Message Internet
Bonjour,
Voici deux textes de bureau d'études http://www.bureaudetudes.fr.st
, sur la gratuité et l'économie. laurent
Bureau d'études est l'auteur de la couverture et de la rubrique
Icones du dernier numéro de Multitudes
Sous le marché, la gratuité la gratuité, une
tactique commerciale
Quand on nous propose au marché, trois salades pour le prix
de deux, on aime à croire que l'on a gagné une salade
supplémentaire gratuitement; et souvent, nous achetons les salades
alors même que nous n'aurons ni le besoin ni le temps de les consommer
avant leur pourrissement. De telles aubaines provoquent parfois la dépendance
pathologique de consommateurs, s'endettant jusqu'à l'insolvabilité
pour ne pas rater une occasion, obtenir 20% gratuit, un cadeau gratuit,
etc. Ë l'inverse, l'artiste Matthieu Laurette, en rationalisant
et en systématisant, à l'aide d'un petit logiciel, les
offres de gratuité ou de remboursement sans frais proposés
sur les différents produits de supermarchés, a proposé
une méthode pour vivre remboursé'.
Pour casser le verrou psychologique retenant les consommateurs de s'abonner
à internet, un fournisseur d'accès anglais (Freeserve)
a proposé gratuitement ses services pour la première fois
en été 1998, calculant qu'il parviendrait à se
solvabiliser et à générer du profit en ponctionnant
plusieurs francs par heure de connexion à British Telecom et
en tirant parti de la publicité et du commerce électronique
proposé sur son portail. Depuis, la gratuité s'est répandue
sur le net comme elle s'était répandue au préalable
dans le marché des biens et des services.
La gratuité est inscrite durablement dans les pratiques de consommation
et de production immatérielle. Les données numériques
sont copiables à l'infini à coût quasi nul. Selon
DeLong (cité dans Pierre Briançon, Internet, le réseau
qui a tué Adam Smith, L'expansion, janvier 2000, n¡ 612,
p. 43), les biens immatériels défient deux des principes
fondamentaux de la pensée économique : la rareté
et le contrôle. Le producteur ne maîtrise pas l'usage des
données qu'il diffuse et ne peut en empêcher la dissémination
: l'économie des biens immatériels retourne par nature
à la gratuité.
glanage
Dans la presse, la part des journaux donnés gratuitement est
minime (moins de 1 %), mais la provenance des exemplaires lus ou feuilletés
est constituée à 18 % d'exemplaires trouvés dans
le cas du Parisien, du Figaro ou de l'Humanité et à 25
% dans le cas de l'Equipe et de France-Soir (Médiaspouvoirs,
n¡ 31-32, 1993).
Dans toute production de bien, une partie est mise à disposition
gratuitement: stocks de biens alimentaires périmés; fins
de série et fins de stock, biens neufs ou usagés, glanés
ou trouvés (voir à ce sujet, le beau film d'Agnès
Varda "Glaneurs, glaneuses"). Au titre du Droit de Glanage,
le Code Pénal (article R 26) autorise, entre le lever et le coucher
du soleil, le ramassage des fruits et légumes non ramassés
dans les champs et les vergers, et des objets laissés dans la
rue. Le Code Civil décrit également un certain nombre
de biens disponibles à titre gratuit : épaves rejetées
par la mer, objets trouvés? A quoi l'on pourrait ajouter les
choses insaisissables et incoercibles telles que l'air, l'eau de mer,
les pierres des montagnes ou les coquillages sur les plages. Mais ces
biens à 'faible transitivité', incoercibles et insaisissables
sont d'ore et déjà en voie de sortir du statut qui leur
a été accordé (Res Nullius) pour entrer dans celui
de Res Communis et de Patrimoine commun.
C'est sans doute par extension de ce statut particulier des Res Nullius
que s'est institué la possibilité d'avoir accès
à un verre d'eau gratuitement dans n'importe quel bar de France
ou d'Italie. Cependant, des cafetiers se sont insurgés contre
cette pratique qu'aucune loi ni décret ne rend obligatoire. Et
de même, maraîchers et agriculteurs refusent parfois aux
glaneurs le droit que le Code Pénal leur accorde, de récolter
entre le lever et le coucher du soleil, les fruits et légumes
laissés à l'abandon dans les champs.
redistribution
Pour une personne sans revenu, la ville entière est découpée
par le critère de la gratuité. L'espace de la gratuité
n'est pas le même que l'espace payant. Dans les parcs, sur les
bouches de métro, sous des cartons, dans des placards et derrière
des poubelles, s'agrègent les êtres gratuits pris en charge
ponctuellement dans les services gratuits de l'administration publique
La gratuité est un enjeu de luttes en vue d'un accroissement
de la justice sociale. Nombre des conquêtes sociales sont qualifiées
par le terme de gratuité : il en va ainsi de l'école publique
obligatoire (gratuite) ou encore de la couverture médicale universelle
(gratuite), ou de l'accès (gratuit) aux bibliothèques,
aux musées. En France, le mouvement des chômeurs et précaires
est riche en actions revendiquant la gratuité de certains biens
et services. Actions en direction d'EDF-GDF pour réclamer la
fin des coupures (autrement dit, si on ne peut pas payer, l'accès
à l'électricité et au gaz doit être assuré)
; actions Transports Gratuits Voyageurs (réquisition de trains
pour les déplacements massifs, refus de payer les billets, carte
AC !); opérations "caddies" au cours desquels les précaires
envahissent les grandes surfaces pour se réapproprier des biens
de consommations fondamentaux auxquels ils ne peuvent avoir accès
; actions contre la taxe d'habitation qui sont des ébauches de
demandes de logements gratuits qui pourraient être financés
par la taxe payée par les riches; etc. De même, en Italie,
le Mouvement des invisibles regroupe des chômeurs et précaires
dont les revendications portent sur la conquête d'un revenu qui
se décline sur deux niveaux : (1) une partie monétaire
(revenu d'existence) ; (2) l'accès gratuit ou fortement réduit
au logement, à la santé, à la formation permanente,
aux transports et autres fluides (électricité, gaz, téléphone),
à la culture et au divertissement. Leur revendication concerne
également la liberté de circulation pour tous et donc
la fermeture des Centres de détention administrative des Sans
papiers.
Certains précaires visent également à la généralisation
du droit de possession (habiter) sur le droit de propriété.
Ë Genève, en juin 1997, 2099 logements et environ 430 000
m2 de locaux artisanaux, industriels et commerciaux étant laissés
vides et hors d'usage en vue d'une spéculation immobilière.
Les squatters, dans l'incapacité financière de louer ces
espaces ou refusant de le faire, outrepassèrent l'interdiction
d'usage et occupèrent illégalement les locaux vacants.
Dans un même esprit, le Mouvement des sans Terres au Brésil
s'est développé pour mettre fin à une injustice
: 1 % des propriétaires possèdent plus de 40 % des terres,
mais n'en exploitent qu'à peine 15%. Le reste - une surface équivalent
à plusieurs pays européens réunis - étant
conservés dans un but spéculatif. Parallèlement,
plus de 10 millions de paysans ne possèdent toujours pas de terre,
alors que la réforme agraire qui impose la redistribution des
terres non exploitées est inscrite à la Constitution brésilienne
de 1946.
Seule la gratuité peut réellement et durablement garantir
l'égalité économique et sociale et la meilleure
satisfaction des besoins des individus. Il n'y a pas de liberté
pour les individus sans égalité. Il n'y a pas non plus
d'égalité des droits sans égalité sociale.
Or, la gratuité est la seule garantie d'égalité
sociale. Seulement tout a un coét. Le rôle du service public
et des entreprises est donc de socialiser ces coéts au bénéfice
de ceux qui ne peuvent payer.
TEXTE 2 La fin du principe d'équivalence
Il se produit aujourd'hui, une rupture de la loi de proportionnalité
entre effort individuel et rémunération. Le revenu est
en voie de ne plus être fonction de la quantité de travail
fourni pour devenir fonction de la quantité de richesse que la
société décide de produire. Le travail abstrait,
quantifiable, mesurable, dispara”t. Les nouveaux travailleurs
doivent savoir s'adapter en même temps qu'entreprendre, ma”triser
les flux d'information, être habitué à la mobilité,
mobiliser leur attention et mettre en oeuvre leur subjectivité.
Ils appartiennent à cette culture des grandes métropoles
exigeant un comportement à la fois réactif et opportuniste.
Leurs affects, leurs désirs, leurs opinions, leur capacité
d'expression autant que leur vie biologique deviennent des éléments
centraux de la valorisation économique. Le travail immatériel
traite en effet, de nouvelles matières telles que les goéts
(mode), des opérations intellectuelles (production de logiciels),
des façons de voir (graphisme, audiovisuel, images), de vivre
(aménagement du territoire), de penser (journalisme), d'habiter
(journalisme). ÇLa matière première du travail
immatériel est la subjectivité et l'environnement - idéologique
- dans et par lequel la subjectivité vit et se reproduit. La
production de subjectivité cesse alors d'être seulement
un instrument de contrôle social (pour la reproduction des rapports
marchands) et elle devient directement productive. (') Que le travail
immatériel produise en même temps subjectivité et
valeur économique démontre seulement comment la production
capitaliste a envahi toute la vie et brisé toutes les barrières
qui, non seulement séparaient mais aussi opposaient économie,
pouvoir et savoir.È (A. Corsani, M. Lazzarato, A. Negri, Y. Moulier-Boutang,
Le bassin de travail immatériel (BTI) dans la métropole
parisienne, L'Harmattan, 1996, p. 83).
Or ces nouveaux éléments de valorisation sont des qualités
acquises en dehors du travail, dans la formation, les pratiques urbaines,
le travail domestique, les pratiques relationnelles (amicales, familiales,
amoureuses) et les pratiques de consommation, à travers le loisir
ou le chômage. De ce fait on peut considérer ces éléments
de valorisation comme autant d'externalités positives (1). Ces
externalités doivent aujourd'hui être rémunérées.
Cette rémunération pourrait prendre la forme d'un revenu
d'existence financé par l'ƒtat ou directement par les entreprises
une société de l'expression
La prise de conscience par chacun de son besoin d'expression latent
et la mise en oeuvre de travail coopératif gratuit s'intensifie
dans l'ensemble de la société. L'enjeu devient alors de
ne pas retirer aux hommes et aux femmes leurs capacités d'expression
et de coopération, de la même façon que dans le
passé ils ont été dépossédés
de leur travail. Les récents débats autour du copyleft
et de Napster, les rapports de force entre droit d'auteur français
et copyright anglo-saxon, les vieux débats autour de l'exception
culturelle, indiquent les zones d'appropriation et de contrôle
des profits d'une société de l'expression dans laquelle
la production culturelle est un marché clé.
Or, l'auto-production et l'auto-diffusion de l'expression, la création
autonome de normes, de formes et de savoirs, entrent en concurrence
et déstabilisent les monopoles constitués de la production
immatérielle et culturelle. L'économie du don mise en
oeuvre par les créateurs de logiciels gratuits, donnant allègrement
leur code sur internet, met en crise l'éthique utilitariste et
instaure de nouvelles formes d'échanges non-marchands et non
monétaires.
Répétons-le : la garantie d'un revenu de base, d'un revenu
d'existence ou d'un revenu de citoyenneté, autrement dit, l'instauration
d'un droit au revenu rémunère les externalités
positives générées par les nouveaux travailleurs
de l'immatériel et de la coopération. Un tel revenu est
un multiplicateur de ces activités coopératives et expressives
: activités artistiques, politiques, scientifiques, sportives,
artisanales, relationnelles, écologiques, aménagement
du cadre de vie, réseaux d'échanges de savoirs et de services,
création immatérielle' autant de manifestations d'une
société de l'expression en voie d'émergence.
(1) Pigou définit l'externalité de la façon suivante
:"Une personne A, en rendant un service, pour lequel un paiement
est acquitté, à une seconde personne B, rend incidemment
des services ou cause des dommages à des tierces (qui ne les
produisent pas) de telle sorte qu'un paiement ne peut en être
tiré des bénéficiaires ni des compensations pécuniaires
déboursées au profit des personnes lésées".(cité
dans Y. Moulier-Boutang, La revanche des externalités. Globalisation
des économies, externalités, mobilité, transformation
de l'économie et de l'intervention publique). Autrement dit,
il y a des externalités chaque fois qu'il y a interdépendance
des fonctions de production et de consommation des producteurs et des
consommateurs et que le système des prix cesse d'être l'unique
agent d'information et de mise en rapport des agents (Y. Moulier-Boutang).
TEXTES DE MARGE
zone de gratuité
Une zone de gratuité est un espace dans lequel toute personne
peut prendre ce qu'elle veut, de façon inconditionnelle et sans
limites de volume, pour sa propre jouissance ou pour son propre usage;
un espace dans lequel toute personne peut également abandonner
ou proposer gratuitement ce qu'elle veut. Nul n'est requis d'apporter
quelque chose pour prendre autre chose en contrepartie.
*****
supermarché gratuit
Penser un supermarché gratuit permet de sortir du modèle
de distribution inventé au début du XXème siècle
ou l'on vend à bas prix, en compensant la faiblesse des marges
par un important volume des affaires et par une rotation accélérée
des stocks : vendre moins cher, rembourser en cas de non satisfaction
du client, solder régulièrement. Le supermarché
gratuit vise d'abord à réaliser au maximum des économies
sur la publicité et la communication, sur la distribution et
la gestion client, sur la surveillance (inutile) et le conditionnement
des produits. Il met à disposition des produits en vrac ou en
générique. Il valorise des recettes indirectes (vente
du 'double informationnel' du consommateur). Il est basé sur
l'identification et la mise en valeur des externalités positives
: il n'est donc plus basé sur des prix et des mécanismes
de marché mais sur des rentes financières et des dynamiques
de redistribution.
*****
transport gratuit
Tandis que la SNCF, suite à des revendications sociales ou politiques
ou à l'action spontanée de collectifs de chômeurs,
est contrainte de plus ou moins bonne grâce de mettre à
disposition ses véhicules, AIR FRANCE Ou AIR Inter ne sont pas
encore confrontés à ces demandes. Or l'action politique
aussi bien que la recherche d'emploi sont aujourd'hui mondialisés.
On peut alors légitimement se demander quelles formes concrètes
pourraient prendre la mise en disponibilité gratuite de moyens
de transport aériens. Une telle gratuité s'accompagne
d'une réflexion sur les formes de l'Etat post-national et sur
le droit des migrants. Mais elle s'accompagne d'abord d'une réflexion
sur les formes d'un futur service public mondial.