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SOLIDARITÉ SOCIALE, REDISTRIBUTION


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SOLIDARITÉ SOCIALE, REDISTRIBUTION

La CGT et l’APEIS réclament ouvertement la gratuité totale des transports pour les chômeurs. En effet, la recherche du travail coûte cher et est obligatoire. La gratuité est ici un enjeu de luttes en vue d’un accroissement de la justice sociale. Nombre des conquêtes sociales sont qualifiées par le terme de gratuité : il en va ainsi de l’école publique obligatoire (gratuite) ou encore de la couverture médicale universelle (gratuite), ou de l’accès (gratuit) aux bibliothèques, aux musées. Une brochure de la Ville de Paris (guide pratique pour l’insertion, Mairie de Paris, 1999) énonce les différents biens et services disponibles gratuitement. Le terme est utilisé à de très nombreuses reprises pour qualifier la solidarité sociale.

Le RMI permet de bénéficier de l’assurance sociale et de l’assurance maladie (p. 14), de couvrir les personnes à charge “gratuitement”, de faire un bilan de santé “complet et gratuit” (p. 81), de se faire “vacciner gratuitement contre certains virus” (p. 81). Il permet de bénéficier de formation professionnelle pour les métiers de l’industrie et des services, ou de cours de culture générale, de “stages gratuits ou rémunérés” (p. 42), de se perfectionner en français, d’élaborer un projet social et professionnel, d’être remboursé du coupon mensuel carte orange, de bénéficier d’heures de conseil (juridique, gestion, comptabilité, informatique…). Les SDF peuvent “bénéficier” de centres d’hébergement, de tickets-service pour les repas, de tickets pour les bains-douches, de vêtements gratuits (p. 135), de repas chauds (p. 133), de vestiaires gratuits (p. 127); de coiffeurs, de lavage et de repassage de vêtement (p. 123). Et pour les personnes à bas revenus ayant un domicile il est possible de “bénéficier” d’activités sportives gratuites” (p. 138), d’entrée gratuite au musée, ou aux spectacles. Pour une personne sans revenu, la ville entière est découpée par le critère de la gratuité. L’espace de la gratuité n’est pas le même que l’espace payant. Non pas qu’il soit moins contraint. Là aussi, il faut prouver non pas qu’on ait de l’argent, mais qu’on en est dépourvu. L’espace du métro est gratuit jusqu’aux barrières et les clochards se tiennent généralement en deçà de ces limites. Au-delà, ils sont susceptibles d’être expulsés. Dans les parcs, sur les bouches de métro, sous des cartons, dans des placards et derrière des poubelles, s’agrègent les êtres gratuits pris en charge ponctuellement par les services sociaux pour être nettoyés, parfois contre leur gré, dans les services “gratuits” de l’administration publique.

Recourir à l’aide sociale suppose “une bonne connaissance des institutions et des possibilités offertes par les dispositifs publics en termes d’aide, de formation ou de revenus complémentaires” (Sébastien Schehr, entre galères et pratiques de débrouillardise, H & A, n°20, 1er semestre 2000, p. 178). Il y a donc les compétents et les incompétents, les premiers activant les aides sociales en s’efforçant d’échapper aux contraintes de retour à l’emploi et à l’obligation de travailler. Là s’invente une société possible dont le travail ne forme pas la raison première. Les artistes qui forment un pourcentage important de bénéficiaires du RMI figurent peut-être l’émergence d’une telle société. Ils développent différentes formes de production de soi, de façon solitaire ou collective, répondent à des demandes effectuées par des institutions publiques, et produisent de l’animation culturelle souvent sans être rémunérés. C’est en réponse à une telle situation que nous avons décidé en 1999 de créer une zone de gratuité, d’abord dans un centre d’art (ou nous étions invités à travailler sans être payé) puis de façon indépendante dans une galerie d’art : dans la zone de gratuité, toute personne peut prendre ce qu’elle veut, de façon inconditionnelle et sans limites de volume, pour son propre usage ou celui de ses proches ; toute personne peut également abandonner ou proposer gratuitement ce qu’elle veut.On ne doit pas nécessairement apporter quelque chose pour prendre autre chose en contrepartie. La seule restriction à la prise concerne les mobiliers et matériels nécessaires au fonctionnement de l’espace. Un tel espace permet la mise à disposition de biens, de propositions de service et d’informations, mais aussi des rencontres et discussions.
La rationalisation du réel pourrait donner à croire que le monde entier se réduit désormais à une vaste entreprise commerciale ou le soleil se verrait interdire de briller, sous prétexte qu’il fait ombrage aux fabricants de chandelles, comme l’évoquait l’économiste F. Bastiat. À l’inverse d’une telle perspective, et en projetant l’hypothèse d’une libération possible de la nécessité, nous osons imaginer que la gratuité puisse s’étendre à l’ensemble de nos conditions de vie, joignant ainsi à la gestion collective, la profusion et la diversité de l’économie naturelle.

DOUTE, ANARCHISME, HÉRÉSIE, CHAIR DU MONDE

La gratuité ne provoque pas seulement un effet d’aubaine, une jouissance. Elle ne qualifie pas seulement les biens ou services disponibles gratuitement dans notre environnement par glanage ou trouvaille. Elle n’est pas seulement l’outil d’une redistribution et d’une justice sociale. Elle provoque dans certains cas du doute quand à la vérité, à l’authenticité ou à la qualité du bien proposé sans contrepartie. Mais le doute surgit seulement lorsque aucun bénéfice du donneur, ne peut être imaginé par celui qui prend. Si une personne donne des billets de 100 F dans la rue, on se demandera d’abord s’il est fou ou encore on croira qu’il y a un vice caché (faux billet) ou encore que cela dissimule une attrape (une opération commerciale).

On aura pas la même prudence quand la gratuité se manifestera en situation quasi privée, amicale ou familiale : lorsqu’on reçoit un cadeau ou un service d’un tiers que l’on connaît, l’évidence de la réciprocité ôte toute réserve quant à la vraie nature du bien ou du service reçu : il ne fait aucun doute que la gratuité se produit sur la base d’un lien, c’est-à-dire d’un rapport de transaction (ce qui ne signifie pas ipso facto que le cadeau n’est pas gratuit). Par contre, les gestes et les actes gratuits (dilapidation dans le cas d’une personne donnant des billets de 100 F dans la rue, destruction dans le cas de cet anarchiste durant la guerre d’Espagne, brûlant des paquets de billets de banque) ne sont même plus intégrables dans le commerce de réciprocité propre au cadeau et pas davantage dans le commerce de redistribution à la façon des Res Nullius. Tout au plus sont-ils condamnés : dilapidation ou destruction de ces biens d’État que sont les billets de banque sont réprimés par le Code Pénal c’est-à-dire rejetés de la communauté des hommes - au même titre que le vol ou l’escroquerie - comme actes dangereux pour la paix sociale. Sans doute l’acte gratuit est-il la forme de gratuité la plus étrangère au marché ou au commerce public ou réciprocitaire. Il ne conforte pas la société des hommes comme les Res Communis, les différentes formes de gratuités solidaires ou le droit de glanage. Il n’aide pas au commerce comme la gratuité marketing. Il n’est cependant pas rien ou sans valeur comme les déchets, les abandons, les résidus. L’acte gratuit est à proprement parler une rupture de l’ordre social et économique. Un acte inégociable et inéchangeable, sans communauté voire sans monde : hérétique. Lorqu’il est effectué publiquement cependant, cet acte gratuit se charge d’un charisme qui le réintègre dans l’économie générale des hommes. Il est alors stigmate ou miracle et dote celui qui le pratique d’une aura d’exception.

Il n’en va pas de même de l’acte gratuit effectué sans public, qui telle la passion secrète et silencieuse entre des êtres, ou le geste effectué pour rien d’une personne versant tous les jours à la même heure un verre d’eau dans la cuvette des WC n’a d’existence et de sens que de fidélité à soi-même. Don à soi dira-on alors, pour décrire ces gestes sans destinataires… Et ce faisant on réaffirmera ce poncif : rien n’est jamais gratuit. Sans doute est-ce une limite du langage et du commerce que leur commune incapacité à énoncer ce qui ne s’adresse à personne. L’acte gratuit se heurte à cette double définition de l’humain comme être échangeant et parlant. Son champ d’expression et de manifestation nécessite donc de rompre avec elle. Un acte gratuit est d’abord et avant tout l’acte d’un être sans essence, singulier, sans propriété, autrement dit quelconque. Un acte surgit de l’inconscient premier, servant d’assise à ce que Freud nomme l’inconscient du refoulement. Contrairement à l’être vivant doté d’une puissance de travail se réalisant comme subjectivité ou comme objectivité non aliénée, un être gratuit ne travaille pas. Son être n’est pas une valeur puisqu’il est inéchangeable et inénonçable, doté d’expérience qu’aucune intentionalité ne constitue comme sujet : il est, comme Merleau-Ponty l’énonce “en circuit avec le monde”, “Einfülhung” avec le monde, avec les choses, avec les animaux, avec les autres corps”.


Le lien d'origine : http://syndicatpotentiel.free.fr/gr5.html