Aux alentours de 1968, des messieurs, moins souvent des dames, théorisaient
ferme. Nous étions trop jeunes alors et ce nest que plusieurs années
après leur publication, parce que nous avions lenthousiasme et pas
assez de fric pour faire autrement que chiner longtemps dans les librairies
doccasion, que nous découvrîmes quelques-uns des livres-phares écrits
par ces messieurs-dames : la Théorie densemble du groupe
Tel Quel, Histoire de la folie à lâge classique de Michel
Foucault, les Mythologies de Lévis-Strauss, les séminaires de Lacan
Dans la foulée il y eut Mille plateaux (1974),
de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Mille plateaux, la
suite de Lanti-dipe (1972), sous-titrée, histoire
de bien nous faire savoir où on allait : « Capitalisme et schizophrénie
». Cétait une révolution de plus dans la théorie psychanalytique.
Je rencontre Félix Guattari dans son appartement parisien du deuxième
arrondissement, juste à côté du Sentier et de la rue Saint-Denis. En le
voyant, on ne peut que penser quil devait être très jeune lui aussi
lorsquil écrivait avec Deleuze et lorsque paraissaient, cogités
par lui seul, des essais comme Psychanalyse et transversalité
(1972), La révolution moléculaire (1977). Mais je ne suis
pas là pour causer de telles futilités. Le vif du sujet, cest Les
trois écologies (1989), un essai très bref mais très dense. Et,
disons-le, dans lair du temps.
Pourquoi trois écologies ? Depuis vingt ans quil analyse
ce monde qui se morcelle et se désagrège, Félix Guattari en a conclu à
la nécessité de « penser lécologie environnementale dun seul
tenant avec lécologie sociale et lécologie mentale, à travers
une écosophie de caractère éthico-politique ».
Pour peu que lon se souvienne du fameux Vers une écologie
de lesprit (1977) de Gregory Bateson, on se sentira en famille.
Guattari se reconnaît du reste une parenté avec le grand anthropologue
qui mit en forme le concept de double bind la double contrainte
et avec René Dumont, lagronome tiers-mondiste. Cest
dailleurs en pensant notamment au Tiers-Monde, dont les populations
sont engagées dans un processus de clochardisation tel quil faut
plutôt parler, pour certains pays, de Quart-Monde et encore, « pour certaines
ethnies hors contexte dÉtat comme les aborigènes dAustralie,
les autochtones dAmérique et autres minorités, de cinquième monde
», que Guattari me confiera, en fin dentrevue : « Je suis pessimiste,
totalement pessimiste sur les évolutions actuelles parce que ce qui se
passe me paraît aller vers un drame généralisé ; en même temps, lhistoire
nest pas jouée : il peut y avoir une prise de conscience, une remontée
du courage collectif et de la sensibilité collective pour changer le monde.
Mais si cette prise de conscience na pas lieu, on va vers un avenir
où le nazisme et le fascisme apparaîtront comme des histoires à leau
de rose à côté de ce qui arrivera. »
Lère post-médias
Après de telles paroles, il serait tentant daller chercher
dans Les trois écologies un réquisitoire ou un manifeste.
Rien de tel, pourtant, chez Guattari : pas de solutions mais des constats,
des bilans et des prospectives. « Nous sommes devant un phénomène de seuil
», dit Guattari. Dun côté lère médias, dont la pseudo-révolution
roumaine aura peut-être commencé de sonner du moins symboliquement
le glas en révélant sans métaphore la fonction manipulatrice des
supports de diffusion massive de linformation. De lautre,
ce que Guattari appelle « lère post-médias », cest-à-dire
« le retour au local une pratique sociale de lenvironnement
immédiat. Grâce à cette pratique, nous serons en mesure dinfluer
sur les rapports politiques, en mesure aussi de prendre en charge de grands
problèmes comme ceux du rapport avec le Tiers-Monde ou, maintenant, avec
les pays de lEst. Et tant quon naura pas franchi ce
seuil, toutes les tentatives de libération tomberont, feront implosion
».
Mais na-t-on pas le sentiment inverse, que les mass-médias
prennent une importance qui ne demande quà saccroître ? «
Nous avons vécu une période où on a pensé que les régimes totalitaires
de lEst pourraient se maintenir indéfiniment. Puis dun seul
coup, en quelques mois, nous les avons vus seffondrer complètement.
Je pense quon peut assister aussi à un effondrement collectif. Lévolution
de la télévision, par exemple, nira pas toujours dans le sens du
stéréotype, du rétrécissement de la subjectivité. Avec les mutations technologiques,
il peut naître de nouvelles façons de faire de la télévision comme est
née à une époque, qui na dailleurs pas duré longtemps, une
autre façon de faire de la radio mais cétait encore une entreprise
prématurée. » Sil y a une révolution dans les médias, cest
à la lumière de lécosophie quelle pourrait avoir lieu. Lécosophie
selon Guattari, cest la redéfinition du politique qui impliquerait
la mise en uvre des niveaux local, personnel et collectif. Et aussi
des niveaux social, économique, esthétique, lesthétique étant, spécifie
Guattari, « la production de soi-même comme sujet ». Cette écosophie de
caractère éthico-politique impliquerait ainsi des pratiques complémentaires
: les subjectivités individuelles et collectives dans le contexte technico-scientifique
et les coordonnées géopolitiques actuelles.
Voilà comment devrait se penser, aujourdhui, lécologie.
Strictement environnementale comme on lentend traditionnellement
et comme elle recommence à sexprimer depuis quelques années, elle
risque, dit Félix Guattari, dêtre conservatrice. « Lécologie
ne peut plus se fixer comme seuls objectifs le maintien du statu quo
humain dans la biosphère et la défense de la biosphère. En fait, nous
sommes aussi confrontés à des créations technico-scientifiques et on ne
peut pas revenir en arrière ; il sagit donc de forger une conception
progressiste de lécologie qui sorte de ce conservatisme, de ce nostalgique
retour à la nature. »
dipe, le roi boiteux
Projet global, lécosophie inspirerait aussi de nouvelles
pratiques analytiques. La psychanalyse, avec Guattari, on nen sort
pas, et je ne peux mempêcher de lui demander ce qui reste, vingt
ans plus tard, de Lanti-dipe et de Mille
plateaux au moment où la psychanalyse semble traverser une crise
profonde.
« Ces essais, répond Guattari, ont eu une influence dans tous les
milieux sauf dans les milieux psychanalytiques. Les psychanalystes nacceptent
pas quon mette en cause les fondements de leur discipline. Cela
dit, je crois que ces deux livres, sils ne sont pas encore bien
lisibles aujourdhui, le sont pour demain. »
Cette mise en question de la psychanalyse, à laquelle avait
grandement contribué Mille plateaux, est maintenant de plus
en plus nécessaire, poursuit Félix Guattari. Les grands courants psychanalytiques,
les « officiels », « vivent une sorte de sclérose, de répétition infinie,
de dogmatisme navrant. En même temps, dautres courants cherchent
à saffirmer : ceux de la thérapie familiale et de la thérapie systémiste,
notamment ».
On en revient à Bateson et à ceux qui ont prolongé ses théories, les gens
de lécole de Palo Alto. Curieusement, Une logique de la communication
aura paru en français en 1972, bien avant Vers une écologie de lesprit
de Bateson. Depuis, Paul Watzlawick, le plus connu de ces joyeux bougres
qui ont dépoussiéré la psychanalyse, continue de vulgariser le modèle
névrotique de la communication paradoxale et de la double contrainte contradictoire.
La théorie systémiste, puisque cest de cela quil sagit,
« a fait une ouverture sur les rapports intra-familiaux et cétait
très important. Il lui reste toutefois à explorer le social et le réengagement
de la subjectivité dans des options sociales », estime Guattari.
Que doit faire aujourdhui la psychanalyse ? Se tourner
vers le futur. Cest-à-dire arrêter de se référer à la Grèce antique,
comme elle le fait avec le mythe ddipe. On conviendra qudipe
est un personnage majeur de la mythologie grecque et quil fut superbement
mis en scène par Sophocle, quatre cents ans avant Jésus-Christ ; mais
il est en effet assez effarant de constater quil demeure encore
au centre de la théorie psychanalytique (on la dailleurs considérablement
réinterprété, peut-être pour continuer malgré tout de le faire coller
à la psyché moderne). Pourtant lieu de liberté jusquà tout récemment,
« la psychanalyse est devenue une fermeture des potentialités, incapable
de voir quen Afrique ou au Brésil, ou dans les pays de lEst,
suite à leffondrement du communisme et des valeurs étatiques, il
se construit de nouvelles subjectivités. Mais très peu de psychanalystes
sintéressent aux changements politiques et à leur influence sur
lindividu, comme très peu sintéressent à lécole, aux
innovations pédagogiques, à lurbanisme, aux rapports à lespace,
et encore moins à la prison, à lhôpital psychiatrique, au traitement
de la psychose. La psychanalyse est en train de devenir victime de son
propre encerclement. Elle reproduit désormais la fermeture que lon
rencontre, dans le social, de façon globale ».
Les années dhiver
Ny a-t-il donc plus rien à attendre de la psychanalyse
? Pas de ce quelle est devenue, en tout cas. Pour Guattari, ce sont
les idées dinnovation qui ont fleuri durant les années 60, les années
de la contre-culture, qui sont dactualité et porteuses de promesses.
« On le voit dans les aspirations des jeunes, ceux du Brésil, dAfrique,
dEurope de lEst », dit-il.
Dans les années 60, le monde nétait pas prêt à recevoir
ces valeurs, répète le psychanalyste. Mais la société a peut-être mûri,
elle peut peut-être intégrer dautres paradigmes : ceux de lesthétisme
et de la création, par lesquels de nouveaux systèmes dénonciation
se trouvent posés. « Les artistes sont une minorité qui continue daffirmer
la nécessité de produire une subjectivité mutante et créatrice. »
Même chose pour les valeurs écologiques. En 1960, en 1970,
lécologie arrivait avec tout un projet de société. On ne peut cependant
pas en dire autant aujourdhui : les gens sont Verts parce quils
sentent que sur le plan écologique, le monde se dirige vers sa 25e
heure. « On a pris conscience de lenvironnement à cause des catastrophes,
de la pollution. Mais il y a une pollution mentale et une pollution sociale
qui sont tout aussi menaçantes. Les structures familiales se désagrègent
un peu partout dans le monde, toutes les formes de socialité sont en voie
de perdition. Les objectifs décologie sociale et mentale sont aussi
urgents, peut-être encore plus urgents parce quils ne sont pas sans
rapport avec les problèmes décologie environnementale », estime
le psychanalyste.
« Une part importante de lopinion est consciente, ou
subconsciente, de la dégradation de la vie : de plus en plus, les gens
vivent dans la solitude et le désespoir, les jeunes vivent sans aucune
perspective davenir parce quil ny a pas de travail,
et en même temps on fait la promotion de valeurs réservées à des élites
coupées du reste de la population. Voilà le drame décologie sociale
et mentale qui se prépare et qui devra se résoudre au niveau local »,
poursuit-il.
Ce drame est déjà celui de lépoque actuelle que Guattari
a appelée dans un de ses livres « les années dhiver ». Cest
une époque où les gens en position de pouvoir pensent à peu près les mêmes
choses sur les mêmes thèmes (regardez seulement nos libéraux et nos péquistes,
ces élites issues de la Révolution tranquille). « On assiste à un manque
didées, à une carence intellectuelle absolument catastrophique.
Lidéologie post-moderniste nous a offert des penseurs qui sadaptent
à la situation. »
Les grandes illusions
Pour Guattari, dans le contexte actuel, sadapter cest
mourir. Le Tiers-Monde a tenté de le faire, de se mettre au diapason de
notre idéologie capitalistique. Résultat : le Cambodge, lancien
Pakistan, le Sri Lanka, lensemble de lAfrique sont en train
de sombrer dans une catastrophe épouvantable. Et le système capitalistique
mondial, qui a maintenant étendu son hégémonie sur lensemble de
la planète peut-être pas encore sur la Chine, mais ça ne tardera
pas , napporte aucune réponse.
Pour régler les problèmes de santé et de sous-développement
généralisé qui sévissent là-bas, aussi bien lAfrique que lAmérique
latine et le Sud-Est asiatique ont besoin de se réapproprier les activités
humaines. Une économie planétaire peut se permettre de donner des moyens
à ces pays de construire eux-mêmes la vie, de construire leur environnement,
de défendre leurs valeurs culturelles.
Le hic, cest que depuis la chute des dictatures en
Europe de lEst, lOccident ressort son artillerie lourde :
la démocratie avec un grand D, ya que ça, ma chère. « Les pays de
lEst étaient de toute façon intégrés, sous forme de capitalisme
dÉtat, au système du capitalisme mondial, affirme Guattari. Et de
penser que la mise en place dun système de libre entreprise sera
la panacée à tous les problèmes économiques de lEst est une illusion
que je dénonce depuis vingt ans. Pour moi, leffondrement du capitalisme
dÉtat à lEst est le signe de léchec du capitalisme en
soi, y compris, évidemment, celui de lOuest. Le système occidental
sera du reste incapable dapporter des réponses à leffondrement
de lEst. Jy prévois dailleurs une tiers-mondisation
; à part quelques bastions en Allemagne de lEst, en Tchécoslovaquie,
quelques pôles en Hongrie, tout le reste va tomber dans le même désastre
que lAfrique. »
Lalternative nest ni à gauche ni à droite. «
Le capitalisme ne se détruira pas tout seul : il a toujours manifesté
une vitalité extraordinaire. Il va plutôt tout détruire autour de lui.
Mais peut-être ce tout se ressaisira-t-il et repensera dautres voies
dorganisation de léconomie et de la société.»
Lécosophie ? « Sous cette expression, ou sous une autre. »
NB
Félix Guattari a publié, entre autres :
Lanti-dipe : capitalisme et schizophrénie, avec
Gilles Deleuze, « Critique », Minuit, 1972 ;
Kafka, pour une littérature mineure, avec Gilles Deleuze,
« Critique », Minuit, 1975 ;
La révolution moléculaire, Recherches, 1977 ;
Linconscient machinique : Éléments de schizo-analyse,
Recherches, 1979 ;
Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie, avec Gilles
Deleuze, « Critique », Minuit, 1980 ;
Pratique de linstitutionnel et politique, avec Jean
Oury et François Tosquelles, « Pi », Matrice, 1985 ;
Les années dhiver : 1980-1985, Barrault, 1986 ;
Sarenco, avec Eugenio Miccini et Luigi Serravalli, « Cinéma
», Henri Veyrier, 1988 ;
Les trois écologies, « Lespace critique », Galilée,
1989 ;
Cartographies schizoanalytiques, « Lespace critique
», Galilée, 1989 ; Quest-ce que la philosophie ?, avec Gilles
Deleuze, « Critique », Minuit, 1991 ;
Chaosmose, « Lespace critique », Galilée, 1992.
Lien d'origine :site des Archives de la revue Nuit Blanche
http://www.nuitblanche.com/archives/g/guattari_1.htm
http://www.nuitblanche.com/archives/g/guattari_2.htm
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