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La revue Chimères et les textes de F Guattari :
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Le séminaire de F. Guattari sur le site de la Revue Chimères
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Je vais parler aujourd’hui autour du thème : singularité
et complexité, dans le domaine psy. La dernière fois,
j’avais essayé de montrer en quoi la production de subjectivité
était devenue en quelque sorte une industrie, une industrie importante
concernant des mass-medias, des équipements collectifs…,
on pourrait dire une industrie de pointe ; et en quoi, d’aucune
part, une composante de la subjectivité ne pouvait prétendre
échapper à cette modélisation, à cette production
de subjectivité, aussi bien pour meubler donc la mémoire,
la compétence des individus, mais aussi bien leur pattern de
conduite, des types de perception, donc des types de conscience, et
au-delà des systèmes de normes. Autrement dit, aucune
partie, la plus abyssale de la subjectivité ne peut prétendre
échapper à cette production. On peut devant cette évolution,
avoir une attitude de rejet, de refus – ce qui ne sert d’ailleurs
pas à grand-chose – mais en tous cas on peut avoir une
certaine nostalgie, se dire : enfin, tout de même, que devient
là-dedans l’individu, que devient le sujet personnel ?
Mais d’une certaine façon, le fait que la subjectivité
soit devenue, dans le cadre de nos sociétés, objet de
production de masse, au même titre que d’autres marchandises,
et qu’il s’agisse d’une marchandise qui conditionne
la production des autres marchandises, une marchandise- clef, une sorte
de matière première fondamentale de tout autre type de
production, non seulement de biens mais aussi de socialité, le
fait qu’on en soit venu là doit aussi bien nous amener
à poser la question rétroactivement de ce qu’étaient
les autres modes de subjectivation. Plutôt que d’avoir une
nostalgie des origines, il faut s’interroger sur ce qu’étaient
ces origines et il est facile de constater qu’au fond il en a
toujours été ainsi : la subjectivité a toujours
été l’objet d’une production sociale, il n’y
a jamais eu de subjectivité « naturelle », essentiellement
montée par des schèmes ontogéniques. Par exemple,
on peut renvoyer à quelque chose qui le montre très clairement,
c’est la façon dont Georges Duby décrit les trois
types, les trois ordres de l’imaginaire de la féodalité
: le travail du paysan, fonction, courage de relations d’assujettissement
pour les hommes de guerre et les fonctions de prière dans le
domaine religieux. Mais on a aussi ici dans cette salle des anthropologues
qui pourraient nous montrer à quel point dans les sociétés
les plus « archaïques » la subjectivité est
elle-même fabriquée, manufacturée par des procédures
très complexes qui n’ont rien à voir avec un développement,
avec une production naturelle, avec une psychogenèse qui dépendrait
d’un montage préformé.
Alors ce caractère d’artificialité de la subjectivité,
ce caractère de production, on peut l’interpréter
de différentes façons. On peut l’évacuer
– du moins je pense que c’est l’évacuer que
de poser le problème en ces termes – en considérant
que de toutes façons, du fait de l’importance du langage
comme substrat de la position de la subjectivité et de son expression,
le langage étant essentiellement un phénomène social,
c’est cela qui originerait ce caractère social de la production
de la subjectivité. C’est un peu la position de Baktine.
J’ai relevé un énoncé de lui extrêmement
net là-dessus : « l’intersubjectivité est
logiquement antérieure à la subjectivité. Aucun
énoncé général ne peut être attribué
à un seul locuteur, il est le produit de l’interaction
des interlocuteurs et, plus largement, le produit de situations sociales
complexes dans lequel il a surgi. » Cette position, on la trouvera
aussi bien dans le structuralisme linguistique, en particulier chez
Saussure, on la trouvera partout, et toute une constitution de ce que
j’ai appelé la dernière fois « les domaines
psy » repose non seulement sur le constat de ce que la production
de subjectivité est essentiellement sociale, mais sur l’éviction
de la singularité individuelle de cette production de subjectivité.
C’est-à-dire que là on passe du domaine d’un
état de fait à un état de droit de la position
du problème ; ça a été posé de façon
presque caricaturale aux beaux jours du bebaviourisme avec un refus
de prise en compte de toute singularité existentielle, de tout
problème par exemple relatif à la conscience. Pas de science
du singulier, donc pas de singularité à prendre en compte.
Les réactions – je le signalais la dernière fois
– des courants phénoménologiques à cet égard
paraissent assez ambigus, à les prendre globalement, car si elles
ont pris en compte l’appropriation singulière de l’existence,
la transparence à soi que représente la conscience, si
elles ont fait des descriptions parfois très élaborées
de certains types de modes de consciencialisation, notamment dans le
domaine psychopathologique, curieusement ces prises de position sont
restées cantonnées dans les domaines philosophiques et
n’ont pas eu d’importance vraiment décisive, vraiment
majeure dans les mises en place de concepts opératoires dans
les domaines psy.
On peut alors avoir une attitude naïve qui consisterait à
dire : c’est dommage, ce sont les phénoménologues
qui ont raison, la subjectivité n’est pas seulement sociale,
il y a une dimension de singularité dans cette appropriation
existentielle qu’on doit prendre en compte. Et on en reste là,
dans une déclaration de belle âme parce que il se trouve…
Mais il se trouve que ce n’est pas du tout comme ça que
les choses se passent, c’est que il faut prendre la mesure de
ce que le domaine psy, les pratiques psy, les références
psy, les mythologies psy sont fondés sur le rejet actif de tout
processus de singularisation. Et je pense que c’est la condition
de leur efficience. Le problème ici n’est pas celui de
la vérité existentielle, mais il est de promouvoir une
série de repérages – fussent- ils mythiques –
(et ils le sont largement) mais qui ont une efficience relative à
la production de subjectivité.
Il faudrait prendre des exemples innombrables. Quelquefois pour que
ça marche, il faut partir d’une production mythique. Des
énoncés véridiques peuvent très bien n’aboutir
à aucune production de subjectivité. Pendant des décennies
et des décennies, des militants courageux ont pu faire l’analyse
des perversions du marxisme au sein de l’Union soviétique,
tous les courants trostkystes, qui n’étaient pas des porteurs
absolus de vérité mais qui essayaient de dire, de décrire
des choses minima, mais cela n’engendrait qu’une production
de subjectivité très pauvre, et en tous cas très
mise en échec. Les grandes productions de subjectivité,
les productions de subjectivité staliniennes ont pu vraiment
mentir effrontément, réécrire l’histoire
dans tous les sens plusieurs fois de suite, et elles ont effectivement
correspondu à une certaine production de subjectivité
de masse. Pour dire que le vrai critère là n’est
pas un critère d’analyse phénoménologique,
c’est un critère de pratique mythique de production de
subjectivité. L’idée que j’essayerai d’approfondir
un peu plus aujourd’hui est qu’il y a un divorce radical
entre la production de sens, la production de signification, prise dans
un certain nombre de paradigmes, rapportée à certaines
procédures de falsibialité ou de vérifiabilité
dans le domaine scientifique ou dans tous les autres domaines discursifs,
et puis la production de subjectivité, et c’est quelquefois
avec les mêmes chaînons sémiotiques qu’on peut
faire ce double travail. Il y a double fonction : l’une de production
de sémiotique discursive, et concurremment les mêmes éléments
travaillant dans ce que j’appellerai une autre logique, travaillant
dans le sens de la production d’existence.
Alors c’est peut-être trop général, trop
abstrait la façon dont je dis les choses mais quand vous ne pouvez
pas vous endormir parce que vous êtes insomniaque et que vous
vous mettez à compter les moutons, ce n’est évidemment
pas la dimension de contenu des moutons qui compte, les moutons ont
une fonction répétitive, ils ont une fonction pour que
le contenu donne une certaine consistance à l’énoncé
répétitif, pour constituer l’énoncé
répétitif comme ritournelle. Ce qui compte c’est
ce travail d’une ritournelle-répétition, quelque
chose qui va vous modeler, vous produire un certain type de subjectivité.
Il y a une production d’un certain type d’énonciation
qui utilise la production sémiotique, pas du tout en fonction
d’une finalité qui serait celle de la production de sens,
mais qui est celle de la production d’un certain type d’état.
Et on pourrait multiplier à l’infini les variantes de cette
pragmatique existentielle, de cette production existentielle de subjectivité
: les énoncés que je vais prononcer pour séduire
quelqu’un, on le sait bien, peuvent totalement diverger par rapport
à leur épreuve de vérité, ils ont une finalité
qui est d’établir une certaine situation de discours où
le discours lui-même tendra à modeler un certain type de
rapports intersubjectifs. On voit donc peut-être déjà
deux orientations : une orientation de sémiotisation et une orientation
pragmatique qui, à partir des mêmes éléments
discursifs œuvre selon des logiques et pour des résultats
totalement différents.
Déjà la première chose qu’on peut dire,
et ce n’est pas une grande découverte, c’est que
l’existence ce n’est pas scientifique. L’existence,
ce n’est pas quelque chose qui se produit par la science, ce n’est
pas quelque chose qui s’analyse par la science. L’existence
peut être repérée, cartographiée et peut-être
implique-t-elle fondamentalement pour sa promotion, pour son repérage
et pour sa production quelque chose qui est foncièrement antagoniste
au traitement discursif qui relève des procédures objectivistes.
C’est ce que j’appelle une dimension de cartographie existentielle.
Seulement tout de suite là il va falloir faire très attention,
c’est que, à la différence de ce qui se passe généralement
où la carte est distincte du territoire, là la carte est
identique au territoire, la carte est production de territoire existentiel,
et le territoire existentiel peut s’effondrer, peut disparaître
dès lors que la cartographie s’évanouit. Ça
je pense que ce sont des énoncés qui ne sont pas très
compliqués, qui sont parfaitement acceptables, en ce sens que
vous changez de cartographie en vous endormant ou en étant dans
un état crépusculaire et vous n’êtes plus
du tout dans le même type de constitution d’un monde et
constitution d’une subjectivité. Ces cartographies peuvent
être idiosyncrasiques, c’est-à-dire constituer des
petits territoires subjectifs, l’exemple des moutons ou l’exemple
des territoires subjectifs que se constituent les psychotiques ou les
névrosés, d’ailleurs ce sont des cartographies qui
ne servent que pour une personne, ou à la limite qui peuvent
servir pour un couple, un couple paranoïaque, ou des petits territoires
familiaux ou des petits groupes opprimés, mais il peut y avoir
aussi des cartographies à grande échelle qui servent à
donner une identité subjective à des grands groupes sociaux,
des ethnies, des nations, et même une cartographie de l’humanité
prise comme catégorie universelle.
Juste pour en finir avec ce préalable, je crois qu’il
faut bien distinguer à l’égard de ces cartographies
deux types de modalités. Il y a les cartographies qui sont directement
productrices de ce que j’appellerai une existentialisation, qui
engendrent un territoire subjectif dans le même temps que se déploie
la cartographie, et puis il y a, à côté de cela
des cartographies spéculatives, qui ne produisent pas des territoires
mais qui sont des cartographies au second degré, qui forgent
des instruments de repérage, des pseudo-concepts qui sont une
sorte de validation de ce qui peut être en œuvre dans des
cartographies idiosyncrasiques locales.
Et alors là peut-être peut-on avancer pour cerner mieux
en quoi une cartographie ne saurait être scientifique. En quoi
une production existentielle de subjectivité ne saurait être
scientifique. C’est que quand il y a une théorie générale
qui s’instaure en sciences, elle constitue un métalangage
par rapport auquel les différents discours locaux, par exemple
les discours expérimentaux, doivent pouvoir se rapporter de façon
organique. De sorte qu’un résultat d’expérience
non compatible avec la théorie peut amener à falsifiabiliser
la théorie, ou inversement une grande mutation théorique
peut amener à modifier les inscriptions, les sémiotisations
locales dans un champ expérimental.
Là il n’en va pas du tout de la même façon.
C’est que la cartographie spéculative se développe
selon sa propre dimension qui n’entretient pas de correspondance
biunivoque, qui ne constitue pas une axiomatique des cartographies locales.
Exemple : les grands débats théologiques qui généralement
n’ont pas de rapport immédiat avec la façon dont
il y a cartographie religieuse pour des gens qui vont pratiquer leurs
prières, qui vont aller à la confession. Et heureusement
d’ailleurs ! Les guerres de religion c’était déjà
assez spectaculaire ! Il en va de même pour l’exemple que
je prenais : l’histoire du monde ouvrier. Les grandes cartographies
spéculatives que constituent les débats entre les bolcheviks
vers 1905 n’ont pas de point de correspondance obligé,
évident avec ce qui se passe dans la pratique effective de ce
que seront les soviets de la période 1905, avec ce que sera la
pratique sociale, militante. Il y aura deux types de repérages
cartographiques : un qui a pour fonctionnalité évidente
de constituer un territoire subjectif, c’est-à-dire la
pratique que les gens se réunissent effectivement pour telle
ou telle activité et les grandes références cartographiques
spéculatives. Cette différence sur laquelle je ne veux
pas m’attarder plus longtemps m’apparaît fondamentale,
et je pense qu’elle doit être revendiquée comme telle.
Une cartographie spéculative n’a pas à rendre compte
des différentes pratiques cartographiques d’existentialisation.
Appliquez ça au Freudisme, ça pourrait beaucoup simplifier
les choses : tous les grands débats (et dieu sait s’il
y en a eu !) depuis la naissance du freudisme, sur la psychanalyse n’ont
jamais eu de point d’application directe sur ce qui s’est
passé comme cartographie réelle de la cure avec le monsieur
qui se dit psychanalyste et qui a un divan et qui a une pratique sémiotique
particulière de l’argent, de la parole, etc. Et il n’y
a pas lieu d’imaginer qu’il y ait un rapport scientifique
entre ces cartographies locales, idiosyncrasiques et la cartographie
générale, la cartographie spéculative que représente
la réflexion, le travail théorique de la psychanalyse.
Cela peut paraître paradoxal mais je crois que c’est tout
à fait important, car c’est la condition – qu’il
y ait cette distance – pour qu’il puisse y avoir effectivement
une problématique d’existentialisation à un autre
niveau. C’est parce qu’il y a cet arbitraire de la relation
entre les niveaux qu’il peut y avoir une problématique,
par exemple pour l’église de l’incarnation du Verbe
et de toute une série de dimensions prospectives de ce que peuvent
être des concepts potentiels de cartographie. C’est comme
s’il y avait un terrain d’expérience de ce que sont
les concepts opératoires qu’on peut mettre en œuvre
dans des cartographies opératoires, pragmatiques.
La cartographie freudienne a tenté de prendre en compte, donc
dans ce double registre spéculatif et pragmatique (registres
radicalement différents) trois grands types de singularités.
C’est toujours arbitraire de chercher une typologie comme celle
là mais pour essayer d’éclairer mon propos j’ai
cru devoir le faire. Des singularités sémiotiques qui
sont le repérage, typification, tentative de réflexion
syntaxique, sur des faits hors sens commun, l’ensemble de productions
sémiotiques, verbales, non verbales, symptomatiques, etc, actes
manqués…, qui sont hors sens commun. La deuxième
dimension concerne ce que j’appellerai des singularités
affectives, cette fois, dans un sens élargi. Il s’agit
de systèmes relatifs à l’énonciation ; des
affects relatifs au moi, au transfert, à toute une économie
du moi qui jusque là, elle aussi n’avait pas été
repérée comme telle. Dans ses grands traits il y a eu
déjà un certain type de conception des affects dans un
fonctionnement de transfert, d’affect transitionnel, d’affect
transitif. Je pense, par exemple, que Spinoza est un de ceux qui ont
décrit cette fonction des affects transitifs. J’avais relevé
une phrase qui est matricielle par rapport à tout un développement
de l’Éthique dans un chapitre sur l’origine de la
nature et des sentiments : « si nous imaginons qu’une chose
semblable à nous et pour laquelle nous n’avons éprouvé
aucun sentiment est affectée de quelque sentiment, nous sommes
par cela même affectés d’un sentiment semblable ».
Il y a un développement, comme une fugue de Bach, un développement
de thèmes et variations sur cette matrice d’un affect qui
traverse littéralement les modes de subjectivation. Une sorte
de contamination d’affect qui produit une subjectivité
transitionnelle.
Mais ce qui caractérise la singularité affective selon
Freud, c’est qu’il ne s’agit pas d’affects généraux
comme ceux que décrit Spinoza, mais il s’agit d’affects
singuliers, porteurs de traits de singularité, qui seront appelés
des traits d’identification, par exemple.
Je distinguerai les singularités sémiotiques comme étant
discursives, et des singularités affectives comme étant
non discursives, c’est-à-dire comme se donnant d’emblée,
comme posant même à travers des traits oppositionnels,
mais se posant comme quelque chose qui ne peut pas s’articuler
dans des rapports figure/fond, dans des rapports oppositionnels. On
ne peut pas mettre en opposition figure/fond, en opposition distinctive
quelque chose qui sera de l’ordre de la haine, ou de l’ordre
d’un sentiment de beauté. On peut imaginer une bipolarité
de ces affects, et encore là ce sera un gros problème
de considérer qu’une telle bipolarité correspond
à une discursivité intrinsèque.
Ça c’est deux types de singularités qui dans le
freudisme ont été traitées. Peu importe la façon
dont elles ont été théorisées au niveau
d’une cartographie spéculative mais elles ont été
traitées, c’est-à-dire qu’elles ont été
prises en compte ; c’est-à-dire que le freudisme a créé
une scène, a créé des personnages sur cette scène,
à créé des mythes de références pour
accueillir ce type de singularité qui ne l’était
pas. Les hystériques qui pouvaient avoir des contagions hystériques,
qui pouvaient faire des transferts hystériques, de toutes façons
qui pouvaient donner des énoncés qui prêtaient à
cette interprétation singulière qui était hors
sens commun, recevaient une scène sur laquelle elles pouvaient
s’exprimer.
A côté de cela il y a un troisième type de singularité,
que j’appellerai : singularité existentielle, qui sont
précisément celles qui étaient exclues, celles
qui étaient hors champ, à savoir justement les singularités
conscientielles, les singularités ontologiques de l’appropriation
de soi même à soi même, les singularités de
la conscience de soi. Évidemment Freud parle beaucoup de conscience,
enfin il en parle surtout au début de son œuvre et beaucoup
moins ensuite, mais il n’en parle jamais au sens du cogito de
la tradition philosophique, il en parle au sens perception-conscience,
c’est-à-dire d’une certaine qualité de la
conscience, mais jamais en tant que cogito de la lignée Descartes,
Kant, etc. Alors je dis cette mise hors champ de la singularité
existentielle qui sort par la voie de la science, rentre par la fenêtre
du fantasme, rentre par une appréhension, une cartographie mythique,
par une pratique mythique de cartographie. Elles rentreront sous des
concepts normaux, en ce sens qu’elles ont été aussi
traitées par ces mêmes concepts, qui sont par exemple ceux
de l’angoisse. Seulement à la différence de l’angoisse
existentielle relative au Dasein (Heidegger, Sartre, etc.), ça
sera une angoisse qui sera prise dans un certain type de rapport de
production de la subjectivité, dans un certain type de fonctionnement
de la libido, des investissements, des résistances, etc. Elle
fera retour avec des concepts, ceux-là beaucoup plus singuliers
qui sont ceux de l’auto-punition, de la culpabilité, du
surmoi, parce que là il y aura des traits particuliers de cette
subjectivation qui ne pourront pas dépendre d’une catégorisation
générale ou universelle.
Le traitement donc des singularités dans le freudisme se découpe
de deux façons principales : il y a des singularités discursives,
sémiotiques ; non discursives, affectives, celles du discours
ou celles du moi, du transfert qui ont un accueil. Et puis d’autres
qui vont venir perturber les grands scénarios mythiques mis en
place pour en rendre compte, sous forme de phénomènes
répétitifs irréductibles à l’interprétation,
sous forme de résistances, sous forme de pulsion de mort, sous
forme de cure interminable, de transfert. Et le moteur de l’histoire
de la psychanalyse sera le fait précisément que ces singularités
existentielles vont bousculer les équilibres cartographiques
existant.
Le régime normal de contrôle des singularités discursives
et des singularités non discursives, moïques, c’est
deux types de barrages, deux types de régulateurs, de clignotants.
C’est pour les singularités non discursives du moi, du
transfert, celle de la triangulation œdipienne, à savoir
qu’elles doivent être lues à travers une certaine
référence personnologique, à travers un certain
nombre d’identifications typifiées. En deçà
de cela, c’est le gouffre, c’est le narcissisme, c’est
la chute dans un ça indifférencié, pas de salut,
l’enfer. Pour ce qui est des singularités discursives,
aussi singulières soient elles, elles sont toujours rapportables
à un énoncé qui lui n’est pas hors sens commun,
un énoncé qui est par exemple le véritable contenu
latent du rêve. Il doit toujours y avoir la possibilité
de rapporter, de traductibiliser ces énoncés hors sens
commun. Ça veut dire que ces types de singularités, on
les accueille dans une certaine scène, dans une certaine cartographie,
on les accueille à la condition qu’elles se prêtent
à s’inscrire dans un cadre de références
plus large. On ne leur donne qu’une autonomie relative, c’est
un peu comme l’autonomie en Nouvelle-Calédonie, on veut
bien qu’ils aient un certain nombre de choses, à condition
que ce soit dans le cadre général de rapports économiques,
stratégiques et dieu sait quoi !
Donc références familialistes, personnologiques obligées
pour les singularités non discursives, références
logocentriques mais dans un sens large du logos, à savoir du
logos qui a cours dans une société donnée avec
ses significations dominantes, ce n’est pas seulement le pur logos
signifiant.
Et puis quant au reste justement ça va relever de quelque chose
qui va animer, remettre en question de façon permanente la cartographie.
Je pense que ça présente quand-même beaucoup d’inconvénients
et que cela en présentait d’ailleurs très tôt
dans l’histoire de la psychanalyse. Ça serait interminable,
il faudrait des années de travail pour montrer tous ces inconvénients,
j’ai relevé simplement deux types de conséquences
de ce genre de barrières dans la cartographie, ce type de traitement
réductionniste des singularités, ce refus de leur donner
le statut d’une indépendance de modules de sémiotisation.
Les deux problèmes c’est que : cette position des singularités
ne permet pas d’aboutir à une réelle théorisation
de la psychose et de tous les phénomènes d’émergence
de proto-énonciation auxquels on a à faire dans la psychose
ou même d’implosion catastrophique de la subjectivité
dans les psychoses ou dans d’autres domaines que ceux des psychoses,
généralement des phénomènes d’implosion
subjective, ce que j’avais appelé autrefois des trous noirs
subjectifs. Le deuxième inconvénient général
c’est que cette position de singularités ne permet pas
de rendre compte des processus de singularisation, notamment dans le
domaine de la création. Elle aboutit à une conception
réductionniste avec des concepts comme ceux de la sublimation
qui sont lestés, qui sont pris dans des rapports infrastructuraux
par rapports à des infrastructures pulsionnelles ou des infrastructures
structuralistes.
Alors simplement quelques exemples de cette incapacité à
rendre compte à partir de là des phénomènes
que j’ai appelés de proto-énonciation. Je schématise
beaucoup parce que, en fin de compte, les formulations freudiennes ont
énormément évolué… Parce que le premier
processus primaire auquel Freud se réfère dans ses premiers
textes, dans la Traumdeutung était en réalité très
riche, très abondant, et d’une certaine façon accordait
une certaine autonomie sémiotique à l’expression
de ce qu’il appelait l’inconscient. Mais l’évolution
des topiques successives a abouti à ce que à la place
de cet inconscient très riche du processus primaire, on arrive
à une notion d’un ça qui est totalement entropique,
qui est totalement vide, qui est une indifférenciation et qui
est un inconscient totalement appauvri. Donc je ne peux pas étalonner
les différents problèmes à travers cette évolution,
ce serait trop long. Toujours est-il que dès la Traumdeutung,
c’est-à-dire finalement dans les meilleures conditions,
dans ce qu’on peut appeler le jeune Freud, le Freud le plus fou,
celui qui autorise l’entrée des phénomènes
de singularité prépersonnels de la façon la plus
extraordinaire. Et bien vous observerez qu’à plusieurs
reprises, Freud se heurte aux descriptions d’un jeune homme, quelqu’un
qui lui faisait confiance, qui travaillait parallèlement à
lui qui s’appelle Syberer et qui décrivait des phénomènes
fonctionnels. C’est précisément des choses de l’ordre
de la subjectivité crépusculaire dont je parlais tout
à l’heure, S. les avait étudiés systématiquement,
se mettait dans une position de grande fatigue, d’endormissement
pour s’obliger à continuer de travailler, notamment des
thèmes philosophiques et pour voir comment il y avait une mutation
de la sémiotisation. Par exemple il étudiait quelque chose
concernant les néo-platoniciens, avec les hypostases et puis
il voyait une pelle à tarte en train de découper un gâteau…
Transformation de la pensée la plus abstraite en scénarios,
en images, en mouvements. D’autres exemples : il corrige les épreuves
d’un article et il sent qu’il est en train de raboter du
bois. Freud trouve cela très dangereux parce que, dit-il, on
risque d’aboutir à des interprétations symboliques,
anagogiques (ce que fait d’ailleurs S.) et ça nous fait
perdre complètement la réalité qui est selon lui
que tous ces éléments de processus primaire, de déplacement,
de surdétermination, etc., sont fondamentalement dépendants
de ce qu’il appelle l’élaboration secondaire : «
les exigences de la seconde instance que constitue l’élaboration
secondaire constituent dès le début une des conditions
auxquelles doit satisfaire le rêve, condition qui exerce une influence
sélective sur tout le vaste matériel des pensées
du rêve, en même temps que la condensation, la censure imposées
par la résistance et la figurabilité ». Donc vous
voyez là autonomie relative, dépendance relative mais
il faut que ça puisse rentrer dans cette élaboration secondaire
qui de toutes façons va réorganiser un monde, va réorganiser
des coordonnées qui ne seront pas forcément les coordonnées
disons du sens commun et qui seront un minimum de coordonnées
sémiologiques pour retrouver une syntaxe, pour retrouver un discours
qui ait une certaine cohérence énonciative. Évidemment
ça le gênait beaucoup l’idée qu’il puisse
y avoir cet espèce de court-circuit entre une production de pensée
très abstraite qui d’un seul coup va changer de matériau
directement, sans la médiation imposée par tout l’appareillage
de lecture cartographique, à savoir que c’est la résistance
qui aboutit à faire que tel objet qu’on veut désigner
de façon positive, on va le désigner de façon négative.
C’est tel conflit qui va faire qu’on va effacer un certain
chaînon, ou qu’on va le superposer, qu’on va faire
un travail de palimpseste. Mais le phénomène fonctionnel
de S. ne prend pas ce détour là, il fait directement cette
transformation matérielle, exactement comme un danseur va peut-être
interpréter un tableau dans une autre matière d’expression
directe sans qu’il y ait de chaînon de transposition, c’est-à-dire
à partir d’une certaine relation d’arbitraire entre
les deux composantes sémiotiques ; et cela j’y reviendrai
tout à l’heure, c’est que cette notion d’arbitraire
(je pense à l’arbitraire entre le signifiant et le signifié,
tel que le formule Saussure) c’est quelque chose de fondamental
pour permettre un enrichissement du possible sémiotique qui va
être ainsi articulé, et peut-être ça vaut
le coup d’en parler tout de suite pour bien préciser ce
que je veux dire.
Prenons, en simplifiant évidemment, une référence
dans l’histoire de la musique. Vous avez une composante vocale
qui est le chant grégorien tel qu’il se chante dans les
églises, qui est un chant monodique. Vous avez une composante
instrumentale qui sont les différents instruments de musique
qui d’ailleurs ne sont pas autorisés dans l’église,
instruments à corde, percussion. Vous avez une troisième
composante qui est l’écriture des textes chantés
ou des repérages mnémotechniques par des systèmes
très complexes. Et puis vous avez un jour une mutation de cette
écriture qui consiste à la mettre sur des lignes distinctes
et à la quantifier dans les hauteurs, dans les durées,
etc. La musique telle qu’on l’écrit, telle que vous
la connaissez. Si la notation colle directement à chaque texte
musical et verbal, si elle est comme une sorte de hiéroglyphe
mais un hiéroglyphe qui n’aurait pas l’autonomie
de figure d’expression mais qui serait un mime : si je mets la
main là, vous changez telle note… S’il y a un rapport
iconique entre une composante et une autre composante, on peut dire
qu’il y a une impossibilité de dégager un certain
champ de possibilités logiques qui va se créer à
partir du moment où au contraire, l’écriture prenant
de l’autonomie, on va pouvoir écrire une musique que jamais
on n’aurait pu inscrire s’il y avait ce système de
correspondances biunivoques entre les différents niveaux d’expression.
C’est ainsi que certains musiciens comme Beethoven, sourd, pouvait
écrire de la musique sans jamais entendre de la musique. Par
la vertu de l’écriture, et produire des objets esthétiques,
des objets harmoniques, des objets polyphoniques, des objets contrapunctiques
absolument dépendants de cette machine de discursivité
d’écriture. Avec toutes les autres fécondations
ultérieures qui ont permis de faire entrer d’autres univers
musicaux, de timbres, etc.
Donc c’est l’existence d’une relation d’arbitraire
entre la composante sémiotique d’écriture et les
différentes composantes phoniques et machiniques des instruments
de musique qui a permis de faire éclater un univers de possibilités.
(d’écriture musicale en particulier qui aboutira à
l’explosion de la musique baroque). Il en va de même ici
: c’est à la condition qu’il y ait une relation d’arbitraire
entre les composantes qu’il y a cette possibilité d’efflorescence
de la production, et ça on va le voir sur d’autres exemples.
Parce que s’il y avait une correspondance, s’il y avait
un caractère utilitaire du rapport entre les différentes
composantes, par exemple une composante de somatisation et puis une
composante d’expression d’un conflit, et bien ça
serait un univers pauvre, une sorte de traduction comme quand vous êtes
un mauvais étudiant en langues et que vous faites du mot à
mot : vous perdez l’essence du texte ! C’est à la
condition qu’il y ait des rapports beaucoup plus distanciés
entre les différentes composantes sémiotiques que vous
pouvez rendre des effets poétiques, littéraires de toutes
sortes.
Autre exemple, contemporain de Freud et qui, d’une certaine
façon sera une matrice de malentendus innombrables. C’est,
pour prendre une formulation qui est à mon avis, phénoménologiquement
une des meilleures, les expériences délirantes primaires.
Ça a été appelé par d’autres auteurs
automatisme de répétition et par des auteurs plus anciens
: bouffée délirante, délire d’emblée.
Ce sont des explosions, des modifications sensorielles, des interprétations,
des voix, des échos de la pensée (fin de bande)
Ça a été repris après par la psychiatrie
américaine, on dit : c’est une schizophrénie aiguë
! La schizophrénie chronique c’est quelque chose qui dure
comme ça sur des années, alors ça c’est une
schizophrénie aiguë ! Ça rend d’ailleurs furieux
les psychiatres européens : pas du tout, ça n’a
rien à voir du tout, la schizophrénie c’est quelque
chose de très particulier, parce que pour les américains
la schizophrénie c’est tout… Peu importe, laissons
ce débat de côté, mais ce qui se passe c’est
que cette expression, si vous voulez c’est un peu comparable sur
un autre registre aux phénomènes fonctionnels de Sylberer,
c’est que dans cette schizophrénie aiguë il y a conservation
parfaite de la conscience, c’est même plus que de la conscience,
c’est une hyperconscience, le moindre signe, le moindre bruit,
la moindre idée se met à proliférer, à avoir
ses propres coordonnées interprétatives, d’où
délire paranoïaque, délire d’interprétation,
etc. À quoi faut-il rapporter cela ? S’agit-il de quelque
chose qui engage les grandes clefs interprétatives de la personne,
le fameux triangle œdipien, ou les grandes clefs interprétatives
du discours normal qui est refoulé par, par exemple, le discours
manifeste du rêve. Pas du tout ! Est-ce que ça dépend
d’une conflictualité- refoulement qui implique qu’il
y ait tout un traitement pour faire une embrouille pareille, une explosion
d’embrouille ? Pas du tout ! D’abord parce que ça
se passe en pleine conscience, alors que les phénomènes
fonctionnels se passaient sous demie-conscience. C’est quelque
chose qui apparaît brutalement, qui reparaît aussi vite,
et qu’on ne peut pas raisonnablement rapporter à toute
la cuisine conflictuelle des rapports d’identification, du complexe
d’œdipe et toutes ces choses là. Ceci dit, Freud a
essayé de prendre ce type de production délirante dans
le cas Schrœber et de le faire rentrer dans des cadres de sa cartographie
psychanalytique des névroses, d’où cette chose que
Gilles Deleuze et moi voudrions faire, c’est-à-dire que
nous voudrions plutôt lire la névrose à travers
l’économie de la psychose c’est-à-dire à
travers une certaine autonomie des modules d’expression sémiotique
et pas l’inverse, pas lire la psychose à travers les petites
cartographies de la névrose.
D’autres exemples pourraient être multipliés et
ça a été une menace permanente dans l’histoire
de la psychanalyse le fait qu’il puisse y avoir ainsi une expressivité
spécifique, une autonomie de l’expressivité qui
vienne compromettre ces grandes structures explicatives. Cela a donné
le débat interminable avec tout le courant kleinien, avec le
fait que d’un seul coup le moi au lieu de dépendre seulement
d’identifications parfaitement repérables se met à
exploser en petits personnages, que le moi devient un théâtre
dans lequel il y a des bons et des mauvais objets, il y a des bouts
de la mère, des bouts des personnages les plus différents,
ce qui fait que d’un seul coup on n’a plus les grandes options
personnologiques de référence de départ. Ça
prend des proportions extraordinaires dans le domaine de l’enfance
où il y a quand même cependant toujours la tentative de
refaire rentrer tout ça dans la cartographie spéculative
de référence, car sinon on se fait exclure de l’ordre
psychanalytique. Mais vous avez dans le domaine de la psychose des gens
qui ont essayé, mais cette fois en respectant beaucoup moins
les cartographies de référence, de travailler avec cette
prolifération de l’expression du type expérience
délirante primaire. C’est par exemple quelque chose que
non pas vraiment Gisela Pankow a inventé parce qu’elle
l’avait trouvé chez d’autres auteurs mais ce qu’elle
expose sous le terme de psychose hystérique, c’est quelque
chose qui met en jeu des bouts du moi qui sont en même temps des
bouts du corps, qui sont en même temps des bouts de personne,
qui jouent à la fois donc dans le registre biosomatique et dans
le registre de la représentation des personnes. Mais alors curieusement,
quand on regarde bien comment ça fonctionne, il ne s’agit
pas seulement des bouts du moi et des segments biosomatiques de la personne
du psychotique (puisqu’elle travaille avec des psychotiques),
mais aussi de l’analyse. C’est-à-dire que les morceaux
même de son corps et le morceau du corps du psychotique fonctionnent
comme des personnages. Il y a une sorte de scène qui s’instaure
où il y a des choses assez spectaculaires et d’ailleurs
efficientes autant qu’on puisse en juger. On met en jeu, on invente
une scène sur laquelle vont pouvoir se sémiotiser des
choses, ou faute de quoi, faute d’une telle scène le psychotique
reste catatonique pendant des années, n’a rien d’autre
à dire. Là elle trouve des voies d’accès
à l’expression de quelque chose dont elle va à nouveau
refaire passer dans l’économie des conflits et que moi
je voudrais rapporter à un autre type de dimensions.
Alors elle le joue par la parole, mais souvent même pas du tout
par la parole, elle le joue avec de la pâte à modeler,
avec une dimension plastique médiatrice. Ce qui fait qu’on
a à la fois des relations de mise en cause du schéma corporel,
d’un corps fantasmatique, de la personne, de l’interlocuteur,
de la parole et d’un médiateur comme la pâte à
modeler. Et évidemment ça crée une scène,
ça crée un appareillage beaucoup plus riche que celui
qui consisterait à faire allonger un catatonique sur un divan
et où l’on pourrait attendre évidemment des décennies
avant qu’il ne se passe quoi que ce soit. Cette pâte à
modeler on peut imaginer de la complexifier infiniment, c’est-à-dire
que ça peut être de la peinture, ça peut être
des modes d’expression de toute sortes, et dieu sait si les techniques
ont proliféré, mais ça peut être aussi de
l’institution. Ça a été le courant de thérapie
institutionnelle qui a voulu se servir d’éléments
de vie, d’éléments d’activité, de prise
de responsabilité comme d’un moyen où des composantes
sémiotiques viendraient en relais, viendraient coexistentialiser
une subjectivité qui ne trouve pas sa consistance dans les moyens
ordinaires, dans les moyens du sens commun, dans les modes de sémiotisation
de la personne, les identifications telles qu’elles sont dans
la moyenne d’une société. Ces exemples paraissent
un peu fous. On se dit quand même ils exagèrent d’aller
chercher quoi, son corps, mon corps, mon corps c’est en même
temps une représentation d’image, qu’est-ce que c’est
que ce type de relation que ces gens-là veulent instaurer entre
des représentations psychiques et quelque chose qui concerne
le corps ? En fin de compte on se dit ils ne parlent pas vraiment du
corps, tout ça c’est du cinéma, tout ça c’est
une façon de parler. Mais il y a aussi d’autres exemples
qui montrent que effectivement c’est bien du corps qu’il
s’agit. Il y a d’abord tous les exemples psychosomatiques.
Mais j’ai vu très récemment qu’il y a par
exemple des études à Harvard et à la faculté
de Tours où ils ont montré que des conditionnements psychiques,
des messages enregistrés psychiquement, psychiquement élaborés
peuvent avoir un effet extrêmement profond au niveau des défenses
immunitaires.
C’est quelque chose de parfaitement établi et c’est
à travers ce type d’interaction, donc disons du biosomatique
le plus profond et des représentations psychiques qu’on
peut comprendre des actions comme celles des effets placebo et des choses
de cette nature comme l’acupuncture.
Vous voyez que tout ce monde des singularités que j’appelle
des singularités prépersonnelles, tous ces modules d’expression
qui travaillent à leur compte, qu’on a toujours voulu recoller
comme un collage de la période surréaliste sur le même
tableau de la cartographie psychanalytique, c’est comme si les
tableaux se mettaient à travailler chacun dans son coin et des
bouts du tableau fichent le camp aussi chacun dans leur direction. Ce
n’est pas tenable. Les pratiques réelles, les cartographiés
de terrain ne sont pas compatibles avec cette cartographie spéculative.
Alors j’appelle cela singularités prépersonnelles,
en réalité c’est une formulation qui ne me satisfait
pas tout à fait. Parce que, pour passer maintenant au deuxième
inconvénient, le premier c’est qu’on ne peut pas
rendre compte des phénomènes d’implosion subjectifs
et des phénomènes psychotiques, et je rappelle le second
c’est : on ne peut pas rendre compte des processus créatifs,
créationnels qui peuvent exister à travers ce que j’appelle
les singularités proliférantes, les processus de singularisation.
Pour aborder cette autre dimension, c’est-à-dire non
plus de singularité prépersonnelle mais on pourrait les
appeler transpersonnelles, postpersonnelles, au-delà de la personne,
qui engagent des ordres, des institutions, des mouvements, etc. on est
obligé de renoncer en fin de compte à cette catégorie.
Je crois qu’il faut arriver à décoller la notion
d’individu et la notion de singularité. Ce qui est de bon
sens puisque la subjectivité collective, sérielle dont
je parlais au tout début, c’est quelque chose qui fabrique
des individus en série, et même il fabrique la personnalisation
de la voiture, les couleurs, la banquette. Donc on peut améliorer
le module et puis faire que celui là on va plutôt en faire
un jeune cadre et puis celui-là on va le tamponner immigré
qui a juste le permis de séjour de telle date à telle
date, mais c’est le même type de modélisation, de
production de subjectivité qui a un tronc commun, qui a une modélisation
commune. Donc la différence ne passe pas entre subjectivité
massmédiatique, subjectivité produite et puis individu
puisque finalement d’une certaine façon c’est la
même chose : il y a production de sérialité. Un
individu peut être une pièce détachée et
inversement les traits collectifs de la subjectivité peuvent
devenir singuliers.
Vous avez une musique rock qui est envoyée dans les média
et vous avez aussi la possibilité que des individus ou des groupes
d’individus l’utilisent, en fassent un usage singulier,
se construisent une subjectivité. Donc ce n’est pas le
couple subjectivité collective et individu qui va rendre compte
de la singularité, ce qui m’amène à distinguer
trois niveaux : la subjectivité sérielle, collective pas
forcément sérielle, les agencements collectifs de subjectivité,
l’individuation qui peut jouer dans le sens de la singularité
et aussi bien non, de même que la subjectivité sérielle,
puis la singularisation, les processus de singularisation. Ça
veut dire qu’on n’a jamais de singularité en soi,
car on l’a une fois la singularité mais évidemment
dès qu’elle se répète elle n’est plus
singulière et je prendrai peut-être à la fin, si
j’ai encore le temps un exemple pour montrer comment un cas rare,
un cas de singularité extraordinaire peut éventuellement
devenir sériel.
Donc, processus de singularisation. On a parlé des thèmes
du refus de l’œdipianisation de la psychose.
Maintenant quel est l’inconvénient de traitement des singularités
par les références freudo- lacaniennes à l’égard
du processus créatif. D’abord c’est que ils ne les
prennent jamais en tel que processus, ils les prennent toujours dans
un rapport d’étayage, d’infrastructure pulsionnelle.
Il n’y a pas de spécificité du niveau sémiotique
créatif. Il y a toujours une base psycho-sexuelle, psycho-génétique
ou structuraliste signifiante de la création Ce qui donne ce
caractère complètement déplorable de toute tentative
de psychanalyse d’une œuvre d’art. Ça vous tombe
généralement des doigts parce que quand il s’agit
d’une œuvre d’art qui constitue en tant que telle un
processus de singularisation, qui en tant que telle est une cartographie,
une production de subjectivité, quand on veut plaquer ces grilles
réductionnistes, alors on aboutit à ces choses que vous
connaissez bien et qui sont totalement lamentables, les interprétations
psychanalytiques de Proust, c’est pas rien !
Alors là application de l’espèce d’axiome
que je vous avais proposé : si on renonce à la mystification
qui consisterait à dire que la psychanalyse est une science,
mais qu’elle doit se constituer comme évacuant toute perspective
de devenir une science, à ce moment là on pourrait chercher
une correspondance entre la cartographie spéculative et une cartographie
concrète. L’analyse c’est le processus de singularisation,
le processus de production de subjectivité tel qu’il se
déroule là par ces moyens là. Alors une certaine
cartographie se fera avec une œuvre d’art, une autre avec
un groupe social. Mais il n’y a pas lieu de vouloir interpréter,
traductibiliser ces modes de sémiotisation.
Ils sont à eux-mêmes, en tant que tels cartographie et
production. Là ce n’est plus tout à fait une considération
spéculative, ça prend une dimension axiologique, en ce
sens qu’on pourrait donner des exemples monstrueux d’interventions
de psychanalystes dans des établissements, par exemple dans des
établissements d’enfants. Des relations processuelles extraordinaires
s’établis- sent par exemple entre un éducateur et
un enfant psychotique et le psychanalyste va dire, avec ses références
: comment oses-tu gérer cette relation alors que tu n’es
pas analysé, et qu’est-ce que ça veut dire ? Moi
je le vois une fois par semaine dans mon bureau et tu es en train de
saboter mon transfert ! et qui aboutissent à déclencher
le mécanisme, le troisième type de singularité,
celui qui est complètement refoulé par la cartographie
: la culpabilité. Et alors ça fait une implosion et ça
peut être totalement destructeur, pathogène à l’égard
d’une relation qui peut être authentique, qui suit sa propre
ligne de constructivité. Ça c’était le premier
point : il n’y a pas de respect du processus.
Ça nous renvoie à un problème plus général,
un problème théorique celui-là. Celui du rapport
entre la sémiologie du langage et les sémiotiques non
verbales, les sémiotiques de l’image, du corps, de l’économique.
La plupart des sémioticiens (il y a quelques exceptions mais
il faudrait les examiner de près, parce que finalement ils reviennent
à cette même position) considèrent qu’il n’y
a pas d’autonomie des sémiotiques et qu’elles sont
toutes rapportables, traductibilisables en termes de sémiologie
du langage. C’est par exemple la position de Barthes. Ça
procède d’un raisonnement qui est : du moment qu’on
peut les interpréter, ces sémiotiques, disons locales,
en termes de langage, du moment qu’elles sont interprétables
c’est qu’elles sont d’une certaine façon traversées
par une discursivité plus riche qu’elles. On applique ici
un raisonnement qui est celui qu’on trouve dans les sciences.
C’est le métalangage le plus riche, celui qui fait les
articulations axiomatiques, les descriptions mathématiques les
plus riches qui tient sous sa suggestion, les incarnations d’équations,
d’application dans des domaines locaux, expérimentaux.
Il y aurait donc une sorte de rapport d’enveloppement. Il y a
un ensemble global qui serait la sémiologie la plus riche, celle
qui a un développement infini dans l’ordre de l’écriture,
de la théorie etc., et puis il y a localement des sémiotiques
qui sont sous sa dépendance. J’appellerai ce mode de rapport
– d’assujettissement des sémiotiques par rapport
à la sémiologie – je dirai qu’il relève
d’un système de références extrinsèques.
C’est-à-dire qu’il implique toujours que chaque élément
est discursif par rapport à un autre élément et
est pris dans un référent. Donc chaque élément
trouve sa vérité, son essence en dehors de son existence,
va chercher ailleurs, va se faire cercler par un référent,
et toujours en articulation. Cette articulation, en prenant le terme
de gond, on pourra dire que ça relève d’une logique
cardologique. Mais il existe aussi une autre position du problème
où le complexe ne vient pas comme complexification de l’élémentaire
et enveloppe l’élémentaire, il existe un autre type
de logique qui est que l’élément singulier, lui
est à lui-même sa propre référence et génère
sa référence, il secrète son monde de référence,
autogère sa référence. Le trait singulier développe
son monde, développe ses coordonnées, quitte à
ce que ses coordonnées soient aussitôt réinscriptibles
en termes cardologiques. J’appellerai cette deuxième logique
: ordologie, en ce sens que c’est la position d’un ordre
de manifestations, mais ce n’est pas un ordre discursif. C’est
ce que je disais tout à l’heure, on ne peut pas articuler
en opposition distinctive la haine par exemple et le sentiment esthétique
devant une œuvre plastique. Ce ne sont pas des choses qui entrent
en opposition distinctive. Ce sont des univers qui sont hétérogènes,
qui peuvent entrer en constellation, on peut faire une œuvre plastique
sur la haine mais ce n’est pas pour cela qu’on va pouvoir
articuler en opposition distinctive, en référence l’un
à l’autre la dimension plastique et la dimension de la
haine.
Donc là on va avoir une problématique qui sera celle
d’une logique des ensembles discursifs, qui sont nombrés
et puis en face une logique des corps qui n’ont pas d’organe,
qui ne sont pas discursifs, ils n’ont pas d’organe interne,
ils n’ont pas de référence externe, mais ils sont
nombrant ceux-là, ils sont énonciatifs, ou ils sont pour
reprendre une expression de Pierce, relevant de la « sémiose
», c’est-à-dire qu’ils posent le problème
d’un interprétant. Pierce, à la différence
de Saussure, n’oppose pas simplement le signifiant et le signifié,
mais pose quelque chose qui, dans un mouvement infini d’enveloppement
de la production des signes, va faire cette articulation.
Donc il ne le pose pas en face à face de façon binaire,
mais pose un système de triangulation infinie où l’interprétant
devient lui-même un signe qui renvoie ensuite au couple signifiant/signifié.
Il dit par exemple : « par sémiose j’entends une
action ou une influence qui est ou implique la coopération de
trois sujets tels que : le signe, son objet et son interprétant.
Cette influence trirelative ne pouvant en aucune façon se ramener
à des actions entre des paires. » Ça a été
repris aussi par des auteurs comme Derrida : « le propre du représentamène
c’est de n’être pas propre, c’est d’être
absolument proche de soi. » Grammatologie.
Alors là on a un autre type d’objet qui est celui précisément
qu’on va trouver dans cette dimension que j’ai appelée
non discursive du moi, du transfert. C’est un objet existentiel
qui ne se pose pas par rapport à un cadre de référence
comme celui de la triangulation œdipienne, comme identification,
c’est une subjectivité transitionnelle, qui se produit
dans son propre mouvement et qui ne peut pas s’étayer sur
des rapports objectifs, référencés extrinsèquement.
Disons qu’il s’agit de points d’auto-existentialisation,
il s’agit de points qui trouvent ou ne trouvent pas leur consistance
existentielle, qui passent des seuils. Il s’agit de singularités,
cette fois existentielles qui, à la différence des monades
de Leibnitz, sont des monades singulières, des monades finies,
qui posent la question du bornage existentiel, du bornage dans des coordonnées
intrinsèques, à savoir que ce type d’existant a
à assumer sa finitude, toutes sortes de niveaux de finitude et
de singularité, par exemple pour un être vivant, la finitude
dans l’ordre de la naissance, de la vie et de la mort, finitude
dans l’ordre du rapport au temps, le passé, le futur, etc.,
finitude dans son rapport au sexe, finitude dans son rapport à
tout autre système de positionnalité. Dans un cas on a
une limite qui va découper l’ensemble discursif par rapport
à un référent, dans cet autre cas on a un bornage
existentiel mais une borne qui est absolue en tant que telle. C’est
à la fois tout le monde ou rien. Ce qui fausse complètement
notre lecture des auteurs psychanalytiques quand ils parlent du moi,
c’est que littéralement on ne sait pas de quoi ils parlent.
Parce que le moi, bien entendu, ce n’est pas un ensemble discursif.
On peut faire tout un théâtre pour se le représenter
comme un ensemble discursif, on n’a pas d’autre moyen de
toutes façons pour parler, pour dessiner et pour décrire
quelque chose, mais en réalité le moi c’est le monde.
Moi je suis tout ça. Il n’y a pas de limite cosmique au
moi. Ou ce n’est rien du tout. C’est une sorte de logique
du tout ou rien qui n’implique absolument pas la possibilité
de dire : au delà de ça ce n’est plus moi ! Non,
au delà de moi c’est toujours moi à moins que le
moi ne se pose plus du tout et s’abolisse littéralement
comme possibilité d’auto-énonciation. C’est
quelque chose de tellement épouvantable, de tellement innommable
qu’évidemment on préfère ne pas en parler.
C’est quelque chose qui peut déclencher de véritables
processus d’implosion subjectifs, quand on se heurte de plein
fouet à cette espèce de finitude, de bornage existentiel,
il faut vite passer à autre chose, il y a une reconstitution
urgente d’ensembles discursifs, arrêtez ça, parlez-moi
d’autre chose, parle-moi de quelque chose. Il y a donc une polyphonie,
y compris solitaire, qui s’instaure pour éviter cet espèce
de trou noir, de cette essence du rapport de pseudo-appropriation, car
ce n’est pas une appropriation existentielle, puisque c’est
quelque chose qui tend toujours à disparaître, à
fuir. Pas facile, hein ! Donc il y a auto-référence dans
ce domaine de l’ordologie, dans ce domaine des singularités
qui était traité par le freudisme dans le registre du
transfert, du moi, etc. et il y a alloréférence dans ce
domaine, disons, de la cardologie.
Vous voyez que là on a une position particulière de
la complexité. Dans le cas de la cardologie, des ensembles discursifs,
la complexité se propose comme horizon permanent, qu’on
peut coordonner, qu’on peut retraverser par d’autres ensembles,
qu’on peut recouper, ça permet de bâtir des monde
articulés les uns aux autres. Dans cette dimension ordologiques
il n’y a pas de coordonnées.
Il y a des coordonnées existentielles qui sont des pseudo-coordonnées.
Il y a des repérages qui fuient les uns par rapport aux autres.
Il y a des seuils. Il y a des passages. Il y a des constellations d’univers
qui donnent le timbre de cette singularité, qui donnent son mouvement,
son expansion, son intensivité, mais sans garantie. L’étayage
se fera quand on retournera à une description cardologique.
On arrive ainsi à l’idée que cette notion de subjectivité
transitionnelle, telle qu’on la voyait opérer dans le moi,
dans les identifications ou dans le transfert, il faut la généraliser.
C’est-à-dire qu’il n’y a plus lieu jamais d’opposer
l’idée qu’il y a un territoire existentiel qu’on
pourrait situer par rapport à un territoire familial… Pas
du tout ! Moi c’est la France ! Moi c’est le monde ! Moi
c’est Dieu ! Et toutes ces équations, pour quiconque a
fréquenté les psychotiques, vont de soi. Il n’y
a pas lieu de dire : oui mais quand il dit moi, il veut dire que…
c’est parce qu’il change de coordonnées, c’est
parce qu’il veut être tout puissant comme son papa, pas
du tout ! Il n’y a pas de délimitation, il y a une dis-position.
Il y a une dis-position, une position existentielle qui cherche une
pseudo-discursivité, mais qui n’est pas discursive. C’est
une agglomération, une constellation. Moi c’est tout ça
ou rien ! Alors donc on a d’un côté une dis-position
existentielle face à une dis-cursivité prise dans des
coordonnées extrinsèques. Alors si on prend cette formule
du transfert, évidemment ça change tout, car on ne peut
plus prétendre tenir le transfert sur l’espace du divan.
Le transfert opératoire qui va changer, permuter… il peut
venir effectivement du fait que je te parle à toi et que ça
change mon monde depuis que je te connais. Peut-être ! Ça
peut venir aussi de n’importe quoi, ça peut venir des autres
corps ordologiques susceptibles de s’agréger. Depuis que
je me suis remis à faire du vélo, ou depuis que j’ai
appris à conduire, et bien je ne suis plus dans le même
monde. Oui en effet, mais c’est quoi le transfert à ce
moment là ? C’est parce que tu as fait un transfert sur
la machine à écrire et que… On les connaît
! c’est toujours les mêmes ! Mais pas du tout ! Il y a eu
un transfert institutionnel, il y a eu un transfert cosmique. Depuis
que tu es redevenu peintre, tout a changé, c’est ton monde
qui a complètement muté. Ça va ?
Alors moi ce qui m’intéresse, c’est d’essayer
de forger des concepts de métacommunication, des concepts qui
permettraient de rendre compte comment est-ce qu’on passe d’un
registre à un autre.
Le lien d'origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/850122.pdf
La revue Chimères et les textes de F Guattari :
http://www.revue-chimeres.org/guattari/artde/divers.html#chim
La revue Chimères : http://www.revue-chimeres.org/
Le séminaire de F. Guattari sur le site de la Revue Chimères
http://www.revue-chimeres.org/guattari/semin/semi.html