Ils ont peu d'amis communs. En dehors de leurs séances de travail,
ils se voient rarement. Lorsque l'un écrit seul un livre, il
n'en parle pas à l'autre... L'un est philosophe, l'autre psychanalyste.
L'un est né en 1925 et l'autre est de cinq ans son cadet. Ils
ont signé à quatre mains l'Anti-dipe, qui les rendit
célèbres, puis Kafka, Pour une littérature mineure,
Rhizome et Mille Plateaux. Et, aujourd'hui, Qu'est-ce que la philosophie
?
Dans ce livre court un étrange «personnage conceptuel»
: celui de l'ami, né en Grèce en même temps que
la philosophie. Amis, Gilles Deleuze et Félix Guattari le sont
assurément. Mais d'une manière telle qu'elle explique
leurs productions théoriques communes et rend compréhensible
le fait qu'une uvre philosophique, fait rarissime, puisse être
«cosignée».
Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont connus en 1968. «Quand
j'ai rencontré Félix, nous dit Deleuze, j'avais fait de
l'histoire de la philosophie, de la critique littéraire et deux
livres de philosophie, Logique du sens et Différence et répétition.
Ma rencontre avec Félix s'est faite sur les questions de psychanalyse
et d'inconscient. Félix m'a apporté une sorte de champ
nouveau, m'a fait découvrir un domaine nouveau, même si
j'avais parlé de la psychanalyse avant et que c'était
cela qui l'intéressait chez moi. Notre travail commun s'est fait
surtout entre 1970 et 1980. Puis il y a eu un arrêt et chacun
de nous s'est remis à écrire tout seul, comme si, provisoirement
ce n'est pas du tout qu'on était moins amis ! les
possibilités de travail étaient épuisées.
Elles se sont représentées tout récemment. Il n'y
a là aucune recette. Le seul critère est que "ça
marche". Au début de nos relations, c'est Félix qui
est venu me chercher. Moi, je ne le connaissais pas. Je crois que ce
qui m'a frappé le plus, c'est qu'il ne soit pas philosophe de
formation, qu'il prenne donc, vis-à-vis de ces choses, beaucoup
de précautions, qu'il soit presque plus philosophe que s'il l'était
de formation, et qu'il incarne la philosophie à l'état
de créativité.» Les souvenirs de Guattari sont presque
identiques. «J'avais été très impressionné
par la lecture de Différence et répétition et de
la Logique du sens. Dans ma façon de repenser ce qu'on lui disait,
il avait été frappé par la dissidence très
marquée par rapport au lacanisme, qui était déjà
dominant, et par ma façon d'aborder les problèmes politiques
et sociaux. Il m'a incité à mettre tout cela en forme.
Mais la période ne se s'y prêtait pas tellement, et moi
j'étais loin d'être préparé. Il m'a alors
proposé qu'on fasse le travail ensemble. C'est moi qui suis allé
le chercher, donc, mais, dans un deuxième temps, c'est lui qui
m'a proposé le travail en commun. Ce qu'il m'a apporté,
depuis le début, c'est une écoute sur des aventures théoriques
pour lesquelles j'étais dans une solitude totale, un encouragement
à des élaborations théoriques que n'importe quel
autre interlocuteur m'eût conseillé d'arrêter ! Ensuite
il m'apporte un background philosophique extraordinaire, la machine
de travail, la machine de réflexion et d'écriture.»
Une uvre philosophique se fait-elle donc «à la machine»
?
C'est que, en réalité, la façon de travailler de
Deleuze et de Guattari est bien étrange. On ne saura pas grand-chose
sur la confection proprement dite du manuscrit («c'est un secret»,
dit Deleuze ; «par allers et retours, par versions successives
: le travail de finition, qui est souvent fait par Gilles», dit
de son côté Guattari). Mais la méthode de travail,
elle, semble suivre des règles bien précises, qui se sont
imposées d'elles-mêmes au cours des années : «Je
crois, dit Deleuze, que deux éléments surtout interviennent
dans notre travail commun. D'abord des séances orales. Il arrive
que nous ayons un problème sur lequel nous sommes vaguement d'accord,
mais nous cherchons des solutions capables de le préciser, de
le localiser, de le conditionner. Ou bien nous trouvons une solution,
mais nous ne savons pas très bien pour quel problème.
Nous avons une idée qui semble fonctionner dans un domaine, mais
nous cherchons d'autres domaines, très différents, qui
pourraient prolonger le premier, en varier les conditions, à
la faveur d'un tournant. Kleist a tout dit sur ce qui se passe ainsi,
quand, au lieu d'exposer une idée préexistante, on élabore
l'idée en parlant, avec des bégaiements, des ellipses,
des contractions, des étirements, des sons inarticulés.
Il dit : "Ce n'est pas nous qui savons quelque chose, c'est d'abord
un certain état de nous-mêmes..." ; il s'agit de se
porter à cet état, de se mettre dans cet état,
et c'est plus facile à deux. L'autre élément, c'est
les versions multiples. Chacun écrit une version sur un thème
donné (qui a été précisément dégagé
dans les séances orales). Puis il la réécrit en
tenant compte de la version de l'autre... Chacun fonctionne comme incrustation
ou citation dans le texte de l'autre, mais, au bout d'un moment, on
ne sait plus qui cite qui. C'est une écriture de variations.
Ces procédés à deux ne font que grossir ce qui
se passe quand on travaille seul. C'est la même chose de dire
: on est toujours tout seul, et : on est toujours plusieurs. On est
seul à deux, et plusieurs quand on est seul.
Toutefois, la condition pour pouvoir effectivement travailler à
deux, c'est l'existence d'un fonds commun implicite, inexplicable, qui
nous fait rire des mêmes choses, ou nous soucier des mêmes
choses, être écuré ou enthousiasmé
par des choses analogues. Ce fonds commun peut animer les conversations
les plus insignifiantes, les plus idiotes (elles sont même nécessaires
avant les séances orales). Mais il est aussi le fonds d'où
sortent les problèmes auxquels nous sommes voués et qui
nous hantent comme des ritournelles. Il fait que nous n'avons jamais
rien à objecter l'un contre l'autre, mais chacun doit imposer
à l'autre des détours, des bifurcations, des raccourcis,
des précipitations et des catatonies. C'est que, seul ou à
deux, la pensée est toujours un état loin de l'équilibre.»
Félix Guattari parle également des rencontres régulières,
des séances orales et des textes qu'on fait passer d'une mouture
à une autre. Et il précise : «Nous sommes très
différents l'un de l'autre : si bien que les rythmes d'adoption
d'un thème ou d'un concept sont différents. Mais il y
a aussi, bien sûr, une complémentarité. Moi, je
suis davantage porté à des opérations aventureuses,
de "commando conceptuel" disons, d'insertion dans des territoires
étrangers. Tandis que Gilles possède des armes lourdes
philosophiques, toute une intendance bibliographique. Cela peut créer
un décalage de méthode. Mais ce que nous faisons ne fonctionne
pas sur la base des débats ou de résolutions de conflits.
D'une certaine manière, il n'y a jamais opposition. Le problème
est de chercher une confrontation, un "accordage" des processus.
Parfois, l'articulation et la jonction sont immédiates. Mais
ce n'est pas toujours le cas. Il arrive qu'on n'articule pas un concept
de la même manière ou sur le même terrain. Bien qu'il
y ait, naturellement, intersection. Il se peut aussi que la jonction
ne se fasse pas ! Chacun garde alors "en attente" ses formations
conceptuelles.» On le voit : il n'y a rien, là, qui ressemble
à une «conversation», à un «échange
d'opinions». Deleuze : «L'un se tait quand l'autre parle.
Ceci n'est pas seulement une loi pour se comprendre, pour s'entendre,
mais signifie que l'un se met perpétuellement au service de l'autre.
Celui qui se tait est par nature au service de celui qui parle. Il s'agit
d'un système d'entraide où celui qui parle a raison du
fait même qu'il parle. La question n'est pas de "discuter".
Si Félix m'a dit quelque chose, moi je n'ai qu'une fonction :
je cherche ce qui peut confirmer une idée aussi bizarre ou folle
(et non pas "discutable"). Si je lui disais : au centre de
la terre il y a de la confiture de groseilles, son rôle serait
de chercher ce qui pourrait donner raison à une pareille idée
(si tant est que ce soit une idée !). C'est donc le contraire
d'une succession ou d'un échange d'opinions. La question n'est
pas de savoir si c'est mon opinion ou la sienne, et d'ailleurs jamais
une objection ne sera faite. Il n'y aura qu'amélioration.»
Guattari le disait : il s'agit d'un «accordage», d'un ajustement.
Lorsque l'ajustement se fait, naissent alors tous ces concepts dont
l'uvre de Deleuze et Guattari foisonne. Concepts de père
commun ou de pères différents ? «Aucun de nous,
répond Deleuze, ne s'attribue une paternité des concepts.
Pourtant, j'ai, quant à moi, un fort souvenir de l'introduction
de telle ou telle notion contrairement, sans doute, à
Félix, qui est plus oublieux, plus généreux ,
même si, ensuite, on la transforme complètement. Par exemple,
la "ritournelle", à laquelle maintenant je tiens énormément,
est due originellement à Félix. Le "corps sans organes",
c'est moi qui l'apporte, en le prenant chez Artaud. Mais toutes nos
notions sont communes, bien qu'il nous arrive de prendre jusqu'au bout
une notion commune dans des sens qui sont propres à chacun !»
Concepts orphelins, donc, ou nés, eux aussi, de la «machine
de travail», comme le confirme Guattari : «Il est très
difficile de dire si à tel ou tel moment l'un de nous a été
le premier à articuler une formule ; elles passent toutes dans
le laminoir ! La déterritorialisation par exemple, formule barbare
que j'ai articulée, Gilles l'a articulée, lui, avec le
concept de Terre qui n'était pas, au départ, dans ma perspective
mais, du moment qu'elle est mise en commun, elle se trouve refondue.»
La relation entre Gilles Deleuze et Félix Guattari est assurément
une relation discrète, si le terme renvoyait à la discrétion,
certes, mais aussi à la discontinuité. Il ne réalisent
pas, à tous les deux, une «microsociété d'amis»
qui est aussi une société de rivalité et
de compétition , mais, pour prendre leur langage, une sorte
de «branchement machinique». Leur amitié n'est pas
de celles qui créent la «fusion», l'intimité,
la confidence, ou qui fait «avoir mal à l'épaule
de l'autre», comme le disait saint François de Sales. Amitié
sans rivalité, amitié sans effusion. «Gilles et
mois avons une certaine propension à tutoyer quasiment tout le
monde. Et pourtant, depuis plus de vingt ans, nous nous vouvoyons. Il
y a entre nous une véritable politique dissensuelle, non pas
un culte mais une culture de l'hétérogénéité,
qui nous fait à chacun reconnaître et accepter la singularité
de l'autre. Nous avons fait beaucoup de choses ensemble, et pourtant,
c'est paradoxal, j'ai toujours essayé, et il a fait de même,
de ne pas interférer, de ne pas faire intrusion dans sa vie ou
ses préoccupations. C'est peut-être cela que vous appelez
la discrétion. La confection d'une machine de travail implique
cette micropolitique du dissensus. Ce n'est pas un maniérisme
prétentieux. C'est comme ça. Si on fait quelque chose
ensemble, c'est que ça marche et qu'on est portés par
quelque chose qui nous dépasse. Gilles est mon ami, non mon copain.»
Voilà sans doute la condition pour que penser à deux ne
signifie pas penser la même chose mais «penser une différence».
«Il faudrait, conclut Deleuze, parler de la pensée à
deux comme les psychiatres au XIXe siècle parlaient de la folie
à deux. Mais ce n'est pas grave.».
GILLES DELEUZE. 1925-1995. Philosophe.
FELIX GUATTARI. 1930-1992. Philosophe et clinicien.
Ouvrages écrits en commun : «l'Anti-dipe» (1972),
«Kafka, Pour une littérature mineure» (1975),
«Rhizome»(1976),
«Mille Plateaux» (1980) et «Qu'est-ce que la philosophie?»
(1991).
Chez Minuit.
Gilles Deleuze s'est prêté au jeu de «l'Abécédaire».
Un feuilleton sur Arte, repris en coffret de trois cassettes, rassemble
ses dialogues socratiques avec Claire Parnet : de A comme animal à
Z comme zigzag,
le tout filmé en 1988 par Pierre André-Boutang.
Le lien d'origine : Article de Libération sur Deleuze et Guattari,
série "Les auteurs de nos 25 ans", par Robert MAGGIORI
12 septembre 1991:
http://www.liberation.fr/livres/25ans/deleuze.html
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