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Origine :
http://perso.wanadoo.fr/cliniquedelaborde/ASLB/ARCHIVES/TEXTES/GUATTARIecosophie.html
E.V. : Ernst Haeckel définissait l’écologie
comme "la science des rapports des organismes avec le monde
extérieur et de leurs conditions d’existence ".
Qu’appelles-tu " écosophie " ?
F.G. : Le terme d’écologie est éclectique.
Il englobe des réalités très hétérogènes,
ce qui fait d’ailleurs sa richesse. D’abord, c’est
une science, la science des écosystèmes de toute nature.
Elle n’a pas des contours bien délimités car
elle prend en compte aussi bien des écosystèmes sociaux,
urbains, familiaux que ceux de la biosphère.
A côt&eaYwte; de ça, l’écologie est
devenue un phénomène d’opinion, recouvrant des
sensibilités très diverses : de celles conservatrices,
voire réactionnaires, prônant un retour des valeurs
ancestrales, celles qui tentent la recomposition d’une polarité
progressiste se substituant à l’ancienne polarité
droite-gauche.
J’ai tenté une jonction conceptuelle entre toutes
ces dimensions. Est ainsi née l'idée " d’écosophie
" articulant les trois écologie : environnementale,
sociale et mentale. De plus, dans mon propre système de modélisation,
j’essaye d’avancer la notion d'un objet écosophique
qui irait plus loin que l'objet écosystémique. Je
conçois l'objet écosophique comme articulé
selon quatre dimensions : celles de flux, de machine, de valeur
et de territoire existentiel.
- Celle de flux est évidente ; puisque justement dans les
écosystèmes il y a toujours articulation de flux les
uns par rapport aux autres, notamment de flux hétérogènes.
- Celle de machine est là pour donner une dimension de rétroaction
cybernétique, d’autopoïétique, c’est-à-dire
, d’auto-affirmation ontologique, sans tomber dans le mythe
animiste ou vitaliste, comme par exemple celui de l'hypothèse
Gaïa de J.Lovelock et L.Margulis ; car il s’agit bien
de faire la jonction entre les machines des écosystémes
de flux matériels et des écosystémes de flux
sémiotiques. J’essaye donc d’élargir la
notion d’autopoïése, sans la réserver comme
Varéla au seul système vivant et je considère
qu’il y a des proto-autopoïéses dans tous les
autres systèmes : ethnologiques, sociaux, etc.
Cet objet écosophique est non seulement autopoïétique,
mais aussi porteur de valeurs, de registres et de perspectives de
valorisation. Il est important pour%repenser la problématique
de la valeur, y compris la valeur économique et pour articuler
la valeur capitalistique, la valeur d'échange au sens marxiste,
avec les autres systèmes de valorisation sécrétés
par les systèmes autopoïétiques : systèmes
sociaux, groupes, individus, sensibilités individuelles,
artistiques, religieuses ; pour les articuler entre eux, sans que
la valeur économique les surplombe, et les écrase
tous.
- La quatrième dimension est celle de la finitude existentielle
qui justement caractérise le plus l'objet écosophique
: ce que j'appelle aussi " territoires existentiels "
et qui n 'est pas une entité éternelle, mais est fondée
dans des coordonnées de détermination extrinsèques,
indépendantes. Dans son système de valeurs, l'objet
écosophique a une naissance et une fin ; il est en rapport
avec une altérité machinique, un phylum machiniste.
En effet, n'importe quel système a à la fois un antécédent
et un avenir systémique. Sans portée universelle,
il est lié dans des processus d'historicité. Cette
finitude présente aussi une dimension d'aliénation,
" d’incarnation " et en même temps d’enrichissement
processuel ; car grâce à elle il y a toujours la possibilité
d’une recharge à partir du chaos et de refondation
d'une complexité. Parce qu’il y a la coupure de l'individuation
écosystémique comme finitude, il y a justement possibilité
que les systèmes s'enchaînent les uns par rapport aux
autres et développent un grand phylum évolutif.
E.V. : Tu parles de l'objet écosophique comme d'un "
système de modélisation " ? Vises-tu des objets
concrets ou un système de description ?
F.G. : Pour moi la distinction ne s'impose pas : tous les objets
sont objets de modélisation. Le concept dans son caractère
créatif, d'agglomération de composantes hétérogènes
et en même temps d'unités autopoïétiques,
c'est l'objet.
L'objet écosystémique est un objet de métamodélisation
en ce sens qu'il a prétention d'englober les différentes
modélisations qui nous sont proposées : de type marxiste,
de type animiste, de type esthétique. On peut ainsi voir
comment s'articulent les systèmes de valeurs, plutôt
que de les opposer de façon manichéiste les uns aux
autres.
J.-Y. S. : Quelles conséquences tirer, pour le mouvement
écologiste, de ce type d’analyse ?
F.G. : Qu’il n'y a pas d’opposition dans mon esprit
entre les écologies : politique, environnementale et mentale.
Toute appréhension d'un problème environnemental postule
le développement d'univers de valeurs et donc d’un
engagement éthico-politique. Elle appelle aussi l'incarnation
d’un système de modélisation, pour soutenir
ces univers de valeurs, c’est-à-dire des pratiques
sociales, de terrain, des pratiques analytiques quand il s'agit
de production de subjecti}ité.
E.V. : Il ne s'agit donc pas de systèmes de valeur totalisants
?
F.G. : C 'est vrai ! En effet le grand danger serait de substituer
au mythe des classes ouvrières porteuses de l'avenir des
valeurs, celui d’une défense de l'environnement, d'une
sauvegarde de la biosphère qui peut tout autant prendre un
caractère totalement totalisant, totalitaire. Il vaut mieux
concevoir des processus d'affirmation de valeurs qui respectent
leur hétérogénéité et leur singularité.
Je refuse les jugements transcendants. Deux exemples ! Au sein des
écologistes, la mouvance de gauche, rejette ceux qu’on
appelle les " Khmers verts ". Mais ceux-ci représentent
quelque chose d’absolument authentique dans la subjectivité
écologiste et dans les rapports de force. C 'est aussi parce
qu’ils existent que 15 à 20 % de l 'électorat
se disent prêts à voter écologiste. Ayons un
rapport dissensuel avec eux, polémiquons, mais respectons-les,
sinon on tombe dans une guérilla idéologique sans
fin.
Même chose avec le lepénisme : comprenons pourquoi
des masses importantes de la population, notamment ouvrière,
basculent dans cette idéologie. Regardons-la de l'intérieur
sans chosifier les valeurs en disant : c'est réac, fasciste,
d’extrême droite, etc.
Sinon on perd toute possibilité d’articulation pragmatique
pour influencer, pour " rhizomatiser " cette composante.
E.V. : Qu’entends-tu par rapport d’axiomatisation pragmatique
? Pour les " Khmers verts " dans le champ idéologique,
on évoque Maurras, Pétain, on les étiquette
?
F. G. : C'est ainsi qu’on les réifie, qu’on
veut les rendre fous. Pour moi il ne s'agit pas d’entrer en
polémique par exemple avec un malade délirant. Il
peut avoir notamment des crises psychotiques s'accompagnant parfois
de délires racistes, de haine de la différence, de
l'étrangeté. Il faut chercher à comprendre
comment cet agencement subjectif aboutit à une modélisation
de la réalité complètement différente
de la mienne et entrer dans des rapports de production sémiotique
pour qu’il y ait une sortie évolutive, processuelle
à ce type d’impasse. Sortons des politiques consensuelles,
acceptons l'altérité de l'autre, sa différence
; à partir de ce mouvement éthique de reprise de l'autre
peut advenir quelque chose.
E.V. : Quelle traduction donner à une visée écosophique
dans le cas d’éventuelles responsabilités gouvernementales
des écologistes ?
F.G. : La question concerne aussi les responsabilités locales,
régionales.
Il s'agit de concevoir des pratiques d’intervention sociale,
y compris politiques, gouvernementales, qui soient cohérentes
avec des pratiques sociales de terrain, avec des pratiques dissensuelles,
culturelles, analytiques, individuelles et de groupe, et esthétiques
et de développer une politique et des moyens, des dispositifs,
qui permettent ce caractère dissensuel. Je pense qu’il
faut complètement dépasser l'essentiel de nos positions
traditionnelles entre mouvements, partis ou associations et trouver
une nouvelle forme permettant de superposer, d’établir
un rapport polyphonique entre les différents objectifs pragmatiques.
Je ne suis pas hostile à une armature politique, y compris
avec des leaders médiatiques et des ministres, pourquoi pas
! S'il y a non seulement des phénomènes de contrôle
par la " base ", mais aussi des phénomènes
de subjectivation tels que ça prenne une position toute relative
; donc que les individus délégués, ou se vouant
à ce type de corvée politique, soient acceptés
pour ce que l'objectif vaut, c’est-à-dire important,
mais pas fondamental. Qu’ils soient des leaders politiques,
mais qu’ils ne deviennent pas des leaders affectifs, des leaders
imaginaires.
Ceci veut concrètement dire que dans le mouvement écologiste
il apparaît tout aussi important, équivalent et légitime
de s'occuper de groupes de quartier, de vie, etc. que de "
magouiller " dans des rapports de force politiques et organisationnels.
Il y a toute une écologie sociale du mouvement lui-même
qui doit trouver sa régulation.
E.V. : A part dans le domaine de l’environnement, le mouvement
écologiste en France semble être avant tout un mouvement
d’opinion, un mouvement de subjectivité, beaucoup plus
que de pratiques sociales.
F.G. : Premièrement, le phénomène français
est exceptionnel. Il n'y a pas dans les autres pays pareille audience
du mouvement écologiste ; on dit 15-20 %, mais en réalité,
il y a une masse d’opinions favorables plus considérable.
On pourrait dire exactement la même chose du mouvement lepéniste,
mais qui brasse un mouvement d’opinions encore beaucoup plus
large. C'est une situation précaire. Les écologistes
ne doivent pas s'illusionner. Ça peut retomber comme un soufflé.
Deuxièmement, c'est justement à la condition qu’il
y ait invention d’une autre façon de militer, de faire
de la politique, d’articuler la préoccupation la plus
immédiate, la plus quotidienne aussi bien au niveau de l'environnement
qu’au niveau de la vie sociale, de ce qui se passe dans le
quartier, dans les hôpitaux, etc. qu’il pourra y avoir
consolidation de cette opinion. Sinon ça sera une fois de
plus la déception, et l'opinion se tournera vers je ne sais
quoi, peut-être vers rien du tout ou une passivité
génératrice de choses très négatives.
J.-Y. S. : Que dire alors ?
F.G. : Dire le problème ! Il y a un problème de redéfinition
des pratiques sociales, de réinvention des modes de concertation,
des modes d'organisation, des rapports avec les médias, etc.
Et ça devient politique : savoir qu’est-ce qu’on
veut faire ? Est-ce que justement on veut changer radicalement les
systèmes de valorisation ? Auquel cas il faut les prendre
dans leur globalité, dans leur ensemble. Si on prétend
changer seulement sectoriellement, constituer une petite force d’appoint,
un petit lobby de pression sur l'environnement, alors moi je pense
que c'est perdu d’avance ; parce que ça marchera très
bien : l'industrie ne demande pas mieux que d'utiliser le mouvement
écologiste comme elle a utilisé le mouvement syndical
pour sa propre structuration du champ social. Ça serait très
vite digéré par l'industrie, par l'état, par
les forces dominantes. Il faut un autre niveau d’exigence.
Je propose ce terme d’écosophie pour montrer l'amplitude
de la problématique des valeurs
LA PASSION DES MACHINES
J.-Y. S. : D’où vient ton intérêt pour
les machines ?
F.G. : C'est une passion d'enfance et de toujours, une passion
animiste. En effet, la description des phénomènes
biologiques, sociaux, économiques, etc., en termes de structures
me parait insuffisante. Au-delà même des conceptions
systémique, j'ai voulu forger une entité conceptuelle
qui réponde non seulement aux rapports d’autorégulation
de la structure du système, mais rende compte aussi de ceux
qu’il développe avec l'extérieur. Car la machine
est toujours en dialogue avec une altérité : dans
son environnement technologique, humain, mais également par
ses liens philogénétiques avec les machines l'ayant
précédée et celles à venir. Apparaît
là une nouvelle forme d’altérité : celle
située dans le temps. En plus de l'altérité,
la machine établit aussi la finitude : elle naît, se
détraque, se casse, meurt. Pour cette raison, on avait élargi
le concept de machine, au-delà des machines techniques, aux
machines biologiques, sociales, urbaines, aux mégamachines,
linguistiques, théoriques et même aux machines désirantes.
Ce concept envisage donc la possibilité pour la machine de
s'abolir elle-même.
E. V. : Dans ton texte sur " l'hétérogénése
machinique " (1), tu insistes sur cette idée : "
la machine dépend toujours d’éléments
externes pour pouvoir exister comme telle ". Quels rapports
y a-t-il entre les éléments de " structuré
", de " reproductibilité " et " d’altérité
" ?
F.G. : Pour les comprendre, j'introduis, en articulation, le caractère
processuel de la machine. L'essence de la machine ne provient pas
d'une continuité indéfinie, elle est en mutation.
Pour cela doit intervenir un phénomène de rupture,
de coupure, comme pour les individus saisis au sein de leur espèce,
et entre les espèces elles-mêmes dans leurs phylums
évolutifs. Il y a vie et mort des machines technologiques,
théoriques, etc. L'existence d’un collapsus entre la
plus grande complexité et son abolition est possible. Je
l'appelle la chaosmose : on peut être dans un rapport hautement
différencié au monde, à l'environnement, etc.,
mais aussi ne pas être, disparaître, se dissoudre dans
le chaos. Cette articulation entre les deux éléments
permet l'évolution, la production créatrice. Comme
si s'imposait une replongée dans le chaos pour réenrichir
la complexité ; comme si le chaos était hanté
lui-même virtuellement par la complexité et réciproquement.
E.V. : Tu postules également que " la machine soit
un préalable à la technique, au lieu d’en être
l'expression ". Tu notes par ailleurs que pour Leroi-Gourhan,
les machines n'existent pas en dehors de " l'ensemble technique
auquel elles appartiennent ". N'y a-t-il pas opposition entre
ces deux idées ?
F.G. : Non, car la position de Leroi-Gourhan est un premier palier.
Il articule l'outil, la machine à son environnement social,
humain, corporel, à la gestuelle machiniste et aux rapports
culturels qui les supportent. Cette problématique de l'autopoiés
machinique diffère de la manière dont l'autopoïése
est formulée dans les milieux biologistes par Varéla
et Maturana. Avec la symbiose entre la machine, l'outil et le champ
social et humain et l'apparition de machines conceptuelles, linguistiques,
diagrammatiques en articulation entre elles, s 'opère un
décentrement de l 'essence du machinisme de sa partie visible
vers sa partie incorporelle. On peut alors sortir de la logique
des objets clairs et distincts dans une strate donnée avec
les paradigmes extrinsèques et préexistants qui les
enveloppent et ceux de description, d’apprentissage, etc.,
pour parvenir à d’autres types d’objets, à
des machines abstraites, portant en eux-mêmes leurs propres
systèmes de valorisation, autopoïétiques. Ils
permettent de comprendre l'articulation des différentes strates
machiniques, sociales, biologiques, neurologiques, écologiques,
etc.
J.-Y. S. : Nantis de cette définition de l'essence de la
machine, quelle est selon toi la part de l'humain et du non-humain
dans les machines ?
F.G. : Je dirais plutôt : quelle est la part du devenir machinique
dans l'humain et le non-humain ? Car le devenir machinique constitue
des formes d’humanité, mais implique aussi d’autres
devenirs : animaux, végétaux, musicaux, mathématiques,
etc. Il suppose du virtuel, de l'adjacence venant d’univers
incorporels, de référence sans être préréférents.
Il sort des paradigmes préexistants. Il entraîne une
vitalité, une prolifération, une incarnation existentielle
partielle que j'appelle territoires existentiels. L'intuition de
ce concept de machine vise à échapper à la
logique d’objet discursif, de flux manifeste, pour intégrer
des entités non discursives, incorporelles, contingentes,
comme celle de l ?existence.
E.V. : Comment " cette essence machinique " se différencie-t-elle
du Grund heideggerien et du signifiant lacanien ?
F.G. : Ces catégories-là supposent et supportent
un certain rapport de discursivité une langue fondamentale
de l 'être ou de signifiants, de trésors du code. Je
me refuse à ce que tout soit déjà comptabilisé
dans un " grand autre " ou un grund, dans un rapport à
l'être trop marqué, notamment par les positions philosophiques
grecques.
Il y a autant de références de " grand autre
" qu’il y a de mutations des univers de référence.
Ainsi la musique polyphonique est une création sui generis,
sans aucun fondement, sans aucun grund, quelles que soient les filiations
auxquelles on la rapporte : naissance de la pensée mathématique
ou philosophique. Je ne vois pas de préalable à cette
créativité absolue, pas de chaînes signifiantes
ou de primat de l'être. Il y a hétérogenése,
ce qui constitue un garant de l'activité humaine.
E.V. : Peux-tu expliquer ta formule : " le mouvement de l'histoire
se singularise au carrefour d’univers machiniques hétérogènes
".
F.G. : L'histoire est de toutes façons une narration : épique,
à connotation religieuse, marxiste, machinique, etc. Mais
elles ont de la valeur, car ainsi on fait prendre consistance à
la durée. Mon affirmation n'est pas plus scientifique que
d’autres. Mais la différence avec l'explication par
l'universalité des rapports de production, vis-à-vis
des rapports sociaux et culturels, réside en ce que le primat
de l'explication machinique contourne radicalement toute idée
de rapport entre infrastructure et superstructure.
Ainsi, il y a certains tournants historiques dus à une mutation
technologique. Par exemple, l'apparition des armes de fer démasqua
des empires asiatiques existant depuis des millénaires. Pourtant
ce put être tout autant une mutation partant des registres
pour comptabiliser les machines de guerre, d’organiser les
militaires, donc de l'ordre de l'écriture. Ça pourrait
être aussi des mutations juridiques, dans un rapport de production
(unité monétaire), dans la science, dans les transports
(découvertes maritimes), etc. Une causalité obligée
ne s'impose donc pas. Il faut au contraire rechercher comment se
contaminent, s'influencent, se causalisent les différentes
mutations machiniques ; comment elles créent des foyers de
subjectivation partielle, une plus-value créatrice, une affirmation
autopoïétique ; comment elles prennent le contrôle.
Par exemple à l'époque des grandes villes-mondes décrites
par Braudel, il y a une entité urbano-capitaliste qui domine,
puis se déporte des grandes villes italiennes à Amsterdam,
Londres, etc. Ce déplacement n'est pas purement économique,
mais culturel, socio-politique, religieux, etc. Mais ça tient.
C'est chaque fois l'histoire à l'état naissant, une
cristallisation, une singularité.
E.V. : Le monde machinique et technique, au terminal duquel se
constitue l'humanité d’aujourd’hui, est selon
toi " barricadé par des horizons de constante et de
limitation des vitesses du chaos. Mais ce même monde de contrainte,
est doublé, triplé, par d’autres mondes qui
ne demandent qu’à bifurquer et engendrer de nouveaux
champs de possibles. " Quels sont ces autres mondes et pour
quels champs du possible ?
F.G. : J'en vois deux parmi d’autres à signaler :
le monde de la philosophie, qui d’une certaine façon
forge ses objets absolument dans un rapport de vitesse infinie,
de rupture infinie avec les catégories mondaines. Il se situe
d’emblée dans une créativité de concepts
qui travaillent à l'impuissance de l'infini.
Et puis il y a le registre du monde esthétique qui, par
contre, à partir d’une matière sensible, reproduit,
restitue de la philosophie, des champs de découverte infinie.
Il y a là tout un détour par le travail de la matière.
E. V. : Quels champs du possible alors ?
F.G. : De la création ! C'est un peu cette utopie d’une
jonction possible entre les facteurs de créativité
de la science, de la philosophie, des arts et puis des champs sociaux,
économiques, écologiques encore stratifiés,
territorialisés, d’autant plus enfermés sur
eux-mêmes qu’ils se sentent menacés par ces facteurs
de déterritorialisation machinique. On peut accepter cette
opposition dualiste comme irrésistible et définir
le destin de l'humanité comme des déchirures, des
pulsions contradictoires sur des territoires de référence
ou comme l'abandon à la dromotique (comme dirait Paul Virilio).
Pour moi, l'idée de mécanosphére suppose qu’il
n'est pas impossible que naissent des dispositifs permettant d’expérimenter
cette jonction ; sans faire de la science, de l'art ou de la philosophie
avec le social, mais en produisant des systèmes de valorisation
multiples, hétérogènes, donnant le goût
de la singularité, de la finitude, de l'étre-là.
En dehors, évidemment, des mythes rédempteurs, des
fonctions politiques de représentations aliénantes
! Il faut sortir de ce caractère de généralité
abusive caractérisant la sphère médiatique,
poursuivant les signes de valeurs de progrès qui finalement
ne renvoient sur rien et n ?accrochent pas le désir au champ
social. Il y aurait là tout un décentrement ouvrant
une pratique que j'ai appelé écosophique, une discipline
qui aurait à voir avec la politique, l'écologie, l'art,
la science, etc., et qui serait quand même une pratique spécifique,
une sorte de sagesse non contemplative. Quels espaces de valorisation
?
E.V. : Peux-tu développer cette phrase relevée dans
ton livre Les Trois écologies : " Il est de moins en
moins légitime que les rétributions financières
et de prestige des activités humaines socialement reconnues
ne soient régulées que par un marché fondé
sur le profit. " On parle pourtant d’universalité
du marché.
F.G. : L'idéologie néo-libérale justifie la
souveraineté du marché par la liberté d’échange.
Elle postule l'existence d'un marché abstrait surcodant et
régulant l'ensemble des sphères économiques.
C'est un leurre tout-puissant. Le " marché " n'existe
pas. Par contre existent toutes sortes de marchés. Exemples
: celui de l'armement tenu par les puissances étatiques,
les marchés régionaux, locaux, mais aussi les marchés
parallèles de la drogue, de la mafia, ou encore le marché
de l'art." A un niveau micro-sociologique existent les marchés
domestiques, ceux du troc dans les pays sous-développés
?
Ce sont les formations de pouvoir qui les posent et les donnent
comme champ d’équivaloirs, de valeur, et le jeu entre
les marchés devient un jeu entre ces marchés de pouvoir.
Certains sont minorés, d’autres surestimés.
Il n'y a donc pas de catégorie unique, transcendante, de
marché mondial. Il y a des systèmes de valorisation
posés comme territoires existentiels d’un certain nombre
de formations, d’agencements de pouvoir. Ainsi en rapport
avec le marché des pétrodollars, les USA ont monté
une action ponctuelle, géopolitique, un coup de force, avec
la guerre du Golfe.
E.V. : Qui peut attribuer une valeur non marchande ? L'état
? En affirmant que pour chaque activité humaine, il y a un
segment de valorisation, tu avances un présupposé
anthropolique fort ?
F.G. : En dehors de l'état, tous les marchés du désir
se posent en vecteurs de valorisation. Ainsi la musique rock est
une machine de désir d'une part et un marché capitalistique
d’autre part. Il y a aussi un rapport fort entre désir
et désirabilité. Il n'y a pas que le marché
de l'état pour attribuer des valeurs non marchandes ;
On peut, dans une perspective postmoderniste, accepter les formations
de pouvoirs actuelles et dire que toutes celles qui existent sur
le marché sont nécessaires et inévitables.
On peut au contraire avoir une perspective axiologique et concevoir
les formations de pouvoir soit pour les dissoudre, comme le marché
du pouvoir phallocratique, soit pour créer un marché
de pouvoir différent, par exemple pour l'art, en contrecarrant
les marchands de tableaux, les musées, enfin tout ce qui
gère l'art sur le marché mondial ?
E.V. : Il existe quand même une hiérarchie des systèmes
productifs et des formations de pouvoir ?
F.G. : Oui, il existe une hiérarchie essentiellement capitalistique.
Pourtant on peut imaginer un multicentrage, une disposition rhizomatique
des formations de pouvoir, la régulation s'effectuant en
termes de logique chaotique à travers des attracteurs déterminant
des zones de pouvoir beaucoup plus déterritorialisées
que celles de lobbies.
E.V. : Ne restes-tu pas ainsi dans le paradigme du marché
? Que pourraient être de nouveaux espaces de valorisation
?
F.G. : Il y a de nouveaux agencements de concertation, avec les
dispositifs de communication télématique ? De nouvelles
entités subjectives transnationales, transethniques, transculturelles,
etc., apparaissent. A contrario, les marchés de pouvoir étatiques
mondiaux se maintiennent et tout cela ne sera pas balayé
le jour du grand soir ?
L'urgence déjà consiste à situer les véritables
logiques de marché, celles de l'état, celles des pouvoirs
dans leur fonctionnement actuel pour sortir du mythe de légitimation
absolue d’une utilisation du droit du capitalisme, sorte de
religion néo-libérale aujourd’hui dominante
presque partout. Ce décentrage axiologique aboutit à
montrer qu’il y a d’autres pratiques possibles ; roll-back
du marché capitalistique, espaces de liberté, espaces
de création à inventer et à réaffirmer,
y compris sur le marché actuel ?
J.-Y. S. : Ne sous-estimes-tu pas l'aspect de réification
par l'équivalent monétaire ?
F.G. : C'est vrai que l'équivalent monétaire joue
un rôle d’objet fascinant. Il pointe la ligne de déterritorialisation
la plus intense. C'est une involution de la subjectivité
dans un objet de désir, obsessif qui dissout les autres modes
de valorisation. C'est une arme de toute-puissance, la plus abstraite.
Les nouvelles formes de valorisation doivent justement quitter
cette " homogenése " des valeurs capitalistiques
et se resingulariser par un processus que j'appelle "hétérogénétique
", qui leur donne leur niveau ontologique propre.
Pour moi, la valeur, c'est une polarisation au sein d’un
champ de désir, d’un champ de pouvoir, d’un territoire
existentiel qui peut prendre une dimension tout à fait déterritorialisée.
C'est une dimension axiologique qui s'inscrira aussi bien dans le
domaine économique que dans le domaine de la perception ou
celui des rapports aux autres, de la façon de situer.
E.V. : Comment ?
F.G. : Il y a des niveaux moléculaires déjà
existants, des conquêtes. Je citerai un seul exemple : le
mouvement d’émancipation des femmes (malgré
les menaces, les reculs ?). J'évoque en fait une nouvelle
façon de poser des territoires de vie, d’affirmer des
résistances civiles, de défendre des minorités,
même si elles peuvent imploser dans d’autres formes
d’abolition. Il s'agit de les réinsérer dans
les rapports de forces, de pouvoirs existants, au lieu de les figer
en pure utopie comme dans les années soixante ; les articuler
avec les forces qui s'affirment au Parlement, dans le syndicalisme,
etc., est donc nécessaire. Sinon ces pratiques moléculaires,
ces luttes de désir retomberaient inexorablement dans la
récupération, la marginalisation, le dérisoire.
" l'opposé, une logique de rupture en noir et blanc
impliquant une cohérence axiomatique totale a montré
qu’il n'y a pas de discriminant progressiste automatique.
Mieux articuler sur l'écologie sociale et mentale, donner
une perspective historique à toutes les pratiques sociales
spécifiques, à ces révolutions moléculaires,
voila ce qui reste à faire pour former de nouveaux espaces
de valorisation.
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