Le lien d'origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/23chi01.pdf
La revue Chimères et les textes de F Guattari :
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La revue Chimères : http://www.revue-chimeres.org/
Le séminaire de F. Guattari sur le site de la Revue Chimères
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IL ARRIVE QUUN MILITANT POLITIQUE et un psychanalyste se rencontrent
dans la même personne, et que, au lieu de rester cloisonnés,
de trouver toutes sortes de justifications pour rester cloisonnés,
ils ne cessent de se mêler, dinterférer, de communiquer,
de se prendre lun pour lautre. Cest un événement
assez rare depuis Reich. Pierre-Félix Guattari ne se laisse guère
occuper par les problèmes de lunité dun moi.
Le moi fait plutôt partie de ces choses quil faut dissoudre,
sous lassaut conjugué des forces politiques et analytiques.
Le mot de Guattari, « nous sommes tous des groupuscules »,
marque bien la recherche dune nouvelle subjectivité, subjectivité
de groupe, qui ne se laisse pas enfermer dans un tout forcément
prompt à reconstituer un moi, ou pire encore un surmoi, mais sétend
sur plusieurs groupes à la fois, divisibles, multipliables, communicants
et toujours révocables.
Le critère dun bon groupe est quil ne se rêve
pas unique, immortel et signifiant, comme un syndicat de défense
ou de sécurité, comme un ministère danciens
combattants, mais se branche sur un dehors qui le confronte à ses
possibilités de non-sens, de mort ou déclatement,
« en raison même de son ouverture aux autres groupes ».
Lindividu à son tour est un tel groupe. Guattari incarne
de la façon la plus naturelle les deux aspects dun anti-moi
: dun côté, comme un caillou catatonique, corps aveugle
et durci qui se pénètre de mort dès quil ôte
ses lunettes ; dun autre côté, brillant de rnille feux,
fourmillant de vies multiples dès quil regarde, agit, rit,
pense, attaque. Aussi sappelle-t-il Pierre et Félix : puissances
schizophréniques.
Dans cette rencontre du psychanalyste et du militant, trois ordres de
problèmes au moins se dégagent :
1. Sous quelle forme introduire la politique dans la pratique et la théorie
psychanalytiques (une fois dit que, de toute façon, la politique
est dans linconscient lui-même) ?
2. Y a-t-il lieu, et comment, dintroduire la psychanalyse dans les
groupes militants révolutionnaires ?
3. Comment concevoir et former des groupes thérapeutiques spécifiques,
dont linfluence réagirait sur les groupes politiques, et
aussi sur les structures psychiatriques et psychanalytiques ?
Concernant ces trois sortes de problèmes, Guattari présente
ici un certain nombre darticles, de 1955 à 1970, qui marquent
une évolution, avec deux grands repères, les espoirs-désespoirs
daprès la Libération, les espoirs-désespoirs
daprès Mai-68, et entre les deux le travail de taupe qui
prépara Mai.
Quant au premier problème, on verra comment Guattari eut très
tôt le sentiment que linconscient se rapporte directement
à tout un champ social, économique et politique, plutôt
quaux coordonnées mythiques et familiales invoquées
traditionnellement par la psychanalyse. Il sagit de la libido comme
telle, comme essence de désir et de sexualité : elle investit
et désinvestit les flux de toute nature qui coulent dans le champ
social, elle opère des coupures de ces flux, des blocages, des
fuites, des rétentions. Et sans doute nopère-t-elle
pas dune manière manifeste, à la façon des
intérêts objectifs de la conscience et des enchaînements
de la causalité historique ; mais elle déploie un désir
latent coextensif au champ social, entraînant des ruptures de causalité,
des émergences de singularités, des points darrêt
comme de fuite. 1936 nest pas seulement un événement
dans la conscience historique, mais un complexe de linconscient.
Nos amours, nos choix sexuels sont moins des dérivés dun
Papa-Maman mythique, que les dérives dun réel-social,
les interférences et les effets de ceux investis par la libido.
Avec quoi ne fait-on pas lamour et la mort ? Guattari peut donc
reprocher à la psychanalyse la manière dont elle écrase
systématiquement tous les contenus socio-politiques de linconscient,
qui déterminent en réalité les objets du désir.
La psychanalyse, dit-il, part dune sorte de narcissisme absolu (Das
Ding) pour aboutir à un idéal dadaptation sociale
quelle appelle guérison ; mais cette démarche laisse
toujours dans lombre une constellation sociale singulière,
quil faudrait au contraire explorer, au lieu de la sacrifier à
linvention dun inconscient symbolique abstrait.
Le Das Ding nest pas lhorizon récurrent qui fonde illusoirement
une personne individuelle, mais un corps social qui sert de base à
des potentialités latentes (pourquoi y a-t-il ici des fous, là
des révolutionnaires ?). Plus importants que le père, la
mère, la grand-mère, il y a tous les personnages qui hantent
les questions fondamentales de la société comme la lutte
des classes de notre époque. Plus important que de raconter comment
la société grecque, un beau jour, a fait avec dipe
« le virage de sa cuti », il y a lénorme Spaltung
qui traverse aujourdhui le monde communiste. Comment oublier le
rôle de lEtat dans toutes les impasses où la libido
se trouve prise, réduite à investir les images intimistes
de la famille ? Comment croire que le complexe de castration puisse jamais
trouver de solution satisfaisante tant que la société lui
confie un rôle inconscient de régulation et de répression
sociales ? Bref, la relation sociale ne constitue jamais un au-delà
ni un par-après des problèmes individuels et familiaux.
Cest même curieux, à quel point les contenus sociaux,
économiques et politiques de la libido se montrent dautant
mieux quon se trouve devant des syndromes aux aspects les plus désocialisés,
comme dans la psychose. « Au-delà du Moi, le sujet se trouve
éclaté aux quatre coins de lunivers historique, le
délirant se met à parler des langues étrangères,
il hallucine lhistoire, et les conflits de classe ou les guerres
deviennent les instruments de lexpression de lui-même. [
]
La distinction entre la vie privée et les divers niveaux de la
vie sociale na plus de portée. » (Comparer avec Freud,
qui ne retient de la guerre quun instinct de mort indéterminé,
et un choc non qualifié, excès dexcitation du type
boum-boum.) Restituer à linconscient ses perspectives historiques
sur fond dinquiétude et dinconnu, implique un renversement
de la psychanalyse, et sans doute une redécouverte de la psychose
sous les oripeaux de la névrose. Car la psychanalyse a joint tous
ses efforts à ceux de la psychiatrie la plus traditionnelle pour
étouffer la voix des fous qui nous parlent essentiellement politique,
économie, ordre et révolution. Dans un article récent,
Marcel Jaeger montre comment « les propos tenus par les fous nont
pas seulement lépaisseur de leurs désordres psychiques
individuels : le discours de la folie sarticule sur un autre discours,
celui de lhistoire politique, sociale, religieuse, qui parle en
chacun deux. [
] Dans certains cas, cest lutilisation
de concepts politiques qui provoque un état de crise chez le malade,
comme si elle mettait à jour le nud de contradictions dans
lesquelles le fou sest empêtré. [
] Il nest
pas de lieu du champ social, pas même lasile, où ne
sécrive lhistoire du mouvement ouvrier (1) ».
Ces formules expriment la même orientation que les travaux de Guattari
depuis ses premiers articles, la même entreprise dune réévaluation
de la psychose.
On voit la différence avec Reich : il ny a pas une économie
libidinale qui viendrait par dautres moyens prolonger subjectivement
léconomie politique, il ny a pas une répression
sexuelle qui viendrait intérioriser lexploitation économique
et lassujettissement politique. Mais le désir comme libido
est partout déjà là, la sexualité parcourt
et épouse tout le champ social, coïncidant avec les flux qui
passent sous les objets, les personnes et les symboles dun groupe,
et dont ceux-ci dépendent dans leur découpage et leur constitution
même. Tel est le caractère latent de la sexualité
de désir, qui ne devient manifeste quavec les choix dobjets
sexuels et de leurs symboles (il est trop évident que les symboles
sont consciemment sexuels). Cest donc léconomie politique
en tant que telle, économie des flux, qui est inconsciemment libidinale
: il ny a pas deux économies, et le désir ou la libido
sont seulement la subjectivité de léconomie politique.
« Léconomique, cest en fin de compte le ressort
même de la subjectivité ». Cest ce quexprime
la notion dinstitution, qui se définit par une subjectivité
de flux et de coupure de flux dans les formes objectives dun groupe.
Les dualités de lobjectif et du subjectif, de linfrastructure
et des suprastructures, de la production et de lidéologie
sévanouissent pour faire place à la stricte complémentarité
du sujet désirant de linstitution et de lobjet institutionnel.
(Il faudrait comparer ces analyses institutionnelles de Guattari avec
celles que Cardan faisait au même moment dans Socialisme ou barbarie.)
Le second problème y a-t-il lieu dintroduire la psychanalyse
dans les groupes politiques, et comment ? exclut évidemment
toute « application » de la psychanalyse aux phénomènes
historiques et sociaux. Dans de telles applications, dipe en tête,
la psychanalyse a cumulé bien des ridicules.
Le problème est tout autre : la situation qui fait du capitalisme
la chose à abattre par révolution, mais qui a fait aussi
de la Révolution russe, de lhistoire qui lui succéda,
de lorganisation des partis communistes et des syndicats nationaux,
autant dinstances incapables dopérer cette destruction.
À cet égard, le caractère propre du capitalisme,
quon présente comme une contradiction entre le développement
des forces productives et les rapports de production, consiste en ceci
: le procès de reproduction du capital, dont les forces productives
dépendent dans le régime, est en lui-même un phénomène
international impliquant une division mondiale du travail ; mais le capitalisme
ne peut pourtant pas briser les cadres nationaux à lintérieur
desquels il développe ses rapports de production, ni lEtat
comme instrument de la mise en valeur du capital. Linternationalisme
du capital se fait donc par les structures nationales et étatiques,
qui lenrayent en même temps quelles leffectuent,
et qui jouent le rôle darchaïsmes à fonction actuelle.
Le capitalisme monopoliste dEtat, loin dêtre une donnée
ultime, est le résultat dun compromis.
Dans cette « expropriation des capitalistes au sein du capital »,
la bourgeoisie maintient sa pleine domination sur lappareil dEtat,
mais en sefforçant de plus en plus dinstitutionnaliser
et dintégrer la classe ouvrière, de telle manière
que les luttes de classes se trouvent décentrées par rapport
aux lieux et facteurs de décision réels qui renvoient à
léconomie capitaliste internationale et débordent
largement les Etats.
Cest en vertu du même principe que, « seule, une étroite
sphère de production est insérée dans le procès
mondial de reproduction du capital », le reste demeurant soumis
dans les Etats du tiers-monde à des rapports précapitalistes
(archaïsmes actuels dun second genre).
Dans cette situation, on constate la complicité des partis communistes
nationaux qui militent pour lintégration du prolétariat
dans lEtat, au point que « les particularismes nationaux de
la bourgeoisie sont pour une bonne part le résultat des particularismes
nationaux du prolétariat lui-même, et la division intérieure
de la bourgeoisie, lexpression de la division du prolétariat
». Dautre part, même quand la nécessité
des luttes révolutionnaires dans le tiers-monde est affirmée,
ces luttes servent avant tout de monnaie déchange dans une
négociation, et marquent le même renoncement à une
stratégie internationale et au développement de la lutte
de classes dans les pays capitalistes. Tout ne vient-il pas du mot dordre
: défense des forces productives nationales par la classe ouvrière,
lutte contre les monopoles et conquête dun appareil dEtat
? Lorigine dune telle situation est dans ce que Guattari appelle
« la grande coupure léniniste » de 1917, qui fixa pour
le meilleur et pour le pire les grandes attitudes, les énoncés
principaux, les initiatives et les stéréotypes, les fantasmes
et les interprétations du mouvement révolutionnaire. Cette
coupure consista en ceci : opérer une véritable rupture
de la causalité historique, en « interprétant »
la débandade militaire, économique, politique et sociale
comme victoire des masses. Au lieu dune nécessité
de lunion sacrée de centre gauche, surgissait la possibilité
de la révolution socialiste. Mais cette possibilité ne fut
assumée quen érigeant le parti, hier encore modeste
formation clandestine, en embryon dappareil dEtat capable
de tout diriger, remplir une vocation messianique et se substituer aux
masses. Deux conséquences à plus ou moins longue échéance
en découlaient. Pour autant que le nouvel Etat se dressait face
aux Etats capitalistes, il entrait avec eux dans des rapports de force
qui avaient pour idéal une sorte de statu quo : ce qui avait été
la tactique léniniste au moment de la NEP se transformait en idéologie
de la coexistence pacifique et de la compétition économique.
Lidée de rivalité fut ruineuse pour le mouvement révolutionnaire.
Et pour autant que le nouvel Etat se chargeait de linternationalisme
prolétarien, il ne pouvait développer léconomie
socialiste quen fonction des données du marché mondial
et sur des objectifs similaires à ceux du capital international,
acceptant dautant mieux lintégration des partis communistes
locaux dans les rapports de production capitalistes, toujours au nom de
la défense par la classe ouvrière des forces productives
nationales.
Bref, il nest pas juste de dire avec les technocrates que les deux
sortes de régimes et dEtats convergeaient au fur et à
mesure de leur évolution ; mais pas davantage de supposer, avec
Trotski, un Etat prolétarien sain qui aurait été
perverti par la bureaucratie, et qui pourrait être redressé
par une simple révolution politique. Cest dans la manière
dont lEtat-parti répondait aux Etats-cités du capitalisme,
même dans les rapports dhostilité et de contrariété,
que tout était déjà joué ou trahi. En témoigne
précisément la faiblesse de la création institutionnelle
en Russie dans tous les domaines, dès la précoce liquidation
des soviets (par exemple, en important des usines automobiles toutes montées,
on importe aussi des types de rapports humains, des fonctions technologiques,
des séparations entre travail intellectuel et travail manuel, des
modes de consommation foncièrement étrangers au socialisme).
Toute cette analyse prend son sens en fonction de la distinction que Guattari
propose entre groupes assujettis et groupes sujets.
Les groupes assujettis ne le sont pas moins dans les maîtres quils
se donnent ou quils acceptent, que dans leurs masses ; la hiérarchie,
lorganisation verticale ou pyramidale qui les caractérise
est faite pour conjurer toute inscription possible de non-sens, de mort
ou déclatement, pour empêcher le développement
des coupures créatrices, pour assurer les mécanismes dautoconservation
fondés sur lexclusion des autres groupes ; leur centralisme
opère par structuration, totalisation, unification, substituant
aux conditions dune véritable « énonciation
» collective un agencement dénoncés stéréotypés
coupés à la fois du réel et de la subjectivité
(cest là que se produisent les phénomènes imaginaires
ddipianisation, de surmoïsation et de castration de groupe).
Les groupes-sujets au contraire se définissent par des coefficients
de transversalité, qui conjurent les totalités et hiérarchies
; ils sont agents dénonciation, supports de désir,
éléments de création institutionnelle ; à
travers leur pratique, ils ne cessent de se confronter à la limite
de leur propre non-sens, de leur propre mort ou rupture. Encore sagit-il
moins de deux sortes de groupes que de deux versants de linstitution,
puisquun groupe-sujet risque toujours de se laisser assujettir,
dans une crispation paranoïaque où il veut à tout prix
se maintenir et séterniser comme sujet ; inversement, «
un parti, autrefois révolutionnaire et maintenant plus ou moins
assujetti à lordre dominant, peut encore occuper aux yeux
des masses la place laissée vide du sujet de lhistoire, devenir
comme malgré lui le porte-parole dun discours qui nest
pas le sien, quitte à le trahir lorsque lévolution
du rapport de forces entraîne un retour à la normale : il
nen conserve pas moins comme involontairement une potentialité
de coupure subjective quune transformation du contexte pourra révéler
». (Exemple extrême : comment les pires archaïsmes peuvent
devenir révolutionnaires, les Basques, les catholiques irlandais,
etc.) Il est vrai que si le problème des fonctions de groupe nest
pas posé dès le début, il sera trop tard ensuite.
Combien de groupuscules qui naniment encore que des masses fantômes
ont déjà une structure dassujettissement, avec direction,
courroie de transmission, base, qui reproduisent dans le vide les erreurs
et perversions quils combattent. Lexpérience de Guattari
passe par le trotskisme, lentrisme, lopposition de gauche
(la Voie communiste), le mouvement du 22 mars. Le long de ce chemin, le
problème reste celui du désir ou de la subjectivité
inconsciente : comment un groupe peut-il porter son propre désir,
le mettre en connexion avec les désirs dautres groupes et
les désirs de masse, produire les énoncés créateurs
correspondants et constituer les conditions, non pas de leur unification,
mais dune multiplication propice à des énoncés
en rupture ? La méconnaissance et la répression des phénomènes
de désir inspirent les structures dassujettissement et de
bureaucratisation, le style militant fait damour haineux qui décide
dun certain nombre dénoncés dominants exclusifs.
La manière constante dont les groupes révolutionnaires ont
trahi leur tâche est trop connue. Ils procèdent par détachement,
prélèvement et sélection résiduelle : détachement
dune avant garde supposée savoir ; prélèvement
dun prolétariat bien discipliné, organisé,
hiérarchisé ; résidu dun sous-prolétariat
présenté comme à exclure ou à rééduquer.
Or cette division tripartite reproduit précisément les divisions
que la bourgeoisie a introduites dans le prolétariat, et sur lesquelles
elle a fondé son pouvoir dans le cadre des rapports de production
capitalistes.
Prétendre les retourner contre la bourgeoisie est perdu davance.
La tâche révolutionnaire est la suppression du prolétariat
lui-même, cest-à-dire dès maintenant la suppression
des distinctions correspondantes entre avant-garde et prolétariat,
prolétariat et sous-prolétariat, la lutte effective contre
toute opération de détachement, de prélèvement
et de sélection résiduelle, pour dégager au contraire
des positions subjectives et singulières capables de communiquer
transversalement (cf. le texte de Guattari : « Létudiant,
le fou et le Katangais »).
Cest la force de Guattari de montrer que le problème nest
nullement celui dune alternative entre le spontanéisme et
le centralisme. Pas dalternative entre guérilla et guerre
généralisée.
Il ne sert à rien de reconnaître du bout des lèvres
un certain droit à la spontanéité dans une première
étape, quitte à réclamer lexigence de centralisation
pour une seconde étape : la théorie des étapes est
ruineuse pour tout mouvement révolutionnaire.
Nous devons être dès le début plus centralistes que
les centralistes. Il est évident quune machine révolutionnaire
ne peut pas se contenter de luttes locales et ponctuelles : hyper désirante
et hyper centralisée, elle doit être tout cela à la
fois. Le problème concerne donc la nature de lunification
qui doit opérer transversalement, à travers une multiplicité,
non pas verticalement et de manière à écraser cette
multiplicité propre au désir. Cest dire en premier
lieu que lunification doit être celle dune machine de
guerre et non dun appareil dEtat (une Armée rouge cesse
dêtre une machine de guerre dans la mesure où elle
devient rouage plus ou moins déterminant dun appareil dEtat).
Cest dire en second lieu que lunification doit se faire par
analyse, doit avoir un rôle danalyseur par rapport au désir
de groupe et de masse, et non pas un rôle de synthèse procédant
par rationalisation, totalisation, exclusion, etc. Ce quest une
machine de guerre par différence avec un appareil dEtat,
ce quest une analyse ou un analyseur de désir par opposition
avec les synthèses pseudo-rationnelles et scientifiques, telles
sont les deux grandes lignes où nous porte le livre de Guattari,
et qui marquent selon lui la tâche théorique à poursuivre
actuellement.
Dans cette dernière direction, il ne sagit certainement pas
dune « application » de la psychanalyse aux phénomènes
de groupe. Il ne sagit pas davantage dun groupe thérapeutique
qui se proposerait de « traiter » les masses. Mais constituer
dans le groupe les conditions dune analyse de désir, sur
soimême et sur les autres ; suivre les flux qui constituent autant
de lignes de fuite dans la société capitaliste, et opérer
des ruptures, imposer des coupures au sein même du déterminisme
social et de la causalité historique ; dégager les agents
collectifs dénonciation capables de former les nouveaux énoncés
du désir ; constituer non pas une avant-garde, mais des groupes
en adjacence avec les processus sociaux, et qui semploient seulement
à faire avancer la vérité sur des chemins où
elle ne sengage jamais dordinaire ; bref, une subjectivité
révolutionnaire par rapport à laquelle il ny a plus
lieu de se demander ce qui est premier, des déterminations économiques,
politiques, libidinales, etc., puisquelle traverse les ordres traditionnellement
séparés ; saisir ce point de rupture où, précisément,
léconomie politique et léconomie libidinale
ne font plus quun. Car linconscient nest pas autre chose
: cet ordre de la subjectivité de groupe qui introduit des machines
à explosion dans les structures dites signifiantes comme dans les
chaînes causales, et qui les force à souvrir pour libérer
leurs potentialités cachées comme réel à venir
sous leffet de rupture. Le mouvement du 22 mars reste exemplaire
à cet égard ; car sil fut une machine de guerre insuffisante,
du moins fonctionna-t-il admirablement comme groupe analytique et désirant,
qui ne tenait pas seulement son discours sur le mode dune association
vraiment libre, mais qui peut « se constituer en analyseur dune
masse considérable détudiants et de jeunes travailleurs
», sans prétention davantgarde ou dhégémonie,
simple support permettant le transfert et la levée des inhibitions.
Et une telle analyse en acte, où lanalyse et le désir
passent enfin du même côté, où cest le
désir enfin qui mène lanalyse, caractérise
bien les groupessujets, tandis que les groupes assujettis continuent à
vivre sous les lois dune simple « application » de la
psychanalyse en milieu clos (la famille comme continuation de lEtat
par dautres moyens). La teneur économique et politique de
la libido comme telle, la teneur libidinale et sexuelle du champ politique-éconoinique,
toute cette dérive de lhistoire, ne se découvrent
quen milieu ouvert et dans les groupes-sujets, là où
se lève une vérité. Car « la vérité
nest pas la théorie, ni lorganisation ». Ce nest
pas la structure ni le signifiant, mais plutôt la machine de guerre
et son non-sens. « La vérité, cest quand elle
a surgi que la théorie et lorganisation auront à sen
démerder. Lautocritique, cest toujours à la
théorie et à lorganisation de la faire, jamais au
désir. » Une telle transformation de la psychanalyse en schizoanalyse
implique une évaluation de la spécificité de la folie.
Et cest un des points sur lesquels Guattari insiste, rejoignant
Foucault quand celui-ci annonce que ce nest pas la folie qui disparaitra
au profit de maladies mentales positivement déterminées,
traitées, aseptisées, mais au contraire les maladies mentales,
au profit de quelque chose que nous navons pas su comprendre encore
dans la folie (2). Car les vrais problèmes sont du côté
de la psychose (pas du tout des névroses dapplication).
Cest toujours une joie de susciter les moqueries du positivisme
: Guattari ne cesse de réclamer les droits dun point de vue
métaphysique ou transcendantal, qui consiste à purger la
folle de la maladie mentale et non linverse : « Viendra-t-il
un temps où lon étudiera avec le même sérieux,
la même rigueur, les définitions de Dieu, du président
Schreber ou dAntonin Artaud, que celles de Descartes ou de Malebranche
?
Continuera-t-on longtemps à perpétuer le clivage entre ce
qui serait du ressort dune critique théorique pure et lactivité
analytique concrète des sciences humaines ? » (comprenons
que les folles définitions sont en fait plus sérieuses,
plus rigoureuses que les définitions rationnelles- maladives par
lesquelles les groupes assujettis se rapportent à Dieu sous les
espèces de la raison). Précisément, lanalyse
institutionnelle reproche à lantipsychiatrie non seulement
de refuser toute fonction pharmacologique, non seulement de nier toute
possibilité révolutionnaire de linstitution, mais
surtout de confondre à la limite laliénation mentale
avec laliénation sociale et de supprimer ainsi la spécificité
de la folie. «
Avec les meilleures intentions du monde, morales et politiques, on en
vient à refuser au fou le droit dêtre fou, le cest
la faute de la société peut masquer une façon
de réprimer toute déviance. La négation de linstitution
deviendrait alors une dénégation du fait singulier de laliénation
mentale. » Non pas du tout quil faille poser une sorte de
généralité de la folie, ni invoquer une identité
mystique du révolutionnaire et du fou. Sans doute est-il inutile
dessayer déchapper à une critique qui sera faite
de toute façon. Juste pour dire que ce nest pas la folie
qui doit être réduite à lordre du général,
mais au contraire le monde moderne en général ou lensemble
du champ social qui doivent être interprétés aussi
en fonction de la singularité du fou dans sa position subjective
elle-même. Les militants révolutionnaires ne peuvent pas
ne pas être étroitement concernés par la délinquance,
la déviance et la folie, non pas comme des éducateurs ou
des réformateurs, mais comme ceux qui ne peuvent lire que dans
ces miroirs-là le visage de leur propre différence. Témoin
ce morceau de dialogue avec Jean Oury, dès le début du présent
recueil : « Il y a quelque chose qui devrait spécifier un
groupe de militants dans le domaine psychiatrique, cest dêtre
engagé dans la lutte sociale, mais aussi dêtre assez
fou pour avoir la possibilité dêtre avec des fous ;
or il existe des gens très bien sur le plan politique qui sont
incapables de faire partie de ce groupe-là
»
Lapport propre de Guattari à la psychothérapie institutionnelle
consiste en un certain nombre de notions, dont on suivra la formation
ici même : la distinction des deux sortes de groupes, lopposition
des fantasmes de groupe et des fantasmes individuels, la conception de
la transversalité. Et ces notions ont une orientation pratique
précise : introduire dans linstitution une fonction politique
militante, constituer une sorte de « monstre » qui nest
ni la psychanalyse ni la pratique dhôpital, encore moins la
dynamique de groupe, et qui se veut applicable partout, à lhôpital,
à lécole, dans le militantisme une machine
à produire et à énoncer le désir. Ce pourquoi
Guattari réclamait le nom danalyse institutionnelle plutôt
que de psychothérapie institutionnelle. Dans le mouvement institutionnel
tel quil apparaît avec Tosquelles et Jean Oury samorçait
en effet un troisième âge de la psychiatrie : linstitution
comme modèle, au-delà de la loi et du contrat.
Sil est vrai que lancien asile était régi par
la loi répressive, en tant que les fous étaient jugés
« incapables », et par là même exclus des relations
contractuelles unissant des êtres supposés raisonnables,
le coup freudien fut de montrer que, dans les familles bourgeoises et
à la frontière des asiles, un large groupe de gens nommés
névrosés pouvaient être introduits dans un contrat
particulier qui les ramenait par des moyens originaux aux normes de la
médecine traditionnelle (le contrat psychanalytique comme cas particulier
de la relation contractuelle médicale-libérale). Labandon
de lhypnose fut une étape importante dans cette voie. Il
ne nous semble pas quon ait encore analysé le rôle
et les effets de ce modèle du contrat dans lequel sest coulée
la psychanalyse ; une des principales conséquences en fut que la
psychose restait à lhorizon de la psychanalyse comme la véritable
source de son matériel clinique, et pourtant en était exclue
comme hors du champ contractuel.
On ne sétonnera pas que la psychothérapie institutionnelle
ait impliqué dans ses propositions principales une critique du
contrat dit libéral non moins que de la loi répressive,
auquel elle cherchait à substituer le modèle de linstitution.
Cette critique devait sétendre dans des directions très
diverses, tant il est vrai que lorganisation pyramidale des groupes,
leur assujettissement, leur division hiérarchique du travail reposent
sur des relations contractuelles non moins que sur des structures légalistes.
Dès le premier texte de ce recueil, sur les rapports infirmiers-médecins,
Oury intervient pour dire : « Il y a un rationalisme de la société
qui est plutôt une rationalisation de la mauvaise foi, de la saloperie.
La vue de lintérieur, ce sont les rapports avec les fous
dans des contacts quotidiens, à condition davoir rompu un
certain « contrat » avec le traditionnel. On peut donc dire
en un sens que savoir ce que cest quêtre en contact
avec les fous, cest en même temps être progressiste.
[
] Il est évident que les termes mêmes infirmier-médecin
appartiennent à ce contrat quon a dit devoir rompre. »
Il y a dans la psychothérapie institutionnelle une sorte dinspiration
à la Saint-Just psychiatrique, au sens où Saint-Just définit
le régime républicain par beaucoup dinstitutions et
peu de lois (peu de relations contractuelles aussi). La psychothérapie
institutionnelle se fraie son difficile chemin entre lantipsychiatrie,
qui tend à retomber dans des forrnes contractuelles désespérées
(cf. une interview récente de Laing), et la psychiatrie de secteur,
avec son quadrillage de quartier, sa triangulation planifiée, qui
risquent de nous faire bientôt regretter les asiles fermés
dautrefois, ah le bon temps, le vieux style.
Cest là que se posent les problèmes propres à
Guattari sur la nature des groupes soignants-soignés capables de
former des groupes-sujets, cest-à-dire de faire de linstitution
lobjet dune véritable création où la
folie et la révolution, sans se confondre, se renvoient précisément
ce visage de leur différence dans les positions singulières
dune subjectivité désirante.
Par exemple, lanalyse des UTB (unités thérapeutiques
de base) à La Borde, dans le texte « Où commence la
psychothérapie de groupe ? »
Comment conjurer lassujettissement à des groupes eux-mêmes
assujettis, auquel concourt la psychanalyse traditionnelle ? Et les associations
psychanalytiques, sur quel versant de linstitution sont-elles, dans
quel groupe ? Une grande partie du travail de Guattari avant Mai 68 fut
« la prise en charge de la maladie par les malades eux-mêmes,
avec lappui de lensemble du mouvement étudiant ».
Un certain rêve du non-sens et de la parole vide, instituée,
contre la loi ou le contrat de la parole pleine, un certain droit du flux-schizo
nont jamais cessé danimer Guattari, dans une entreprise
pour abattre les divisions et les cloisonnements hiérarchiques
ou pseudo-fonctionnels-pédagogues, psychiatres, analystes, militants
Tous les textes de ce recueil sont des articles de circonstance. Ils sont
marqués dune double finalité, celle de leur origine
dans tel tournant de la psychothérapie institutionnelle, tel moment
de la vie politique militante, tel aspect de lEcole freudienne et
de lenseignement de Lacan, mais aussi celle de leur fonction, de
leur fonctionnement possible dans dautres circonstances que de leur
origine. Ce livre doit être pris comme le montage ou linstallation,
ici et là, de pièces et rouages dune machine.
Parfois des rouages tout petits, très minutieux, mais en désordre,
et dautant plus indispensables. Machine de désir, cest-à-dire
de guerre et danalyse. Cest pourquoi lon peut attacher
une importance particulière à deux textes, un texte théorique
où le principe même dune machine se dégage de
lhypothèse de la structure et se détache des liens
structuraux (« Machine et structure »), un texte-schizo où
les notions de « point-signe » et de « signe-tache »
se libèrent de lhypothèse du signifiant.
Préface du livre de Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité,
Essais danalyse institutionnelle, François Maspero éd.,
Paris, 1974.
1. Marcel Jaeger, « Lunderground de la folie », in «
Folie pour folie », Partisans, février 1972.
2. Michel Foucault, Histoire de la folie à lage classique,
Gallimard, 1976, appendice I.
Le lien d'origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/23chi01.pdf
La revue Chimères et les textes de F Guattari :
http://www.revue-chimeres.org/guattari/artde/divers.html#chim
La revue Chimères : http://www.revue-chimeres.org/
Le séminaire de F. Guattari sur le site de la Revue Chimères
http://www.revue-chimeres.org/guattari/semin/semi.html
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