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Les quatre inconscients
Séminaire Felix Guattari
13 01 1981


Félix Guattari : Je suis toujours un peu pris par la pression de M. qui demande, aussi fréquemment que possible, des exemples. D’un autre côté, mon souci serait plutôt d’essayer d’approfondir un certain nombre de thèmes théoriques. Je vais essayer de conjuguer les choses : partir d’un point d’application de catégorisation que je propose sur les agencements, pour, ensuite, lire un texte déjà écrit qui sera une petite introduction ; puis commenter, et peut-être proposer d’autres exemples.

On pourrait, à partir des quatre dimensions (1) des agencements, simplement évoquées la dernière fois, avoir comme perspective la délimitation de quatre types d’inconscients (2) :
– l’inconscient subjectif
– l’inconscient matériel
– l’inconscient territorial
– l’inconscient machinique.

1 / L’inconscient subjectif

C’est celui du sujet personnel de l’individuation de l’agencement d’énonciation (ou éventuellement, d’un agencement collectif sujet d’énonciation). Dans le type de catégorisation que je proposerai, on verra que, à chacune de ces dimensions, il y a plusieurs éventualités, plusieurs types de projections machiniques : une éventualité trou noir, éventualité d’abolition, de collapsus sémiotique ; des éventualités diagrammatiques, c’est-à-dire de modes de fonctionnement, de composantes de passage ; puis, un autre statut qu’on définira après.

L’inconscient subjectif peut basculer dans un type de trou noir névrotique, œdipien, etc., mais plus spécifiquement, on en trouvera une illustration avec la névrose obsessionnelle comme formation de reterritorialisation, en réponse à une perte de consistance d’expression.
Dans cette première dimension des agencements appliquée au champ de l’inconscient, au niveau de la composante d’expression, on aura un système de territorialisation des signes qui, éventuellement, pourrait aussi déboucher sur les névroses hystériques, comme autre mode de rabat de ces trous noirs d’expression sur des champs territorialisés. Le premier rabat serait sur un certain type de structure linguistique – structure de fonctionnement de la langue en tant que telle ; et dans l’autre cas, ce serait plutôt l’établissement, non pas d’un métalangage, mais de ce qu’il faudrait appeler un protolangage, incluant des éléments de toute nature, à la fois somatiques mais aussi
situationnels, transférentiels, d’image, de rapports familiaux, etc..

Cette première dimension d’expression de l’agencement dans le champ inconscient peut, donc, passer dans un registre de trou noir, mais peut aussi passer dans un registre diagrammatique : il y a possibilité de le modifier en tant que tel, c’est-à-dire de modifier le mode de sémiotisation particulier de l’agencement, ou le mode de codage (ou de ce qui en est l’équivalent). Et c’est là qu’on peut avoir un certain travail de l’agencement au niveau de sa composante d’expression. Je prends un exemple qui m’est le plus familier, celui de Kafka, avec ses techniques d’éloignement ou de grossissement sémiotique, d’accélération ou de ralentissement, de corporéisation, d’incarnation, d’entrée dans des devenirs, en particulier dans des devenir-animaux : toute une politique de possibilisation des agencements.

Dans cette dimension de l’inconscient, soit subjectif, soit engagé dans ces devenirs de modes de subjectivation différents, il y a, sur un versant, une potentialité d’entrer dans des systèmes névrotiques, des systèmes de trou noir ; sur un autre versant, des possibilités de créationnisme au niveau de la composante d’expression (qu’on trouvera, évidemment, dans la création littéraire, artistique, etc.) qui, tout naturellement, auront un certain rapport avec les formations psychopathologiques, névrotiques. Elles pourront coexister. Ce n’est pas tout ou rien. On peut très bien avoir un processus diagrammatique dans un processus névrotique, et vice-versa.

2 / L’inconscient matériel

La deuxième dimension de l’agencement projetée sur une théorie de l’inconscient, c’est l’inconscient matériel. Il engage différentes composantes, susceptibles de proliférer en tant que telles, de prendre leur autonomie ou d’engendrer des alliances inédites. On se rapproche beaucoup, cette fois, d’une possibilité de lecture de l’inconscient psychotique, en ce sens que, tout simplement, certaines composantes (n’étant plus, ici, dans la situation de la composante d’expression en tant que clef de l’agencement qui métabolise l’ensemble des autres composantes) se mettent à travailler à leur propre compte. Dans ce registre, on peut tout imaginer, qu’il s’agisse de composantes d’élaboration fantasmatique ou de composantes perceptives, qui se mettent à proliférer en tant que telles (3).

Là, on a affaire à une sorte d’inconscient processuel schizo par rapport à l’inconscient représentatif, qui était celui de l’inconscient subjectif, au moins dans sa tangente, dans son option trou noir.

3 / L’inconscient territorial (ou corporel)

C’est celui de la corporéisation des champs, des territoires, des ritournelles, des paysages, des constellations micro-sociales, intra-familiales, des réseaux…
Sur le versant des entités trou noir, il bascule du côté, suivant le domaine de références considéré, par exemple, des objets partiels. Et là, on retrouve une série d’intuitions autour desquelles Lacan a longtemps tourné : le Phallus est en même temps un trou noir, le regard autre est un trou noir, pour le narcissisme, etc.. On pourrait donc indexer tous les systèmes d’objets partiels de cette perspective de trou noir, considérer que toute la théorie de l’objet a de Lacan – comme tentative de dépassement des objets partiels – tend vers quelque chose qui est point d’abolition ; mais point d’abolition de quoi ?

Justement, d’une certaine dimension d’un agencement. Cela impliquerait de se détacher complètement des théories de l’étayage. L’objet partiel n’est pas partiel par rapport à une totalité qui serait celle du corps, ou celle de toute une topique libidinale, mais il est objet partiel d’une dimension d’un agencement qui comprend toutes les autres, et déjà pour commencer, celles que j’ai énumérées précédemment (4).

Donc, mise au premier plan d’un certain type de problématique, par exemple celle des objets partiels, qui ne destitue en rien le fonctionnement des autres dimensions de l’inconscient ; indexer,à chaque fois, voir en quoi un objet partiel implique toujours une certaine décompensation, une certaine politique de collapsus sémiotique. Il ne fonctionne jamais en tant que tel, en tant qu’objet total ou partiel, mais en tant qu’il indique une cessation d’un processus. Et si on était amenés à
refaire une phénoménologie des objets partiels avec ces critères de territorialité, et sans doute
aussi avec des critères éthologiques (ce serait absolument nécessaire), on n’arriverait certainement
pas à une ordination psychogénétique des objets partiels, telle celle avancée par Freud. En
particulier, sur un problème précis : le sein, pour être beaucoup plus éloigné d’un machinisme trou
noir, apparaîtrait comme objet partiel beaucoup moins « régressif » que le Phallus. L’objet anal,
sans doute aussi, serait dans une position « beaucoup moins régressive », si on prenait strictement
des critères de territorialité, puisque, précisément, la restitution, soit comme substitut, soit dans
une situation réelle, d’une territorialité à partir d’une fixation au sein maternel est, certainement,
d’une tout autre nature – du point de vue de cette politique de l’effondrement des territoires, des
phénomènes de trou noir, ou de catastrophe, territoriaux – que ce qui peut se passer dans une fixation
anale, ou dans une fixation de castration phallique.

À mon avis, c’est une indication à suivre, parce que, en particulier, pour en revenir à la question
de la névrose obsessionnelle et de l’hystérie, cela nous amènerait très certainement à considérer
que la névrose obsessionnelle est, par définition, beaucoup plus proche d’un processus psychotique,
donc des dimensions de l’inconscient que j’évoquais précédemment, celui du contenu.
Alors qu’une névrose hystérique est peut-être d’une nature radicalement différente. Il faudrait
faire, peut-être, une carte des différentes névroses ; il faudrait reprendre tout, les phobies, etc., et
même en inventer d’autres, pour essayer de se libérer de cette espèce d’arrière-pensée psychogénétique
néo-freudienne, qui tend à nous donner une datation (comme on va dater le Carbone
14…) des objets partiels.

J’ai parlé des objets partiels, mais j’aurais pu parler des ritournelles, des traits de visagéité, des
traits de paysage, etc., qui sont, aussi, susceptibles de connaître des phénomènes de trou noir. Et,
puisqu’on évoquait tout à l’heure le cas de Francis Bacon ou de Turner, voilà des peintures où le
trou noir n’est pas à chercher, il est tout de suite là : chez Francis Bacon, il est dans le support
même de toutes ses peintures, support-trou noir sur lequel, toujours, les personnages sont plantés,
sans qu’on sache comment ils surnagent dans le tableau ; et dans les tableaux de Turner, toujours
cette fente centrale où s’engouffrent, non seulement le contenu du tableau, mais aussi toute l’expression
: à certains moments, le tableau fuit, littéralement, de l’intérieur…

4 / L’inconscient machinique

Ce serait celui des champs possibilistes, celui des micro-politiques moléculaires, et aussi – puisqu’on
ne se gêne pas, ici dans les formules à l’emporte-pièce – l’inconscient loin des équilibres
stratifiés. Ce en quoi il diffère des autres : le premier inconscient, lié aux structures d’expression,
cherche un certain type d’équilibre, d’expression, de mode de sémiotisation, d’où ses affinités
avec les structures névrotiques ; le deuxième inconscient, tourné plutôt vers les dimensions de
contenu, et de composantes hétérogènes que j’ai baptisées de psychotiques, est, quelque part, en
contre-dépendance de l’inconscient névrotique ; l’inconscient territorial, celui de la famille, des
champs territoriaux, des corps, des objets partiels, des rapports systémiques de famille, etc., est
aussi, quelque part, à la recherche d’une pseudo-identité, même si cette identité est déterritorialisée
à bien des égards, ne serait-ce que dans son fonctionnement systémique.

Tandis que l’inconscient machinique n’a pas de clef sémiotique en tant que telle ; il n’est pas
hanté non plus par une sorte de paradis perdu, qui serait celui de l’inconscient psychotique, ni par
des territoires. Il est fait de l’ensemble des possibles qui peuvent habiter toutes les dimensions de
l’agencement.

Si vous voulez, par exemple, pour ceux qui ont lu l’Anti-Œdipe ce serait une dissociation de la
notion d’inconscient schizo. Avec Gilles, on s’est débattu pendant des années, pour dissiper des
malentendus terribles : « Quand on parle d’une entité schizophrénirque ou d’un schizophrène
d’hôpital, c’est différent du processus schizo », répétions-nous. On nous disait : « Ouais, vous
avez découvert une nouvelle race de révolutionnaires, les schizophrènes d’hôpital, vous nous
faites bien rigoler, ce sont des gens qui sont malheureux comme les pierres ! ». Nous disions :
« Oui, oui, on sait bien », mais ça tournait toujours assez mal.

L’inconscient psychotique est celui du deuxième niveau dont j’ai parlé, celui de la dimension de
contenu des agencements.
Tandis que le quatrième, l’inconscient machinique, est l’inconscient schizo, en tant qu’inconscient
processuel.
Il y a la même possibilité, là aussi, d’une politique trou noir. Par exemple, on pourra trouver un
certain type d’inconscient machinique, ayant un possible de trou noir d’une portée quasiment infinie.
L’inconscient machinique du Christianisme primitif porte un trou noir qui s’appelle le
Capitalisme ; c’est la possibilité de cumuler tous les phénomènes de trou noir dans les domaines
les plus hétérogènes. Il y a certaines clefs comme ça, certaines problématiques possibilistes qui
se nouent dans des registres les plus différents qui soient.

À mon avis, cette quatrième dimension de l’inconscient est absolument nécessaire si, précisément,
on ne veut pas que cette théorie des agencements inconscients se referme sur une nouvelle
problématique systémique dans le cas de l’inconscient territorial sur une nouvelle problématique
revue et corrigée par madame Pankow ou je-ne-sais-qui, et puis une schizoanalyse de rechange
pour l’inconscient névrotique !

Il n’y a aucune sorte de priorité : il s’agit de quatre dimensions (5) des agencements qui, de toutes
façons, sont toujours, en tant que dimensions, articulées les unes aux autres. Mais, effectivement,
dans une cartographie donnée, c’est tel type de dimension, tel type de trou noir dans telle dimension,
qui mènera la danse, qui prendra le contrôle de la politique de l’agencement (6) ; à l’inverse
donc, d’un trou noir de type religieux, politique ou social, car il n’y a pas que cette dimension
sociale dans l’inconscient machinique, il y a aussi, justement, tout ce qui relève des sémiotiques
machiniques, des sémiotiques a-signifiantes (qu’il s’agisse de la musique, de la religion, des
mathématiques, des sciences, etc.), et qui est porteur de dimensions de l’inconscient ; qui peut
donc s’appliquer à n’importe quel autre type d’agencement.

En opposition à ce type de trou noir, des dimensions comme celles de nomadisme, d’embranchement,
de créativité, de rhizome machiniques, peuvent apporter des retournements de situations,
en particulier dans celles que nous connaissons, ayant affaire à des névroses, à des problèmes
familiaux, et autres… On voit bien que les gens n’avaient plus la même névrose, ni familiale, ni
individuelle, en mai 68, par exemple, ou pendant la révolution d’octobre. Et là, c’est bien l’incidence
de l’inconscient machinique qui intervient comme telle, ce n’est pas parce que l’on a fait
un transfert sur papa-Lénine ou sur Jésus-Christ-D. Cohn-Bendit, sûrement pas ! Ce n’est pas une
identification, ni rien de cette nature.

Après ce point d’application, je vais maintenant en venir à la notion générale d’agencement, et
reprendre ces différentes catégories, non plus en les appliquant à l’inconscient, mais en en donnant
une formule qui nous servira aussi bien à des problèmes très différents, des problèmes
économiques…
(Fin d’une bande)…
…Un exemple économique, c’est celui de mon départ au Mexique, voilà, pour prendre des choses
très différentes, voir si ce genre de notions peut servir comme instruments d’exploration.

Comment est-ce que je me représente, explicitement ou implicitement, les agencements ? Cela
correspond-il à la réalité des choses ? Y a-t-il un parallélisme des « tableaux » (7) ? Comme lorsqu’on
contrôle sur un écran vidéo les opérations de téléguidage ? Par exemple, quand on fait des
manipulations génétiques avec un appareillage téléguidé, et qu’on en contrôle sur un écran vidéo
les opérations, il y a un certain type de projection diagrammatique – une expression d’un certain
agencement. Peut-on parler de parallélisme ? Je laisse la question en suspens… En tous cas, il y
a un rapport entre ce qui se passe sur l’écran vidéo et ce qui se passe dans la manipulation génétique.
Mais quel est ce type de rapport ?

Cela dit, même dans ce cas là, il faut bien qu’il y ait quelque part une sorte de prise directe, un
passage : il faut bien que quelque chose passe. Et ce que je mets en cause, c’est l’indépendance
dans la linguistique classique, du registre d’expression linguistique et du référent. La linguistique
Saussurienne la plus élémentaire, c’est que : si je dis le mot T.A.B.L.E. ou les deux phonèmes
TA-BLE, cela n’a rien à voir avec la table ; il y a donc une coupure, il y a un mur. Oui.
Mais, ce que j’opère sur mon écran de lecture vidéo, ce n’est pas du tout comme le mot TA-BLE
et la table : il faut bien qu’il y ait quelque chose qui soit en interaction, d’une façon ou d’une autre,
avec l’opération qui se fait effectivement à tripatouiller les gènes d’une souris (ou de je-ne-saispas-
trop-qui, maintenant !).

Ce passage s’effectue nécessairement entre des niveaux hétérogènes, cela va de soi. Alors, que
peuvent être des niveaux hétérogènes ? Dans mon exemple, une surface de représentation formelle
ou formalisée, un processus mécanique ou électro-mécanique, et ce qui se passe au niveau
d’un objet particulier.
Il y a quelque chose qui passe. Il y a quelque chose qui se passe entre ce niveau de la représentation
diagrammatique et le référent lui-même (ou : la chose elle-même).C’est le fait que quelque
chose se passe entre ces niveaux hétérogènes, que j’appellerai : la matrice machinique.
La matrice machinique implique que quelque chose de cette matrice appartienne à chacun des
niveaux hétérogènes considérés ; ceux-ci ne sont pas, d’ailleurs, en rapports d’opposition, ou distinctifs
(contenu/expression), parce que, là, dans l’exemple que j’ai pris, il y a au moins quatre ou
cinq niveaux (il y a aussi ce qui se passe dans la tête de l’opérateur…). La matrice machinique
implique que ces niveaux, justement, soient hétérogène, parce que, sinon, ce que je raconte n’a
aucun sens.

X : Sinon, c’est un dictionnaire !
F : Sinon, c’est un codage, un décodage, du type phénomène dictionnaire ! L’idée d’hétérogénéité
est corrélative de l’idée de composante de passage ou de matrice machinique. Si on veut être
tout à fait vicieux, on voit qu’on a des niveaux hétérogènes ; on a quelque chose qui traverse ces
niveaux hétérogènes, qui est, disons, un mécanisme d’expression. Maintenant, je vais l’appeler
ainsi : la composante d’expression, c’est la première composante dont j’ai parlé précédemment,
dans mon application. La deuxième, c’est l’existence d’éléments componants : ce sera un inconscient
componentiel.

C’est l’existence de composantes hétérogènes et qui, quelque part, sont hétérogénéisées par
l’existence de la composante d’expression – car, en tant que telles, elles ne sont ni hétérogènes ni
rien du tout : elles ne sont rien du tout.
Et il y a l’incidence de cette opération d’hétérogénéisation sur chaque composante elle-même.
C’est-à-dire que ce n’est pas en vain que les différentes composantes sont prises dans une matrice
machinique.

On a déjà, là, trois degrés de déterritorialisation : la déterritorialisation entre l’expression et le
contenu ; quelque chose qui constitue des composantes comme contenu ; le degré de déterritorialisation
qui est le rapport entre ce contenu et chacune de ces composantes.
On a déjà deux couples de déterritorialisation : un couple expressif comme phénomène de liaison
entre les composantes substantielles ; et un couple machinique comme phénomène de promotion
d’entité machinique d’une autre nature que celle des composantes discursivables.

En effet, l’existence d’une composante d’expression, rapportant les unes aux autres les composantes
substantielles, implique celle d’un fait de passage, ou entité de passage (8).
Cette expression passage délimite un champ spécifique d’efficience : ce rabat-là détermine une
sorte de clivage à l’intérieur de chaque composante, puisqu’il n’y a qu’une partie de chaque composante
qui est composée par ce fait de passage. Pour reprendre l’exemple précédent, ce n’est pas
tout l’opérateur qui est pris dans le processus de matrice machinique, mais seulement un certain
nombre de neurones, de montages perceptifs, dieu sait quoi ! Par ailleurs, il peut rêvasser, penser
à autre chose, faire ce qu’il veut. Une partie de la composante n’est pas prise dans la matrice
machinique. Il me vient à l’esprit que c’est la même chose pour les chaînes d’A.D.N. : les chercheurs
ont découvert, récemment (cf. article du Monde) que seulement une partie de la chaîne
fonctionne pour le codage. Quant à l’autre partie, ils s’arrachent les cheveux : à quoi sert-elle ?
Et ils sont en train de faire l’hypothèse la plus fantastique, la plus audacieuse ! Peut-être, cela ne
sert à rien. Ce n’est pas une découverte, c’est une révolution !
Donc, une sous-ensemblisation délimite une déterritorialisation particulière, qui va déboucher sur
des coordonnées spatio-temporelles intrinsèques, comme territorialités (des territorialités de
toutes natures) :

Qu’est-ce qui, dans le visage, fonctionnera comme trait de visagéité ? Évidemment, pas tout le
visage. Certains traits de visagéité seront pris dans la composante matricielle (par exemple : dans
un agencement névrotique, ou autre). Il y a donc un rapport de déterritorialisation qui se rabat sur
le visage : je constitue certains de tes traits de visagéité, malgré toi, par-devers toi, dans cette opération
matricielle. Avant que tu ne me rencontres, tu n’avais pas ce trait de visagéité ; mais, depuis
que nous avons fait un agencement transférentiel, eh bien ! que tu le veuilles non, je t’ai collé des
traits de visagéité, je t’ai arraché des traits de visagéité, et depuis, ni toi ni rien ne pourra faire
qu’il n’y ait pas eu cette extraction ! C’est ce que j’appelle une territorialité qui est, en fin de
compte, une déterritorialisation (9). Cette extraction des traits de visagéité crée une nouvelle territorialité.
Jusqu’à quel point tes traits de visagéité vont fonctionner dans ce champ d’une autre territorialité
d’agencement ?

Si jamais je prends ta photo, puis que j’écarte trop loin tes sourcils, peut-être cela ne fonctionnera
plus ? Il y a des seuils. Là, ça va encore. Je pourrai changer le grain de la photo et puis ça ira
encore mieux ; et puis, à un moment, ça n’ira plus du tout. À un moment, il y aura un phénomène
de trou noir et la territorialité s’effondrera (là, on peut renvoyer à Proust, Un amour de Swann
en particulier à ce que j’ai essayé de trouver sur ces rapports de visagéité et de ritournelle).
La territorialité de l’agencement – le fait que ce soit applicable dans un territoire donné, jusque
là, et pas au-delà, ou suivant tel rythme ou telle ritournelle – est liée aux autres composantes.
C’est, peut-on dire, le champ d’efficience inter-agencements. C’est ce que j’appelle déterritorialisation
d’inter-action, et on retrouvera cela quand on prendra des exemples de thérapie familiale,
ou des choses de ce genre. Les inter-actions de la thérapie familiale (j’avais déjà attiré l’attention
de M. là-dessus), là il faut faire très attention : ce n’est pas le fait qu’il y a le père et la mère
– ce qui n’a, littéralement, aucun sens – mais certains types de traits de singularité de sousensembles
de ce qu’on appelle, par ailleurs, le père, la mère, et puis peut-être d’autres choses…
(ce peut être le rictus du patron qui s’est collé sur le visage du père, en quelque sorte) qui interviennent
dans une inter-action systémique. Et ne jamais croire que c’est la personne en tant que
telle, qui intervient dans les inter-actions, ou l’agressivité de la personne en tant que telle.

Justement, la question est de savoir : qu’est-ce qui intervient quand, effectivement, quelque chose
se passe ? Il s’agit des phénomènes de champs, des phénomènes d’inter-action. Cet inconscient
on pourrait, donc, le dire : inconscient inter-action, car les autres dimensions ne fonctionnent pas
sur le registre de l’inter-action.

Parallèlement à cette déterritorialisation actuelle de l’agencement, le territoire, la ritournelle, le
champ d’inter-action doit considérer une déterritorialisation virtuelle.

Les trois déterritorialisations précédentes peuvent être dites onto-génétiques. C’est comme si elles
nous donnaient trois dimensions d’existence de l’agencement :
– ce qui permet de le sémiotiser (10), de dire : il y a sémiotisation spécifique, ou codage, ou quelque
chose qui fait qu’on peut parler d’un agencement.
– des composantes sont prises là-dedans, avec des choses qui échappent de ces composantes, avec
des résidus de singularité qui pourraient (re-)passer le bout du nez et psychotiser l’agencement,
avec le fait que l’hétérogénéité peut perdre plus ou moins de substance.
– un certain champ d’application : les agencements, c’est comme tout, ça dure le temps que ça
dure, et puis après c’est mort, ou avant ce n’est pas né ; et cela marche dans un espace donné, audelà
cela ne marche pas.
Ce sont les trois catégories onto-génétiques des agencements.

La quatrième catégorie, elle, peut être dite phylogénétique : elle pose la question des phylum
machiniques, des phylum possibilistes, en rapport avec l’agencement considéré ; du champ des
possibles passés et futurs, à savoir qu’il peut y avoir un lissage rétroactif et prospectif des temps.
L’agencement Christianisme primitif, quelque part, modifie toutes les religions antérieures, il
reprend le problème autrement. Ce mode de mutation d’agencement n’est pas pris dans un temps
discursif : il a ses propres ritournelles, ses propres temps. Mais le jour où l’on découvre une nouvelle
formule mathématique pour rendre compte de la surface du cercle, ce sont tous les cercles
antérieurs qui se trouvent, d’un seul coup, avoir « attrapé » la formule p R2 (11), tout ce qu’il y a pu
avoir comme cercles et cerclages dans l’humanité avant la formule de Pythagore, s’en trouve
affecté. La formule déterritorialisée se colle, surgit : il y a un lissage rétroactif de la formule
sémiotique.

Le champ des possibilités actuelles, des déterminations en acte est « doublé ».On a, ainsi, une
causalité qui est près de l’équilibre des différentes dimensions onto-génétiques et opposée à une
causalité loin de l’équilibre, c’est-à-dire loin des stratifications. C’est que (12), une découverte, un
agent technologique nouveau, modifie le champ actuel des possibilités technologiques de son
phylum (par exemple, un microprocesseur). On n’aura pas les mêmes types d’instruments, cela
va faire une révolution, là, dans un temps immédiatement calculable. Mais, cela fera aussi une
révolution dans l’ensemble des possibles à venir, c’est-à-dire des choses qui ne sont pas en acte,
dont on ne peut pas avoir une représentation immédiate. C’est un arbre d’implications possibilistes
virtuelles sur le futur, mais aussi sur le passé : des formules antérieures de sémiotisation
d’autres agencements sont aussi remises en question.

Cette déterritorialisation phylogénétique, ou machinique, implique, elle aussi, d’être prise en
compte par les entités machiniques nouées au sein des machines abstraites : en effet, ce qui relie
ces quatre dimensions de l’agencement – d’expression, de contenu, de territoire, de déterritorialisation
–, c’est le même système machinique. Un certain type de machine abstraite est porteur
des quatre dimensions de l’agencement, sous toutes ses modalités, aussi bien ses modalités trou
noir que ses modalités diagrammatique. Bien entendu, je le répète : il s’agit de quatre dimensions,
il ne s’agit pas de quatre agencements séparés.

Quel est le statut de ces entités machiniques abstraites qui, au sein du noyau abstrait de l’agencement,
« doublent » ces dimensions concrètes ? Justement, pas celui du double : les machinismes
abstraits ne constituent nullement des mondes parallèles aux agencements concrets. Il n’existe pas
de co-rres-pon-dance d’inter-action entre les abstraits machiniques et les concrets manifestes. On
parlera plutôt, ici, de système de projection.

Divers types de projections vont être distingués (13) :
– des projections machiniques
– des projections diagrammatiques
– des projections représentatives.
Les projections ne sont pas à sens unique, elles peuvent aller dans le sens de l’incarnation d’un
machinisme abstrait vers des agencements concrets, ou dans le sens de la déterritorialisation possibiliste
des agencements concrets vers les machinismes abstraits. Ce ne sont pas des entités plantées
dans le ciel des idées, comme les idées platoniciennes.

X : C’est dialectique.
F : On verra que ce n’est dialectique que dans un cas particulier, justement !… Mais c’est que l’on
travaille ces machinismes abstraits comme on travaille des composantes, comme on travaille telle
ou telle dimension d’agencement. Les machines abstraites, ce n’est pas un mystère du Saint-
Esprit, hein ! C’est un instrument comme un autre.
Les projections représentatives et les projections diagrammatiques introduisent des niveaux intermédiaires,
des media, entre les machines abstraites et les agencements contingents. Ce qui différencie
les projections représentatives des projections diagrammatiques, c’est que les premières
engagent des media signifiants passifs (par exemple, des icônes, ou des systèmes de redondance
renvoyant à des paradigmes abstraits non-machiniques, des systèmes de signes iconiques, digitaux…)
et les secondes (projections diagrammatiques), des media a-signifiants actifs : opposition,
donc, media signifiants passifs/media a-signifiants actifs (du type informatique, par exemple, ou
écran vidéo de téléguidage ; l’ordinateur est un media en tant qu’ordinateur – directement – en
tant que machine de signes incarnés, mais un media a-signifiant actif.)

Les projections machiniques procèdent par une mise en acte directe, sans recours à un media, des
quanta machiniques abstraits inscrits sur le plan de consistance, au sein des dimensions de l’agencement.
C’est le troisième type de projections. Donc – on le verra – certaines de ces dimensionslà
sont issues d’un machinisme abstrait, à partir de différents types de projections – projection
étant opposée à inter-action ; en effet, dès qu’il y a inter-action, il y a opposition de l’un, du multiple,
du sujet, de l’autre, etc. ; il y a une discursivité, du temps, de l’espace, toutes sortes de catégories.
Le machinisme abstrait est immanent aux différentes dimensions de l’agencement – ce qui
ne veut pas dire que, par ailleurs, il n’y ait pas un accès transcendant à ces différentes dimensions :
un accès dialectique, représentatif.

Des machinismes abstraits s’incarnent dans des dimensions de l’agencement, ou inversement, des
agencements transforment des machinismes abstraits, les font muter : cela marche dans les deux
sens. Cela donne :
– La mise en œuvre des faits intensifs propres aux composantes (faits intensifs : donc, dans le
registre des composantes de contenu).
– La mise en œuvre d’articulations machiniques inter-composantes et de calculs systémiques relatifs
à la dimension d’expression.
– Des effets de champs, de territorialités, d’interactions entre les agencements (dimension de territoire).
– Une prospective possibiliste.

En fait, les trois systèmes de projections sont étayés les uns sur les autres. Les projections représentatives,
pour autant qu’elles peuvent avoir des incidences pragmatiques, impliquent l’existence
des projections diagrammatiques ; elles-mêmes impliquent la mise en œuvre des projections
machiniques.
Les projections représentatives et les projections diagrammatiques sont des variantes, animales,
humaines, de systèmes d’agencements vivants beaucoup plus larges : le fait qu’il y ait représentativité,
expression, système passif de signes, c’est une variante de systèmes d’expression qui peuvent
fonctionner par des modes sémiotiques, des modes diagrammatiques, sans le détachement de
systèmes de signes – qui. représentent un alourdissement considérable (cf. l’Inconscient machinique)
; mais qui peuvent, aussi, représenter des possibilités de déterritorialisation, de lancement
de systèmes de signes d’une autre nature.

Le fait qu’elles conduisent à des agencements d’énonciation – donc, une sorte de stérilisation,
quelque part, du diagrammatisme – a pour conséquence…
(Fin d’une bande)…

Y : ... et une autre territorialité, œdipianisée depuis toujours, où quelque chose est, aussi, analytique.
Je me demande comment ça passe de l’une à l’autre, avec, en plus, un effet thymique déplorable,
conduisant à la seule hypothèse de pouvoir, elle-même, en terminer avec elle-même, si la
place que toi, tu occupes pour elle, n’est pas plus déterminée que cela : quand tu as pris la place
de tous les éléments qui s’additionnaient les uns aux autres, quelque chose aboutit à une impasse
pour elle.

Z : Ah oui ! Absolument.

Y : Et je me demandais, surtout, comment tous les agencements étaient-ils reliés entre eux, pour
qu’au bout d’un certain temps…(inaudible) En fait ce ne sont pas les agencements eux-mêmes qui
sont foutus, mais comment ils s’articulent dans le discours qu’elle te rapporte ; comment ils sont
reliés entre eux et qui fait que quelque chose, ne passe plus, est complètement éculé. C’est sa perception
à elle en fait, qui est éculée, et qui vient se rapporter, là, sur le divan ; à mon avis, c’est
lié, probablement, au fait qu’on ne comprend pas du tout pourquoi elle passait de l’un à l’autre,
ni comment ça pouvait marcher comme ça. C’est peut-être là que les grilles de Félix pourraient
enrichir ta question d’analyse qui est…

F : en somme, définir des critères de productivité.
Y : Sinon, cela fait un rabattement analytique classique, quasiment névrotique, où elle rêve de son
analyste, et tu vas être embringué dans cette analyse de rêve, de production œdipienne, qui, apparemment,
marche moins bien dans ce que tu as envie de faire avec elle.
M : ... Au fond, il serait intéressant de prendre une situation qui, brusquement, fonctionne ; et
ensuite, parallèlement, une situation de thérapie rituelle – d’analyse ou de thérapie familiale – au
moment même où les choses bougent, étudier : qu’est-ce qui fait proliférer ?
Dans nos réunions de staff, c’est la même chose : on se fait chier, on parle on parle, on tourne en
rond, on craque, on crame, et puis… Paf ! quelque chose démarre ! Qu’est-ce qui l’a fait démarrer
? Qu’est-ce qu’étaient ces croisements multiples ?

F : Mais ce n’est pas le « qu’est-ce que » ! À mon avis, il faudrait formuler autrement le critère
de productivité. On peut le formuler ici, pour nous-mêmes, maintenant : on ne se réunit que pour
autant – tous, à un degré ou à un autre – qu’on est engagés dans une productivité ; de quoi ? Là,
justement, il y a toutes sortes de registres de productivité : ce peut être une productivité de
plaisir… pourquoi pas ? une productivité intellectuelle (moi, la dernière fois, cela m’a stimulé à
réfléchir dans l’intervalle), X registres sont possibles.

La règle (analytique) serait qu’il y ait des signaux, des clignotants pour dire : « Non, là, ça ne produit
pas. » À ce moment, on serait, alors, renvoyés à la constitution du noyau d’agencement
d’énonciation : « mais je m’excuse, il n’y a rien, ce que vous dites, je vois bien que c’est très intéressant,
enfin je suis cultivé, je sais bien ces choses là, c’est très passionnant, mais C’EST RIEN.
Alors qu’est-ce qu’on fait ? il faut voir : peut-être est-ce au-delà, il faut peut-être que vous discutiez
avec quelqu’un d’autre qu’avec moi… je n’en sais rien » ; ou : « moi, je préférerais parler de
tel sujet, mais je sens bien que vous, ça ne vous paraît pas important de parler de ça… alors ? ».
Mettre sur le tapis l’instrument de production comme tel, avec la possibilité toujours, soit d’un
remaniement, soit d’une cessation, etc.. Sinon, on crée, effectivement, une situation qui est une
moulinette à fromage, les choses intéressantes deviennent con, et puis les choses non-intéressantes,
on fait comme si elles étaient intéressantes, c’est affreux…

Y : Cela m’évoque complètement ce qui s’est passé hier, avec la réunion du Collectif de Patients,
où il y a eu une situation de ce genre. On préparait… ça avance un peu concrètement… il y a un
local ; il fallait faire une réunion pour en causer un peu. Cette réunion, moi en tous cas, j’en attendais
beaucoup. Avec D. on en avait parlé, on s’était même dit que, pour la première fois, il faudrait,
pour que ça marche, tel type de personnes et pas tel autre. Et hier, on s’aperçoit qu’on n’a
pas du tout maîtrisé ça : en fait, tous les gens, dont nous pensions que ça ne serait pas tellement
bien qu’ils soient là, sont venus. Du coup ! On ne sait pas par où ; depuis hier soir, on se demande
: mais comment sont-ils venus ? (rires) On avait essayé d’être moins de dix, en se disant que
davantage, on n’y arriverait jamais. En fait, ils devaient être vingt. Effectivement, au bout du
compte, on a assisté passivement à un truc, mais qui a foiré. Donner des informations qui permettent
que les gens soient au courant, après tout, on peut leur téléphoner pour faire ça pas besoin
de se faire chier trois heures à vingt ! C’était vraiment une perte totale de… Eh bien ! On n’a toujours
pas découvert l’élément qui permette de ne pas se retrouver, à chaque réunion future, dans
ce piège à fromage – comme tu disais – avec vingt personnes autour. On n’a même pas pu métaboliser,
non plus, au sein de ce groupe de gens qui venaient pour la même chose, qui venaient tous
avec un intérêt là-dessus, un truc qui fasse avancer, y comprendre quelque chose, qu’on va travailler
! Et puis, on se retrouve là…

Z : Je suis moins pessimiste que toi, moi je l’ai perçu autrement… Je m’excuse, on fait référence
à quelque chose…
F : Non, j’ai connu cette cuisine avec toi, au moment du Grand Groupe, il y avait le même type
de problèmes, quel cocktail on avait monté !

Z : Exactement ! Hier, j’ai eu l’impression que c’était très réussi, d’un certain point de vue, cette
réunion : il y avait des gens qui avaient envie de tenir la place, tout de suite, là, des psychiatrisés,
des patients, des usagers, et de commencer, tout de suite à fonctionner. Untel, nommément, est
arrivé, a fait son numéro hyperparano, associatif, interprétatif, provocatoire… et a réussi, plus ou
moins, à paralyser, à relancer, etc.. Mais c’était ça, on était dans le boulot, ça commençait. À mon
avis, c’était cela qu’il voulait, avec son biais : « Mais commençons tout de suite, quoi ! » Une
espèce d’avidité de nous faire manger avec lui, d’amener sa femme, son gosse, et puis d’être « le
premier cas ». Alors, je n’ai pas trouvé ça tellement négatif, car j’ai l’impression, en plus (rires),
que les réunions qu’on va se payer… vont être tout à fait comme ça !

Y : La conclusion qu’on en a tiré, c’est que : c’était la première réunion du Collectif de Patients.
On est d’accord ?
Z : Absolument. C’est parti, là !
Y : De ce côté là, c’est vrai, peut-être faut-il dire que c’était bien, mais n’empêche qu’on n’avait
pas du tout prévu de faire cela au départ !
Z : Je crois que ce qui est très important, c’est l’éclectisme ; ce que tu disais sur le choix, le repérage…
bon ! Qu’est-ce que veut dire analyser dans le vrai ? À la « Fatras », si tu veux…

M : ... Ce gars qui a présenté sa femme et son gosse, et offert toute une série d’axes dans lesquels
il estimait qu’il était légitime de vous accrocher, crée en fin de compte une sorte de méthodologie
implicite… travailler avec lui… Ce n’est pas si simple que ça ! Vous proposez quelque chose,
et puis les gens proposent des choses qui recoupent certaines de leurs attentes… Et la difficulté,
c’est d’arriver à voir comment travailler avec des cultures différentes.
Golo et Franck sont des gens qui font des bandes dessinées remarquables dans Charlie mensuel.
Dans le numéro de ce mois-ci, c’est l’histoire d’un Nord-Africain saoul qui est dans un bus bloqué
par un embouteillage. Et le Nord-Africain se promène dans le bus, en disant qu’il est français,
en montrant sa carte, et comme il est rond, il s’écroule sur une femme enceinte… Il y a aussi
une vieille bouchère, il veut acheter sa vie pour 500 Francs « Ta vie ! Ta vie ! », elle le renvoie,
alors il lui dit qu’après tout, elle n’est qu’une esclave depuis que le monde est monde !
Ce gars est, apparemment, complètement délirant, mais il y a toute une série de pouvoirs extrêmement
clairs, sur lesquels il offre la définition d’une relation avec lui, et de ce que cette relation
peut devenir.

Jusqu’au moment où le conducteur du bus en a assez et lui dit : « Mais foutez le camp d’ici ! ».
L’autre, d’une petite voix aiguë lui répond : « Mais nous ne sommes pas à l’arrêt » ; l’arrêt est à
trois pas et s’il descend ici, en cas d’accident (rires), la Sécurité Sociale ne remboursera rien. Le
conducteur de l’autobus est fou de rage qu’il y ait cet embouteillage : attendre 1/4 d’heure pour
arriver à l’arrêt qui est à trois pas, et pendant ce temps là…

L’intérêt de cette bande dessinée, ce sont les lignes que propose le Nord-Africain saoul : lignes
qui, toutes, et dans tous les sens, font proliférer des machines mortifères. À un point tel que,
même Golo et Franck n’ont rien pu trouver qui puisse les tirer vers autre chose ! Tous les fantasmes
de viol, d’assassinat, de mort et d’explosion…

C’est comme de proposer un duel ? Ce n’est pas faux, sans doute. Je pense, effectivement, en
termes de cycles et de courbes où les gens te proposent des voies autres. Et très fréquemment, les
voies qu’on propose dans les deux sens sont du même type de groupe épistémologique. Elles
coincent et l’un et l’autre. C’est là où, très fréquemment, le début d’une relation avec un contexte
qui puisse être un contexte qui fonctionne et qui produit, c’est de changer vraiment et radicalement
tout le cadre et les codes de référence. Évidemment, ceci nous fait perdre la richesse des
différentes possibilités, des différents niveaux et strates, qu’on propose. Mais dans un second
temps, après tout ce ménage, cela fonctionne.


Notes
1. Par rapport au texte antérieur, j’ai inversé l’ordre (qui a peut-être, malgré tout, son importance) des deux premières
dimensions.
2. Évidemment, je fais toutes les réserves possibles et imaginables sur la notion d’Inconscient, mais cela importe
peu : finalement, c’est une sorte de mot, comme ça, global, qui a l’intérêt de cerner à peu près dans quel champ
on se situe. Étant donné que, par ailleurs j’essayerai de proposer des points d’application de cette théorie des
agencements sur le domaine économique, quand je parlerai, par exemple, de la notion d’agencement économique,
de marché ou des villes, je ne définirai pas plus ce que sont les marchés ou la ville. Mais, en tous cas, il suffira
de le dire pour voir qu’on parle d’autre chose ! Cela n’a pas d’autre prétention.
3. Cela impliquerait, d’ailleurs, une définition extrêmement large de la psychose, en ce sens que des phénomènes
comme ceux auxquels on a affaire dans une manie sont de ce type. Alors, doit-on rattacher la manie à une psychose
? Peut-être… Mais je ne rentre pas du tout dans ce type de débat !
4. Voir aussi, dans ces dimensions, le mode d’abolition fécal.
5. Je dis : de quatre inconscients, mais l’inconscient… ça n’existe pas ! (cf. J. Prévert, N.D.L.C.)
6. Ou deux, ou trois : c’est justement là que le problème de la cartographie se pose.
7. Notion de tableau, en référence à Wittgenstein.
8. Introduire, peut-être, ici le face à face aristotélicien entre la substance et ses accidents – sauf qu’ici, la substance
n’a pas de priorité sur les accidents.
9. Là, il y a une petite difficulté : il faudra inventer d’autres termes.
10. Et pas du tout à partir des catégories kantiennes universelles et a-priori.
11. De même pour ce que je disais sur le visage.
12. On le verra peut-être plus spécialement dans le domaine économique.
13. Au niveau de ce texte, j’en distingue trois, mais ultérieurement, je les regrouperai en deux catégories.

Le lien origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/810113.pdf
La revue Chimères et les textes de F Guattari :
http://www.revue-chimeres.org/guattari/artde/divers.html#chim
La revue Chimères : http://www.revue-chimeres.org/
Le séminaire de F. Guattari sur le site de la Revue Chimères
http://www.revue-chimeres.org/guattari/semin/semi.html