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Un spectre hante le capitalisme : la gratuité,
par Pierre-Noël Giraud

Date: 5 May 2004
Subject: [escape_l] Un spectre hante le capitalisme: la gratuité

Une tribune évoquant les "combats d'arrière-garde" des industries culturelles confrontées à l'échange à grande échelle, à la copie, et au numérique.
On notera aussi un article de Bernard Maris (Oncle Bernard) dans Charlie Hebdo de ce jour et qui se finit par la phrase: "Le marché est un nain juché sur les épaules de la gratuité".
[FL]


Un spectre hante le capitalisme : la gratuité, par Pierre-Noël Giraud
LE MONDE, 05.05.04, http:/www.lemonde.fr

Une fois de plus, l'économie redécouvre ce que l'anthropologie sait de longue date : l'importance du don. Quand apparurent les échanges de fichiers musicaux et de films "de pair à pair"(P2P) sur Internet, de nombreux experts prédirent, sur la base de l'hypothèse d'un comportement "économique rationnel" des individus, que tout le monde voudrait utiliser le P2P égoïstement - charger des fichiers - sans se donner la peiner de créer des fichiers à la disposition des autres, et que donc cela ne fonctionnerait pas, ou marginalement.

Or, pas du tout : les échanges P2P ont véritablement explosé. Quelles qu'en soient les raisons - estime de soi, sentiment d'appartenance, volonté de reconnaissance ou plaisir de violer sans danger excessif des règles qu'on juge absurdes -, c'est un fait : une part importante de l'humanité désire donner.

Désir longtemps contenu par le coût du don matériel. Désir désormais libéré, puisque donner un fichier numérique ne coûte pratiquement rien, alors que ce fichier peut avoir une grande valeur pour celui qui, à l'autre bout du monde, le reçoit. Désir qui serait frustré par toute tentative d'entraver les échanges privés sur Internet. Nul ne peut dire quelle serait, en particulier dans la jeunesse, l'ampleur et les conséquences de cette frustration.

Ce développement fulgurant du P2P suscite, dans les premières industries concernées, une véritable panique. L'industrie du disque est la première touchée.
Celle du cinéma commence de l'être. La réaction des producteurs de contenus numérisables est d'abord de tenter de donner mauvaise conscience aux utilisateurs du P2P en martelant ad nauseam que l'échange gratuit et la violation massive par le P2P des droits d'auteur qu'il implique, vont conduire à la mort de la création artistique, ou du moins à une forte réduction de sa diversité.

Ainsi drapés dans la défense de la création et de l'intérêt général, les majors du disque et du cinéma s'ingénient à inventer des moyens de dissuader ou de faire payer ce que le progrès technique a rendu quasi gratuit : la recherche, la reproduction et l'échange de fichiers numériques. Par des voies soit juridiques : procès contre les usagers du P2P, soit techniques : cryptage, ou même par des méthodes économiques telles que la proposition récente de taxer les flux sortant des ordinateurs individuels.

Comme toute tentative de s'opposer aux libertés nouvelles qu'offre la technique, ces méthodes seront au mieux inefficaces, quand elles n'auront pas de graves effets pervers. Il s'agit de combats d'arrière-garde qui ne feront que retarder l'inéluctable gratuité. Ceux qui les mènent ont autant de chances de succès que ceux qui se seraient opposés à l'imprimerie pour sauvegarder l'emploi des copistes et l'art de la calligraphie dans l'Occident médiéval.

De plus, ces combats reposent sur une argumentation pour le moins contestable. Dans quelle mesure, en effet, la création est- elle vraiment en danger ? On sait que l'essentiel des 150 milliards de fichiers musicaux échangés en 2003 sont ceux du "Top 50", et qu'il en est de même pour les films.

Ce que met donc en danger le P2P, c'est avant tout "l'économie de la Sierra Madre" qui caractérise ces industries. Que signifie ce concept économique, apparu dans les années 1990 pour désigner les processus où "le gagnant rafle tout" ? Tout l'or de la Sierra Madre, s'il était équitablement partagé entre les prospecteurs qui se lancent à sa recherche, leur procurerait un revenu décent. Mais l'économie de la prospection minière est telle que seuls quelques-uns trouveront les filons et feront fortune, tandis que les autres auront tout perdu.

S'agissant de la musique, le phénomène se manifeste ainsi : avant le disque, un chanteur d'opéra célèbre gagnait peut-être 20 fois plus que le chanteur moyen. Maria Callas avec le disque noir, 200 fois plus. Luciano Pavarotti avec la télévision, les CD et les DVD, 2 000 fois plus (chiffres donnés ici à titre de simple illustration du phénomène).

C'est donc avant tout pour l'extrême concentration des gains dans les industries musicales et cinématographiques que le P2P est un véritable danger, puisque les fichiers copiés et échangés sont dans leur écrasante majorité ceux des "œuvres" les plus médiatisées.

La création n'en sera-t-elle pas malgré tout affectée de manière indirecte, puisque les producteurs des grands succès publics prétendent qu'ils financent ainsi des œuvres plus difficiles ? Sans s'attarder sur le caractère empiriquement fort douteux de cet argument, il faut en revenir aux fondamentaux des évolutions en cours :
l'inévitable gratuité des versions numériques dérive de ce que la numérisation rend les œuvres non rivales (donner celles que je détiens ne m'empêche pas d'en jouir) et non exclusives (il est excessivement coûteux d'en interdire l'accès à quiconque dès qu'elles sont en circulation).

En jargon économique, ces deux caractéristiques désignent un "bien public pur". Or, un bien public pur ne peut être produit en quantité suffisante que s'il est financé par l'impôt et mis gratuitement à disposition du public. Dans ces conditions,

- soit, première hypothèse, l'économie de la création est entièrement repensée et parvient à ne reposer que sur une exploitation dans un cadre privé de l'amont et du latéral (produits d'accompagnement et dérivés, etc.) des fichiers numériques,

- soit, seconde hypothèse, il faudra tirer la conséquence qui s'impose de la transformation en bien public des versions numériques : la création devra être en partie financée par la puissance publique.

La première hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Quand le seul mode de diffusion du cinéma était les projections en salles et celui de la musique, le concert et la partition, a-t-on créé moins de chefs-d'œuvre et la diversité était-elle moindre qu'aujourd'hui ? Qu'il soit permis d'en douter. Certes, certains films devront coûter moins cher à produire et à lancer pour pouvoir être rentabilisés principalement par l'exploitation en salles. Mais pourquoi coûtent-ils si cher aujourd'hui, si ce n'est précisément en raison de l'économie de Sierra Madre ?

On nous présente ainsi comme une nécessité économique ce qui n'est que le cercle vicieux engendré par un système bien particulier qui permet l'accumulation de rentes astronomiques et n'a plus aucun rapport avec les coûts réels de production au sens strict.

Il n'est certes pas de bon ton, à l'heure où pour beaucoup l'Etat doit avant tout être réduit, d'évoquer la seconde hypothèse : un financement en partie public de la création. Mais en réalité, de la Grèce antique aux Etats modernes en passant par les Médicis, n'en a-t-il pas toujours été ainsi ?

Le spectre de la gratuité hante désormais la musique et le cinéma. Ces deux industries ne font cependant qu'expérimenter ainsi un processus qui ne peut que se déployer à beaucoup plus grande échelle. Le point-clé est le terminal, qui transforme le fichier numérique en objet ou directement en perception. Dès qu'on aura trouvé un terminal rendant la lecture d'un fichier texte meilleur marché et aussi agréable d'emploi que le livre et le journal (et l'on y travaille d'arrache-pied) c'est toute l'édition et la presse écrite qui seront concernées.

Il est possible que cette problématique s'étende un jour, si demande il y a, aux odeurs, goûts et sensations tactiles. On peut même imaginer un terminal qui serait un petit robot domestique capable, à partir des ingrédients de base de la chimie organique, de fabriquer n'importe quelle molécule pharmaceutique dont la formule aurait été téléchargée. Science-fiction ? Certes aujourd'hui, mais d'ici quelque temps ?

La course au profit dans certains secteurs conduit donc dans d'autres à la gratuité et à la disparition des profits, évolution ultime du progrès technique. Paradoxe ?
Evidemment, mais n'en a-t-on pas vu d'autres et n'en voit-on pas de plus graves comme, par exemple, le fait que la course au profit engendre spontanément une surexploitation du capital naturel qui détruira à terme la source de tout profit ?

Les contradictions engendrées par ce type de paradoxe, le vieux Karl Marx les croyait fatales au capitalisme. Lui qui admirait tant son extraordinaire capacité au développement des "forces productives", pensait cependant que ses rapports sociaux, et avant tout les droits de propriété privée, entraveraient inévitablement ce développement. Sur ce dernier point il s'est trompé. Les capitalismes ont jusqu'ici démontré qu'ils étaient capables, serait-ce dans de graves crises, de reformer à temps les rapports sociaux qui entravaient leur seule et unique justification pratique : fournir toujours plus de biens pour toujours moins cher. Les défenseurs du statu quo, ceux qui s'arc-boutent sur la défense de systèmes de droits de propriété intellectuelle et de modes de régulation manifestement sapés par la technique, voudraient-ils donc que Marx ait enfin raison ?

Pierre-Noël Giraud est professeur d'économie à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris.

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Florent LATRIVE Service Economie, Libération 11 rue Béranger 75003 PARIS


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