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origine :
http://nopasaran.samizdat.net/article.php3?id_article=261
Ce court article se veut une simple pierre au débat sur la
question des alternatives au capitalisme. En aucun cas il n’a
prétention à être exhaustif ou à cerner
le sujet de la gratuité.
La gratuité définit le caractère de ce que
l’on peut obtenir sans payer, mais aussi ce qui se fait ou
se donne sans considération d’intérêt,
de façon désintéressée. Le capitalisme
est un régime économique et social dans lequel les
capitaux, source de revenu, n’appartiennent pas, en règle
générale, à ceux qui les mettent en œuvre
par leur propre travail.
Si la triade production-échange-consommation est au fondement
de l’économie, capitalisme et gratuité s’opposent
déjà dans leur mode de production (en régime
capitaliste, le travail est une valeur marchande et non possédée
par chacun-e). Pour schématiser, si l’un est fondé
sur les capitaux et la marchandisation, l’autre se base sur
l’échange non-marchand. D’où l’intérêt
de faire travailler la notion de gratuité : comment concevoir
des alternatives au capitalisme ?
Gratuité et don
Concevoir la gratuité n’est pas chose aisée,
car si le capitalisme se vit au quotidien, développer des
alternatives concrètes en rupture avec le système
marchand est problématique : comment les mettre en place
et où se situe la rupture ?
Une piste explorée par les tenants actuels d’une partie
des débats sur la gratuité est celle du don. D’un
côté, Alain Caillé, fondateur du MAUSS (Mouvement
Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), défend le
don agonistique (1) comme alternative économique. De l’autre,
Jacques Derrida et ses disciples, fervent-e-s partisan-e-s du don
absolu, posent l’intérêt comme limite au don
classique. Il va donc être question de cerner les enjeux du
débat (2) et de tenter de dégager une position utile
dans un contexte alternatif.
Pour le MAUSS, le don est une voie à explorer comme alternative
à la logique de l’intérêt économique.
Le don se retrouve alors dans une position médiane, où
il n’est pas totalement séparé de l’intérêt,
mais ne lui est pas non plus complètement subordonné.
« A la fois confiance et calcul », situé à
égale distance entre l’achat et le sacrifice, le don
est agonistique (c’est-à-dire qu’il est le nœud
d’un conflit, le théâtre d’un affrontement)
en ce qu’il est à la croisée de l’utilitarisme
et de l’anti-utilitarisme. Je donne car j’imagine que
l’on me rendra. Le don est alors une sorte de pari sur autrui.
Ni désintéressement total (je connais mes intérêts
quand je donne), ni instrumentalisation de l’autre (je ne
donne pas POUR que l’autre me rende, ni POUR avoir un pouvoir
sur lui-elle), le don se situe alors à égale distance
entre la gratuité et l’intérêt (3).
Les Derridien-ne-s sont partisans d’une rupture totale avec
le modèle de l’économie du retour et du bénéfice.
Pour eux-elles, le don n’existe que dans la non-réciprocité,
sans quoi il s’entache de calcul et d’une volonté
de gratification de la part de la personne qui donne. Ainsi le modèle
de don/contre-don n’est pas plus envisageable que celui du
don-dette ou du don-crédit. Quel que soit le sens dans lequel
le don se présente, il doit être absolument désintéressé
pour rompre avec le modèle économique actuel : il
ne doit jamais impliquer autre chose que lui-même, il doit
être pur.
Les tenants du débat sur le don s’opposent donc sur
une ligne claire, celle de l’intérêt. Pour le
MAUSS, le don est un mélange d’intérêt
et de gratuité, pour Derrida, le don est LA gratuité
dégagée de tout intérêt. La première
conception ne semble pas véritablement rompre avec la logique
économique actuelle, et la seconde peut apparaître
séduisante, mais ô combien délirante : il s’agirait
presque d’une charité chrétienne poussée
à bout (je donne pour donner, et seul l’acte importe
en ce qu’il est pur et me magnifie). Le débat s’enlise
donc très vite de façon plutôt classique : les
un-e-s ne sont pas assez radicaux (4), les autres le sont au point
d’être dans un délire de pureté.
Pourtant, l’un des apports de la psychanalyse aura été
de montrer qu’on ne maîtrise pas toujours nos racines
et motivations les plus profondes : le-la donateur-trice, qu’il-elle
s’imagine être dans le désintéressement
total ou maîtrisant la part d’intérêt et
de gratuité de son acte, ne peut jamais savoir s’il
n’y a pas derrière une recherche inconsciente de gratification
ou de pouvoir. Le don peut très facilement comporter des
versants refoulés de soumission et/ou d’intrumentalisation
de l’autre : le don peut viser la disparition de la personne
qui le reçoit, il neutralise sa rage et abolit sa détresse,
il nie l’autre et le place en position de dominé-e
; « dans l’emprise des bienfaits, le bienfaiteur est
intouchable » (5). On s’aperçoit donc très
vite de l’inutilité de poser le débat en termes
d’intentions de sujets maîtres de leurs actions : si
mes motivations les plus profondes peuvent m’échapper,
je ne puis donner de façon totalement désintéressée
ni même mesurer la part d’intérêt de mon
don.
L’écueil du débat Caillé-Derrida est
l’individualisme qui le sous-tend. Pour le MAUSS comme pour
les Derridien-ne-s, il s’agit toujours de savoir comment un-e
individu-e donne à un-e autre. La question de l’organisation
sociale n’est jamais prise en compte. Dès lors, il
n’est guère possible de faire autre chose que de discourir
sur les motivations de chacun-e : mon don est-il totalement désintéressé,
doit-il l’être... Les questions sont nombreuses et sans
issues.
La seule façon de dépasser cette aporie, de sortir
de ce débat sans fin (soit je ne donne pas vraiment car mon
don est intéressé, soit je ne peux pas donner car
le don totalement pur n’existe pas), est de changer d’échelle
de réflexion : de ne plus partir de l’individu (des
motivations psychologiques) mais de la collectivité (de l’organisation
sociale).
Gratuité et collectivité
En effet, dans la définition de la gratuité, deux
niveaux se recoupent : l’un fait état du caractère
non-payant, et l’autre du désintérêt de
l’acte. Le MAUSS, tout autant que les Derridien-ne-s, mélangent
les deux niveaux, et pensent discuter du premier (le seul qui soit
intéressant dans une optique de rupture avec le capitalisme)
alors qu’ils débattent sur le second. Pour résumer,
leur débat sur la gratuité se situe à un niveau
purement psychologique (pourquoi est-ce que je donne ?), à
l’opposé d’un débat politique (comment
s’organiser pour donner, pour vivre la gratuité ?).
Si l’Individu libéral est le produit de l’évolution
du capitalisme contemporain, débattre de la gratuité
d’un point de vue individualiste enferme la réflexion
dans une sphère déjà perdue.
L’expérience des Diggers de San Francisco à
la fin des années 60 montre bien qu’il est possible
d’imaginer des alternatives sociales et collectives, sans
prendre en compte la dimension psychologique et individuelle du
don.
Les Diggers organisaient des repas gratuits, un magasin gratuit,
des espaces « free » (qui signifie à la fois
libre et gratuit) et ne se posaient pas la question de savoir ce
qu’il y avait dans la tête de chacun-e. Ils-elles le
faisaient simplement (d’où leurs mots d’ordre
: « Everything is free, do your own thing » et «
the Diggers do » - soit « Tout est libre et gratuit,
réalise ton propre objet » et « les Diggers font/le
faire des Diggers ») et vivaient leur liberté telle
qu’ils-elles la mettaient en place. Les structures développées
fonctionnaient de façon non figée, et permettaient
la redistribution des richesses (par le vol et la récupération).
La gratuité était vécue et instaurée
de façon non pas palliative (comme peut l’être
la distribution de médicaments aux pays pauvres) mais constructive,
comme véritable lien social et forme d’organisation.
La gratuité ainsi mise en place pose la question de l’organisation
de la redistribution, mais oblitère totalement toute considération
sur les motivations des individu-e-s. Que je veuille donner et échanger
pour le bien des autres ou pour mon intérêt personnel,
je participe d’un système égalitaire car gratuit
: quelles que soient les volontés des personnes y participant,
le résultat est le même, toujours égalitaire,
car il est une forme d’organisation sociale. Si le capitalisme
participe de la création de l’Individu comme système
et projet social (6), l’alternative véritable se situe
dans la gratuité comme construction collective. Qui plus
est, la gratuité questionne ainsi les modes de consommation
eux-mêmes, tout en rappelant qu’il existe des droits
humains inaliénables.
Après avoir mis au clair le peu d’intérêt
du débat entre Caillé et Derrida d’un point
de vue politique, il est possible de dégager une approche
non-individualiste de la gratuité. Ainsi mise au jour elle
devient digne d’intérêt, car elle ne se situe
pas à un niveau idéologique ou doctrinal, mais bien
ancrée dans la construction d’alternatives sociales.
La gratuité n’est alors plus une fin en soi, elle n’est
qu’une ouverture constructive et non réductrice : profondément
anticapitaliste car libératrice et égalitaire. Si
quelques brèches existent déjà, multiplions-les...
Pirouli (avec la contribution de Yann Lupec)
Le don comme théâtre d’un affrontement, comme
tension entre l’intérêt et le désintérêt.
Le débat est présenté clairement dans Transdiscipline,
Revue d’épistémologie critique et d’anthropologie
fondamentale : La Gratuité, éd. L’Harmattan,
1992.
A la nuance près que dans un système de don on ne
rend pas, on ne fait que donner à nouveau. L’un des
buts premiers du mouvement MAUSS est de s’opposer à
la théorie néo-classique née à la fin
du XIXème siècle. Les néo-classiques sont partisans
de l’individualisme méthodologique (démarche
consistant à analyser les phénomènes sociaux
à partir des comportements individuels). A partir de là,
ils font l’hypothèse qu’un individu maximise
son bien être (ou son utilité ce qui donne le terme
utilitariste) sous contrainte budgétaire (pour simplifier).
La démarche du MAUSS réfute ce présupposé.
Alain Caillé se base notamment sur les œuvres de Marcel
Mauss (sur le don/contre-don). Il cherche alors à montrer
que nos actes peuvent être désintéressés.
Au sens philosophique (et non militant) du terme.
Transdiscipline, Revue d’épistémologie critique
et d’anthropologie fondamentale : La Gratuité, éd.
L’Harmattan, 1992, p. 101.
Voir à ce sujet le très bon livre de Miguel Benasayag
: Le mythe de l’individu, éd. La découverte,
1999.
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