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Singularité et complexité
Felix Guattari
Séminaire le 20 01 1985


Le lien d'origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/850122.pdf

La revue Chimères et les textes de F Guattari :
http://www.revue-chimeres.org/guattari/artde/divers.html#chim
La revue Chimères : http://www.revue-chimeres.org/
Le séminaire de F. Guattari sur le site de la Revue Chimères
http://www.revue-chimeres.org/guattari/semin/semi.html


Je vais parler aujourd’hui autour du thème : singularité et complexité, dans le domaine psy. La dernière fois, j’avais essayé de montrer en quoi la production de subjectivité était devenue en quelque sorte une industrie, une industrie importante concernant des mass-medias, des équipements collectifs…, on pourrait dire une industrie de pointe ; et en quoi, d’aucune part, une composante de la subjectivité ne pouvait prétendre échapper à cette modélisation, à cette production de subjectivité, aussi bien pour meubler donc la mémoire, la compétence des individus, mais aussi bien leur pattern de conduite, des types de perception, donc des types de conscience, et au-delà des systèmes de normes. Autrement dit, aucune partie, la plus abyssale de la subjectivité ne peut prétendre échapper à cette production. On peut devant cette évolution, avoir une attitude de rejet, de refus – ce qui ne sert d’ailleurs pas à grand-chose – mais en tous cas on peut avoir une certaine nostalgie, se dire : enfin, tout de même, que devient là-dedans l’individu, que devient le sujet personnel ? Mais d’une certaine façon, le fait que la subjectivité soit devenue, dans le cadre de nos sociétés, objet de production de masse, au même titre que d’autres marchandises, et qu’il s’agisse d’une marchandise qui conditionne la production des autres marchandises, une marchandise- clef, une sorte de matière première fondamentale de tout autre type de production, non seulement de biens mais aussi de socialité, le fait qu’on en soit venu là doit aussi bien nous amener à poser la question rétroactivement de ce qu’étaient les autres modes de subjectivation. Plutôt que d’avoir une nostalgie des origines, il faut s’interroger sur ce qu’étaient ces origines et il est facile de constater qu’au fond il en a toujours été ainsi : la subjectivité a toujours été l’objet d’une production sociale, il n’y a jamais eu de subjectivité « naturelle », essentiellement montée par des schèmes ontogéniques. Par exemple, on peut renvoyer à quelque chose qui le montre très clairement, c’est la façon dont Georges Duby décrit les trois types, les trois ordres de l’imaginaire de la féodalité : le travail du paysan, fonction, courage de relations d’assujettissement pour les hommes de guerre et les fonctions de prière dans le domaine religieux. Mais on a aussi ici dans cette salle des anthropologues qui pourraient nous montrer à quel point dans les sociétés les plus « archaïques » la subjectivité est elle-même fabriquée, manufacturée par des procédures très complexes qui n’ont rien à voir avec un développement, avec une production naturelle, avec une psychogenèse qui dépendrait d’un montage préformé.

Alors ce caractère d’artificialité de la subjectivité, ce caractère de production, on peut l’interpréter de différentes façons. On peut l’évacuer – du moins je pense que c’est l’évacuer que de poser le problème en ces termes – en considérant que de toutes façons, du fait de l’importance du langage comme substrat de la position de la subjectivité et de son expression, le langage étant essentiellement un phénomène social, c’est cela qui originerait ce caractère social de la production de la subjectivité. C’est un peu la position de Baktine. J’ai relevé un énoncé de lui extrêmement net là-dessus : « l’intersubjectivité est logiquement antérieure à la subjectivité. Aucun énoncé général ne peut être attribué à un seul locuteur, il est le produit de l’interaction des interlocuteurs et, plus largement, le produit de situations sociales complexes dans lequel il a surgi. » Cette position, on la trouvera aussi bien dans le structuralisme linguistique, en particulier chez Saussure, on la trouvera partout, et toute une constitution de ce que j’ai appelé la dernière fois « les domaines psy » repose non seulement sur le constat de ce que la production de subjectivité est essentiellement sociale, mais sur l’éviction de la singularité individuelle de cette production de subjectivité. C’est-à-dire que là on passe du domaine d’un état de fait à un état de droit de la position du problème ; ça a été posé de façon presque caricaturale aux beaux jours du bebaviourisme avec un refus de prise en compte de toute singularité existentielle, de tout problème par exemple relatif à la conscience. Pas de science du singulier, donc pas de singularité à prendre en compte.

Les réactions – je le signalais la dernière fois – des courants phénoménologiques à cet égard paraissent assez ambigus, à les prendre globalement, car si elles ont pris en compte l’appropriation singulière de l’existence, la transparence à soi que représente la conscience, si elles ont fait des descriptions parfois très élaborées de certains types de modes de consciencialisation, notamment dans le domaine psychopathologique, curieusement ces prises de position sont restées cantonnées dans les domaines philosophiques et n’ont pas eu d’importance vraiment décisive, vraiment majeure dans les mises en place de concepts opératoires dans les domaines psy.

On peut alors avoir une attitude naïve qui consisterait à dire : c’est dommage, ce sont les phénoménologues qui ont raison, la subjectivité n’est pas seulement sociale, il y a une dimension de singularité dans cette appropriation existentielle qu’on doit prendre en compte. Et on en reste là, dans une déclaration de belle âme parce que il se trouve… Mais il se trouve que ce n’est pas du tout comme ça que les choses se passent, c’est que il faut prendre la mesure de ce que le domaine psy, les pratiques psy, les références psy, les mythologies psy sont fondés sur le rejet actif de tout processus de singularisation. Et je pense que c’est la condition de leur efficience. Le problème ici n’est pas celui de la vérité existentielle, mais il est de promouvoir une série de repérages – fussent- ils mythiques – (et ils le sont largement) mais qui ont une efficience relative à la production de subjectivité.

Il faudrait prendre des exemples innombrables. Quelquefois pour que ça marche, il faut partir d’une production mythique. Des énoncés véridiques peuvent très bien n’aboutir à aucune production de subjectivité. Pendant des décennies et des décennies, des militants courageux ont pu faire l’analyse des perversions du marxisme au sein de l’Union soviétique, tous les courants trostkystes, qui n’étaient pas des porteurs absolus de vérité mais qui essayaient de dire, de décrire des choses minima, mais cela n’engendrait qu’une production de subjectivité très pauvre, et en tous cas très mise en échec. Les grandes productions de subjectivité, les productions de subjectivité staliniennes ont pu vraiment mentir effrontément, réécrire l’histoire dans tous les sens plusieurs fois de suite, et elles ont effectivement correspondu à une certaine production de subjectivité de masse. Pour dire que le vrai critère là n’est pas un critère d’analyse phénoménologique, c’est un critère de pratique mythique de production de subjectivité. L’idée que j’essayerai d’approfondir un peu plus aujourd’hui est qu’il y a un divorce radical entre la production de sens, la production de signification, prise dans un certain nombre de paradigmes, rapportée à certaines procédures de falsibialité ou de vérifiabilité dans le domaine scientifique ou dans tous les autres domaines discursifs, et puis la production de subjectivité, et c’est quelquefois avec les mêmes chaînons sémiotiques qu’on peut faire ce double travail. Il y a double fonction : l’une de production de sémiotique discursive, et concurremment les mêmes éléments travaillant dans ce que j’appellerai une autre logique, travaillant dans le sens de la production d’existence.

Alors c’est peut-être trop général, trop abstrait la façon dont je dis les choses mais quand vous ne pouvez pas vous endormir parce que vous êtes insomniaque et que vous vous mettez à compter les moutons, ce n’est évidemment pas la dimension de contenu des moutons qui compte, les moutons ont une fonction répétitive, ils ont une fonction pour que le contenu donne une certaine consistance à l’énoncé répétitif, pour constituer l’énoncé répétitif comme ritournelle. Ce qui compte c’est ce travail d’une ritournelle-répétition, quelque chose qui va vous modeler, vous produire un certain type de subjectivité. Il y a une production d’un certain type d’énonciation qui utilise la production sémiotique, pas du tout en fonction d’une finalité qui serait celle de la production de sens, mais qui est celle de la production d’un certain type d’état. Et on pourrait multiplier à l’infini les variantes de cette pragmatique existentielle, de cette production existentielle de subjectivité : les énoncés que je vais prononcer pour séduire quelqu’un, on le sait bien, peuvent totalement diverger par rapport à leur épreuve de vérité, ils ont une finalité qui est d’établir une certaine situation de discours où le discours lui-même tendra à modeler un certain type de rapports intersubjectifs. On voit donc peut-être déjà deux orientations : une orientation de sémiotisation et une orientation pragmatique qui, à partir des mêmes éléments discursifs œuvre selon des logiques et pour des résultats totalement différents.

Déjà la première chose qu’on peut dire, et ce n’est pas une grande découverte, c’est que l’existence ce n’est pas scientifique. L’existence, ce n’est pas quelque chose qui se produit par la science, ce n’est pas quelque chose qui s’analyse par la science. L’existence peut être repérée, cartographiée et peut-être implique-t-elle fondamentalement pour sa promotion, pour son repérage et pour sa production quelque chose qui est foncièrement antagoniste au traitement discursif qui relève des procédures objectivistes. C’est ce que j’appelle une dimension de cartographie existentielle.

Seulement tout de suite là il va falloir faire très attention, c’est que, à la différence de ce qui se passe généralement où la carte est distincte du territoire, là la carte est identique au territoire, la carte est production de territoire existentiel, et le territoire existentiel peut s’effondrer, peut disparaître dès lors que la cartographie s’évanouit. Ça je pense que ce sont des énoncés qui ne sont pas très compliqués, qui sont parfaitement acceptables, en ce sens que vous changez de cartographie en vous endormant ou en étant dans un état crépusculaire et vous n’êtes plus du tout dans le même type de constitution d’un monde et constitution d’une subjectivité. Ces cartographies peuvent être idiosyncrasiques, c’est-à-dire constituer des petits territoires subjectifs, l’exemple des moutons ou l’exemple des territoires subjectifs que se constituent les psychotiques ou les névrosés, d’ailleurs ce sont des cartographies qui ne servent que pour une personne, ou à la limite qui peuvent servir pour un couple, un couple paranoïaque, ou des petits territoires familiaux ou des petits groupes opprimés, mais il peut y avoir aussi des cartographies à grande échelle qui servent à donner une identité subjective à des grands groupes sociaux, des ethnies, des nations, et même une cartographie de l’humanité prise comme catégorie universelle.

Juste pour en finir avec ce préalable, je crois qu’il faut bien distinguer à l’égard de ces cartographies deux types de modalités. Il y a les cartographies qui sont directement productrices de ce que j’appellerai une existentialisation, qui engendrent un territoire subjectif dans le même temps que se déploie la cartographie, et puis il y a, à côté de cela des cartographies spéculatives, qui ne produisent pas des territoires mais qui sont des cartographies au second degré, qui forgent des instruments de repérage, des pseudo-concepts qui sont une sorte de validation de ce qui peut être en œuvre dans des cartographies idiosyncrasiques locales.

Et alors là peut-être peut-on avancer pour cerner mieux en quoi une cartographie ne saurait être scientifique. En quoi une production existentielle de subjectivité ne saurait être scientifique. C’est que quand il y a une théorie générale qui s’instaure en sciences, elle constitue un métalangage par rapport auquel les différents discours locaux, par exemple les discours expérimentaux, doivent pouvoir se rapporter de façon organique. De sorte qu’un résultat d’expérience non compatible avec la théorie peut amener à falsifiabiliser la théorie, ou inversement une grande mutation théorique peut amener à modifier les inscriptions, les sémiotisations locales dans un champ expérimental.

Là il n’en va pas du tout de la même façon. C’est que la cartographie spéculative se développe selon sa propre dimension qui n’entretient pas de correspondance biunivoque, qui ne constitue pas une axiomatique des cartographies locales. Exemple : les grands débats théologiques qui généralement n’ont pas de rapport immédiat avec la façon dont il y a cartographie religieuse pour des gens qui vont pratiquer leurs prières, qui vont aller à la confession. Et heureusement d’ailleurs ! Les guerres de religion c’était déjà assez spectaculaire ! Il en va de même pour l’exemple que je prenais : l’histoire du monde ouvrier. Les grandes cartographies spéculatives que constituent les débats entre les bolcheviks vers 1905 n’ont pas de point de correspondance obligé, évident avec ce qui se passe dans la pratique effective de ce que seront les soviets de la période 1905, avec ce que sera la pratique sociale, militante. Il y aura deux types de repérages cartographiques : un qui a pour fonctionnalité évidente de constituer un territoire subjectif, c’est-à-dire la pratique que les gens se réunissent effectivement pour telle ou telle activité et les grandes références cartographiques spéculatives. Cette différence sur laquelle je ne veux pas m’attarder plus longtemps m’apparaît fondamentale, et je pense qu’elle doit être revendiquée comme telle. Une cartographie spéculative n’a pas à rendre compte des différentes pratiques cartographiques d’existentialisation.

Appliquez ça au Freudisme, ça pourrait beaucoup simplifier les choses : tous les grands débats (et dieu sait s’il y en a eu !) depuis la naissance du freudisme, sur la psychanalyse n’ont jamais eu de point d’application directe sur ce qui s’est passé comme cartographie réelle de la cure avec le monsieur qui se dit psychanalyste et qui a un divan et qui a une pratique sémiotique particulière de l’argent, de la parole, etc. Et il n’y a pas lieu d’imaginer qu’il y ait un rapport scientifique entre ces cartographies locales, idiosyncrasiques et la cartographie générale, la cartographie spéculative que représente la réflexion, le travail théorique de la psychanalyse. Cela peut paraître paradoxal mais je crois que c’est tout à fait important, car c’est la condition – qu’il y ait cette distance – pour qu’il puisse y avoir effectivement une problématique d’existentialisation à un autre niveau. C’est parce qu’il y a cet arbitraire de la relation entre les niveaux qu’il peut y avoir une problématique, par exemple pour l’église de l’incarnation du Verbe et de toute une série de dimensions prospectives de ce que peuvent être des concepts potentiels de cartographie. C’est comme s’il y avait un terrain d’expérience de ce que sont les concepts opératoires qu’on peut mettre en œuvre dans des cartographies opératoires, pragmatiques.

La cartographie freudienne a tenté de prendre en compte, donc dans ce double registre spéculatif et pragmatique (registres radicalement différents) trois grands types de singularités. C’est toujours arbitraire de chercher une typologie comme celle là mais pour essayer d’éclairer mon propos j’ai cru devoir le faire. Des singularités sémiotiques qui sont le repérage, typification, tentative de réflexion syntaxique, sur des faits hors sens commun, l’ensemble de productions sémiotiques, verbales, non verbales, symptomatiques, etc, actes manqués…, qui sont hors sens commun. La deuxième dimension concerne ce que j’appellerai des singularités affectives, cette fois, dans un sens élargi. Il s’agit de systèmes relatifs à l’énonciation ; des affects relatifs au moi, au transfert, à toute une économie du moi qui jusque là, elle aussi n’avait pas été repérée comme telle. Dans ses grands traits il y a eu déjà un certain type de conception des affects dans un fonctionnement de transfert, d’affect transitionnel, d’affect transitif. Je pense, par exemple, que Spinoza est un de ceux qui ont décrit cette fonction des affects transitifs. J’avais relevé une phrase qui est matricielle par rapport à tout un développement de l’Éthique dans un chapitre sur l’origine de la nature et des sentiments : « si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et pour laquelle nous n’avons éprouvé aucun sentiment est affectée de quelque sentiment, nous sommes par cela même affectés d’un sentiment semblable ». Il y a un développement, comme une fugue de Bach, un développement de thèmes et variations sur cette matrice d’un affect qui traverse littéralement les modes de subjectivation. Une sorte de contamination d’affect qui produit une subjectivité transitionnelle.

Mais ce qui caractérise la singularité affective selon Freud, c’est qu’il ne s’agit pas d’affects généraux comme ceux que décrit Spinoza, mais il s’agit d’affects singuliers, porteurs de traits de singularité, qui seront appelés des traits d’identification, par exemple.

Je distinguerai les singularités sémiotiques comme étant discursives, et des singularités affectives comme étant non discursives, c’est-à-dire comme se donnant d’emblée, comme posant même à travers des traits oppositionnels, mais se posant comme quelque chose qui ne peut pas s’articuler dans des rapports figure/fond, dans des rapports oppositionnels. On ne peut pas mettre en opposition figure/fond, en opposition distinctive quelque chose qui sera de l’ordre de la haine, ou de l’ordre d’un sentiment de beauté. On peut imaginer une bipolarité de ces affects, et encore là ce sera un gros problème de considérer qu’une telle bipolarité correspond à une discursivité intrinsèque.

Ça c’est deux types de singularités qui dans le freudisme ont été traitées. Peu importe la façon dont elles ont été théorisées au niveau d’une cartographie spéculative mais elles ont été traitées, c’est-à-dire qu’elles ont été prises en compte ; c’est-à-dire que le freudisme a créé une scène, a créé des personnages sur cette scène, à créé des mythes de références pour accueillir ce type de singularité qui ne l’était pas. Les hystériques qui pouvaient avoir des contagions hystériques, qui pouvaient faire des transferts hystériques, de toutes façons qui pouvaient donner des énoncés qui prêtaient à cette interprétation singulière qui était hors sens commun, recevaient une scène sur laquelle elles pouvaient s’exprimer.

A côté de cela il y a un troisième type de singularité, que j’appellerai : singularité existentielle, qui sont précisément celles qui étaient exclues, celles qui étaient hors champ, à savoir justement les singularités conscientielles, les singularités ontologiques de l’appropriation de soi même à soi même, les singularités de la conscience de soi. Évidemment Freud parle beaucoup de conscience, enfin il en parle surtout au début de son œuvre et beaucoup moins ensuite, mais il n’en parle jamais au sens du cogito de la tradition philosophique, il en parle au sens perception-conscience, c’est-à-dire d’une certaine qualité de la conscience, mais jamais en tant que cogito de la lignée Descartes, Kant, etc. Alors je dis cette mise hors champ de la singularité existentielle qui sort par la voie de la science, rentre par la fenêtre du fantasme, rentre par une appréhension, une cartographie mythique, par une pratique mythique de cartographie. Elles rentreront sous des concepts normaux, en ce sens qu’elles ont été aussi traitées par ces mêmes concepts, qui sont par exemple ceux de l’angoisse. Seulement à la différence de l’angoisse existentielle relative au Dasein (Heidegger, Sartre, etc.), ça sera une angoisse qui sera prise dans un certain type de rapport de production de la subjectivité, dans un certain type de fonctionnement de la libido, des investissements, des résistances, etc. Elle fera retour avec des concepts, ceux-là beaucoup plus singuliers qui sont ceux de l’auto-punition, de la culpabilité, du surmoi, parce que là il y aura des traits particuliers de cette subjectivation qui ne pourront pas dépendre d’une catégorisation générale ou universelle.

Le traitement donc des singularités dans le freudisme se découpe de deux façons principales : il y a des singularités discursives, sémiotiques ; non discursives, affectives, celles du discours ou celles du moi, du transfert qui ont un accueil. Et puis d’autres qui vont venir perturber les grands scénarios mythiques mis en place pour en rendre compte, sous forme de phénomènes répétitifs irréductibles à l’interprétation, sous forme de résistances, sous forme de pulsion de mort, sous forme de cure interminable, de transfert. Et le moteur de l’histoire de la psychanalyse sera le fait précisément que ces singularités existentielles vont bousculer les équilibres cartographiques existant.

Le régime normal de contrôle des singularités discursives et des singularités non discursives, moïques, c’est deux types de barrages, deux types de régulateurs, de clignotants. C’est pour les singularités non discursives du moi, du transfert, celle de la triangulation œdipienne, à savoir qu’elles doivent être lues à travers une certaine référence personnologique, à travers un certain nombre d’identifications typifiées. En deçà de cela, c’est le gouffre, c’est le narcissisme, c’est la chute dans un ça indifférencié, pas de salut, l’enfer. Pour ce qui est des singularités discursives, aussi singulières soient elles, elles sont toujours rapportables à un énoncé qui lui n’est pas hors sens commun, un énoncé qui est par exemple le véritable contenu latent du rêve. Il doit toujours y avoir la possibilité de rapporter, de traductibiliser ces énoncés hors sens commun. Ça veut dire que ces types de singularités, on les accueille dans une certaine scène, dans une certaine cartographie, on les accueille à la condition qu’elles se prêtent à s’inscrire dans un cadre de références plus large. On ne leur donne qu’une autonomie relative, c’est un peu comme l’autonomie en Nouvelle-Calédonie, on veut bien qu’ils aient un certain nombre de choses, à condition que ce soit dans le cadre général de rapports économiques, stratégiques et dieu sait quoi !

Donc références familialistes, personnologiques obligées pour les singularités non discursives, références logocentriques mais dans un sens large du logos, à savoir du logos qui a cours dans une société donnée avec ses significations dominantes, ce n’est pas seulement le pur logos signifiant.

Et puis quant au reste justement ça va relever de quelque chose qui va animer, remettre en question de façon permanente la cartographie. Je pense que ça présente quand-même beaucoup d’inconvénients et que cela en présentait d’ailleurs très tôt dans l’histoire de la psychanalyse. Ça serait interminable, il faudrait des années de travail pour montrer tous ces inconvénients, j’ai relevé simplement deux types de conséquences de ce genre de barrières dans la cartographie, ce type de traitement réductionniste des singularités, ce refus de leur donner le statut d’une indépendance de modules de sémiotisation. Les deux problèmes c’est que : cette position des singularités ne permet pas d’aboutir à une réelle théorisation de la psychose et de tous les phénomènes d’émergence de proto-énonciation auxquels on a à faire dans la psychose ou même d’implosion catastrophique de la subjectivité dans les psychoses ou dans d’autres domaines que ceux des psychoses, généralement des phénomènes d’implosion subjective, ce que j’avais appelé autrefois des trous noirs subjectifs. Le deuxième inconvénient général c’est que cette position de singularités ne permet pas de rendre compte des processus de singularisation, notamment dans le domaine de la création. Elle aboutit à une conception réductionniste avec des concepts comme ceux de la sublimation qui sont lestés, qui sont pris dans des rapports infrastructuraux par rapports à des infrastructures pulsionnelles ou des infrastructures structuralistes.

Alors simplement quelques exemples de cette incapacité à rendre compte à partir de là des phénomènes que j’ai appelés de proto-énonciation. Je schématise beaucoup parce que, en fin de compte, les formulations freudiennes ont énormément évolué… Parce que le premier processus primaire auquel Freud se réfère dans ses premiers textes, dans la Traumdeutung était en réalité très riche, très abondant, et d’une certaine façon accordait une certaine autonomie sémiotique à l’expression de ce qu’il appelait l’inconscient. Mais l’évolution des topiques successives a abouti à ce que à la place de cet inconscient très riche du processus primaire, on arrive à une notion d’un ça qui est totalement entropique, qui est totalement vide, qui est une indifférenciation et qui est un inconscient totalement appauvri. Donc je ne peux pas étalonner les différents problèmes à travers cette évolution, ce serait trop long. Toujours est-il que dès la Traumdeutung, c’est-à-dire finalement dans les meilleures conditions, dans ce qu’on peut appeler le jeune Freud, le Freud le plus fou, celui qui autorise l’entrée des phénomènes de singularité prépersonnels de la façon la plus extraordinaire. Et bien vous observerez qu’à plusieurs reprises, Freud se heurte aux descriptions d’un jeune homme, quelqu’un qui lui faisait confiance, qui travaillait parallèlement à lui qui s’appelle Syberer et qui décrivait des phénomènes fonctionnels. C’est précisément des choses de l’ordre de la subjectivité crépusculaire dont je parlais tout à l’heure, S. les avait étudiés systématiquement, se mettait dans une position de grande fatigue, d’endormissement pour s’obliger à continuer de travailler, notamment des thèmes philosophiques et pour voir comment il y avait une mutation de la sémiotisation. Par exemple il étudiait quelque chose concernant les néo-platoniciens, avec les hypostases et puis il voyait une pelle à tarte en train de découper un gâteau…

Transformation de la pensée la plus abstraite en scénarios, en images, en mouvements. D’autres exemples : il corrige les épreuves d’un article et il sent qu’il est en train de raboter du bois. Freud trouve cela très dangereux parce que, dit-il, on risque d’aboutir à des interprétations symboliques, anagogiques (ce que fait d’ailleurs S.) et ça nous fait perdre complètement la réalité qui est selon lui que tous ces éléments de processus primaire, de déplacement, de surdétermination, etc., sont fondamentalement dépendants de ce qu’il appelle l’élaboration secondaire : « les exigences de la seconde instance que constitue l’élaboration secondaire constituent dès le début une des conditions auxquelles doit satisfaire le rêve, condition qui exerce une influence sélective sur tout le vaste matériel des pensées du rêve, en même temps que la condensation, la censure imposées par la résistance et la figurabilité ». Donc vous voyez là autonomie relative, dépendance relative mais il faut que ça puisse rentrer dans cette élaboration secondaire qui de toutes façons va réorganiser un monde, va réorganiser des coordonnées qui ne seront pas forcément les coordonnées disons du sens commun et qui seront un minimum de coordonnées sémiologiques pour retrouver une syntaxe, pour retrouver un discours qui ait une certaine cohérence énonciative. Évidemment ça le gênait beaucoup l’idée qu’il puisse y avoir cet espèce de court-circuit entre une production de pensée très abstraite qui d’un seul coup va changer de matériau directement, sans la médiation imposée par tout l’appareillage de lecture cartographique, à savoir que c’est la résistance qui aboutit à faire que tel objet qu’on veut désigner de façon positive, on va le désigner de façon négative.

C’est tel conflit qui va faire qu’on va effacer un certain chaînon, ou qu’on va le superposer, qu’on va faire un travail de palimpseste. Mais le phénomène fonctionnel de S. ne prend pas ce détour là, il fait directement cette transformation matérielle, exactement comme un danseur va peut-être interpréter un tableau dans une autre matière d’expression directe sans qu’il y ait de chaînon de transposition, c’est-à-dire à partir d’une certaine relation d’arbitraire entre les deux composantes sémiotiques ; et cela j’y reviendrai tout à l’heure, c’est que cette notion d’arbitraire (je pense à l’arbitraire entre le signifiant et le signifié, tel que le formule Saussure) c’est quelque chose de fondamental pour permettre un enrichissement du possible sémiotique qui va être ainsi articulé, et peut-être ça vaut le coup d’en parler tout de suite pour bien préciser ce que je veux dire.

Prenons, en simplifiant évidemment, une référence dans l’histoire de la musique. Vous avez une composante vocale qui est le chant grégorien tel qu’il se chante dans les églises, qui est un chant monodique. Vous avez une composante instrumentale qui sont les différents instruments de musique qui d’ailleurs ne sont pas autorisés dans l’église, instruments à corde, percussion. Vous avez une troisième composante qui est l’écriture des textes chantés ou des repérages mnémotechniques par des systèmes très complexes. Et puis vous avez un jour une mutation de cette écriture qui consiste à la mettre sur des lignes distinctes et à la quantifier dans les hauteurs, dans les durées, etc. La musique telle qu’on l’écrit, telle que vous la connaissez. Si la notation colle directement à chaque texte musical et verbal, si elle est comme une sorte de hiéroglyphe mais un hiéroglyphe qui n’aurait pas l’autonomie de figure d’expression mais qui serait un mime : si je mets la main là, vous changez telle note… S’il y a un rapport iconique entre une composante et une autre composante, on peut dire qu’il y a une impossibilité de dégager un certain champ de possibilités logiques qui va se créer à partir du moment où au contraire, l’écriture prenant de l’autonomie, on va pouvoir écrire une musique que jamais on n’aurait pu inscrire s’il y avait ce système de correspondances biunivoques entre les différents niveaux d’expression. C’est ainsi que certains musiciens comme Beethoven, sourd, pouvait écrire de la musique sans jamais entendre de la musique. Par la vertu de l’écriture, et produire des objets esthétiques, des objets harmoniques, des objets polyphoniques, des objets contrapunctiques absolument dépendants de cette machine de discursivité d’écriture. Avec toutes les autres fécondations ultérieures qui ont permis de faire entrer d’autres univers musicaux, de timbres, etc.

Donc c’est l’existence d’une relation d’arbitraire entre la composante sémiotique d’écriture et les différentes composantes phoniques et machiniques des instruments de musique qui a permis de faire éclater un univers de possibilités. (d’écriture musicale en particulier qui aboutira à l’explosion de la musique baroque). Il en va de même ici : c’est à la condition qu’il y ait une relation d’arbitraire entre les composantes qu’il y a cette possibilité d’efflorescence de la production, et ça on va le voir sur d’autres exemples. Parce que s’il y avait une correspondance, s’il y avait un caractère utilitaire du rapport entre les différentes composantes, par exemple une composante de somatisation et puis une composante d’expression d’un conflit, et bien ça serait un univers pauvre, une sorte de traduction comme quand vous êtes un mauvais étudiant en langues et que vous faites du mot à mot : vous perdez l’essence du texte ! C’est à la condition qu’il y ait des rapports beaucoup plus distanciés entre les différentes composantes sémiotiques que vous pouvez rendre des effets poétiques, littéraires de toutes sortes.

Autre exemple, contemporain de Freud et qui, d’une certaine façon sera une matrice de malentendus innombrables. C’est, pour prendre une formulation qui est à mon avis, phénoménologiquement une des meilleures, les expériences délirantes primaires. Ça a été appelé par d’autres auteurs automatisme de répétition et par des auteurs plus anciens : bouffée délirante, délire d’emblée.

Ce sont des explosions, des modifications sensorielles, des interprétations, des voix, des échos de la pensée (fin de bande)

Ça a été repris après par la psychiatrie américaine, on dit : c’est une schizophrénie aiguë ! La schizophrénie chronique c’est quelque chose qui dure comme ça sur des années, alors ça c’est une schizophrénie aiguë ! Ça rend d’ailleurs furieux les psychiatres européens : pas du tout, ça n’a rien à voir du tout, la schizophrénie c’est quelque chose de très particulier, parce que pour les américains la schizophrénie c’est tout… Peu importe, laissons ce débat de côté, mais ce qui se passe c’est que cette expression, si vous voulez c’est un peu comparable sur un autre registre aux phénomènes fonctionnels de Sylberer, c’est que dans cette schizophrénie aiguë il y a conservation parfaite de la conscience, c’est même plus que de la conscience, c’est une hyperconscience, le moindre signe, le moindre bruit, la moindre idée se met à proliférer, à avoir ses propres coordonnées interprétatives, d’où délire paranoïaque, délire d’interprétation, etc. À quoi faut-il rapporter cela ? S’agit-il de quelque chose qui engage les grandes clefs interprétatives de la personne, le fameux triangle œdipien, ou les grandes clefs interprétatives du discours normal qui est refoulé par, par exemple, le discours manifeste du rêve. Pas du tout ! Est-ce que ça dépend d’une conflictualité- refoulement qui implique qu’il y ait tout un traitement pour faire une embrouille pareille, une explosion d’embrouille ? Pas du tout ! D’abord parce que ça se passe en pleine conscience, alors que les phénomènes fonctionnels se passaient sous demie-conscience. C’est quelque chose qui apparaît brutalement, qui reparaît aussi vite, et qu’on ne peut pas raisonnablement rapporter à toute la cuisine conflictuelle des rapports d’identification, du complexe d’œdipe et toutes ces choses là. Ceci dit, Freud a essayé de prendre ce type de production délirante dans le cas Schrœber et de le faire rentrer dans des cadres de sa cartographie psychanalytique des névroses, d’où cette chose que Gilles Deleuze et moi voudrions faire, c’est-à-dire que nous voudrions plutôt lire la névrose à travers l’économie de la psychose c’est-à-dire à travers une certaine autonomie des modules d’expression sémiotique et pas l’inverse, pas lire la psychose à travers les petites cartographies de la névrose.

D’autres exemples pourraient être multipliés et ça a été une menace permanente dans l’histoire de la psychanalyse le fait qu’il puisse y avoir ainsi une expressivité spécifique, une autonomie de l’expressivité qui vienne compromettre ces grandes structures explicatives. Cela a donné le débat interminable avec tout le courant kleinien, avec le fait que d’un seul coup le moi au lieu de dépendre seulement d’identifications parfaitement repérables se met à exploser en petits personnages, que le moi devient un théâtre dans lequel il y a des bons et des mauvais objets, il y a des bouts de la mère, des bouts des personnages les plus différents, ce qui fait que d’un seul coup on n’a plus les grandes options personnologiques de référence de départ. Ça prend des proportions extraordinaires dans le domaine de l’enfance où il y a quand même cependant toujours la tentative de refaire rentrer tout ça dans la cartographie spéculative de référence, car sinon on se fait exclure de l’ordre psychanalytique. Mais vous avez dans le domaine de la psychose des gens qui ont essayé, mais cette fois en respectant beaucoup moins les cartographies de référence, de travailler avec cette prolifération de l’expression du type expérience délirante primaire. C’est par exemple quelque chose que non pas vraiment Gisela Pankow a inventé parce qu’elle l’avait trouvé chez d’autres auteurs mais ce qu’elle expose sous le terme de psychose hystérique, c’est quelque chose qui met en jeu des bouts du moi qui sont en même temps des bouts du corps, qui sont en même temps des bouts de personne, qui jouent à la fois donc dans le registre biosomatique et dans le registre de la représentation des personnes. Mais alors curieusement, quand on regarde bien comment ça fonctionne, il ne s’agit pas seulement des bouts du moi et des segments biosomatiques de la personne du psychotique (puisqu’elle travaille avec des psychotiques), mais aussi de l’analyse. C’est-à-dire que les morceaux même de son corps et le morceau du corps du psychotique fonctionnent comme des personnages. Il y a une sorte de scène qui s’instaure où il y a des choses assez spectaculaires et d’ailleurs efficientes autant qu’on puisse en juger. On met en jeu, on invente une scène sur laquelle vont pouvoir se sémiotiser des choses, ou faute de quoi, faute d’une telle scène le psychotique reste catatonique pendant des années, n’a rien d’autre à dire. Là elle trouve des voies d’accès à l’expression de quelque chose dont elle va à nouveau refaire passer dans l’économie des conflits et que moi je voudrais rapporter à un autre type de dimensions.

Alors elle le joue par la parole, mais souvent même pas du tout par la parole, elle le joue avec de la pâte à modeler, avec une dimension plastique médiatrice. Ce qui fait qu’on a à la fois des relations de mise en cause du schéma corporel, d’un corps fantasmatique, de la personne, de l’interlocuteur, de la parole et d’un médiateur comme la pâte à modeler. Et évidemment ça crée une scène, ça crée un appareillage beaucoup plus riche que celui qui consisterait à faire allonger un catatonique sur un divan et où l’on pourrait attendre évidemment des décennies avant qu’il ne se passe quoi que ce soit. Cette pâte à modeler on peut imaginer de la complexifier infiniment, c’est-à-dire que ça peut être de la peinture, ça peut être des modes d’expression de toute sortes, et dieu sait si les techniques ont proliféré, mais ça peut être aussi de l’institution. Ça a été le courant de thérapie institutionnelle qui a voulu se servir d’éléments de vie, d’éléments d’activité, de prise de responsabilité comme d’un moyen où des composantes sémiotiques viendraient en relais, viendraient coexistentialiser une subjectivité qui ne trouve pas sa consistance dans les moyens ordinaires, dans les moyens du sens commun, dans les modes de sémiotisation de la personne, les identifications telles qu’elles sont dans la moyenne d’une société. Ces exemples paraissent un peu fous. On se dit quand même ils exagèrent d’aller chercher quoi, son corps, mon corps, mon corps c’est en même temps une représentation d’image, qu’est-ce que c’est que ce type de relation que ces gens-là veulent instaurer entre des représentations psychiques et quelque chose qui concerne le corps ? En fin de compte on se dit ils ne parlent pas vraiment du corps, tout ça c’est du cinéma, tout ça c’est une façon de parler. Mais il y a aussi d’autres exemples qui montrent que effectivement c’est bien du corps qu’il s’agit. Il y a d’abord tous les exemples psychosomatiques. Mais j’ai vu très récemment qu’il y a par exemple des études à Harvard et à la faculté de Tours où ils ont montré que des conditionnements psychiques, des messages enregistrés psychiquement, psychiquement élaborés peuvent avoir un effet extrêmement profond au niveau des défenses immunitaires.

C’est quelque chose de parfaitement établi et c’est à travers ce type d’interaction, donc disons du biosomatique le plus profond et des représentations psychiques qu’on peut comprendre des actions comme celles des effets placebo et des choses de cette nature comme l’acupuncture.

Vous voyez que tout ce monde des singularités que j’appelle des singularités prépersonnelles, tous ces modules d’expression qui travaillent à leur compte, qu’on a toujours voulu recoller comme un collage de la période surréaliste sur le même tableau de la cartographie psychanalytique, c’est comme si les tableaux se mettaient à travailler chacun dans son coin et des bouts du tableau fichent le camp aussi chacun dans leur direction. Ce n’est pas tenable. Les pratiques réelles, les cartographiés de terrain ne sont pas compatibles avec cette cartographie spéculative. Alors j’appelle cela singularités prépersonnelles, en réalité c’est une formulation qui ne me satisfait pas tout à fait. Parce que, pour passer maintenant au deuxième inconvénient, le premier c’est qu’on ne peut pas rendre compte des phénomènes d’implosion subjectifs et des phénomènes psychotiques, et je rappelle le second c’est : on ne peut pas rendre compte des processus créatifs, créationnels qui peuvent exister à travers ce que j’appelle les singularités proliférantes, les processus de singularisation.

Pour aborder cette autre dimension, c’est-à-dire non plus de singularité prépersonnelle mais on pourrait les appeler transpersonnelles, postpersonnelles, au-delà de la personne, qui engagent des ordres, des institutions, des mouvements, etc. on est obligé de renoncer en fin de compte à cette catégorie. Je crois qu’il faut arriver à décoller la notion d’individu et la notion de singularité. Ce qui est de bon sens puisque la subjectivité collective, sérielle dont je parlais au tout début, c’est quelque chose qui fabrique des individus en série, et même il fabrique la personnalisation de la voiture, les couleurs, la banquette. Donc on peut améliorer le module et puis faire que celui là on va plutôt en faire un jeune cadre et puis celui-là on va le tamponner immigré qui a juste le permis de séjour de telle date à telle date, mais c’est le même type de modélisation, de production de subjectivité qui a un tronc commun, qui a une modélisation commune. Donc la différence ne passe pas entre subjectivité massmédiatique, subjectivité produite et puis individu puisque finalement d’une certaine façon c’est la même chose : il y a production de sérialité. Un individu peut être une pièce détachée et inversement les traits collectifs de la subjectivité peuvent devenir singuliers.

Vous avez une musique rock qui est envoyée dans les média et vous avez aussi la possibilité que des individus ou des groupes d’individus l’utilisent, en fassent un usage singulier, se construisent une subjectivité. Donc ce n’est pas le couple subjectivité collective et individu qui va rendre compte de la singularité, ce qui m’amène à distinguer trois niveaux : la subjectivité sérielle, collective pas forcément sérielle, les agencements collectifs de subjectivité, l’individuation qui peut jouer dans le sens de la singularité et aussi bien non, de même que la subjectivité sérielle, puis la singularisation, les processus de singularisation. Ça veut dire qu’on n’a jamais de singularité en soi, car on l’a une fois la singularité mais évidemment dès qu’elle se répète elle n’est plus singulière et je prendrai peut-être à la fin, si j’ai encore le temps un exemple pour montrer comment un cas rare, un cas de singularité extraordinaire peut éventuellement devenir sériel.

Donc, processus de singularisation. On a parlé des thèmes du refus de l’œdipianisation de la psychose.

Maintenant quel est l’inconvénient de traitement des singularités par les références freudo- lacaniennes à l’égard du processus créatif. D’abord c’est que ils ne les prennent jamais en tel que processus, ils les prennent toujours dans un rapport d’étayage, d’infrastructure pulsionnelle.

Il n’y a pas de spécificité du niveau sémiotique créatif. Il y a toujours une base psycho-sexuelle, psycho-génétique ou structuraliste signifiante de la création Ce qui donne ce caractère complètement déplorable de toute tentative de psychanalyse d’une œuvre d’art. Ça vous tombe généralement des doigts parce que quand il s’agit d’une œuvre d’art qui constitue en tant que telle un processus de singularisation, qui en tant que telle est une cartographie, une production de subjectivité, quand on veut plaquer ces grilles réductionnistes, alors on aboutit à ces choses que vous connaissez bien et qui sont totalement lamentables, les interprétations psychanalytiques de Proust, c’est pas rien !

Alors là application de l’espèce d’axiome que je vous avais proposé : si on renonce à la mystification qui consisterait à dire que la psychanalyse est une science, mais qu’elle doit se constituer comme évacuant toute perspective de devenir une science, à ce moment là on pourrait chercher une correspondance entre la cartographie spéculative et une cartographie concrète. L’analyse c’est le processus de singularisation, le processus de production de subjectivité tel qu’il se déroule là par ces moyens là. Alors une certaine cartographie se fera avec une œuvre d’art, une autre avec un groupe social. Mais il n’y a pas lieu de vouloir interpréter, traductibiliser ces modes de sémiotisation.

Ils sont à eux-mêmes, en tant que tels cartographie et production. Là ce n’est plus tout à fait une considération spéculative, ça prend une dimension axiologique, en ce sens qu’on pourrait donner des exemples monstrueux d’interventions de psychanalystes dans des établissements, par exemple dans des établissements d’enfants. Des relations processuelles extraordinaires s’établis- sent par exemple entre un éducateur et un enfant psychotique et le psychanalyste va dire, avec ses références : comment oses-tu gérer cette relation alors que tu n’es pas analysé, et qu’est-ce que ça veut dire ? Moi je le vois une fois par semaine dans mon bureau et tu es en train de saboter mon transfert ! et qui aboutissent à déclencher le mécanisme, le troisième type de singularité, celui qui est complètement refoulé par la cartographie : la culpabilité. Et alors ça fait une implosion et ça peut être totalement destructeur, pathogène à l’égard d’une relation qui peut être authentique, qui suit sa propre ligne de constructivité. Ça c’était le premier point : il n’y a pas de respect du processus.

Ça nous renvoie à un problème plus général, un problème théorique celui-là. Celui du rapport entre la sémiologie du langage et les sémiotiques non verbales, les sémiotiques de l’image, du corps, de l’économique. La plupart des sémioticiens (il y a quelques exceptions mais il faudrait les examiner de près, parce que finalement ils reviennent à cette même position) considèrent qu’il n’y a pas d’autonomie des sémiotiques et qu’elles sont toutes rapportables, traductibilisables en termes de sémiologie du langage. C’est par exemple la position de Barthes. Ça procède d’un raisonnement qui est : du moment qu’on peut les interpréter, ces sémiotiques, disons locales, en termes de langage, du moment qu’elles sont interprétables c’est qu’elles sont d’une certaine façon traversées par une discursivité plus riche qu’elles. On applique ici un raisonnement qui est celui qu’on trouve dans les sciences. C’est le métalangage le plus riche, celui qui fait les articulations axiomatiques, les descriptions mathématiques les plus riches qui tient sous sa suggestion, les incarnations d’équations, d’application dans des domaines locaux, expérimentaux. Il y aurait donc une sorte de rapport d’enveloppement. Il y a un ensemble global qui serait la sémiologie la plus riche, celle qui a un développement infini dans l’ordre de l’écriture, de la théorie etc., et puis il y a localement des sémiotiques qui sont sous sa dépendance. J’appellerai ce mode de rapport – d’assujettissement des sémiotiques par rapport à la sémiologie – je dirai qu’il relève d’un système de références extrinsèques. C’est-à-dire qu’il implique toujours que chaque élément est discursif par rapport à un autre élément et est pris dans un référent. Donc chaque élément trouve sa vérité, son essence en dehors de son existence, va chercher ailleurs, va se faire cercler par un référent, et toujours en articulation. Cette articulation, en prenant le terme de gond, on pourra dire que ça relève d’une logique cardologique. Mais il existe aussi une autre position du problème où le complexe ne vient pas comme complexification de l’élémentaire et enveloppe l’élémentaire, il existe un autre type de logique qui est que l’élément singulier, lui est à lui-même sa propre référence et génère sa référence, il secrète son monde de référence, autogère sa référence. Le trait singulier développe son monde, développe ses coordonnées, quitte à ce que ses coordonnées soient aussitôt réinscriptibles en termes cardologiques. J’appellerai cette deuxième logique : ordologie, en ce sens que c’est la position d’un ordre de manifestations, mais ce n’est pas un ordre discursif. C’est ce que je disais tout à l’heure, on ne peut pas articuler en opposition distinctive la haine par exemple et le sentiment esthétique devant une œuvre plastique. Ce ne sont pas des choses qui entrent en opposition distinctive. Ce sont des univers qui sont hétérogènes, qui peuvent entrer en constellation, on peut faire une œuvre plastique sur la haine mais ce n’est pas pour cela qu’on va pouvoir articuler en opposition distinctive, en référence l’un à l’autre la dimension plastique et la dimension de la haine.

Donc là on va avoir une problématique qui sera celle d’une logique des ensembles discursifs, qui sont nombrés et puis en face une logique des corps qui n’ont pas d’organe, qui ne sont pas discursifs, ils n’ont pas d’organe interne, ils n’ont pas de référence externe, mais ils sont nombrant ceux-là, ils sont énonciatifs, ou ils sont pour reprendre une expression de Pierce, relevant de la « sémiose », c’est-à-dire qu’ils posent le problème d’un interprétant. Pierce, à la différence de Saussure, n’oppose pas simplement le signifiant et le signifié, mais pose quelque chose qui, dans un mouvement infini d’enveloppement de la production des signes, va faire cette articulation.

Donc il ne le pose pas en face à face de façon binaire, mais pose un système de triangulation infinie où l’interprétant devient lui-même un signe qui renvoie ensuite au couple signifiant/signifié.

Il dit par exemple : « par sémiose j’entends une action ou une influence qui est ou implique la coopération de trois sujets tels que : le signe, son objet et son interprétant. Cette influence trirelative ne pouvant en aucune façon se ramener à des actions entre des paires. » Ça a été repris aussi par des auteurs comme Derrida : « le propre du représentamène c’est de n’être pas propre, c’est d’être absolument proche de soi. » Grammatologie.

Alors là on a un autre type d’objet qui est celui précisément qu’on va trouver dans cette dimension que j’ai appelée non discursive du moi, du transfert. C’est un objet existentiel qui ne se pose pas par rapport à un cadre de référence comme celui de la triangulation œdipienne, comme identification, c’est une subjectivité transitionnelle, qui se produit dans son propre mouvement et qui ne peut pas s’étayer sur des rapports objectifs, référencés extrinsèquement. Disons qu’il s’agit de points d’auto-existentialisation, il s’agit de points qui trouvent ou ne trouvent pas leur consistance existentielle, qui passent des seuils. Il s’agit de singularités, cette fois existentielles qui, à la différence des monades de Leibnitz, sont des monades singulières, des monades finies, qui posent la question du bornage existentiel, du bornage dans des coordonnées intrinsèques, à savoir que ce type d’existant a à assumer sa finitude, toutes sortes de niveaux de finitude et de singularité, par exemple pour un être vivant, la finitude dans l’ordre de la naissance, de la vie et de la mort, finitude dans l’ordre du rapport au temps, le passé, le futur, etc., finitude dans son rapport au sexe, finitude dans son rapport à tout autre système de positionnalité. Dans un cas on a une limite qui va découper l’ensemble discursif par rapport à un référent, dans cet autre cas on a un bornage existentiel mais une borne qui est absolue en tant que telle. C’est à la fois tout le monde ou rien. Ce qui fausse complètement notre lecture des auteurs psychanalytiques quand ils parlent du moi, c’est que littéralement on ne sait pas de quoi ils parlent. Parce que le moi, bien entendu, ce n’est pas un ensemble discursif. On peut faire tout un théâtre pour se le représenter comme un ensemble discursif, on n’a pas d’autre moyen de toutes façons pour parler, pour dessiner et pour décrire quelque chose, mais en réalité le moi c’est le monde. Moi je suis tout ça. Il n’y a pas de limite cosmique au moi. Ou ce n’est rien du tout. C’est une sorte de logique du tout ou rien qui n’implique absolument pas la possibilité de dire : au delà de ça ce n’est plus moi ! Non, au delà de moi c’est toujours moi à moins que le moi ne se pose plus du tout et s’abolisse littéralement comme possibilité d’auto-énonciation. C’est quelque chose de tellement épouvantable, de tellement innommable qu’évidemment on préfère ne pas en parler. C’est quelque chose qui peut déclencher de véritables processus d’implosion subjectifs, quand on se heurte de plein fouet à cette espèce de finitude, de bornage existentiel, il faut vite passer à autre chose, il y a une reconstitution urgente d’ensembles discursifs, arrêtez ça, parlez-moi d’autre chose, parle-moi de quelque chose. Il y a donc une polyphonie, y compris solitaire, qui s’instaure pour éviter cet espèce de trou noir, de cette essence du rapport de pseudo-appropriation, car ce n’est pas une appropriation existentielle, puisque c’est quelque chose qui tend toujours à disparaître, à fuir. Pas facile, hein ! Donc il y a auto-référence dans ce domaine de l’ordologie, dans ce domaine des singularités qui était traité par le freudisme dans le registre du transfert, du moi, etc. et il y a alloréférence dans ce domaine, disons, de la cardologie.

Vous voyez que là on a une position particulière de la complexité. Dans le cas de la cardologie, des ensembles discursifs, la complexité se propose comme horizon permanent, qu’on peut coordonner, qu’on peut retraverser par d’autres ensembles, qu’on peut recouper, ça permet de bâtir des monde articulés les uns aux autres. Dans cette dimension ordologiques il n’y a pas de coordonnées.

Il y a des coordonnées existentielles qui sont des pseudo-coordonnées. Il y a des repérages qui fuient les uns par rapport aux autres. Il y a des seuils. Il y a des passages. Il y a des constellations d’univers qui donnent le timbre de cette singularité, qui donnent son mouvement, son expansion, son intensivité, mais sans garantie. L’étayage se fera quand on retournera à une description cardologique.

On arrive ainsi à l’idée que cette notion de subjectivité transitionnelle, telle qu’on la voyait opérer dans le moi, dans les identifications ou dans le transfert, il faut la généraliser. C’est-à-dire qu’il n’y a plus lieu jamais d’opposer l’idée qu’il y a un territoire existentiel qu’on pourrait situer par rapport à un territoire familial… Pas du tout ! Moi c’est la France ! Moi c’est le monde ! Moi c’est Dieu ! Et toutes ces équations, pour quiconque a fréquenté les psychotiques, vont de soi. Il n’y a pas lieu de dire : oui mais quand il dit moi, il veut dire que… c’est parce qu’il change de coordonnées, c’est parce qu’il veut être tout puissant comme son papa, pas du tout ! Il n’y a pas de délimitation, il y a une dis-position. Il y a une dis-position, une position existentielle qui cherche une pseudo-discursivité, mais qui n’est pas discursive. C’est une agglomération, une constellation. Moi c’est tout ça ou rien ! Alors donc on a d’un côté une dis-position existentielle face à une dis-cursivité prise dans des coordonnées extrinsèques. Alors si on prend cette formule du transfert, évidemment ça change tout, car on ne peut plus prétendre tenir le transfert sur l’espace du divan. Le transfert opératoire qui va changer, permuter… il peut venir effectivement du fait que je te parle à toi et que ça change mon monde depuis que je te connais. Peut-être ! Ça peut venir aussi de n’importe quoi, ça peut venir des autres corps ordologiques susceptibles de s’agréger. Depuis que je me suis remis à faire du vélo, ou depuis que j’ai appris à conduire, et bien je ne suis plus dans le même monde. Oui en effet, mais c’est quoi le transfert à ce moment là ? C’est parce que tu as fait un transfert sur la machine à écrire et que… On les connaît ! c’est toujours les mêmes ! Mais pas du tout ! Il y a eu un transfert institutionnel, il y a eu un transfert cosmique. Depuis que tu es redevenu peintre, tout a changé, c’est ton monde qui a complètement muté. Ça va ?

Alors moi ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de forger des concepts de métacommunication, des concepts qui permettraient de rendre compte comment est-ce qu’on passe d’un registre à un autre.



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