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Origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/termin56.pdf
Terminal : Ernst Haeckel définissait l'écologie comme
« la science des rapports des organismes avec le monde extérieur
et de leurs conditions d'existence ». Qu'appelles-tu l'écosophie
?
Félix Guattari : Le terme d'écologie est éclectique.
Il englobe des réalités très hétérogènes,
ce qui fait d'ailleurs sa richesse. D'abord, c'est une science,
la science des écosystèmes de toute nature.
Elle n'a pas des contours bien délimités car elle
prend en compte aussi bien des écosystèmes sociaux,
urbains, familiaux que ceux de la biosphère.
À côté de ça, l'écologie est
devenue un phénomène d'opinion, recouvrant des sensibilités
très diverses : de celles conservatrices, voire réactionnaires,
prônant un retour à des valeurs ancestrales, à
celles qui tentent la recomposition d'une polarité progressiste
se substituant à l'ancienne polarité droite-gauche.
J'ai tenté une jonction conceptuelle entre toutes ces dimensions.
Est ainsi née l'idée d'écosophie articulant
les trois écologies : environnementale, sociale et mentale.
De plus, dans mon propre système de modélisation,
j'essaye d'avancer la notion d'un objet écosophique qui irait
plus loin que l'objet écosystèmique. Je conçois
l'objet écosophique comme articulé selon quatre dimensions
: celles de flux, de machine, de valeur et de territoire existentiel.
• Celle de flux est évidente ; puisque justement dans
les écosystèmes il y a toujours articulation de flux
les uns par rapport aux autres, notamment de flux hétérogènes.
• Celle de machine est là pour donner une dimension
de rétroaction cybernétique, d'auto-poïétique,
c'est-à-dire d'auto-affirmation ontologique, sans tomber
dans le mythe animiste ou vitaliste, comme par exemple celui de
l'hypothèse Gaïa de J. Lovelock et L. Margulis ; car
il s'agit bien de faire la jonction entre les machines des écosystèmes
de flux matériels et des écosystèmes de flux
sémiotiques. J'essaye donc d'élargir la notion d'autopoïèse,
sans la réserver comme Varela au seul système vivant
et je considère qu'il y a des proto-autopoïèses
dans tous les autres systèmes : ethnologiques, sociaux etc...
• Cet objet écosophique est non seulement autopoïétique,
mais aussi porteur de valeurs, de registres et de perspectives de
valorisation. Il est important pour repenser la problématique
de la valeur, y compris la valeur économique et pour articuler
la valeur capitalistique, la valeur d'échange au sens marxiste,
avec les autres systèmes de valorisation sécrétés
par les systèmes autopoïétiques : systèmes
sociaux, groupes, individus, sensibilités individuelles,
artistiques, religieuses ; pour les articuler entre eux, sans que
la valeur économique les surplombe, et les écrase
tous.
• La 4e dimension est celle de la finitude existentielle
qui justement caractérise le plus l'objet écosophique
: ce que j'appelle aussi « territoires existentiels »
et qui n'est pas une entité éternelle, mais est fondée
dans des cordonnées de détermination extrinsèques,
indépendantes. Dans son système de valeurs, l'objet
écosophique a une naissance et une fin ; il est en rapport
avec une altérité machinique, un phylum machiniste.
En effet, n'importe quel système a à la fois un antécédent
et un avenir systémique. Sans portée universelle,
il est lié dans des processus d'historicité. Cette
finitude présente aussi une dimension d'aliénation,
d'« incarnation » et en même temps d'enrichissement
processuel ; car grâce à elle il y a toujours la possibilité
d'une recharge à partir du chaos et de refondation d'une
complexité. Parce qu'il y a la coupure de l'individuation
écosystémique comme finitude, il y a justement possibilité
que les systèmes s'enchaînent les uns par rapport aux
autres et développent un grand phylum évolutif.
Terminal : Tu parles de l'objet écosophique comme d'un «
système de modélisation »... Vises-tu des objets
concrets ou un système de description ?
F.G. : Pour moi la distinction ne s'impose pas : tous les objets
sont objets de modélisation. Le concept dans son caractère
créatif, d'agglomération de composantes hétérogènes
et en même temps d'unités autopoïétiques,
c'est l'objet.
L'objet écosystémique est un objet de métamodélisation
en ce sens qu'il a prétention d'englober les différentes
modélisations qui nous sont proposées : de type marxiste,
de type animiste, de type esthétique. On peut ainsi voir
comment s'articulent les systèmes de valeurs, plutôt
que de les opposer de façon manichéiste les uns aux
autres.
Terminal : Quelles conséquences tirer de ce type d'analyse
pour le mouvement écologiste ?
F.G. : Qu'il n'y a pas d'opposition dans mon esprit entre les écologies
: politique, environnementale et mentale. Toute appréhension
d'un problème environnemental postule le développement
d'univers de valeurs et donc d'un engagement éthico-politique.
Elle appelle aussi l'incarnation d'un système de modélisation,
pour soutenir ces univers de valeurs, c'est-à-dire des pratiques
sociales, de terrain, des pratiques analytiques quand il s'agit
de production de subjectivité.
Terminal : Il ne s'agit donc pas de systèmes de valeur totalisants...
F.G. : C'est vrai ! En effet le grand danger serait de substituer
au mythe des classes ouvrières porteuses de l'avenir des
valeurs, celui d'une défense de l'environnement, d'une sauvegarde
de la biosphère qui peut tout autant prendre un caractère
totalisant, totalitaire. Il vaut mieux concevoir des processus d'affirmation
de valeurs qui respectent leur hétérogénéité
et leur singularité. Je refuse les jugements transcendants.
Deux exemples... Au sein des écologistes, la mouvance de
gauche, rejette ceux qu'on appelle les « khmers verts ».
Mais ceux-ci représentent quelque chose d'absolument authentique
dans la subjectivité écologiste et dans les rapports
de force. C'est aussi parce qu'ils existent que 15 à 20 %
de l'électorat se disent prêts à voter écologiste.
Ayons un rapport dissensuel avec eux, polémiquons, mais respectons-les,
sinon on tombe dans une guérilla idéologique sans
fin.
Même chose avec le lepénisme : comprenons pourquoi
des masses importantes de la population, notamment ouvrière,
basculent dans cette idéologie. Regardons-la de l'intérieur
sans chosifier les valeurs en disant : c'est réac, fasciste,
d'extrême-droite etc...
Sinon on perd toute possibilité d'articulation pragmatique
pour influencer, pour « rhizomatiser » cette composante.
Terminal : Explicite-nous ce rapport d'axiomatisation pragmatique.
Pour les « khmers verts » dans le champ idéologique,
on évoque Maurras, Pétain, on les étiquette...
F.G. : C'est ainsi qu'on les réifie, qu'on veut les rendre
fous. Pour moi il ne s'agit pas d'entrer en polémique par
exemple avec un malade délirant. Il peut avoir notamment
des crises psychotiques s'accompagnant parfois de délires
racistes, de haine de la différence, de l'étrangeté.
Il faut chercher à comprendre comment cet agencement subjectif
aboutit à une modélisation de la réalité
complètement différente de la mienne et entrer dans
des rapports de production sémiotique pour qu'il y ait un
sortie évolutive, processuelle à ce type d'impasse.
Sortons des politiques consensuelles, acceptons l'altérité
de l'autre, sa différence ; à partir de ce mouvement
éthique de reprise de l'autre peut advenir quelque chose.
Terminal : Quelle traduction donner à une visée écosophique
dans le cas d'éventuelles responsabilités gouvernementales
des écologistes ?
F.G. : La question concerne aussi les responsabilités locales,
régionales.
Il s'agit de concevoir des pratiques d'intervention sociale, y
compris politiques, gouvernementales, qui soient cohérentes
avec des pratiques sociales de terrain, avec des pratiques dissensuelles,
culturelles, analytiques, individuelles et de groupe, et esthétiques
et de développer une politique et des moyens, des dispositifs,
qui permettent ce caractère dissensuel. Je pense qu'il faut
complètement dépasser l'essentiel de nos positions
traditionnelles entre mouvements, partis ou associations et trouver
une nouvelle forme de parti : mouvement association, permettant
de superposer, d'établir un rapport polyphonique entre les
différents objectifs pragmatiques. Je ne suis pas hostile
à une armature politique, y compris avec des leaders médiatiques
et des ministres, pourquoi pas ! S'il y a non seulement des phénomènes
de contrôle par la « base », mais aussi des phénomènes
de subjectivation tels que ça prenne une position toute relative
; donc que les individus délégués, ou se vouant
à ce type de corvée politique, soient acceptés
pour ce que l'objectif vaut, c'est-à-dire important, mais
pas fondamental. Qu'ils soient des leaders politiques, mais qu'ils
ne deviennent pas des leaders affectifs, des leaders imaginaires.
Ceci veut concrètement dire que dans le mouvement écologiste,
il apparaisse tout aussi important, équivalent et légitime
de s'occuper de groupes de quartier, de vie, etc... que de «
magouiller » dans des rapports de force politiques et organisationnels.
Il y a là toute une écologie sociale du mouvement
lui-même qui doit trouver sa régulation.
Terminal : À part dans le domaine de l'environnement, le
mouvement écologiste en France semble être avant tout
un mouvement d'opinion, un mouvement de subjectivité, beaucoup
plus que de pratiques sociales. On voit mal la jonction avec une
démarche d'écologie sociale et mentale, par exemple
dans le domaine des médias, des moyens de communication.
Une certaine conception de l'écologie introduit aussi un
fixisme sur les relations homme-nature et empêche de prendre
en compte toutes les dimensions environnementales, notamment l'environnement
urbain, une des sources essentielles de la crise et de l'angoisse
actuelle.
F.G. : Premièrement, le phénomène français
est exceptionnel. Il n'y a pas dans les autres pays pareille audience
du mouvement écologiste ; on dit 15, 20 %, mais en réalité,
il y a une masse d'opinions favorables plus considérable.
On pourrait dire exactement la même chose du mouvement lepéniste,
mais qui brasse un mouvement d'opinions encore beaucoup plus large.
C'est une situation précaire. Les écologistes ne doivent
pas s'illusionner. Ça peut retomber comme un soufflé.
Deuxièmement, c'est justement à la condition qu'il
y ait invention d'un autre façon de militer, de faire de
la politique, d'articuler la préoccupation la plus immédiate,
la plus quotidienne aussi bien au niveau de l'environnement qu'au
niveau de la vie sociale, de ce qui se passe dans le quartier, dans
les hôpitaux, etc... qu'il pourra y avoir consolidation de
cette opinion. Sinon ça sera une fois de plus la déception,
et l'opinion se tournera vers je ne sais quoi, peut-être vers
rien du tout ou une passivité génératrice de
choses très négatives.
Terminal : Que dire alors ?
F.G. : Dire le problème ! Il y a un problème de redéfinition
des pratiques sociales, de réinvention des modes de concertation,
des modes d'organisation, des rapports avec les média, etc.
Et ça devient politique : savoir qu'est-ce qu'on veut faire
? Est-ce que justement on veut changer radicalement les systèmes
de valorisation ? Auquel cas il faut les prendre dans leur globalité,
dans leur ensemble. Si on prétend changer seulement sectoriellement,
constituer une petite force d'appoint, un petit lobby de pression
sur l'environnement, alors moi je pense que c'est perdu d'avance
; parce que ça marchera très bien : l'industrie ne
demande pas mieux que d'utiliser le mouvement écologiste
comme elle a utilisé le mouvement syndical pour sa propre
structuration du champ social. Ça serait très vite
digéré par l'industrie, par l'État, par les
forces dominantes. Il faut un autre niveau d'exigence. Je propose
ce terme d'écosophie pour montrer l'amplitude de la problématique
des valeurs.
* Propos recueillis et mis en forme par Eric Braine et Jean-Yves
Sparfel.
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