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Vive la gratuité !
Par Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Philosophe et dramaturge, auteur de De la gratuité (L’Eclat, Paris, 2006),
réédition de Pour la gratuité (Desclée de Brouwer, Paris, 1995). Le livre est en accès libre sur le site de l’éditeur.

0rigine http://www.monde-diplomatique.fr/2006/07/SAGOT_DUVAUROUX/13639

Journaux « gratuits », « 20 % de produit gratuit en plus »... On a le sentiment que le mot « gratuit » est partout et la réalité nulle part. Profanée par le marketing qui l’enrôle pour stimuler la demande, la gratuité a, en réalité, quasiment disparu de l’offre politique. Elle subsiste dans quelques appellations institutionnelles, comme « école gratuite », expression consacrée par un siècle de liturgie républicaine et qu’on n’ose rectifier en « école coûteuse ». Mais, quand le débat n’est pas inhibé par l’indulgence et le respect qu’inspirent les vieilles dames, la plupart des responsables de la chose publique réprouvent le terme gratuité. Déresponsabilisant. Trompeur. Presque incivique. Comment reconnaître la valeur des choses quand nous oublions qu’elles coûtent de la peine et de l’argent ?

Le boniment publicitaire fait ses choux gras du gratuit ; pris dans la grosse déprime du politique, les représentants du bien commun, qui autrefois s’enorgueillissaient de proposer des services publics fièrement déclarés gratuits, n’en veulent plus. Que s’est-il donc passé ?

Dénouons d’abord l’aveuglant paradoxe communiqué à flots continus par des entreprises capitalistes ayant fait de la gratuité leur principal argument commercial. TF1, M6, le quotidien 20 minutes et quelques autres sont des médias engagés dans une fonction très sensible : la production de signes, de symboles, de langage, à travers un service d’information ou de divertissement gratuitement proposé au public. Derrière l’apparence, il y a une transaction marchande classique, avec client, fournisseur et marchandise. Le client est un annonceur publicitaire, le fournisseur un diffuseur de programmes – ou d’informations –, et la marchandise, un téléspectateur – ou un lecteur. Ce que le client achète au fournisseur, c’est du « temps de cerveau disponible », selon l’expression désormais consacrée après que M. Patrick Le Lay, président de TF1, en a fait la cynique offrande aux éditorialistes. Le contenu est gratuit, et c’est bien normal, parce que le contenu, c’est l’asticot. Le pêcheur n’exige pas de la tanche qu’elle finance l’asticot. Gratuit pour la tanche, mais financé par le pêcheur, puis par l’amateur de tanche qui lui achète sa prise. Transaction cent pour cent marchande. Zéro gratuité.

Voilà pour le côté obscur. Potentielle asphyxie de l’espace commun par privation de gratuité. L’autre versant, c’est que, en dépit de ces évolutions ravageuses, la gratuité existe et constitue un fil d’Ariane précieux pour réexplorer les voies de la transformation sociale. Nous partageons tous une expérience paradoxale dans ce monde où l’argent semble tout submerger : la sourde conviction que la gratuité n’est pas en périphérie, mais en axe de notre existence. Certes, troublés par l’obnubilation marchande et l’inflation marketing du mot « gratuit », nous évitons de nous l’avouer ; mais cela ne nous empêche pas de reconnaître la place éminente de ce qui est sans prix : l’amour, l’amitié, l’engagement parental pour l’éducation des enfants, la lumière du soleil, la contemplation des paysages, les cadeaux qu’on nous fait et dont la valeur sentimentale submerge immédiatement le caractère de marchandise interchangeable...

L’espace public s’appauvrit. Il se vit de plus en plus comme les parties communes d’une copropriété, simple appendice du domaine privé. Finalement, là où se sont constituées de grandes gratuités qui solidarisent, ça résiste mieux qu’ailleurs. La Sécurité sociale ou le système public d’enseignement se sont installés dans le paysage avec un naturel qui fait parfois oublier combien il fut ardu de les imposer. Quand on les attaque, la réaction est encore vive. Gratuités productrices du sentiment commun : les personnes qui ne sortent pas la nuit ne se plaignent pas de contribuer à l’éclairage public.

Notre temps n’échappe pas à l’obnubilation marchande. Selon le discours dominant, il faudrait, par raison et par vertu, que nous consacrions davantage de temps au travail. Nous nous laissons prendre. Nous acceptons même parfois de recouvrir notre activité de terminologies obscènes : « apprendre à bien se vendre », « valoir 300 K euros par an ». Mais, quand on y fait porter le rayon de la gratuité, tout s’éclaire assez différemment. « Temps de travail » peut aussi se dire « temps vendu », marchandise soumise au bon vouloir de l’acheteur. Le contraire du temps gratuit, à soi, ouvert à la libre activité. D’un côté, l’instrument ; de l’autre, le but. D’un côté, la nécessité ; de l’autre, la liberté. Certes, on peut s’épanouir aussi dans le temps vendu, mais c’est par une coïncidence qui toujours excède le contrat salarial, supplément inaliénable, gratuit et d’ailleurs aléatoire à ce qu’exige de nous la subordination salariale. Supplément menacé. De contrat nouvelles embauches (CNE) en délocalisation, de flexibilité en sous-emploi chronique, une pression très puissante nous invite à nous vider de notre autonomie biographique et à y substituer une subjectivité toujours plus soumise aux objectifs de l’entreprise. Quel sens voulons-nous donner à notre temps, à notre vie ? Quelle part sommes-nous prêts à vendre ? De quelle autre voulons-nous préserver la gratuité sans prix ?

La gratuité est-elle condamnée à la défensive ? L’avènement d’Internet, en ouvrant sur la possibilité d’un partage universel et quasiment gratuit des biens culturels, relance la question d’une façon certes brouillonne, iconoclaste, inquiétante pour les salons cosy et pour la porcelaine, mais que beaucoup trouvent franchement jubilatoire. Depuis qu’il a mondialisé son règne, le marché ne cesse de nous bassiner avec l’insurmontable supériorité de ses capacités au libre échange, et le voilà contraint à des contorsions désespérées pour en empêcher la fluidité.

Découvrant dans les biens culturels un fabuleux gisement pour ses profits, le capitalisme financier nous annonçait déjà qu’il ne laisserait plus rien hors de sa voracité. Patatras ! Le voilà contraint de se barricader dans ses vieux métiers et d’envisager sérieusement que l’avenir lui file entre les doigts. La gratuité aura en toute occurrence partie liée avec l’avenir, qu’elle soit soutenue par la puissance du grand nombre ou imposée par effraction grâce à l’ingéniosité des hackers. Ou les deux.

Ce coup de jeune réveille une vieille évidence portée par une longue et fructueuse expérience sociale. La gratuité est indispensable à l’exercice de droits essentiels pour l’épanouissement individuel comme pour la vie collective.

Quand la loi reconnaît le droit à vivre sous un toit, comment sortir de l’incantation sans aller vers quelque chose comme une sécurité sociale du logement, dont les assurances privées proposées aux accédants à la propriété montrent d’ailleurs qu’elle est tout à fait possible ? Si l’on veut rétablir de l’espace commun et faire baisser la cocotte-minute de la répression anti-pauvres, pourquoi les transports publics urbains ne seraient-ils pas rendus gratuits, au moins pour les jeunes avant qu’ils aient un emploi, comme l’est déjà, sans provoquer la révolte, la très coûteuse voirie urbaine ? Le droit à l’éducation, l’égalité et la liberté d’accès aux soins, même imparfaits, même attaqués, tordus comme ils le sont, montrent la voie : c’est possible, ça peut marcher et ça fait du bien. Concrétiser un droit par une gratuité, c’est sortir de l’assistance sociale et produire des institutions non plus sociales, mais politiques, c’est-à-dire des institutions ouvrant vraiment sur l’égalisation des conditions.

L’institution d’une vraie gratuité ne biaise pas. Elle ne se contente pas de changer le statut de la propriété des entreprises, mais libère du rapport marchand lui-même. Elle assèche la place occupée jusque-là par le marché, détournant des richesses parfois considérables de la valorisation du capital. Quand elle est acquise, elle s’ancre dans les âmes et y produit des évidences tout aussi fortes que celles du marché. Celle ou celui qui donne de son temps éprouve qu’il est sans prix, sans oublier pour autant ce qu’il vaut d’argent sur le marché du travail.

C’est pourquoi les gratuités instituées s’ancrent dans l’histoire des sociétés. On a pu sans grande résistance privatiser les banques publiques. Mais l’idée même de présenter l’éducation nationale comme une entreprise privée paraît une obscénité. Tout cela offre une boussole pour repenser des transformations radicales, mais inscrites dans le présent, dans le concret. Ici et maintenant : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Ceux qui pilotent le système s’en doutent-ils ? A l’occasion du débat sur la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre français de la culture, mit toute sa grandiloquence à le suggérer : « J’ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité. »

Jean-Louis Sagot-Duvauroux.



LE MONDE DIPLOMATIQUE Juillet 2006

http://www.monde-diplomatique.fr/2006/07/SAGOT_DUVAUROUX/13639