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Origine http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1475
Retracer la vie militante de Félix, la complexité
de ses interactions, la multiplicité de ses facettes, demanderait
un livre qui d’ailleurs est encore à l’état
virtuel. Quelques réunions ont eu lieu après sa mort,
à l’initiative de Gabriel Cohn-Bendit, qui sous le
titre de « I’arbre à palabres » nous ont
permis de prendre la mesure de notre méconnaissance, notamment
de la période avant 68. Le texte qui suit reste donc partiel
et évoque seulement son activité inlassable dans l’élaboration
de dispositifs de liaison, d’agencements créateurs
de complicités, de réseaux aptes à suivre les
fils de la division, non pour les renouer, mais simplement pour
les comprendre et aider à la vivre. La décennie 68
en Italie a connu un fort rebondissement avec le mouvement de 1977
et le surgissement des « Indiens métropolitains ».
La Révolution molésulaire s’y est alors plus
lue que l’Anti-Œdipe, auquel elle a ouvert la route.
Pourtant, les catégories politiques de Félix étaient
assez « traditionnelles ». Fidèle au marxisme
plutôt que marxien, il a développé une conception
du capitalisme mondial intégré, intelligente mais
plutôt classique, comme d’ailleurs était classique
sa fidélité à la référence sartrienne.
I1 concevait le mouvement de la valeur, la composition de classes,
le travail et sa critique, la constitution matérielle et
les rapports de capital, de manière peut-être moins
radicale que les courants italiens définis par les Anglo-Saxons
comme marxistes, ou néomarxistes, autonomes. Et pourtant,
il a su dérouler devant certains d’entre eux le fil
d’une écoute qui les a amenés au Cinel ( ),
puis du côté des Verts en passant par Radio Tomate,
pour s’ajouter à cette diversité hétérogène
de strates historiques successives rassemblées dans «
l’arbre à palabres ».
Félix militant ne peut être isolé de ses autres
sphères d’activité et d’innovation permanentes,
telles la psychothérapie institutionnelle ou l’écriture
philosophique. Dans tous les domaines, il a manifesté le
même talent de mise en relation, de fabrication d’interactions,
de confection de passerelles, d’expression inhabituelle d’une
force de vivre tout g la fois au dehors et dans le monde, cette
force qu’il a appelée transversalité. Face à
chaque situation il s’efforcait de découvrir en priorité
comment la penser dans sa nouveauté. Sa spécificité
tient notamment à la capacité extraordinaire d’avoir
toujours réussi à échapper aux alternatives
dichotomiques qui peuplent les énoncés politiques,
d’avoir proposé concrètement de casser la malédiction
du politique, d’avoir allié réformisme et révolution.
Les molécules de bonheur ne pêchent pas contre le sacrifice
militant et vice versa. Le présent ne s’évanouit
pas devant l’introuvable et ne constitue pas un mur qui bouche
l’horizon. Marx rencontre Freud et le rouge dialogue avec
le vert, et sans jamais se perdre, sans concessions, dans le côtoiement
chatoyant d’intensités surgissantes et multiples, de
valeurs différentes, et de légitimités semblables.
Félix ne s’est pourtant jamais comporté comme
un médiateur ou comme un diplomate. Renvoyant chaque individu
qui l’approçhait à sa propre mise en réseau
existentielle, au tracé de sa propre ligne de fuite, il provoquait
aussi la constitution des groupes comme lieu de mise en scène
des différences, de reconnaissance des lignes de fuite au
sein desquelles pouvait s’expérimenter du commun provisoire,
telle la candidature Coluche aux élections présidentielles.
Il était en général exempt de toute attitude
prescriptive ou pire encore culpabilisante. Son repère fondamental
était l’absence de croyance en une santé mentale,
ou une conviction politique de référence, ce qui ne
l’empêchait pas d’avoir ses propres préférences.
Chacun auprès de lui poursuivait sa propre chimère,
personne n’avait le droit à ce titre de prendre pouvoir
sur l’autre. I1 combattait résolument le ressentiment
eble mépris comme manifestation d’impuissance. En agitant
continûment les molécules, les groupuscules, il pouvait
espérer retarder la prise en masse, le refoulement du désir,
de ceux qui le côtoyaient si nombreux.
DU CÔTÉ DE L’AUTRE
Félix avait retiré de la multiplicité de ses
insertions, où le professionnel et le militant étaient
indissolublement liés, un souci très particulier pour
ce qu’il a appelé « les microfascismes »
et « les racismes » tapis en chacun de nous. Les combattre
de front c’était se livrer à la rivalité
mimétique et agonistique caractéristique des organisations
d’extrême gauche. Félix a proposé au contraire
sans relâche d’aller voir du côté de l’autre,
ou plutôt des autres, dans leur diversité et leurs
différences concrètes : ouvriers, fous, Algériens,
anarchistes, maoïstes, kotskistes, psychiatres, femmes, homosexuels,
pédophiles, Italiens, Brésiliens, Chiliens, fous de
radio, machineurs cybernétiques, Verts, philosophes, Japonais,
Palestiniens, Indiens, aborigènes, juges, architectes...
Ia ligne de désir était pour lui infinie. Félix
s’est ainsi intéressé à toutes sortes
de dissidents, aux minoritaires partout où ils émergeaient.
Le militantisme politique consiste normalement à faire centre
plus qu’à accompagner. Mais Félix s’est
toujours attaché au développement d’une position
subjective autonome et non représentative, différente
pour chacun. I1 ne s’agissait en aucun cas de représenter
les ouvriers, les vendeurs, les paysans, les fous, ou qui que ce
soit et d’expliquer leurs misères à un pouvoir
supérieur, même celui de l’opinion publique.
La conquête du pouvoir, fait partie des aspirations microfascistes
à la distinction, de l’obtention de ce petit plus vis
à vis des autres qui les rend à la fois semblables
et subordonnés. Autant il est agréable de construire
des machines de guerre au cœur de l’Etat, de déstabiliser
les hommes en son sein, autant faffiil se garder d’en profiter
pour s’installer, s’assujettir à son fonctionnement.
Félix a toujours souri de ceux qui voulaient jouir d’un
pouvoir aussi minime soit-il. Dans tous les groupes successifs à
l’institutionnalisation desquels il a participé, où
dont il a soutenu les efforts de vie, il a cherché à
proposer des voies de dérivation auz forces dépressives
qui s’emparent des mouvements après l’action
ou aux forces paranoïaques qui les saisissent quand ils se
croient les maîtres.
NOUS SOMMES TOUS DES GROUPUSCULES
Son action têtue ne fut pas étrangère au désintérêt
rapide des militants de 1968 pour les idéologies et les pratiques
qui s’autodéfinissent comme lutte armée. Alors
que la gauche prolétarienne tentait de fondre intellectuels
et ouvriers dans une nouvelle résistance dépourvue
d’occupants à faire déguerpir mais féconde
dans sa redécouverte du travail ouvrier, le travail de Félix
et de ses amis les plus proches a porté sur la défense
active des militants, sur l’analyse collective des chemins
individuels vers le militantisme, sur les voies possibles d’une
professionnalisation critique. Autant de tentatives conjoncturelles
pour faire émerger des groupes sujets, explorer des champs
d’investissement de désir. Présence de certaines
femmes du groupe au mouvement de libération des femmes, venue
au Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles
(Ceffi) ( ), de membres du Front homosexuel d’action révolutionnaire,
rédaction du numéro de Recherches « Trois milliards
de pervers », activités de solidarité internationale
: 1973, moment heureux pour beaucoup d’entre nous d’une
pratique politique et intellectuelle autonome et multiforme, moment
d’échappée vers les Etats-Unis pour lui. A partir
de 1975 le tissage du professionnel et du politique a dû changer
de forme, comme déjà en 1967 à la clinique
de La Borde. Félix a ouvert de nouveaux lieux de solidarité,
de parole, a maintenu envers et contre tout son i nterrogation constante
sur le langage que nous tenons pour parler de l’adversité.
Au Cinel, à l’Arc-en-ciel, au groupe Dissensus, contre
l’a guerre du Golfe, et dans bien d’autres lieux non
connus de nous, on n’employait pas de langue de bois. Tous
ces groupes multiples ont été sans prophètes
et sans lendemains. Il ne s’agissait pas d’avoir raison
avant l’heure. Mais le modèle pragmatique et théorique
de l’agencement collectif d’énonciation s’est
répandu, comme mise en interactions d’individus portés
par des institutions qu’ils ne représentent pas, sans
mandat impératif et sans fonction de mobilisation, sans visée
militante. Faire de la politique, critiquer la politique, pratiquer
la micropolitique, sans « militer »... un rêve
auquel Félix a donné corps dans son rôle d’ami
auprès de nombreux groupes et individus, aux options souvent
contradictoires . Ces dissensions, il les voyait plutôt comme
des « catastrophes » du mental social, des plis, dans
une surface politique contemporaine. Il ne s’agissait pas
de défaire ces plis mais de comprendre le mouvement dont
ils étaient l’affleurement, de se détacher de
leurs expressions les plus figées pour dégager la
terre propice à des formes artistiques ou à des agencements
sociaux nouveaux. Opposant de longue date au sein du parti communiste
jusqu’à son exclusion en 1968, Félix s’est
intéressé à toutes les activités qui
y mobilisaient des militants à la marge, sur les loisirs,
sur la solidarité avec l’Algérie, puis le Viêt-nam
et Cuba, puis la Chine. Les Neuf Thèses de l’opposition
de gauche, rédigées avec quelques amis en 1966, parodiaient
les publications léninistes pour souligner la faillite du
socialisme réel et son intégration potentielle au
sein du capitalisme triomphant. La guerre des étoiles y était
anticipée comme un gigantesque leurre, nouvelle forme de
collaboration vertigineuse à l’échelle de la
plaIlète. Une anticipation réalisée avec la
guerre du Golfe contre laquelle Félix a été
l’un des premiers à lutter.
LA RÉSISTANCE AUX MICROFASCISMES
Cet humour noir et cette lucidité ne l’empêchaient
pas de rester attentif aux militants déconcertés.
En tricotant « réformisme et révolution »
dans tous les secteurs de l’activité intellectuelle
et en organisant des « pratiques de solidarité concrète
», il a aidé à mettre en place des dispositifs
d’accueil et de soutien aux militants désemparés
et à donner quelques repères à la résistance
contre la médiatisation, les nouvelles religiosités
et les inquisitions en tout genre. Dans l’espace aimanté
par Félix, on a continué de travailler à comprendre
les raisons de l’affaiblissement et de l’évidement
de la démocratie, tout en suivant le développement
des nouveaux mouvements nationalitaires et écologistes. On
a construit des lignes et des espaces de résistance face
au sauve qui -peut généralisé, stigmatisé
dans son livre les Années d’hiver. Suivant les multiples
lignes d’un « rhizome » qu’il fabriquait
par interconnections successives, Félix distribuait de l’énergie
dans toutes les directions. C’est ainsi qu’il a pratiqué
la double et pluri-appartenance, fidèle à son refus
des injonctions binarisantes. Il a participé à des
groupes-sujets, tangentiels aux organisations, groupes-sujets où
chaque individu était porteur d’un projet et le réalisait
avec le concours des autres. Auprès de lui l’investissement
militant consistait à prendre à bras-le-corps tel
ou tel segment attracteur d’activité pour, dans un
agencement collectif, en produire des effets, des modifications
de subjectivité, abandonner notamment le microfascisme à
tendance mimétique qui nous habite tous. Face à l’autre
dans sa singularité concrète, dans ses problèmes
existentiels, la solidarité se doit d’être pratique
certes, mais d’abord respectueuse de l’autonomie, des
agencements collectifs où est pris chacun. L’humanité
ne se construit pas comme communauté des singularités
au détriment de la réalité quotidienne mais
à partir d’elle, déplacement imperceptible et
jouissance de ce déplacement microscopique. Il ne s’agit
pas de faire la guerre a soi-même, m aux autres, mais de produire
du commun, de devenir « communiste » ou, comme le disait
la radio italienne de Bologné, Radio Alice, de « conspirer,
c’est-à-dire, respirer ensemble ».
L’ÉCOLOGIE MENTALE
L’homme communiste a-t-il encore un avenir alors qu’il
a été longtemps une des plus grandes catastrophes
du mental ? Des millions d’hommes ont cru dans le communisme
alors que le pays du socialisme réel était déjà
dénoncé comme celui du mensonge déconcertant.
La culture gauchiste est restée bien silencieuse, alors qu’elle
ne se gêne pas pour critiquer radicaleme la psychologique
fasciste ou nazie. Le génocide pratiqué par des méthodes
industrielles, sur des critères ethniques et religieux et
sur des êtres sans défense abolit la notion d’espèce
humaine, d’une égalité de droits de tous les
êtres humains. De nouvelles circonstances historiques voient
resurgir la même remise en cause, et les mêmes amalgames
justificateurs d’un éventuel ignoble. Le microfascisme
condamne dans l’autre ce qui ressemble à soi. La démocratie
des minorités est à construire comme un bien commun,
une confédération de désirs et non comme la
prise de la moitié du pouvoir par la moitié des humains,
ou de la totalité du pouvoir par un groupe majoritaire qui
prétend valoir pour le tout. Félix ne nous a pas donné
de recettes pour nous battre aux grandes échelles de l’action
politique dominante, mais il nous a soutenus les uns et les autres
dans toutes les actions de harcèlement où nous avons
fait valoir une intensité minoritaire. Avec lui nous avons
tenté des coups, fait des percées, vécu en
pirates, savouré brièvement le plaisir de nos incursions
pour en recommencer de nouvelles. Nous avons appris avec passion
à vivre nos infélicités, à tirer notre
bonheur de nos singularités. Nous avons cessé de chercher
la normalité et d’imposer aux autres nos travers. Et
nous avons ruminé à quelques-uns le nouveau mot d’ordre
communiste : « Unissez-vous passagèrement et souvent.
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