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L'Ecosophie de Guattari
chez ANTICAPITALISME.NET

Origine : http://www.anticapitalisme.net/site/imprimer.php3?id_article=16

Dans ses Trois écologies, adressé à ceux et celles qu’engageait la création d’une écologie politique, Félix Guattari parlait de la nécessité d’une « écosophie », d’une sagesse, pourrait-on dire, du milieu, ou alors de ce que nous venons d’appeler une « pensée par le milieu ». Un très beau terme, milieu, et qui donne cette fois l’avantage au français sur l’anglais, puisqu’il désigne à la fois l’enjeu que constitue son milieu pour tout vivant, et l’enjeu pour la pensée d’échapper à l’emprise des raisons premières ou dernières, celles qui arment une position majoritaire. Car qui tient de telles raisons ne peut plus donner aux autres d’autre rôle de celui d’avoir à être éclairés, convaincus, mobilisés. Mais qui pense par le milieu ne se soumet évidemment pas à son milieu, il se situe par rapport à lui dans une relation expérimentale, c’est-à-dire à la fois pragmatique et spéculative. Ce qui n’a rien d’un renoncement, sauf au type de pouvoir qui conjugue le double sentiment de la vérité et du devoir, qui converge dans la dénonciation des apparences séductrices. Nous ne pensons pas théorie contre théorie, car toute théorie transcende ce qui importe à qui pense « par le milieu » : à quelque échelle que ce soit, ce qui importe d’abord sera toujours la « reconquête d’un degré d’autonomie créatrice dans un domaine particulier » (72).

Comment caractériser la reconquête d’un degré d’autonomie créatrice sur un mode tel qu’elle ne puisse être confondue avec une figure classique de la libération ou de la prise de conscience, la « reconquête » étant alors en danger de se réduire à « récupérer ce qui a été confisqué » ? Comment échapper à ce qui donne son emprise au très singulier « système sorcier » auquel nous avons affaire, « système sorcier sans sorciers », inséparable d’un monde où, justement, la sorcellerie n’est plus que superstition, où ce qui est en jeu se présente dans les termes d’un jugement opposant « les vraies causes », ce qui doit être l’objet de la seule reconquête qui vaille, de ce qui ne serait que superstition ? Comment, en d’autres termes, définir la reconquête sur un mode que n’empoisonne pas la ratification « progressiste » des destructions étatico-capitalistes : le capitalisme est source d’aliénation d’accord, mais il a au moins détruit toutes les autres aliénations et donne donc, malgré lui, ses conditions à une émancipation générale ?

Nous sommes payés pour savoir, aujourd’hui, que les attaches détruites ou humiliées ne donnent pas naissance aux individus libres et responsables dont rêvait la théorie. Ni ailleurs, ni ici. Nous pensons donc que l’écosophie, sagesse des milieux, implique d’abord de prendre acte du caractère dévasté de ces milieux, c’est-à-dire aussi de nous méfier comme la peste de toutes les mises en perspective qui identifieraient « désastre écologique » avec table rase pour la « reconquête ».

Ce qui ne signifie pas qu’il faille prendre le simple contre-pied, passer de la disqualification à l’identification avec une sagesse que nous aurions perdue. Nous sommes assez coutumiers du fait, oscillant entre le triomphalisme et la culpabilité, entre l’arrogance et le culte de ce que l’arrogance a détruit. Et nous serons déçus, immanquablement, si nous pensons qu’il suffit de donner le baiser de la paix à ce que nous avions défini comme crapaud. Ce serait, encore et toujours, nous penser au centre, capables de faire et de défaire. Afin d’échapper aux prises de ce rêve de grandeur, nous dirons que reconquérir suppose d’abord un apprentissage qui implique une certaine humilité : apprendre à renouer avec d’anciennes pratiques que le capitalisme a déshonorées, et dont nous avons cru, de manière triomphaliste, pouvoir nous passer. Des pratiques qui parlaient de prudence, dans un monde redoutable, de création possible malgré la guerre toujours probable.

Ainsi, nous voudrions voir pensé à nouveau le mot « commerce » parce que c’est un de ces termes qui a été, catastrophiquement, vidé de son sens et associé à l’emprise capitaliste. Dans tous les pays pauvres où le capitalisme s’installe, il travaille à détruire le commerce et installe des « réseaux de distribution ». Or, la question « y a-t-il, ici, avec ceux-ci, moyen de commercer ? », est sans doute l’une des plus anciennes questions humaines, et le véritable art du commerce est l’art de la négociation. Un art qui s’étend bien au-delà du domaine des biens de consommation habituels. Dans bien des traditions, soigner c’est savoir négocier avec des puissances invisibles, c’est commercer avec elles. C’est apprendre ce que ces puissances, devenues ennemies, veulent en réparation. Les guérisseurs qui savent négocier avec les invisibles ne sont pas de « gens de foi », ni de naïfs croyants, et il faut avoir participé à un « marchandage », dans les pays où cet art est encore cultivé, pour comprendre comment le même mot peut désigner indissociablement l’échange de biens mais aussi celui des idées, le « commerce des esprits » comme on disait.

Commercer, dira-t-on, c’est calculer, et il s’agit d’échapper aux calculs. Méfiance ! Car l’incalculable, c’est la transcendance à laquelle on se soumet. Ce qui importe est le mode de calcul. Il y a dans l’art du commerce comme une technique de conjuration, un artifice qui oblige à ralentir et à éviter que l’échange soit défini par des évidences psychologiques inertes, ou par une « valeur marchande » dont le rôle transcendant est d’assigner à ceux qui échangent une place pré-déterminée. Nous pourrions dire que dans les deux cas, commerce des biens et des idées, est conjurée la pente de ce que les économistes nomment la « minimisation du coût de la transaction ». L’art du commerce est « coûteux », en temps et en patience, mais c’est ce qui fait exister ceux qui commercent comme producteurs de la relation qui les relie, comme opérant la co-production d’eux-mêmes en relation et de ce qui les relie.

Hermès, comme bien d’autres Dieux similaires, était Dieu des marchands, des écritures et des voleurs, Dieu de la ruse, trickster, et de l’échange. Un Dieu impur, fort peu édifiant. C’est bien normal. Quiconque entre en relation peut être trompé, trahi ; tout commerçant sait qu’il doit faire attention à ses propres intérêts, ne jamais se laisser emporter dans l’enthousiasme fusionnel, ne jamais « avoir confiance ». Et pourtant, comme toute pragmatique, le commerce suppose un « faire confiance », non en l’autre mais dans la relation possible. Dans le fait que la guerre, le pillage, l’asservissement, ne définissent pas le seul horizon « réaliste ». Calculemus ! disait Leibniz, mathématicien-philosophe mais aussi diplomate. Il ne s’agissait pas du tout de l’injonction d’avoir à se soumettre à un modèle général, mais de la production de deux processus inséparables : celui qui crée la « consistance » du problème, les dimensions qu’il fait tenir ensemble et qui sont requises pour qu’il produise ses propres possibilités de solution, et celui qui crée le « nous » de la situation problématique, ceux et celles qui acceptent que cette situation ne trouvera d’autre réponse que celle dont ils deviendront, ensemble, capables.

Calculemus convient parfaitement à la nouvelle référence, apparue au cours de ces dernières années qui ont été marquées par les nouvelles stratégies capitalistes fondées sur la prise de brevet, l’appropriation de ce qui était jusque là, formellement du moins, défini comme bien commun. Référence à l’histoire des enclosures, de la mise sous clôtures, en Angleterre, des espaces communs (commons) autour desquels s’organisait la vie des communautés paysannes. Tout marxiste sait que cette nouvelle définition du « droit de propriété », coïncidant désormais avec le droit d’abuser, a privé les paysans de ce dont ils dépendaient, en a fait des pauvres à assister ou les a chassés vers les villes où ils allaient donner aux industries la matière première pour une exploitation sans limite (la fameuse phase d’« accumulation primitive » du capital). La nouveauté - qu’illustre parfaitement le mouvement qui s’est organisé autour du GNU en informatique - est l’apparition de mouvements de résistance au caractère abusif de l’appropriation, toujours telle appropriation, sans s’engager pour autant dans la généralité que constituerait l’abolition du droit de propriété lui-même.

A la notion, toujours locale quoique désormais proliférant partout, d’abus répond alors celle, fort peu prophétique, d’usagers. Il est difficile, bien sûr de proclamer « usagers de tous les pays, unissez-vous ! » Chaque mouvement est particulier, et s’expose donc à l’accusation de « particularisme », c’est-à-dire au type de méfiance qu’ont suscité de la part des penseurs radicaux les mouvements qui trahissaient la mobilisation. Les penseurs de la mobilisation n’ont pas tort : ces mouvements qui n’ont pas cessé d’exister et de se recréer sous des habillements divers et avec de nouveaux objectifs, n’offrent aucune garantie. Laissés à eux-mêmes, isolés, considérés avec suspicion, ils ont même toutes les chances disparaître ou d’être absorbés par des logiques de gestion. Mais il s’agit d’un problème pratique. Que ce soit la presse, les réseaux Internet, les formes coopératives, les organisations politiques, les SEL (systèmes d’échange locaux), les organisations non gouvernementales, les comités d’organisation les plus divers, aucun interstice n’a jamais eu de garantie de survie a priori, tous peuvent être mangés par le capitalisme, mais aucun n’est condamné non plus d’avance. Tous peuvent être conçus comme des expérimentations, des apprentissages. Et tous ont besoin de ce que chacun apprend. Ce qui signifie aussi que chacun a besoin de se reconnaître et d’être reconnu comme ce dont l’apprentissage importe à tous.

En l’occurrence, nous pensons qu’il y a beaucoup à apprendre des mouvements d’usagers. Car l’usager est défini par l’usage, un terme bien intéressant parce qu’il peut ne pas se réduire à la simple utilisation. Un objet est défini par son utilité, alors qu’une chose peut entrer dans des usages multiples, et aucun usager ne peut, en tant que tel, prétendre être en position de définition. Tout usage est, de fait, minoritaire. C’est à bon escient que les associations d’auto-support se sont présentées comme réunissant des « usagers » de drogues, car ils savaient que la drogue est quelque chose qui déborde ses définitions consommatoires, médicales ou psycho-sociales. C’est pour cela qu’elle est susceptible de réunir les protagonistes les plus hétérogènes : aucun ne peut prétendre en posséder l’accès véridique, dont tous les autres devraient pouvoir être déduits. La drogue est ce dont il faut apprendre les usages, ce autour de quoi doivent s’articuler des usages, car elle est redoutable, et doit, en tant que telle, être objet d’attention.

Certes, la notion d’usagers peut être détournée à loisir, et elle l’est d’ores et déjà. Dès que l’on entend parler de « droits des usagers », dès que l’on accepte parmi les « usagers » des protagonistes qui se définissent comme des « clients », des stakeholders dont les besoins doivent être satisfaits coûte que coûte, le détournement a eu lieu. Le client est censé, par définition, être indifférent aux moyens grâce auxquels ses exigences seront satisfaites. Et l’on peut comprendre pourquoi ceux qui dirigent les services publics, privatisés ou non, sont aujourd’hui très fiers d’abandonner l’usager pour le client, celui qui exige d’être bien servi, celui au nom duquel pourront être démantelées les règles héritées d’anciens choix de solidarité. Le modèle client/prestataire de service est même en passe de devenir la règle au sein des entreprises elles-mêmes : chacun doit satisfaire et exige d’être satisfait. Que règne partout le cruel, mais juste, calcul de l’offre et de la demande.

Nous ne soutenons pas que les mouvements d’usagers qui, un peu partout aujourd’hui, tentent de penser contre les définitions qui les opposent les uns aux autres soient la grande force de l’avenir, celle qui prendra Le Rôle moteur dans la lutte anticapitaliste. Mais ces mouvements nous intéressent bien plus que les mouvements de citoyens car ils ne procèdent pas d’une fiction étatique. Ils nous apportent plutôt d’abord le souvenir d’un passé violemment détruit, celui où les usages fabriquaient des attaches. Ils nous parlent également du prix dont les travailleurs des services publics et leurs syndicats ont payé et paient encore la définition étatique de leur rôle, l’usager devenu « quiconque » anonyme, prié de ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, soupçonné d’être manipulé par ceux qui viseraient à affaiblir les droits des travailleurs. Lorsque l’opération de démantèlement a vraiment commencé, les usagers se sont en effet assez peu mêlés de ce qui ne les regardait pas.

Mais les mouvements d’usagers peuvent aussi apporter le témoignage d’inventions assez remarquables, de trajectoires d’apprentissage assez innovants pour faire taire les grandes proclamations selon lesquelles le passé des communautés paysannes est définitivement mort, l’homme moderne étant désormais atomisé, incapable de penser au-delà de ses intérêts immédiats. Il semble bien que lorsque des usagers, aux intérêts potentiellement conflictuels, sont réunis sur un mode où il ne s’agit pas d’arbitrer, de permettre et d’interdire, mais d’envisager ensemble ce dont ils dépendent tous sur des modes différents, ils soient alors capables de créer, concrètement, parce qu’ils cessent d’être des quiconques, les moyens de discerner entre usage et abus, entre manières de faire et droit de faire. Et cela parce qu’ils pensent non comme citoyens - un homme une voix -, mais à partir de ce qui les attache et les oblige à entrer en commerce les uns avec les autres.

Les calculemus usagers ne sont intéressants qu’à être décrits dans la particularité de leurs réussites, mais celles-ci sont dotées du pouvoir de donner des idées, de résister aux « il faut bien » qui se fondent toujours sur l’hypothèse d’individus incapables de penser les uns par et avec les autres. Et surtout de résister aux séductions de la garantie. Les usagers n’offrent aucune garantie. Ils peuvent toujours devenir des stakeholders. Et c’est précisément pour cela, parce qu’on ne peut avoir confiance en eux mais qu’ils demandent les pratiques du faire confiance et du faire attention, que les usagers figurent assez bien ceux dont la gauche, disait Deleuze, a besoin qu’ils pensent.


Forum de l'article

> 4.3 Ecosophie
4 septembre 2004, par patlotch

Peut-on soutenir que "penser par le milieu" n’est pas fort éloigné de ce qu’on pourrait appeler en termes marxiens "au sein même des rapports sociaux" ? Certes, c’est moins joli, et moins écologique, mais c’est histoire de dire un aspect du dialogue avec les so called ’marxistes’.

"usagers" : je me suis toujours demandé pourquoi les grévistes des entreprises de transports (RATP, SNCF) ne cherchaient pas la jonction avec les usagers. Faut-il que la conception revendicative soit si marquée par la séparation de ces producteurs de service de la valeur d’usage répondant à un besoin social (peu importe ici qu’il soit plus ou moins capturé) pour que cette question ne soit pas centrale, alors que sont en préparation des remises en cause du droit de grève dans ce secteur -sous l’égide de mon patron d’Etat, merdre !!

Comment ne pas voir qu’il est inutile de proposer (Yves Salesse, par ex, Réformes et révolution) un programme politique pour les entreprises de services publics où soient associés producteurs, usagers et population concernées (’milieu’) si cela n’est pas le moins du monde préparé par une pratique social’politique conséquente dès le moment de la lutte. A cet égard, les ravages de la séparation syndicats-partis politiques, dont je pense qu’elle est le produit de l’étatisme à deux faces (social-démocratie-bolchévisme) au moins autant que de l’anarcho-syndicalisme, doivent être repensés à nouveaux frais, dans le sens de la reconquête de l’autonomie créatrice...

Toujours est-il que voilà un champ où les alternatives infernales ont, sinon un bel avenir, un pénible présent.

La relation "client-fournisseur" est un peu passée de mode, dans les considérations managériales de la Fonction publique, mais il se pourrait que l’expression même ne soit plus ausi nécessaire, dès lors que ça fonctionne maintenant comme ça : on s’est fait avoir, on n’a rien pu faire, l’Etat peut très bien ré-injecter de l’usager dans les discours, puisque c’est la relation même de service qui a été touchée au coeur. Service public, renvoie pour les autres, les bons, à un bon programme appliqué par un bon gouvernement, mais pas à celle de maîtrise publique de ceux qui sont concernés, associés.... d’où, en cascade, le rôle traditionnel des partis au pied de son impuissance, dans le cercle vicieux où leur existence en tant que telle serait remise en cause par une conception de la politique remise sur ses pieds : comment pourraient-ils souhaiter réellement la reconquête d’une autonomie créatrice qui les feraient tomber du piédestal républicain ?

Je retiens cet intérêt pour les mouvements d’usagers comme plus féconds que le citoyennisme à la mode, qui renvoie toujours à une sorte de républicanisme du bon pouvoir pour le peuple souverainement absent de ses affaires (ambiguités d’ATTAC, son absence de ’base’ populaire...).

NB : esprit de l’escalier, pour le titre général, le dynamisme que porte ’trajectoire d’apprentissage’... à retenir ? ou le très chinois : l’en-prise du milieu ? :)