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Comment pense-t-on à deux ?
Les auteurs de « Qu'est-ce que la philosophie ? » retracent l'histoire d'une amitié sans intimité,
qui fonctionne à l'« accordage » et au « branchement machinique ».
Par Robert MAGGIORI
Libération le 12 septembre 1991


Ils ont peu d'amis communs. En dehors de leurs séances de travail, ils se voient rarement. Lorsque l'un écrit seul un livre, il n'en parle pas à l'autre... L'un est philosophe, l'autre psychanalyste. L'un est né en 1925 et l'autre est de cinq ans son cadet. Ils ont signé à quatre mains l'Anti-Œdipe, qui les rendit célèbres, puis Kafka, Pour une littérature mineure, Rhizome et Mille Plateaux. Et, aujourd'hui, Qu'est-ce que la philosophie ?
Dans ce livre court un étrange «personnage conceptuel» : celui de l'ami, né en Grèce en même temps que la philosophie. Amis, Gilles Deleuze et Félix Guattari le sont assurément. Mais d'une manière telle qu'elle explique leurs productions théoriques communes et rend compréhensible le fait qu'une œuvre philosophique, fait rarissime, puisse être «cosignée».

Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont connus en 1968. «Quand j'ai rencontré Félix, nous dit Deleuze, j'avais fait de l'histoire de la philosophie, de la critique littéraire et deux livres de philosophie, Logique du sens et Différence et répétition. Ma rencontre avec Félix s'est faite sur les questions de psychanalyse et d'inconscient. Félix m'a apporté une sorte de champ nouveau, m'a fait découvrir un domaine nouveau, même si j'avais parlé de la psychanalyse avant et que c'était cela qui l'intéressait chez moi. Notre travail commun s'est fait surtout entre 1970 et 1980. Puis il y a eu un arrêt et chacun de nous s'est remis à écrire tout seul, comme si, provisoirement – ce n'est pas du tout qu'on était moins amis ! – les possibilités de travail étaient épuisées. Elles se sont représentées tout récemment. Il n'y a là aucune recette. Le seul critère est que "ça marche". Au début de nos relations, c'est Félix qui est venu me chercher. Moi, je ne le connaissais pas. Je crois que ce qui m'a frappé le plus, c'est qu'il ne soit pas philosophe de formation, qu'il prenne donc, vis-à-vis de ces choses, beaucoup de précautions, qu'il soit presque plus philosophe que s'il l'était de formation, et qu'il incarne la philosophie à l'état de créativité.» Les souvenirs de Guattari sont presque identiques. «J'avais été très impressionné par la lecture de Différence et répétition et de la Logique du sens. Dans ma façon de repenser ce qu'on lui disait, il avait été frappé par la dissidence très marquée par rapport au lacanisme, qui était déjà dominant, et par ma façon d'aborder les problèmes politiques et sociaux. Il m'a incité à mettre tout cela en forme. Mais la période ne se s'y prêtait pas tellement, et moi j'étais loin d'être préparé. Il m'a alors proposé qu'on fasse le travail ensemble. C'est moi qui suis allé le chercher, donc, mais, dans un deuxième temps, c'est lui qui m'a proposé le travail en commun. Ce qu'il m'a apporté, depuis le début, c'est une écoute sur des aventures théoriques pour lesquelles j'étais dans une solitude totale, un encouragement à des élaborations théoriques que n'importe quel autre interlocuteur m'eût conseillé d'arrêter ! Ensuite il m'apporte un background philosophique extraordinaire, la machine de travail, la machine de réflexion et d'écriture.» Une œuvre philosophique se fait-elle donc «à la machine» ?

C'est que, en réalité, la façon de travailler de Deleuze et de Guattari est bien étrange. On ne saura pas grand-chose sur la confection proprement dite du manuscrit («c'est un secret», dit Deleuze ; «par allers et retours, par versions successives : le travail de finition, qui est souvent fait par Gilles», dit de son côté Guattari). Mais la méthode de travail, elle, semble suivre des règles bien précises, qui se sont imposées d'elles-mêmes au cours des années : «Je crois, dit Deleuze, que deux éléments surtout interviennent dans notre travail commun. D'abord des séances orales. Il arrive que nous ayons un problème sur lequel nous sommes vaguement d'accord, mais nous cherchons des solutions capables de le préciser, de le localiser, de le conditionner. Ou bien nous trouvons une solution, mais nous ne savons pas très bien pour quel problème. Nous avons une idée qui semble fonctionner dans un domaine, mais nous cherchons d'autres domaines, très différents, qui pourraient prolonger le premier, en varier les conditions, à la faveur d'un tournant. Kleist a tout dit sur ce qui se passe ainsi, quand, au lieu d'exposer une idée préexistante, on élabore l'idée en parlant, avec des bégaiements, des ellipses, des contractions, des étirements, des sons inarticulés. Il dit : "Ce n'est pas nous qui savons quelque chose, c'est d'abord un certain état de nous-mêmes..." ; il s'agit de se porter à cet état, de se mettre dans cet état, et c'est plus facile à deux. L'autre élément, c'est les versions multiples. Chacun écrit une version sur un thème donné (qui a été précisément dégagé dans les séances orales). Puis il la réécrit en tenant compte de la version de l'autre... Chacun fonctionne comme incrustation ou citation dans le texte de l'autre, mais, au bout d'un moment, on ne sait plus qui cite qui. C'est une écriture de variations. Ces procédés à deux ne font que grossir ce qui se passe quand on travaille seul. C'est la même chose de dire : on est toujours tout seul, et : on est toujours plusieurs. On est seul à deux, et plusieurs quand on est seul.

Toutefois, la condition pour pouvoir effectivement travailler à deux, c'est l'existence d'un fonds commun implicite, inexplicable, qui nous fait rire des mêmes choses, ou nous soucier des mêmes choses, être écœuré ou enthousiasmé par des choses analogues. Ce fonds commun peut animer les conversations les plus insignifiantes, les plus idiotes (elles sont même nécessaires avant les séances orales). Mais il est aussi le fonds d'où sortent les problèmes auxquels nous sommes voués et qui nous hantent comme des ritournelles. Il fait que nous n'avons jamais rien à objecter l'un contre l'autre, mais chacun doit imposer à l'autre des détours, des bifurcations, des raccourcis, des précipitations et des catatonies. C'est que, seul ou à deux, la pensée est toujours un état loin de l'équilibre.»
Félix Guattari parle également des rencontres régulières, des séances orales et des textes qu'on fait passer d'une mouture à une autre. Et il précise : «Nous sommes très différents l'un de l'autre : si bien que les rythmes d'adoption d'un thème ou d'un concept sont différents. Mais il y a aussi, bien sûr, une complémentarité. Moi, je suis davantage porté à des opérations aventureuses, de "commando conceptuel" disons, d'insertion dans des territoires étrangers. Tandis que Gilles possède des armes lourdes philosophiques, toute une intendance bibliographique. Cela peut créer un décalage de méthode. Mais ce que nous faisons ne fonctionne pas sur la base des débats ou de résolutions de conflits.

D'une certaine manière, il n'y a jamais opposition. Le problème est de chercher une confrontation, un "accordage" des processus. Parfois, l'articulation et la jonction sont immédiates. Mais ce n'est pas toujours le cas. Il arrive qu'on n'articule pas un concept de la même manière ou sur le même terrain. Bien qu'il y ait, naturellement, intersection. Il se peut aussi que la jonction ne se fasse pas ! Chacun garde alors "en attente" ses formations conceptuelles.» On le voit : il n'y a rien, là, qui ressemble à une «conversation», à un «échange d'opinions». Deleuze : «L'un se tait quand l'autre parle. Ceci n'est pas seulement une loi pour se comprendre, pour s'entendre, mais signifie que l'un se met perpétuellement au service de l'autre. Celui qui se tait est par nature au service de celui qui parle. Il s'agit d'un système d'entraide où celui qui parle a raison du fait même qu'il parle. La question n'est pas de "discuter". Si Félix m'a dit quelque chose, moi je n'ai qu'une fonction : je cherche ce qui peut confirmer une idée aussi bizarre ou folle (et non pas "discutable"). Si je lui disais : au centre de la terre il y a de la confiture de groseilles, son rôle serait de chercher ce qui pourrait donner raison à une pareille idée (si tant est que ce soit une idée !). C'est donc le contraire d'une succession ou d'un échange d'opinions. La question n'est pas de savoir si c'est mon opinion ou la sienne, et d'ailleurs jamais une objection ne sera faite. Il n'y aura qu'amélioration.» Guattari le disait : il s'agit d'un «accordage», d'un ajustement. Lorsque l'ajustement se fait, naissent alors tous ces concepts dont l'œuvre de Deleuze et Guattari foisonne. Concepts de père commun ou de pères différents ? «Aucun de nous, répond Deleuze, ne s'attribue une paternité des concepts. Pourtant, j'ai, quant à moi, un fort souvenir de l'introduction de telle ou telle notion – contrairement, sans doute, à Félix, qui est plus oublieux, plus généreux –, même si, ensuite, on la transforme complètement. Par exemple, la "ritournelle", à laquelle maintenant je tiens énormément, est due originellement à Félix. Le "corps sans organes", c'est moi qui l'apporte, en le prenant chez Artaud. Mais toutes nos notions sont communes, bien qu'il nous arrive de prendre jusqu'au bout une notion commune dans des sens qui sont propres à chacun !» Concepts orphelins, donc, ou nés, eux aussi, de la «machine de travail», comme le confirme Guattari : «Il est très difficile de dire si à tel ou tel moment l'un de nous a été le premier à articuler une formule ; elles passent toutes dans le laminoir ! La déterritorialisation par exemple, formule barbare que j'ai articulée, Gilles l'a articulée, lui, avec le concept de Terre qui n'était pas, au départ, dans ma perspective – mais, du moment qu'elle est mise en commun, elle se trouve refondue.»

La relation entre Gilles Deleuze et Félix Guattari est assurément une relation discrète, si le terme renvoyait à la discrétion, certes, mais aussi à la discontinuité. Il ne réalisent pas, à tous les deux, une «microsociété d'amis» – qui est aussi une société de rivalité et de compétition –, mais, pour prendre leur langage, une sorte de «branchement machinique». Leur amitié n'est pas de celles qui créent la «fusion», l'intimité, la confidence, ou qui fait «avoir mal à l'épaule de l'autre», comme le disait saint François de Sales. Amitié sans rivalité, amitié sans effusion. «Gilles et mois avons une certaine propension à tutoyer quasiment tout le monde. Et pourtant, depuis plus de vingt ans, nous nous vouvoyons. Il y a entre nous une véritable politique dissensuelle, non pas un culte mais une culture de l'hétérogénéité, qui nous fait à chacun reconnaître et accepter la singularité de l'autre. Nous avons fait beaucoup de choses ensemble, et pourtant, c'est paradoxal, j'ai toujours essayé, et il a fait de même, de ne pas interférer, de ne pas faire intrusion dans sa vie ou ses préoccupations. C'est peut-être cela que vous appelez la discrétion. La confection d'une machine de travail implique cette micropolitique du dissensus. Ce n'est pas un maniérisme prétentieux. C'est comme ça. Si on fait quelque chose ensemble, c'est que ça marche et qu'on est portés par quelque chose qui nous dépasse. Gilles est mon ami, non mon copain.» Voilà sans doute la condition pour que penser à deux ne signifie pas penser la même chose mais «penser une différence». «Il faudrait, conclut Deleuze, parler de la pensée à deux comme les psychiatres au XIXe siècle parlaient de la folie à deux. Mais ce n'est pas grave.».


GILLES DELEUZE. 1925-1995. Philosophe.
FELIX GUATTARI. 1930-1992. Philosophe et clinicien.
Ouvrages écrits en commun : «l'Anti-Œdipe» (1972),
«Kafka, Pour une littérature mineure» (1975),
«Rhizome»(1976),
«Mille Plateaux» (1980) et «Qu'est-ce que la philosophie?» (1991).
Chez Minuit.
Gilles Deleuze s'est prêté au jeu de «l'Abécédaire». Un feuilleton sur Arte, repris en coffret de trois cassettes, rassemble ses dialogues socratiques avec Claire Parnet : de A comme animal à Z comme zigzag,
le tout filmé en 1988 par Pierre André-Boutang.
Le lien d'origine : Article de Libération sur Deleuze et Guattari, série "Les auteurs de nos 25 ans", par Robert MAGGIORI 12 septembre 1991:
http://www.liberation.fr/livres/25ans/deleuze.html