et différence des sexes: les viols systématiques (ex-Yougoslavie, 1991-1995)", in C. Dauphin et A. Farge (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p. 164
2. L. Chavez (Commission des droits de l’Homme, sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités), Formes contemporaines d’esclavage. Rapport préliminaire du Rapporteur spécial sur la situation en ce qui concerne le viol systématique, l’esclavage sexuel et les pratiques analogues à l’esclavage en période de conflit armé, Nations Unies, juillet 1996.
3. Pourtant, dans le droit d’asile suisse notamment, le crime de viol n’est pas considéré explicitement comme un motif de droit à l’asile et au statut de réfugiéE. Cf. article "Femmes et asile"
4. La violence sexuée dirigée contre les femmes produit des déplacements forcés, des pertes de domiciles, des exils, des mouvances migratoires eux aussi sexués: "les femmes et les enfants représentent environ 80% des millions de réfugiés et d’autres personnes déplacées par le monde". Rapport de la quatrième conférence mondiale sur le femmes, Beijing (Chine), 4-15 septembre 1995, p. 69
5. Y. Ripa, "Armes d’hommes contre femmes désarmées: de la dimension sexuée de la violence dans la guerre civile espagnole", in C. Dauphin et A. Farge, op. cit., p. 132
6. V. Nahoum-Grappe, art. cit., p. 166
7. Y. Ripa, "Armes d’hommes contre femmes désarmées: de la dimension sexuée de la violence dans la guerre civile espagnole", in ibid., p. 132
8. M. Lemoine, Le Monde Diplomatique, avril 1998
9. A. Moreno, "Entre el exterminio y la revolucion", La Guillotina, 38, primavera 1998. (Traduit par moi)
10. Ce terme désigne une technique contre-insurrectionnelle élaborée dans des écoles militaires aux Etats-Unis et qui a déjà servi pour la répression des guérillas en Amérique Centrale dans les années ‘70 et ‘80. Elle consiste principalement à former, armer, entraîner et payer des "contras", forces paramilitaires indigènes et paysannes contre-révolutionnaires, qui agissent en toute impunité contre la population civile.
11. R. Vera Herrera, La Jornada, 8 décembre 1997
12. Aujourd’hui on compte passé 70.000 forces armées et 200 bases militaires au Chiapas, à savoir un tiers de la totalité de la force militaire du pays. L’argent pour nourrir et loger les soldats, pour leur salaire, pour la benzine et les véhicules, pour l’équipement des routes et des aéroports, etc, représente une dépense totale d’ environ 200 mio de dollars par an. Une réforme agraire complète couterait beaucoup moins cher. De plus, les forces militaires ne se limitent pas à l’armée mexicaine; on trouve également des groupes paramilitaires (souvent anciennes guardias blancas des grands propriétaires terriens), armés, entraînés et financés par des agents de l’Etat (les forces de "sécurité publique", elles-mêmes formées aux écoles américaines contre-révolutionnaires). On compte aujourd’hui une dizaine de groupes paramilitaires sur l’ensemble des régions stratégiques du Chiapas. La région du Nord en particulier est désormais complètement sous contrôle de certains de ces groupes.
13. En décembre 1997, 40 civilEs étaient tuéEs par des paramilitaires dans la communauté indépendante de Acteal, village de l’organisation religieuse "Las Abejas", non-zapatiste, pacifiste, et en désaccord avec le gouvernement. En Juin 1998, une dizaine de civilEs étaient tuéEs lors de l’attaque de trois villages de la municipalité autonome de San Juan de la Libertad (zapatiste).
14. E. Stutz, Irma, femme du Chiapas. Entre révolte zapatiste et vie quotidienne, L’Esprit Frappeur, Paris, 1998.
15. Cf. Militarization and violence in Chiapas, Coordination of Non Gouvernemental Organizations for Peace (CONPAZ), Servicios Informativos Procesados, juin 1997.
16. G. Rovira, Mujeres de maïz. La voz de las indigenas de Chiapas y la rebelion zapatista, Barcelona, Virus Editorial, 1996, p. 196 (Traduit par moi)
17. On nomme "campamentistas", les femmes étrangères qui se rendent au Chiapas dans un but militant, de soutien et d’observation de la situation politique.
18. G. Rovira, op. cit., p. 194. (Traduit par moi).
19. Amnesty International, Bosnie-Herzégovine. Une nouvelle barabarie, Paris, Les éditions francophones d’Amnesty International, 1993, p. 74
20.Ibid., p. 75
21. V. Nahoum-Grappe, "L’épuration ethnique: désastre et stupeur", in V. Nahoum-Grappe (dir.) Vukovar, Sarejevo... la guerre en ex-Yougoslavie, Paris, Ed. Esprit, 1993, p. 52
22.Ibid., p. 55
23. R. Ivekovic, "Femmes, nationalisme, guerre", Clio, 61, oct. 1992, p. 195
24.Ibid., p. 191
25. Ex-citoyennes dans la Yougoslavie, "Yougoslavie, logique d’exclusion", Peuples Méditerrannéens 1992, n° 61, p. 211
26.Ibid., p. 209
27. V. Nahoum-Grappe, art. cit., p. 7
28. V. Nahoum-Grappe, "La purification ethnique et les viols systématiques. Ex-Yougoslavie 1991-1995", Clio, 5, 1997, p. 171
29.Ibid., p. 165
30.Ibid., p. 166

La page origine : http://home.graffiti.net/flagrant-delit/Textes/fd10_viol.html