Pourquoi la gratuité ?
Parce qu'elle existe. Parce qu'elle est l'inverse du marché
qui se présente aujourd'hui, de façon si pesante, comme
l'horizon du projet humain. Parce qu'elle provoque, là où
elle se déploie, une sympathie presque générale.
Parce que la permanence d'espaces de gratuité enfonce un coin
dans la toute-puissance de l'argent. Parce qu'aucune existence ne se
vit sans être confrontée aux valeurs essentielles dont
elle s'environne. Parce qu'elle offre peut-être une voie pour
répondre à la question si brutalement posée par
cette fin de siècle : le dépassement du règne capitaliste
est-il tout simplement faisable?
Cette interrogation-là a été le point de départ
de ma réflexion. Elle plonge dans les déboires du mouvement
de transformation sociale auquel, comme citoyen, j'ai cru et participé.
Elle occupe presqu'entièrement la première partie de ce
texte. Le lecteur qu'aura séduit le beau vocable de gratuité,
mais qui ne se sent pas directement impliqué dans les aventures,
les rêves ou les théorisations du "progressisme"
politique aimera peut-être retrouver plus vite et plus directement
la chair du sujet. Qu'il passe alors à la seconde partie, et
s'il est intéressé par la problématique développée,
il aura le goût, je l'espère, de revenir en fin de lecture
à ces premières pages.
Quelle est la légitimité d'une telle réflexion?
Les grands systèmes de pensée se sont effondrés.
En même temps, le champ des connaissances s'est tellement étendu,
tellement diversifié qu'il semble bien présomptueux de
penser légitimement sans se limiter à une spécialisation
qui interdit tout point de vue d'ensemble.
Peut-être reste-t-il néanmoins raisonnable de se fonder
sur une constatation de bon sens: tout homme occupe une position unique
et veille à un poste d'observation qu'il est seul à tenir
comme si, dans une tour immense percée de meurtrières
ou de trous de souris, chacun était fixé à sa lucarne,
bénéficiant de panoramas plus ou moins larges mais toujours
limités, ne voyant le monde que peu, ou mal, ne discernant qu'un
lambeau de ciel, qu'un arpent de désert, un buisson dans la forêt
profonde, un filet d'eau, prenant souvent sa parcelle de lumière
pour la totalité des choses, l'interprétant à l'aune
de son bout de vision, se perdant dans ses déductions trompeuses
et pourtant sommé par son esprit de témoigner sur ce qu'il
voit.
Ce texte sur la gratuité prend racines dans mon histoire personnelle.
C'est elle -engagements, expériences, lectures, conversations…-
qui en a créé la motivation et fourni l'aliment. La pensée
comme témoignage critique. Non pas mise en système, mais
mise en relation. Avec l'espoir que ce témoignage atteindra d'autres
hommes, d'autres centres de pensée qui sont eux aussi placés
sur un poste de guet au paysage unique, que de cette rencontre naîtra
la vérification des idées et leur enrichissement.
J'ai conscience que la confrontation avec ceux qui, dans une discipline
ou dans une autre, ont réfléchi à la gratuité
-et la plupart d'entre eux ont des titres plus importants que les miens
à le faire-, pourront mettre en défaut bien des idées
que j'exprime. D'une certaine manière, je le sollicite. Mais
je sais aussi que pour soi comme pour quiconque, c'est prendre ce risque,
ou refuser de penser. Contre tout ce qui mutile cette faculté
si noble, contre les intimidations multiformes par lesquelles tant de
gens sont conduits à y renoncer, je serais comblé si,
répondant à une belle expression un peu désuète,
la lecture de ce texte pouvait donner à penser.
Comment être utile?
Cet essai n'est pas neutre. Il est engagé contre la conquête
de l'être par l'avoir. Les idées, les points de vue, les
intuitions, les sentiments qu'il exprime et réunit sont polarisés
par cet engagement. Face aux valeurs du marché, qu'il combat,
il voudrait contribuer à renforcer une culture de la gratuité,
à en dessiner la cohérence. S'il aide à la mobilisation
des esprits - à leur mise en mouvement, au refus de l'engourdissement
sous l'hypnose des pouvoirs de tous ordres -, alors, il est utile. S'il
peut être lu non comme un traité, mais comme une proposition,
alors, il est utile.
Une frontière à l’empire marchand
La plupart du temps, les rayons du soleil échappent aux lois
du marché et la lumière qu'ils répandent sur chaque
matin de la Terre ne fait pas acception des comptes en banque. Bien
sûr, il y a les yeux qui refusent, les grincheux, les porteurs
de raybans, les noctambules; il y a des yeux qui ne savent pas voir
-trop nigauds ou mal éduqués-; il y a aussi les yeux de
l'aveugle, les yeux crevés, les blessures irrémédiables
du corps. De chaque œil selon ses capacités à chaque
regard selon ses désirs. La lumière du soleil est gratuite.
Ainsi, ce que saint Benoît avait imaginé dans les privations
du monastère, ce que Staline voulait construire en caserne et
par la trique, le rêve antique du communisme s'accomplit chaque
matin dans la profusion, de préférence au mois d'août,
et à la joie d'une forte majorité des bénéficiaires.
Tout n'est pas à vendre
Il ne faut pas rêver. On ne vit pas de lumière et d'eau
fraîche. Et pourtant, cet exemple simple mais massif d'un bien
universellement dispensé rappelle quelques scies de la sagesse
populaire. On dit: "L'argent ne fait pas le bonheur". Sauf
maniérisme de salon, il n'y a pas d'esprit normalement constitué
qui ne souscrive à cette puissante banalité. On dit aussi,
en creux, par dépit: "Tout se vend, tout s'achète".
Ces phrases sont affirmées, il faut le noter, dans toutes les
classes de la société. Les méchantes langues relèveront
un ton plus cynique -nostalgie?- dans les salons bourgeois, de l'amertume
ou de la revanche quand elles sont dites avec l'accent des faubourgs.
Mais enfin, il existe bien, un peu partout, un puissant attrait de la
gratuité, le sentiment profondément enraciné que
sans les choses inachetables -celles qu'il faut donc à tout prix
préserver du marché-, sans les choses gratuites, la vie
perd son goût. Et ce sentiment partagé naît d'une
expérience commune -la lumière du soleil en est un exemple-,
qu'on pourrait aussi appeler communiste au sens multimillénaire
du terme, puisque l'utopie communiste, c'est justement la société
imaginaire où tous les biens dont l'homme a besoin pour vivre
et construire son éventuel bonheur sont produits à suffisance
et gratuitement délivrés.
L'univers du marché, celui où, par définition,
tout se vend et tout s'achète, sent bien que spontanément
le consommateur qui est aussi un être humain, attache souvent
plus de prix, accorde davantage de valeur à ce qui reste gratuit,
inaliénable. Aussi, placé dans la nécessité
de répondre à cette concurrence idéologique, le
marché -qui se confond désormais avec le marché
capitaliste- a tenté, dans ces dernières années
où il s'est tellement étendu, de trouver des parades en
donnant des étaies morales à ses conquêtes. On a
vu des jeunes filles et des jeunes gens étudier le meilleur moyen
de se vendre, fiers quand ils y parvenaient, désolés et
vaguement honteux lorsque par une résistance incontrôlée
de l'esprit, cet art leur restait étranger. Le gagneur (gagneur
d'argent, gagneur de places, car il y a beaucoup de choses à
gagner et qui ne sont pas comprises dans cette acception du terme) a
été présenté comme modèle à
la société. L'Évangile même, par d'extravagantes
contorsions mentales, est sollicité pour justifier la polarisation
croissante de la société entre élite et rebut et
Georges Gilder, un des gourous du reaganisme, proclame que dans le capitalisme,
qui "repose sur la confiance dans ses voisins, dans la société
et la logique compensatrice du cosmos […], la morale et la Providence
président aux aventures de la raison." (in Richesse et pauvreté).
Mais sans égard pour la divine caution, c'est tout naturellement
qu'on affecte à la gratuité -ce communisme pratique- des
valeurs obstinément positives. Entre "Ça ne vaut
rien" et "C'est gratuit", deux expressions qui pourraient
être synonymes, il y a l'épée de feu qui chasse
Adam et Eve de l'Éden. Partout où l'on parle d'honneur,
de dignité, de générosité, d'amour, de compassion,
d'hospitalité, de courage, le marché doit céder
le pas. On peut sans doute en acheter tous les simulacres -de la tragédie
au mélodrame, la littérature est pleine de ces tristes
aventures, et la vie aussi. Il reste néanmoins, issue d'une expérience
aussi universelle que le bon sens cartésien, une conviction diffuse
répandue dans la société tout entière: seules
les choses gratuites donnent sa valeur à la vie humaine.
A cette conviction, il faut ajouter une bonne nouvelle: la gratuité
n'est pas seulement une nostalgie de poète, ni la butte témoin
de civilisations perdues, ni l'aimable utopie de moralistes déçus
par l'argent; elle existe bel et bien; elle tient des positions concrètes,
solides dans la vie des hommes, dans leurs représentations, comme
dans l'organisation économique de grandes nations modernes. Quoique
partout menacée, elle continue à s'imposer et parfois
même, elle conquiert de nouveaux territoires. L'école gratuite
ou la sécurité sociale, attaquées, en recul, tiennent
bon malgré l'asphyxiant corset du libéralisme. Silencieusement,
pas à pas, benoîtement emmitouflé dans un apolitisme
administratif de bon aloi, mais s'appuyant en secret sur la sourde approbation
d'une société brutalisée par l'argent, une institution
comme le Conservatoire du littoral, arrache à la spéculation
foncière des morceaux de paysages qui sont ainsi rendus à
la communauté des citoyens et à la liberté des
oiseaux de mer…
Comme si elle puisait ses forces plus profond dans l'être humain
et dans la mémoire secrète des sociétés,
la gratuité exerce sa résistance avec une relative indifférence
aux bouleversements de l'histoire immédiate. Bien sûr,
le règne de l'Empire marchand la met directement en cause et
fait peser sur elle une menace mortelle. Mais en dépit de l'immense
pouvoir qu'il étend sur le monde, malgré son éclatante
victoire contre le communisme, il doit biaiser, ruser et ne se risque
pas à décréter l'abolition pure et simple des gratuités
établies.
Cette constatation peut être utilement confrontée avec
la question majeure posée par le XXe siècle à l'organisation
des hommes, celle que la déroute des régimes communistes
et l'alignement des pouvoirs sociaux-démocrates laisse aujourd'hui
sans réponse: la faisabilité d'une authentique transformation
sociale. Autrement dit: la gratuité offre-t-elle un levier, une
arme efficace contre l'assujettissement de la société
aux rapports sociaux établis par le règne capitaliste
et l'envahissement du marché? Peut-elle se traduire en objectifs
concrets, en succès politiques? Et en premier lieu: sa mise en
oeuvre permet-elle d'imaginer une alternative aux deux tares qui ont
entraîné la ruine du socialisme réel: le totalitarisme
et la dictature?
Une vraie transformation sans messianisme politique
Un point de vue messianique a longtemps encombré la pensée
de gauche. Ce point de vue est totalitaire au sens où le projet
politique prétend intervenir sur la totalité de l'homme;
il l'est également par l'illusion que cette totalité émergerait
potentiellement toute entière à la conscience (à
ses Lumières, à sa Raison, à sa Science), qu'elle
serait ainsi potentiellement toute entière un objet d'expérience,
toute entière manipulable. Les premiers balbutiements d'une compréhension
scientifique de l'Histoire enflamment à juste titre les esprits,
et l'on en déduit d'emblée, sans détour possible,
la totale feuille de route du progrès. En 1968, on annonçait
que "tout est politique"; c'était révéler
à Monsieur Jourdain qu'il fait de la prose, car toute action
humaine est forcément colorée par des déterminations
collectives donc politiques; mais ce truisme ne doit pas faire oublier
que, de la même manière, tout, chez l'homme, est biologique,
psychologique, soumis à la loi de la gravitation universelle
et qu'il y a cependant un paquet de médiations entre les choix
politiques et la façon de faire son lit! Plus récemment,
un parti de gauche brigue le pouvoir, et c'est pour "changer la
vie". Quand une assemblée de députés promet
le bonheur, difficile de ne pas être déçu. La magie
des démiurges sur maroquins ne résiste pas à un
accident de mobylette ou à une bonne peine de coeur! Encore heureux
qu'en France au moins, ce bonheur là n'ait pas été
décrété obligatoire comme ce fut le cas, pour le
malheur de ceux qui n'en voulaient pas, à l'Est.
En mettant à jour et en analysant quelques unes des déterminations
qui, en effet, font l'Histoire, le marxisme donnait des armes pour agir
et transformer vraiment. On s'en empara pour tracer la ligne d'une eschatologie
nouvelle inscrite dans le destin de la collectivité humaine.
C'était la découverte de la nécessité sans
la reconnaissance du hasard, le socialisme inéluctable sur l'autel
duquel tous les sacrifices étaient d'agréable odeur. Mais
si la victoire du socialisme était inéluctable, pourquoi
les mouvements communistes prévenaient-ils à juste titre
contre la menace d'une guerre nucléaire capable d'anéantir
l'humanité entière et les espérances socialistes
avec? Si la victoire des peuples contre la conquête coloniale
et l'impérialisme était inscrite dans les gènes
de l'aventure humaine, comment expliquer la disparition corps et biens
des Indiens caraïbes et de quelques autres? Sans compter que ce
pieux optimisme, cette foi dans le paradis des peuples allégeaient
la conscience des tchékistes en alourdissant leur bras puisque
paraphrasant Simon de Montfort, le massacreur des albigeois, ils pouvaient
s'écrier devant les foules du goulag: "L'Histoire reconnaîtra
les siens".
Un des piliers théoriques du progressisme totalitaire résidait
dans cette eschatologie, l'affirmation que se succèdent inéluctablement
des étapes historiques chaque fois meilleures à l'homme
-esclavage, féodalisme, capitalisme, socialisme, communisme-.
Chacune de ces étapes historique est représentée
comme une globalité dont tous les éléments seraient
en quelque sorte orientés, magnétisés par les rapports
de domination entre classes sociales (sous le règne capitalisme,
hormis le happy few qui compose l'avant-garde révolutionnaire,
tout sera interprété par cette avant-garde autoproclamée
comme servant le capitalisme). Et pour verrouiller cette globalité
et maintenir sa cohérence, un deus ex machina: le pouvoir d'État.
Cette simplification téléologique des pistes ouvertes
par le marxisme dans la théorie de l'histoire et de l'économie
a eu des effets profonds et dévastateurs: foi scientiste dans
la capacité à analyser, à prévoir, à
intervenir, hypertrophie du rôle dévolu au pouvoir d'État,
surestimation de sa capacité à jouer sur les rapports
de force qui traversent la société dans ses profondeurs,
des illusions d'optique qui induisaient, au bout du compte, un comportement
d'apprentis-sorciers sanctionné par la ruine économique,
puis l'effondrement politique.
Plus enfouie, plus pesante, plus complexe qu'on ne l'avait analysée,
la réalité sociale et son Histoire résistent à
la théorie (au parti) qui affirme avec orgueil: "Tout est
sous l'empire de notre conscience, tout peut changer, tout a changé".
Et comme la menteuse, ce ne pouvait être que l'énervante,
la cachottière réalité, la propagande et la police
se virent assigner pour mission de la corriger, gommant sur les photographies
officielles et dans la vie sociale les personnages ou les situations
qui faisaient lapsus et par l'entremise desquels émergeait, derrière
la limpide planification du progrès, le poids du non-dit, du
non-vu, du non-su, du non-officiellement désiré, du censuré,
de l'imprévu (à gauche, notamment chez les communistes,
celui qui pense bien est proclamé politiquement conscient, sacré
appel aux vengeances de l'inconscient!)
De ce point de vue, la myopie de la vulgate marxiste (les grandes espérances
de l'humanisme stalinien) quand elle analyse et traite la question nationale
est tout à fait saisissante. Pleine de l'optimisme que lui donne
sa totale conscience de la réalité -la découverte
des mécanismes économiques de l'impérialisme dont
la puissante et néfaste efficacité sur les relations humaines
est en effet déterminante-, elle annonce pour demain, sans autre
forme de procès, le règne de la fraternité universelle.
A travers l'archétype biblique du premier conflit meurtrier,
conflit tribal, ethnique, national ou tout ce qu'on voudra, jalousie
mortelle qui ancre l'histoire humaine dans l'affrontement entre le cultivateur
sédentaire Caïn et son frère, Abel le berger nomade,
quel avertissement, pourtant! La fraternité existerait bien.
Elle fonderait, en effet, une histoire commune. Mais, comme on en fait
si souvent l'expérience, elle ouvrirait aussi la possibilité
d'une cruauté et d'une violence inédites, une cruauté
réservée aux relations entre frères, avec les héritages
détournés, les jalousies tétées au sein,
les haines recuites, les craintes désespérées,
les revanches macérées dans le souvenir de notre commune
enfance, la cohorte de toutes les bonnes raisons qui nous jettent les
uns contre les autres et nous rendent tellement plus féroces
avec nos semblables qu'avec les autres vivants. Négliger cet
inconscient profond de l'aventure humaine, bien antérieur à
l'avènement de l'impérialisme, capable sans doute de lui
survivre durant des siècles, c'était aussi s'empêcher
un véritable travail de fraternité et se retrouver, un
mauvais jour, impuissant devant le réveil de Caïn.
Mais précédant le meurtre, plus originelle que lui, la
Genèse met en scène la souveraine gratuité de la
Création, la vie gratuitement offerte à l'homme et à
la femme, les herbes portant semences, les arbres couverts de fruits,
les animaux qui rampent, qui nagent, qui volent dans le ciel ou qui
courent sur la terre, et la nudité mâle et femelle du corps
humain comme image de Dieu. Le mythe du paradis terrestre est, depuis
des milliers d'années, un symptôme du profond désir
de gratuité. A travers les siècles et les modes de production,
relativement insensibles aux révolutions de l'histoire, la résonance
émotionnelle et poétique de cet archétype, la pensée
qu'il exprime trouvent un écho répété dans
les nostalgies des hommes et dans leurs espérances. N'y a-t-il
pas, à travers le vieux récit maintes fois raconté,
dénoncé, médité, rêvé, maudit,
peint, sculpté, commenté, trahi, l'indice que la gratuité,
comme les tragiques contentieux de la famille humaine, s'enracine dans
les profondeurs de l'aventure individuelle et collective, qu'elle nous
structure bien au delà des aléas des luttes de classes
dans la société capitaliste marchande, l'indice d'une
force souterraine capable, parfois, de propulser l'histoire dans de
stupéfiantes avancées de civilisation.
Le mythe (l'utopie) n'est qu'un symptôme. Pour la part où
il se fait croyance, s'il prétend loger tout entier dans la conscience,
il ment. Le totalitarisme est assez naïf (assez barbare) pour prétendre
vivre éveillé la totalité du rêve. Il croit
à l'utopie comme les enfants croient au père noël
et se raconte des histoires ou trépigne de rage lorsque les cadeaux
ne pleuvent pas dans la cheminée. Il invoque un salut global,
brutal, figuré par le grand soir tant attendu. Il emporte dans
la vague de son espérance la complexité de la vie humaine
qui réunit en chaque conscience, en chaque moment de l'Histoire
tant de déterminations hétérogènes et contradictoires,
tant d'intuitions prémonitoires mêlées à
tant de bêtise; il en oublie que pour le plus ardent révolutionnaire,
le grand soir sera le jour du malheur si cette nuit là, par accident,
sa compagne bien aimée passe sous un autobus. Dans la simplicité
religieuse de cette vision des choses, le salut ne peut venir qu'en
bloc, tout d'un coup. Pas d'îlot de socialisme dans l'univers
capitaliste.
Et si les choses ne se passaient pas comme ça? Si dans les paysages
tourmentés de la vie et de l'histoire humaines coexistaient le
dinosaure et la colombe, la ronce et le réséda?
Car, en dépit de ses ardents efforts, le marché n'a pas
tout envahi; il laisse émerger d'authentiques îlots, non
pas de socialisme, mais de vraie gratuité -de communisme-; cette
gratuité est concrètement établie dans certains
domaines de la vie; elle jouit d'une extrême popularité
et se trouve affectée d'une haute appréciation morale.
N'y aurait-il pas là matière à tracer de nouvelles
frontières où puissent se développer des transformations
radicales et pourtant non-totalitaires? Est qu'une gratuité socialement
organisée, même quand elle est bornée par des rapports
marchands qui en effet l'assiègent et tentent de la récupérer,
ne va pas infiniment plus loin dans ses effets transformateurs pour
la vie des hommes, que le marché socialiste mis en place par
les régimes communistes?
Si l'on y regarde bien, la propriété collective et la
forme administrative de la production industrielle satisfont peut-être,
sur le papier, à quelques exigences de la justice, de l'égalité
ou de la rationalité organisatrice, mais elles restent inaptes
à transformer le rapport des hommes à la marchandise et
se sont historiquement traduites par une inefficacité mortelle
et l'appauvrissement général. Tandis que la cohabitation
entre le marché capitaliste et des zones de gratuité libère
réellement, durablement certains domaines de la vie humaine,
tout en laissant sa part au feu, en abandonnant à la nature des
choses, c'est à dire aux brutales régulations marchandes,
ce que l'état profond des rapports de forces ne permettrait pas
de gérer efficacement d'une manière moins inconsciente
(plus civilisée). Ce découpage, cette géographie
possible de l'économie mixte permet à la fois d'aller
plus loin et plus modestement dans la transformation sociale. Plus loin,
parce que la gratuité écarte réellement les rapports
marchands dans la satisfaction d'un besoin de la vie humaine, ce qui
ne pouvait être obtenu par l'économie socialiste de marché,
ni a fortiori par la gestion social-démocrate du capitalisme.
Plus loin aussi par l'élargissement du point de vue qui permet
de couvrir d'un même regard la révolte intérieure
provoquée par la vénalisation des sentiments avec les
manifestations de rue qui appellent à maintenir la gratuité
de l'enseignement, la protection des dons de la nature et les remboursements
de l'assurance maladie. Mais ce point de vue est également plus
modeste; en désignant des objectifs concrets, circonscrits, réalisables,
non-globaux au désir de transformer cette société
injuste et cruelle (écarter l'injustice et la cruauté
dans un aspect de la vie), il mine l'illusion lyrique du salut par la
politique.
Autrement dit, la transformation violente et globale de la totalité
sociale (mais enfermée dans des frontières géographiques)
a montré qu'elle ne pouvait se faire qu'à un prix exorbitant
pour un résultat en grande partie illusoire; ne peut-on y substituer
une transformation radicale de rapports sociaux, mais dans des frontières
délimitées par les besoins chaque fois partiels de la
vie humaine? La mixité de l'économie, non comme un saupoudrage
de normes sociales (d'ailleurs indispensables) dans les pratiques marchandes,
ni comme la propriété et la gestion collective d'activités
marchandes ("nationalisations" qui elles aussi peuvent aider
aux régulations nécessaires), mais comme la constitution
d'un espace non marchand -gratuit-, suffisamment solide et bien identifié
pour produire, dans les faits et dans les têtes un rapport de
forces capable de tenir le marché capitaliste en respect, ses
appétits, sa propagande.
Une vraie transformation sans l'assujettissement des consciences
Le totalitarisme s'accompagnait de la dictature. Il faut revenir à
ce qui la fondait dans l'esprit des pères du socialisme réel.
Rien n'est plus coercitif qu'un compte en banque. La liberté
du SMIC s'arrête à cinq mille francs. Au delà, les
valeurs et les lois de l'État, son école, ses églises,
sa police, sa justice, ses prisons pèsent de toute leur violence
et préservent avec l'assentiment du plus grand nombre la frontière
sacrée de la valeur d'échange et du billet de banque.
Chaque fois qu'un domaine nouveau entre dans l'escarcelle du marché
libéral, non seulement la collectivité perd le contrôle
sur sa gestion, mais tout l'appareil coercitif de l'État lui
est automatiquement étendu ou, pour reprendre en l'inversant
l'expression bien connue, le gouvernement des hommes vient s'ajouter
à l'administration des choses. Les parcmètres, solution
libérale aux problèmes du stationnement automobile, ne
sont rien sans policier, sans amende, sans administration fiscale, sans
juge, sans fourrière. Même chose pour les autoroutes concédées
qui ajoutent à la paisible administration des ponts et chaussées,
les guichets de péage avec cachés derrière les
inévitables motards pour courser le fraudeur. Là où
entrent l'argent, le prix, la marchandise, là entre inévitablement
le lourd bras de l'État. Quelle différence avec l'univers
de la gratuité, et qu'il serait poétique, le gendarme
tenté de mettre à l'ombre les amateurs de soleil! La gratuité,
c'est déjà un îlot de société sans
classe, sans État. En d'autres termes, pour la part où
elle échappe à la dictature du marché, la vie humaine
échappe aussi à toute autre coercition que ses propres
limites.
Le noeud de ce paradoxe, c'est l'assentiment, le consensus qui entoure
l'argent, et combien chacun intègre en conscience la violence
d'État qu'il cache dans son portefeuille ou derrière le
code secret de sa carte bancaire. Toute la violence sociale est là.
Mais protégée, admise, naturalisée. C'est ce qui
rend si tentante la régulation par l'argent (péages d'autoroute,
parcmètres…) Elle apparaît vite comme normale et
finalement relativement indolore puisque le gros bâton qu'elle
utilise a déjà globalement fait son oeuvre dans les consciences.
Reste à la Providence gilderienne le soin de gérer et
si nécessaire de réprimer les impatiences de ceux que
le sort a déshérité.
Face à cette violence naturelle qu'ils avaient démasquée,
les progressistes révolutionnaires et notamment les communistes,
en attendant qu'advienne le règne général de la
gratuité, proposèrent une autre violence, une violence
déclarée à laquelle ils donnèrent -ce qui
avait du chien- un nom violent: la dictature du prolétariat.
Sur le papier, c'était une réponse efficace et légitime
à la violence sournoise, mais omniprésente des rapports
sociaux capitalistes.
Le mur de Berlin, dont chaque année le régime de R.D.A.
fêtait solennellement l'édification, protégeait
la République des ouvriers et des paysans allemands contre l'exode
des cerveaux gratuitement formés pour le service du peuple laborieux.
Il y avait de la logique dans ce point de vue. Sauf qu'il se traduisait
à un moment donné par un policier tirant sur un homme
et le tuant pour franchissement de frontière, ce devant quoi
le plus mou des internationalistes aurait dû s'écrier:
le roi est nu!
On réévaluera sans doute, et peut-être assez rapidement,
les conséquences de cette dictature: d'un côté,
une étonnante sécurité dans des domaines essentiels
de la vie (emploi -si l'on excepte les rétorsions contre les
opposants-, santé -dans la mesure d'un développement économique
moins rapide-, éducation et culture -pour ce qu'une dictature
peut en supporter-, coexistence et développement relativement
égalitaire entre des nationalités différentes -sous
réserve qu'assurée par la force ou la propagande, ils
restaient bien fragiles-); de l'autre, la présence visible, permanente,
insupportable de la contrainte.
Comme on l'a tant répété à l'extrême
gauche : quand on a la poche vide, la liberté de regarder une
vitrine pleine est bien maigre. Mais enfin, en dehors d'une moins grande
capacité à produire des marchandises, ce qui n'est pas
forcément un péché mortel, le socialisme réel
se développait sous un lourd nuage: la contrainte matérialisée
dans le refus du suffrage universel et contradictoire. Sans cette jauge
de l'assentiment populaire, la courageuse déclaration de violence
contre la violence des formes capitalistes du marché perdait
ses corsaires qu'elle remplaçait par des flics. Ce qu'on assassinait,
ce n'étaient pas seulement des libertés -le rétablissement
mondial du règne capitaliste a-t-il d'ailleurs interrompu le
massacre?-, mais, de façon plus générale et plus
diffuse, le sentiment de la liberté sans lequel la joie de vivre
est bien difficile.
Résultat, certaines de ces sociétés jouissaient
d'une indiscutable extension de la gratuité totale ou partielle
(logement, éducation, santé, transports publics, spectacles,
etc.). Et la quasi gratuité du logement, par exemple, c'est la
fin des huissiers, des saisies, un bon rempart contre les ghettos et
l'insécurité des quartiers abandonnés, un début
de dépérissement de l'État. Mais la coercition
qui avait quitté la porte des appartements rôdait dans
les cages d'escaliers, les huissiers veillaient au seuil des consciences
et la liberté que donnent les choses gratuites s'évanouissait
dans l'engourdissement d'une soumission générale.
La magie de la démocratie saura-t-elle dénouer le paradoxe?
Il faut d'abord évacuer le fétichisme qui entoure le
mot depuis qu'il est devenu la bonne à tout dire du capitalisme
américain. Quand un responsable politique invoque la souveraineté
populaire pour justifier ses décisions, il y a, d'une certaine
manière, un jeu sur les mots. La vérité, c'est
qu'un référendum cristallise en loi l'opinion d'un instant,
c'est qu'une élection met en place pour cinq ans une majorité
qui sera peut-être honnie six mois plus tard. La démocratie
institutionnelle -un champ très limité dans le possible
de la démocratie- se résume essentiellement à l'organisation
de procédures d'assentiment majoritaire à l'exercice du
pouvoir d'État. En d'autre termes, quand il s'agit des institutions
de l'État, la démocratie réside surtout dans l'acceptation
plus ou moins consensuelle d'une règle du jeu, moyennant quoi
le pays connaît la paix civile -ce qui n'est pas rien- et une
relative tranquillité sociale. Mais la tranquillité sociale,
c'est aussi l'intériorisation, la naturalisation des injustices
et des violences exercées par la classe dominante et l'État
plus ou moins considérées comme normales, fatales, naturelles.
Le suffrage universel n'aurait-il pas une tendance naturelle au conservatisme?
Une grande part de l'oeuvre théorique et de l'action politique
développées par Lénine s'attachait à résoudre
le problème. Il partait de la constatation, globalement vérifiée,
que les idées dominantes sont les idées de la classe dominante.
Comme elle sont dominantes, elles se confondent avec le bon sens (un
de vos amis vient d'être embauché; de son patron, il vous
dit: "il m'a donné du travail". Si vous lui objectez
que le patron ne lui a nullement "donné du travail",
mais a plutôt "acheté sa force de travail", vous
apparaîtrez comme un esprit paradoxal, idéologique. Et
pourtant, vous aurez bien mieux décrit la réalité).
Or jamais on n'a vu une majorité se prononcer contre le bon sens.
Lénine propose et impose la prise du pouvoir par une avant-garde,
puis l'utilisation de ce pouvoir pour briser la domination économique
du capitalisme, avec l'espoir que les classes majoritaires -ouvriers,
paysans- étant devenues les classes dominantes, l'assentiment
du suffrage démocratique puisse suivre. Or, libéré
par son choix dictatorial d'une règle du jeu renvoyée
aux surlendemains qui chantent, le pouvoir bolchevique -qui était
aussi un corps administratif, une police, une armée, un appareil
d'État- n'ira plus jamais chercher cet assentiment et s'enfoncera
peu à peu dans le mensonge, puis dans le crime. D'un côté,
la voie de l'assentiment majoritaire serait par essence conservatrice
et inadéquate à briser les injustices établies.
De l'autre, sans ce type de procédures, la plus héroïque,
la plus prophétique des révolutions serait vouée
à la décrépitude et à l'effondrement. La
difficulté est réelle.
La thèse développée ici repose sur la constatation
qu'il existe des îlots persistants de gratuité qui produisent
eux aussi, à côté des évidences du marché
(tout ce qui est rare est cher), leur part de bon sens (l'argent ne
fait pas le bonheur). Cette expérience concrète s'étend
non pas sur des zones géographiques, mais sur des pans de la
vie humaine. Et même si elle cache des enjeux considérablement
plus aigus chez ceux qui profitent le moins des biens présentés
sur le marché, elle est commune à tous les membres de
la société. N'y a-t-il pas là matière a
reconsidérer le fonctionnement des combats et des rapports de
forces idéologiques, peut-être beaucoup plus complexes,
beaucoup plus entremêlés, beaucoup moins courus d'avance
qu'on ne l'avait dit ou cru?
Quelle que soit sa situation dans l'échelle sociale ou dans
les rapports de production, chaque être humain porte en lui la
frontière, le conflit qui oppose l'appropriation marchande et
la gratuité. Cette frontière est relativement étanche.
Elle crée une hétérogénéité
réelle dans la représentation des territoires qu'elle
sépare. Elle transforme vraiment la pratique selon qu'un aspect
de la vie est placé d'un côté ou de l'autre. Être
engagé dans les croisades du libéralisme marchand n'empêche
pas d'accorder une valeur absolue à la gratuité de l'amour
ou aux plaisirs de la libre promenade dans le grand et beau domaine
de la forêt publique. Les représentations antagonistes
coexistent, cohabitent dans la même tête et, chose assez
surprenante -en tout cas très instructive-, se contaminent assez
peu. Cette expérience commune à tous, qui interdit à
quiconque de porter unilatéralement ses représentations
du côté du marché, on ne peut pas faire comme si
elle n'existait pas. Elle existe. Elle est centrale. Toute vraie aventure
humaine en dépend. Et c'est une sacrée matrice à
mettre les esprits en mouvements.
Ainsi, l'universalité de l'attrait provoqué par la gratuité
invite à réaménager le vieux débat entre
les apôtres de la conversion personnelle et les tenants des luttes
de classe. Les premiers font confiance aux élans du coeur pour
que la société s'améliore. Ils s'appuient sur les
très nombreux exemples attestant qu'un individu peut traverser
les rigidités de la société et, par des actes de
courage ou de bonté, transformer réellement sa vie et
celle des gens qui l'entourent. Ils dénient non sans raison le
déterminisme social. Ils pourraient à juste titre affirmer:
"Chacun, même impliqué jusqu'au cou dans l'univers
de l'argent, sait au fond de lui que sa vie n'est rien sans gratuité".
Mais comme tous les saints du monde se sont révélés
bien incapables de bouleverser des rapports d'exploitation qui tiennent
aux systèmes économiques eux-mêmes, on en revient
imparablement à la vieille chanson réactionnaire: patrons,
aimez vos ouvriers; ouvriers, respectez votre patron; gratuités,
restez sagement là où on vous dit d'aller.
Sur l'autre bord, on affirme à la suite de Marx qu'un système
économique fondé sur la division entre producteurs de
richesse et propriétaires des moyens de production produit des
antagonismes "de classe" qui sont le moteur de l'histoire
humaine, thèse matérialiste que bien des observations
viennent étayer et qui engage à l'action transformatrice
ceux que leur position sociale rend spontanément méfiants
à l'égard des bons apôtres. Cependant, la représentation
de ces luttes telle qu'elle s'est historiquement forgée est gravement
obérée par le point de vue totalitaire. Sous l'effet d'un
regard globalisant, uniformisant, on constate dans le discours et dans
la pratique des mouvements qui s'en inspirent une grave dépression
de la pensée dialectique, l'hyper-conscience des rapports d'exploitation
comme trait dominant de la vie sociale empêchant bien souvent
d'exploiter politiquement, et même de discerner les innombrables
failles et fractures héritées de l'histoire ou de la nature
humaine.
Puisque "tout est politique", on lit, on cherche à
lire dans chaque réalité de la vie sociale la preuve d'une
domination de classe hors de quoi aucune explication ne tient. Le soupçon
s'étend à la gratuité elle-même, qu'elle
soit une survivance de sociétés anciennes ou la conquête
contemporaine d'un droit: l'école gratuite est interprétée,
dénoncée par certains cercles révolutionnaires
de l'époque comme une manoeuvre de la bourgeoisie industrielle
en quête de main d'oeuvre plus qualifiée. De l'idée,
déjà fortement teintée par une pensée globalisante
et totalitaire, que l'idéologie dominante est l'idéologie
de la classe dominante, on passe au sentiment d'une dominance omniprésente
et quasiment uniforme qu'il faut partout savoir déceler, traquer,
combattre. Cette dépression de la dialectique nourrit une inquiétude
paranoïde face à une société oppressive où
tout se dresserait à peu près également (avec une
malveillance à peu près égale) contre les artisans
de la justice, les soldats des luttes de classe. C'est justement ça
qu'on dira être "politiquement conscient" -cette dépression
de la dialectique, cette vigilance paranoïde-; c'est justement
ça qu'on appellera "avoir une conscience de classe":
voir le dessous des choses (donc dénier un dessous à ce
dessous), comprendre ce qui se trame, ne pas être dupe.
Et maintenant, écoutons la convaincante bluette que nous raconte
le bon apôtre: "Un banquier aime une femme d'un amour ardent.
Il croit passionnément en être aimé. Un jour, devenue
riche, cette femme l'abandonne et le banquier perd le goût de
vivre."
Reconnaître que, dans l'amertume du banquier, il y a aussi la
nostalgie d'un autre monde, que cette nostalgie est aussi le produit
de l'histoire et de la nature humaine, qu'elle comporte d'ailleurs ce
que l'on pourrait appeler de la lutte de classe morte au sens où
Marx parle de travail mort, la cristallisation d'une histoire antérieure,
profonde, le dépôt naturalisé des conflits de l'histoire,
constater que cette fracture là dans la représentation
marchande de la société peut fournir un indice et constituer
un levier pour avancer hors du monde où tout s'achète
(et donner une issue vivable aux luttes contemporaines qui naissent
en effet, bien souvent, des antagonismes de classe, qui en tout cas
en sont toujours informés), est-ce être dupe? S'il existe
bien, dans chaque conscience, un camp retranché de la gratuité,
est-il absurde de penser qu'en investissant cette redoute, en lui donnant
des perspectives de désenclavement, les partisans de la transformation
sociale soient en mesure d'apporter à leur lutte des points d'appuis
presqu'universellement répartis?
Certes, pour reprendre l'exemple de l'école gratuite, les besoins
du capitalisme industriel ont joué en faveur du développement
de l'instruction, mais le fait que ce développement ait historiquement
-et localement- pris la forme d'une gratuité submerge en quelque
sorte les calculs qui présidèrent aux rassemblements de
forces suffisants pour l'emporter. La profonde sympathie que la société
dans son ensemble apporte depuis à cette gratuité n'est-elle
pas, en même temps qu'un démenti cinglant aux pisse-vinaigre
de la pure "conscience de classe", le reflet d'une résistance
profonde à l'envahissement du marché, d'une résistance
venue des profondeurs de l'histoire et des individus? L'écho
rencontré par les thèses écologistes dans toutes
les familles politiques, dans toutes les classes sociales est lui aussi
plus significatif et plus important dans ses fruits bien réels
que les inévitables tentatives de récupération
politicienne (quoique l'appel à respecter les dons de la Nature
-ce qu'elle dispense gratuitement pour tous- constitue à tout
le moins une façon de borner l'Empire marchand, que, de ce point
de vue, l'écologie ait un authentique contenu "de gauche").
Consensus "durs"
Les circonstances historiques et politiques dans lesquelles ont été
conquises les deux grandes gratuités qui solidarisent la société
française -l'école et la sécurité sociale-
sont, de ce point de vue, tout à fait remarquables. Dans les
deux cas s'établit peu ou prou un consensus politique inhabituel
entre des forces acquises au libéralisme économique (les
républicains opportunistes de Jules Ferry, le général
De Gaulle) et des formations à l'anti-capitalisme déclaré.
Dans les deux cas, ces conquêtes de gratuité participent
à des enjeux politiques globaux dont l'urgence est vivement ressentie
par le peuple, mais dont la mise à l'ordre du jour découle
en partie des accidents de l'histoire : rétablissement du régime
républicain, Libération et épuration du nazisme.
Les esprits sont mobilisés, retournés par une situation
nouvelle. Les luttes sont vives, dures souvent. Les rapports de forces
et les événements historiques font apparaître à
presque tous l'impossibilité du statu quo. A travers les failles
et le chaos provoqués par les séismes de l'histoire (la
défaite de 1870, la Commune et le combat républicain;
la victoire contre l'Allemagne nazie et l'accession au pouvoir des forces
rassemblées dans la Résistance), apparaît un magma
meuble et bouillonnant d'énergies nouvelles. Ce qui semblait
impossible parce que contraire à l'ordre durci des choses, on
en voit subitement la perspective. Et ces immenses réformes sont
adoptées, endossées par les uns et les autres. Il serait
sans doute très intéressant d'analyser sous ce rapport
et en détail ce mélange détonant de consensus dur
et de lutte acharnée, non pas la tentative de mettre tout le
monde d'accord, mais à l'occasion d'enjeux politiques très
vifs, très vivement ressentis, la capacité momentanée
qu'acquiert une société de se mettre en mouvement, de
désirer le changement et de le faire entériner par le
pouvoir.
Puisqu'il s'agit de gratuité, on ne peut s'empêcher de
poser la question plus largement. Pour réaliser des consensus
de forces si différentes, si objectivement antagonistes, consensus
sanctionnés par une satisfaction elle-même consensuelle,
n'a-t-il pas fallu, entre autres énergies, le remuement des grandes
nostalgies telluriennes laissées en alluvions par l'histoire
de la collectivité et l'expérience personnelle, ce qu'ont
déposé en nous, pêle-mêle, le bon sauvage
de Rousseau et la communauté chrétienne des temps apostoliques,
l'extase de la jouissance partagée et les vieilles franchises
communales, la cueillette des champignons, l'air iodé sur un
paysage marin, la bande dessinée gratuitement lue et remise dans
son rayon, le communisme primitif, le sein maternel…?
En d'autres termes, la fenêtre que la gratuité ouvre sur
la réalité humaine fait apparaître une ligne de
fracture qui traverse l'esprit de chacun, où qu'il soit placé
dans l'échelle sociale. Elle révèle, non l'inexistence
des antagonismes nés du procès de production des richesses,
mais leur profonde imbrication dialectique avec des strates antérieures
de l'histoire collective et de l'aventure individuelle (ces strates
qui sont elles-mêmes le produit dialectique de la Nature et de
l'histoire, du reçu et du vivant).
Et cette fois encore, il s'agit d'une bonne nouvelle. Car de ces sédiments,
de ce terreau que nous ne maîtrisons pas, dont la fécondité
ne nous est que partiellement connue et ne se révèle qu'en
même temps que l'histoire se fait, on peut attendre autre chose
que les sinistres prévisions orwelliennes, autre chose que les
chants inquiétants de lendemains programmés.
Ainsi, peut-être est-il permis de penser que des mutations concrètes,
durables, réellement transformatrices -par exemple, l'extension
de la gratuité totale ou partielle à des domaines nouveaux
de l'existence- peuvent s'effectuer sans qu'une mutation globale et
préalable de la société soit nécessaire,
qu'elles sont susceptibles d'emporter l'adhésion majoritaire
des citoyens.
Ainsi, peut-être dispose-t-on là de leviers efficaces
pour relever, avec les mécanismes institutionnels de l'assentiment
populaire, le combat contre la toute puissance du marché capitaliste.
Le continent des gratuités
Le premier type de gratuité, le plus évident, c'est celui
qui découle de la profusion. La lumière du soleil est
gratuite parce qu'elle est universellement et généreusement
répandue par la Nature, qu'elle ne s'emprisonne pas ou peu, qu'il
suffit d'ouvrir les yeux pour en profiter. Sa valeur ne se calcule pas
en argent -la lumière du soleil n'est pas une marchandise- mais
en plaisir, en joie, en poésie, en énergie pour la croissance
des plantes ou le fonctionnement d'une centrale solaire.
Bains de mer, idées et sentiments
D'autres dons de la Nature peuvent être rangés dans la
même catégorie: l'air qu'on respire, les paysages, les
flots de la mer, le corps humain… A les citer, on sent bien que
leur gratuité n'est pas inéluctable. Les forces du marché
n'aiment pas les terres vierges et chaque fois que la possibilité
s'offre à elles de les rentabiliser, c'est à dire de mettre
au profit de quelques uns ce qui aujourd'hui est à tous, elles
le tentent, par conquête ou par destruction (conquête quand
elles annexent à leur empire des biens d'usage qui jusque là
lui échappaient; destruction quand elles abîment ou anéantissent
un don de la Nature -et donc son usage- pour augmenter le profit d'une
activité déjà intégrée au marché
capitaliste).
Bien sûr, personne n'est privé d'air, mais il y a le bon
air et l'air vicié, l'air pur dont la Nature nous pourvoit gratuitement,
et l'air qu'on utilise (dont on abuse) comme poubelle gratuite. Et cela
revient à aliéner un bien -la pureté de l'air-
qui est naturellement offert à tous. On ne s'étonnera
pas que la pollution atmosphérique, ce brigandage d'un bien public,
soit davantage rejetée dans les banlieues populaires que dans
les cités bourgeoises.
Faute d'avoir un chalet dans les Alpes, on peut toujours en observer
les panoramas du bord d'un chemin… jusqu'à ce que celui-ci
devienne une voie privée. Et l'âpre combat de la paysannerie
française contre la désertification des campagnes a montré
à l'opinion publique combien le diktat imposé par la libéralisation
du marché mondial nuirait à l'entretien des paysages.
La gratuité des bains de mer est inscrite dans la loi qui rend
inaliénable une mince bande côtière. Mais le marché
des loisirs a sa façon bien à lui de répartir les
départs entre les plages d'Antibes et celles de Calais. Et lorsqu'un
navire pétrolier hors d'âge, démesuré, battant
pavillon de complaisance vient détruire la faune et la flore
de côtes entières, c'est chaque fois le hold up du siècle
pour diminuer de quelques milliers de dollars le débours d'un
armateur richissime.
Quant au corps humain, malgré l'horreur naturelle qu'inspire
son aliénation, voici longtemps que l'achat d'organes prélevés
dans le tiers-monde pour des Américains malades et fortunés,
les sex tours en Asie ou certaines formes de mariage ont montré
qu'il pouvait être transformé en vulgaire marchandise et
monnayé comme tel.
Les idées et les sentiments sont un autre domaine que la majorité
des consciences trouvent spontanément inappropriés aux
rapports marchands. Un mot, pour déblayer le terrain, sur la
propriété artistique et littéraire. A cette curieuse
expression correspondent en fait une procédure et des garanties
de rémunération pour certains types de travaux intellectuels.
Cette procédure et ces garanties permettent à un créateur
(artiste, écrivain, savant, penseur…) d'être rémunéré
en proportion de la commercialisation de ses oeuvres, ou plutôt
des dérivés marchands de ses oeuvres. Un livre est une
marchandise, mais le texte lui-même en est-il une? Sa qualité
n'influe pas sur le prix et à la caisse du libraire, Sulitzer
vaut Duras. Les idées que développe un livre, les représentations
qu'il fait vivre sont aptes à se propager de bouche à
oreille. Leur fluidité, leur destination même, les processus
par lesquels l'esprit se les approprie rendent spécieux le terme
de propriété. Il est possible, sans problème et
sans délit, de consommer un livre ou un film dont on n'est pas
propriétaire. Tentez la même expérience avec une
côte d'agneau! Le marché de la peinture lui-même
-et les milliards qu'il draine- n'échappe pas à cette
réflexion. Ce que vend un peintre coté, ce n'est pas tant
l'oeuvre de l'esprit que l'objet de collection. L'oeuvre de l'esprit,
en effet, n'importe qui pourra se l'approprier pour le prix d'un billet
de musée. Tandis que l'objet de collection passera de mains en
mains, pour aboutir peut-être un jour dans la nuit d'un coffre
fort. La législation éprouve d'ailleurs une certaine pudeur
à faire entrer la propriété intellectuelle dans
le droit commun de la propriété privée, et si,
de génération en génération, on peut hériter
de l'objet livre, les droits d'auteur ne sont transmissibles que durant
quelques décennies, après quoi, ils tombent dans le domaine
public (belle destinée!)
Il faut cependant s'inquiéter d'évolutions qui, à
l'instar du copyright américain, durciraient l'idée de
propriété artistique et littéraire en la tirant
davantage encore du côté de la marchandise. Ainsi, une
directive européenne met en cause le prêt gratuit dans
les bibliothèques publiques, arguant de la défense des
auteurs. Par delà la commercialisation du "support livre",
l'appropriation par l'esprit d'une oeuvre littéraire serait rangée
dans la catégorie "consommation". Et sous l'argument
biaisé de rémunérer les auteurs, on étoufferait
peu à peu l'âme de la création artistique, un processus
qui a audacieusement choisi de prendre en exemple la gratuité
de l'acte divin placé par la Bible à l'origine de tout.
Si l'on suit cette logique, il faudra un jour interdire aux enfants
d'apprendre des poésies par coeur et de les réciter à
leurs parents, taxer les correspondances amoureuses quand elles s'enrichissent
des grandes confidences laissées par les écrivains, renoncer
aux soirées chantantes!
L'ambiguïté de la notion de propriété intellectuelle
est d'ailleurs plus diffuse, plus néfaste encore. L'idéologie
coloniale s'en est emparée pour enfoncer dans les têtes
-et pas seulement les têtes blondes- l'idée que, l'Europe
ayant fait le développement technologique des trois derniers
siècles, entrer dans cet aspect de la modernité, c'était
s'européaniser, s'occidentaliser. Comme si on s'arabisait en
étudiant l'algèbre et qu'on vivait à la grecque
parce qu'on défendait l'idée démocratique!
Les idées sont volatiles. Aussitôt prouvée et prononcée,
la formule d'Einstein, E = MC2, est offerte en bien commun à
toute l'humanité. Il y a, c'est vrai, des connaissances moins
aériennes. La répugnante course au profit qui a entouré
les découvertes liées au Sida montre bien tout ce que
l'humanité perd en ne sauvegardant pas une certaine gratuité
du savoir (mais à l'inverse, prouvant qu'en la matière,
la dérive marchande n'est pas inévitable, l'équipe
française du Généthon a mis ses découvertes
sur la "carte génétique" de l'homme à
la libre disposition de la communauté scientifique internationale).
Les idées sont aussi des biens qui transforment la vie courante.
L'exemple le plus frappant, vraiment extraordinaire par la révolution
qu'il a provoquée dans la vie pratique de millions de femmes,
d'hommes, de couples ou de familles, c'est le combat féministe.
Celles et les quelques ceux qui l'ont mené avec un courage et
une détermination magnifiques, sans grandes dates historiques,
sans loi cadre, sans commémoration pompeuse, par la force des
idées, des mots, des comportements, à l'encontre des puissances
spirituelles les plus respectées, sous les quolibets que les
pantouflards de l'inégalité jetaient à chaque bégaiement
d'une aventure inédite, au prix bien souvent de leur tranquillité
familiale et de leur bonheur amoureux, c'était le don de la pensée
qui les rendait efficaces. Puisqu'elles ont donné, celles et
ceux qui viennent ensuite n'ont pas de dette. Mais cette capacité
à transformer l'existence, en regard des résultats si
maigres atteints par les tenants d'un pouvoir d'État, d'ailleurs
essentiellement masculin, et qui s'était engagé rien moins
qu'à changer la vie, quelle leçon pour dégager,
demain, de nouvelles libertés quotidiennes!
Quant aux sentiments, ces histoires de bonnes femmes qui emplissent
la quasi totalité de la littérature universelle, ils sont
le pivot des grandes joies et des grandes douleurs, le sel de la vie
et si l'argent peut les dissoudre, il ne peut jamais les acheter.
Des gratuités socialement organisées
Les gratuités, menacées mais encore vivaces, qui nous
viennent de la nature, de l'esprit ou du coeur, forment un archipel
de terres émergées sur la mer montante des rapports marchands.
Mais qui regrette vraiment le continent perdu, le temps de la cueillette,
des chèvres sauvages et de la convivialité cavernicole,
quand toute consommation humaine était gratuite ? Car parmi les
moteurs de la civilisation et du progrès, on trouve aussi, bien
sûr, le marché. Et voici qu'au coeur même du système
marchand et de la socialisation qu'il génère, reliées
à lui par de multiples fils, surgies des urgences et des affrontements
sociaux, chaque fois vécues comme des progrès de l'organisation
humaine, s'édifient des gratuités d'un type nouveau.
Payées, mais non payantes, ces gratuités socialement
construites proposent des biens dont l'usage est rendu libre d'accès
par cotisation: routes, éclairage public, ramassage des ordures,
santé (dans la mesure des remboursements effectués par
la sécurité sociale), école (sous réserve
des évolutions négatives qui se développent aujourd'hui)…
Bien qu'elles ne soient pas données par nature, ces gratuités
ont la caractéristique d'apparaître peu à peu comme
naturelles et les stigmates des combats parfois violents qui ont permis
de les organiser s'effacent vite devant leur évidence. L'idée
qu'un pauvre puisse ne pas bénéficier des mêmes
médicaments qu'un riche heurte naturellement la conscience de
la plupart des Français habitués aux bienfaits de la pourtant
jeune sécurité sociale. "La santé, c'est sacré",
"devant la maladie et la mort, nous sommes tous égaux"
dira-t-on, largement au delà des frontières politiques
de la gauche et de la droite. Aux États-Unis, où l'essentiel
de la vie sanitaire est traitée selon les moyens financiers du
patient et les lois du marché capitaliste, de telles affirmations
n'ont aucun caractère d'évidence et certains y sentiraient
même le soufre du communisme.
L'institution de l'école gratuite, au début du siècle,
révèle également comment une gratuité établie
porte plus haut la conscience même qu'on a du domaine de la vie
concerné. Selon la presse catholique d'alors, qui combat le projet,
la gratuité de l'école est un piège: l'instruction
facilement acquise perdra son prix, et les enfants risquent de ne plus
avoir la gratitude salutaire envers leurs parents si ceux-ci ne sont
pas contraints de se sacrifier pour les envoyer à l'école.
Avant la gratuité de l'école, l'opinion, ébranlée,
avait du mal à voir l'immonde méchanceté de tels
arguments. Aujourd'hui, ils paraissent si énormes qu'ils laissent
incrédule. D'ailleurs, les forces hostiles se débarrasseront
vite de leur propagande contre le caractère obligatoire (atteinte
à la liberté) et gratuit (atteinte à la vertu)
de l'enseignement public pour aller chercher plus haut leurs alliés
en se concentrant sur la laïcité (atteinte au droit divin).
La caractéristique principale des gratuités socialement
organisées, c'est qu'à un moment ou à un autre,
il faut les payer. C'est au prix du marché et selon ses lois
que des biens à répartir gratuitement sont acquis. Pour
assurer l'éclairage public, une commune achète sur le
marché de l'électricité, des réverbères,
de la force de travail, etc. Et pourtant, le destinataire du bien produit
(des rues éclairées) n'apparaît pas comme un consommateur
-il n'achète pas la quantité de lumière qu'il souhaite
consommer-, mais comme un usager: il acquiert par cotisation -ici les
impôts locaux- le droit d'utiliser à sa guise la lumière
répandue dans la ville. La cotisation tient nécessairement
compte de la somme globale à réunir pour produire ce bien,
mais elle est versée -c'est en tout cas l'objectif d'une fiscalité
juste- en fonction de critères non marchands comme le montant
des revenus de chacun. Cette procédure amène d'ailleurs
à se représenter le bien ainsi produit très différemment
de ceux qui sont entièrement marchands. Son intérêt
pour l'usager individuel est évidemment perçu par la conscience
de chacun, mais aussi son intérêt pour le corps social
en tant que tel et il est bien rare que les personnes qui ne sortent
pas la nuit voient une injustice dans leur contribution à l'éclairage
public. Le ramassage des ordures est, en France, un service public à
peu près également réparti. Chacun se félicite
de ne pas marcher dans les immondices, mais ce sont aussi la beauté
de la ville et l'hygiène publique qui en bénéficient.
A l'inverse, aux États-Unis où c'est selon les moyens
de tel ou tel quartier, de tel ou tel groupe humain, les déchets
de la vie urbaine peuvent s'accumuler des semaines entières là
où les habitants n'ont pas directement acheté les services
d'une compagnie spécialisée.
Une des caractéristiques des gratuités socialement organisées,
c'est qu'elles peuvent se doser, qu'on peut mettre en oeuvre des gratuités
partielles. Quand La Poste maintient, contre toute rentabilité
marchande, des bureaux de villages, elle inclut dans son fonctionnement
une certaine dose de gratuité; il y a en quelque sorte, dans
le prix des produits qu'elle vend, une part marchande et une part de
cotisation destinée à un service du public également
réparti. Et lorsqu'elle veut fermer les bureaux des campagnes,
en même temps qu'elle déchire le tissu de la vie rurale,
elle vole à la collectivité des citoyens une part de la
gratuité qu'elle avait acquise et pour laquelle elle cotisait
sans rechigner (d'ailleurs, le prix du timbre baisse-t-il pour autant?),
une part de travail utile qui servait à la satisfaction de vrais
besoins.
Même problématique pour le prix des titres d'accès
au métro parisien, et notamment celui du forfait mensuel connu
sous le nom de carte orange. La carte orange comporte en effet une dose
de gratuité intrinsèque du fait des subventions qui sont
accordées à la RATP par l'État et les collectivités
locales concernées. Mais en outre, son caractère forfaitaire
contribue à produire ce qu'on pourrait appeler un effet de gratuité:
l'ouverture pour l'usager du droit à utiliser le réseau
comme bon lui semble. De ce point de vue, il est utile (et préoccupant!)
d'observer l'évolution négative -marchande- qui grignote
cette semi-gratuité. Tout d'abord, la baisse proportionnelle
du financement public tend à faire supporter par l'usager, qui
peu à peu se métamorphose en client, un équipement
dont, à l'instar de la voirie, l'utilité sociale dépasse
très largement la réponse aux besoins de déplacements
individuels (comment intégrer au financement des transports en
commun la plus value qu'apporte au propriétaire d'un appartement,
au commerçant ou à l'industriel le prolongement d'une
ligne de métro? Comment calculer l'économie que représentent
les transports en commun en matière d'environnement? Comment
l'agglomération parisienne pourrait-elle assumer correctement
sa fonction de capitale et son rayonnement sans un tel réseau?)
En second lieu, l'établissement d'un système de zones
(plus on est éloigné du centre, plus on doit payer cher)
atténue l'effet de gratuité lié au forfait et aggrave
directement l'injustice sociale. Ce sont en effet les habitants des
banlieues les plus éloignées, ceux que la spéculation
immobilière et une politique délibérée de
ségrégation sociale ont contraints aux trajets interminables
et aux cités sans coeur qui doivent de surcroît payer plus
cher des déplacements imposés -et pour les familles aux
revenus modestes, cela représente désormais une part non
négligeable du budget-. Dans le même temps, ceux qui ont
les moyens, ou la chance, ou les relations qu'il faut pour se maintenir
dans le centre ville ajoutent à l'agrément de leur situation
les bénéfices d'une semi-gratuité vraiment très
intéressante par l'étendue et la qualité de la
zone qu'elle couvre.
Désormais, de plus en plus souvent, quand on s'éloigne
des beaux quartiers, les transports en commun sont la cible d'une agressivité
qui s'adresse, de façon désordonnée, à ces
déprimantes injustices. La fraude, résistance désordonnée
à la déprimante violence exercée par le marché
sur ceux qu'il met au rebut, crée une atmosphère de non-droit,
d'insécurité, d'intimidation parfois, de flicage aussi.
Rétablir, élargir, renforcer le caractère semi-gratuit
des transports en commun (avancer vers la gratuité) est un des
moyens dont dispose la collectivité pour enrayer la très
inquiétante dégradation de la vie en ville, pour adoucir
les relations sociales, pour les humaniser.
Quelle cotisation pour quelles gratuités?
Autre caractéristique des gratuités socialement organisées,
qualitative cette fois: pour qu'il y ait vraiment effet de gratuité,
la cotisation doit être suffisamment éloignée par
son montant, par sa périodicité, par son mode de perception,
par son extension sociale, du bien concret qu'elle va mettre à
la disposition des cotisants. Plus la cotisation est générale,
abstraite, socialement étendue, plus la gratuité est ressentie
et défendue comme telle par les consciences individuelles. A
l'inverse, plus le groupe des cotisants est étroit et l'objet
de la cotisation défini, plus le consommateur perce sous l'usager.
On entend beaucoup parler aujourd'hui d'étendre le financement
local de l'enseignement. Ainsi, un département, une ville prendraient
en charge le recrutement et le paiement des enseignants. Il est clair
que cela aggraverait les disparités déjà existantes
entre zones riches et zones défavorisées. Mais une telle
évolution va plus loin. Elle s'attaque à tout ce que la
gratuité de l'enseignement a construit de valeurs spécifiques
dans les consciences, de solidarité naturelle, de cohésion
nationale, de point de vue collectif sur la formation des jeunes. De
telles propositions, essentiellement destinées aux localités
favorisées, créent un vrai débat dans la tête
des parents/électeurs: lutte pour une amélioration d'ensemble
du système éducatif contre utilisation de ses privilèges
locaux pour favoriser l'éducation d'un groupe restreint. Les
effets pervers de ces reculs qualitatifs de la gratuité touchent
d'ailleurs aussi les classes populaires et face au délitement
des solidarités nationales, le chacun pour soi fait des ravages.
Quand un département bourgeois embauche des enseignants pour
soutenir ses élèves, le département voisin et ouvrier
demande à son conseil général si, faute de mieux,
ce n'est pas en effet une bonne solution contre l'échec scolaire.
Il faut donc rechercher ou défendre l'extension optimale de
la cotisation, mais sous réserve qu'elle puisse être endossée
par la majorité des consciences dont on s'est fixé l'assentiment
pour règle. Et c'est là un paramètre -une limite-
qui fixe absolument l'allure. Extension optimale de la cotisation, c'est
voir à la fois jusqu'où peut aller son abstraction, sa
généralisation (impôt de l'État, cotisations
salariales, impôts de la commune, etc.) sans trop s'éloigner
des communautés d'intérêt consciemment ressenties
par les cotisants. Le sentiment d'appartenir à une cité,
à une nation, à une profession, à une classe sociale,
à l'humanité entière coexistent, mais suivant les
domaines de la vie concernés, il n'est pas vécu aussi
intensément. On peut penser que l'humanité entière
se sent concernée par la pandémie de Sida. Chacun est
en mesure de comprendre que la guerre contre le virus doit nécessairement
être mondiale. Il y a là une base objective pour l'organisation
d'une gratuité internationale des soins et de la prévention.
Par contre, il parait difficile de convaincre une majorité qu'avancer
aujourd'hui vers une certaine gratuité du logement doive s'organiser
sur la base de solidarités internationales.
L'abstraction à la source, celle qui caractérise la cotisation,
doit aussi s'accompagner d'une abstraction de destination. La vraie
gratuité ne fait pas acception des personnes. Aux États-Unis,
certains services sociaux peuvent, dans des conditions très délimitées,
être gratuitement rendus. Mais il s'agit alors d'une gratuité
réservée aux pauvres et vécue comme une aumône
sociale. D'abord, la médiocre, voire infâme qualité
du service se charge de faire sentir aux bénéficiaires
tout ce qui les sépare de ceux qui payent; suite logique, les
symboles de cette charité publique sont pris d'assaut par la
colère des coeurs sous forme de dégradations multiples
qui ne surgissent pas seulement du manque d'entretien: les déchets
de la société se vengent en contaminant leurs poubelles.
Des phénomènes du même ordre se produisent désormais,
pour les même causes, dans certaines cités HLM des banlieues
françaises devenues le symbole du bon marché (gratuité
partielle) à destination de ceux qu'on appelle poliment les défavorisés,
mais qu'une propagande à l'ancienne, violente ou insidieuse,
présente comme des corps étrangers ou de dangereux parasites.
Le développement de la solution humanitaire n'est-il pas, d'ailleurs,
un aboutissement de la dégradation progressive des gratuités?
Au droit d'être logé, de manger, d'apprendre, de se soigner,
elle substitue la générosité d'un groupe médiatiquement
identifié envers des pauvres préalablement mis en spectacle
et qui paieront de leur soumission au sort la gratuité momentanée
d'une station de métro ou d'une tartine que beurrent les surplus
européens. A la source, la tontine; au bout du compte, les restaurants
du coeur: dernière étape de la dégénérescence
sociale, et après, la jungle.
La possibilité d'intégrer par doses progressives de la
gratuité dans un domaine de la vie économique, la recherche
d'une extension optimale de la cotisation, la mise en place de gratuités
de hautes qualité intéressant directement tout le corps
social offrent des axes d'intervention à qui veut améliorer
ou étendre la part gratuite de la vie. Ce combat enracine dans
la vie concrète de la société des objectifs politiques
et des représentations qui, pour une fois, échappent au
cinéma des discours dominants.
Liberté, égalité, responsabilité
Liberté. Ce qui est gratuit est libre d'accès. Les Anglo-Saxons
disent free. Pas de policier pour contrôler la contemplation des
paysages.
Égalité. Ce qui est gratuit est à égalité
d'accès pour tous. Et le sentiment d'égalité que
produit la gratuité est d'autant plus vif qu'à la source,
comme c'est le cas pour les gratuités socialement organisées,
il a fallu un combat consciemment égalitariste.
Il ne s'agit pas là de cette égalité et de cette
liberté formelles si justement suspectes aux classes dominées.
La liberté et l'égalité que procurent les choses
gratuites réunissent le droit et l'accomplissement du droit.
Tout Français a le droit d'aller et venir librement. Même
purement abstrait, ce droit est capital car il dépose dans l'esprit
de chacun une perspective de liberté sans laquelle on a l'impression
d'être en prison. Mais enfin, le voyage est malgré tout
strictement limité par le budget dont on dispose.
Ce n'est pas le cas du droit aux soins. Grâce à la sécurité
sociale et sous réserve des imperfections et des remises en cause
du système, il a quitté les abstractions juridiques et
s'est plus ou moins également répandu dans la vie concrète
de tous les cotisants. Il est significatif que l'opposition entre le
droit et l'accomplissement du droit ait été durant des
décennies une pierre d'achoppement dans les conversations opposant
les partisans du socialisme réel et ceux du monde libre:
- Qu'est-ce que le droit à la culture dans un pays où
la majorité des enfants d'ouvriers sont écartés
des études supérieures, où une place d'opéra
coûte cinq-cent francs?
- Qu'est-ce que l'accès aux oeuvres de l'esprit quand la création
artistique doit se plier aux canons officiels, quand on jette en prison
les écrivains qui ne pensent pas comme le pouvoir?
Ces oppositions se retrouvaient d'ailleurs dans les grands textes internationaux
sur les droits de l'Homme parmi lesquels la Charte de l'ONU, divisée
comme était divisé le monde, entre les droits civiques
(liberté d'expression, droit de vote…) et les droits économiques
et sociaux (droit au logement, droit au travail…).
Même interrogation en France où un pouvoir, socialiste
par ses références historiques et idéologiques,
s'est cru obligé de proclamer dans la loi le droit au logement,
mais qui, faute de le vouloir ou de le pouvoir, a laissé le marché
maître du jeu dans un domaine pourtant vital, alors que jamais
les sans-abri n'avaient été si nombreux.
La question reste donc posée. Et peut-être la gratuité
indique-t-elle, là aussi, une voie féconde puisqu'elle
réunit toujours le droit à l'accomplissement du droit,
qu'elle est susceptible d'entraîner une adhésion populaire
solide et tenace, que plus elle recule, plus la liberté et l'égalité
s'étiolent, deviennent des garanties abstraites, sans effet pour
ceux qui ne disposent pas d'argent pour les accomplir.
Responsabilité? La liberté et l'égalité
qui sont intrinsèquement liées à la gratuité
vont-elles contre la responsabilité? C'est, on s'en souvient,
la thèse qu'opposèrent les catholiques à la gratuité
de l'enseignement. C'est aussi celle qui est utilisée contre
les gratuités les plus fragiles: "On ne connaît pas
la valeur des choses qu'on n'a pas payées".
La gratuité constitue une limite de l'action politique et sociale,
un aboutissement dans l'organisation de la société. Quand,
pour la satisfaction d'un besoin de la vie, on atteint la gratuité
totale, les problèmes posés à l'individu et à
la société changent de nature. Jusqu'à cette limite
dominaient le combat politique pour la liberté et l'égalité,
pour la conquête d'un droit effectif, avec sa relative simplicité
idéologique, son caractère plus ou moins interchangeable
quel que soit le domaine concerné (droit à la santé,
droit au logement, droit à l'éducation…) Au delà,
les perspectives, les choix, les débats, les conflits, les urgences,
débarrassés du combat négatif contre des injustices
de l'organisation sociale, se portent enfin directement, pour tous,
sur la meilleure satisfaction des besoins eux mêmes. Avant la
gratuité de l'école, la responsabilité des parents
sans fortune était un combat: sacrifices financiers, lutte contre
les habitudes, l'ignorance, les privilèges. Après, la
responsabilité bondit au niveau supérieur: qualité
de l'enseignement, suivi scolaire, etc. Ni avant, ni après, elle
n'est donnée d'avance.
Cela dit, l'expérience quotidienne des abus de gratuité
et plus généralement des abus de bien public, l'impact
qu'ils ont sur les esprits -parfois disproportionné, toujours
influencé par la propagande agressive du marché- représentent
un réel danger et posent de vraies questions. Face aux biens
dont l'usage est désormais libéré de la relation
marchande, la responsabilité doit procéder à des
ajustements inédits et que n'aiguillonne plus la force coercitive
de l'argent. Responsabilité d'abord à la source, chez
ceux qui sont en charge de l'offre: la qualité des biens gratuitement
mis à disposition est essentielle; l'espace gratuit meurt s'il
est traité en parent pauvre. Mais la concurrence entre le secteur
gratuit et le marché est plus vaste, plus insidieuse et dépose
ses germes dans l'esprit même des usagers. Non payé, donc
sans valeur? Ce soupçon et les pratiques qui en découlent
l'emportent chaque fois que le rapport de force idéologique,
culturel, moral est défavorable à la gratuité.
Sans un accompagnement quasi affectif des gratuités socialement
construites, sans un attachement consciemment ressenti, elles connaissent
une dévalorisation qui précède toujours l'étouffement.
Il faut donc, si l'on veut efficacement et durablement conquérir
de nouveaux espaces gratuits(et même conserver les anciens), les
entourer d'une véritable culture de la gratuité qui fasse
contre-feu aux valeurs du marché, sans craindre de puiser à
toutes les sources de la pensée, de l'engagement militant, de
la communication, de l'art ou de la vie spirituelle. La gratuité
est un nouveau-né qu'il faut chérir.
Cette culture de la gratuité rejaillira sur l'élaboration
même des biens gratuits ou semi-gratuits. La carte orange, qui
étendait brutalement la part de gratuité des transports
parisiens, et le ticket chic, partie émergée d'une politique
culturelle de revalorisation et de revitalisation du métro eurent,
au début des années 80, un effet saisissant et vérifié
sur le rapport subjectif des usagers à leurs moyens de transport.
En amenant de la vie en sous-sol -expositions, débats, rencontres,
services, animations…-, les responsables d'alors tiraient les
conséquences d'une statistique impressionnante: un Francilien
passe en moyenne un an et quatre mois de son existence dans les transports
en commun. Le métro, en effet, n'est pas simplement vital parce
que les citadins en ont désormais absolument besoin pour aller
au travail et en revenir. Il est vital en ce sens qu'on n'y cesse pas
de vivre, qu'il transporte non des machines muettes mais des personnes
humaines. Et ça devrait se sentir.
Payés au moins en partie par la cotisation solidaire des citoyens,
les biens gratuits ou semi-gratuits n'ont pas à jouer la comédie
du bonheur, ni à convaincre que chaque tranche d'une vie saucissonnée
est le chemin de l'Éden pour peu qu'on ait la sagesse de choisir
le shampooing X, l'auto Y ou le pyjama Z. C'est d'une autre manière
qu'ils doivent se faire aimer, en considérant chaque fois l'homme
dans sa totalité et non pour une de ses fonctions. Car ce qui
est interdit aux simples marchandises leur est à eux permis.
Le comprendre, c'est se donner le moyen d'ouvrir un vaste champ à
l'humanisation de la vie sociale, c'est retrouver, mais avec des couleurs
et des perspectives rajeunies, le grand et bel esprit de service public
aujourd'hui dévalorisé dans ses hommes, dans ses tâches,
dans ses objectifs et dans ses moyens.
La pente qui pousse à la trouver normale dès qu'elle
est établie fragilise la gratuité dans sa cohabitation
conflictuelle avec un marché avide et conquérant. Oublier
qu'elle est aussi un combat, qu'elle a toujours, au coin du bois, des
adversaires puissants et voraces, démobilise la responsabilité.
Lorsque l'école gratuite était encore dans l'enfance,
combattue par la principale force spirituelle du pays, tenue à
bout de bras par le courage, l'héroïsme parfois des hussards
de la république, entourée d'une sollicitude idéologique
qui savait au besoin se montrer véhémente, elle s'imposait
au respect et même à l'affection de ceux qu'elle servait.
Mais cent ans après, force de l'habitude, elle est ressentie
comme un droit naturel. Et au moment où elle se trouve déchirée
par les choix budgétaires, les attaques du marché et l'effondrement
général des idéologies de solidarité, le
souvenir qu'elle fut conquise de haute lutte reste souvent bien vague.
Comment faire pour maintenir la flamme, ou tout au moins la conscience
que rien, jamais, n'est irréversible? Ne faut-il pas imaginer,
par exemple, qu'un acte conscient et volontaire -qui ne peut être
la simple cotisation, généralement obligatoire et fixée
par la loi- accompagne l'accès aux biens gratuits, réanimant
le souvenir que les gratuités socialement organisées ne
tombent pas du ciel et que celles qui tombent du ciel ne subsistent
pas sans défense, manifestant à la fois la revendication
d'un droit et le respect des devoirs qui accompagnent son exercice?
Ainsi, quand une collectivité territoriale met en place des transports
gratuits (ça arrive!), ne serait-il pas judicieux de marquer
le caractère social et acquis de ce droit en le soumettant à
la présentation d'un titre de transport non payant, mais régulièrement
et volontairement retiré à l'administration chargée
de gérer la cotisation?
Le marché sait bien l'attrait qu'exerce la gratuité.
Faute de pouvoir l'anéantir, il s'efforce, en l'utilisant à
ses propres fins, de le désamorcer. La confusion qui s'instaure
entre les vraies gratuités et ces singeries contribue aussi à
miner l'exigence de responsabilité. Assaut des placards miraculeux
qui offrent tout pour rien et... pour que s'entrebâillent les
porte-monnaie! Gratuité gadget, gratuité fantaisie qui
infantilise, et mitonne ses cadeaux comme le pêcheur à
la ligne plante un asticot sur son hameçon. Moyennant deux-cent
vingt-cinq francs par personne plus le voyage, l'hôtel et les
coca-cola qu'il faut boire pour ne pas se faire remarquer, toutes les
attractions d'Eurodisney sont gratuites. Gratuites également
les émissions de TF1 ou M6 comme est gratuite la contemplation
des images publicitaires. Sauf qu'à un moment ou à un
autre, dans l'opacité la plus complète, chacun paye en
même temps que son paquet de lessive une larme de reality show
ou l'éclat de rire monté sous un sitcom, contribuant en
prime et sans l'amorce d'un consentement, à financer la plus
assourdissante, la plus unilatérale, la moins scrupuleuse et
la mieux servie des propagandes: celle qui par l'invasion de la publicité
directe et son poids sur la programmation proclame à longueur
de journée l'évangile du salut par l'argent.
Face aux ambivalences de la gratuité, deux notions centrales
peuvent aider le discernement: l'utilité et le bien publics.
Les gratuités qui s'y adossent sont toujours de bon aloi. La
prise de conscience, l'intériorisation qu'un bien est public
ou devrait l'être, qu'une activité est utile à l'avancement
de la collectivité toute entière, que tel besoin individuel
doit être satisfait de droit si l'on veut conserver l'harmonie
du corps social, sont le soubassement subjectif d'un usage responsable
de la gratuité. D'abord, ce sentiment constitue un puissant moyen
de mobilisation contre l'injustice et la confiscation des vrais pouvoirs
par l'argent privé. Ensuite, il fonde l'attachement aux gratuités
qui marquent une limite concrète à cette dictature. Il
féconde enfin la réflexion sur une société
qui développe à vive allure d'innombrables réseaux
solidarisant chaque jour davantage la destinée des hommes (transports,
télécommunications, télématique, internationalisation
de la vie économique ou culturelle…), mais où grandit
en même temps la mortelle solitude d'existences instrumentalisées
par l'argent.
Temps libre, temps gratuit
La gratuité existe. On l'observe, toujours vivace, dans l'espace
naturel. Elle s'est fait une place dans l'espace social. Mais son lieu
de réalisation, son territoire vivant, c'est le temps humain.
Temps libre. L'expression rassemble peut-être à elle seule
l'enjeu (l'utopie, l'enjeu en partie utopique) qui se cache derrière
l'organisation des hommes, derrière la civilisation. Avoir du
temps à soi. Temps gratuit. Temps donné. Un monde dans
lequel on ait du temps à donner.
A l'origine du marché capitaliste, il y a la mise en vente du
temps humain, notre vie. Le marché capitaliste n'existe pas s'il
ne parvient à sectionner notre temps de vie, à en transformer
au moins une partie en marchandise. Il faut que nous procédions
à cette mise en vente pour pouvoir obtenir en échange
ce qui est présenté sur le marché. Et comme le
marché étend son empire sur des biens qui nous sont absolument
nécessaires, il nous est absolument nécessaire, pour survivre,
de vendre une part de notre vie et d'en perdre ainsi le contrôle.
Cette partie de nous-même passe alors sous l'empire des fameuses
lois du marché, lois qui échappent à l'organisation
consciente et concertée des hommes (c'est à dire la part
civilisée des relations humaines, la part démocratique
de la vie sociale), lois auxquelles, sous peine, nous dit-on, de catastrophes
infernales, nous sommes invités à nous remettre. Pour
cette part de nous même que nous sommes contraints de vendre -quand
un homme s'évalue essentiellement par rapport à la section
de sa vie qu'il met en vente sur le marché-, il n'est pas faux
d'affirmer: je vaux cent, ou cent cinquante, ou trois cents mille francs
par an, c'est à dire un certain tonnage de pommes de terres,
un certain cubage de pétrole, un certain nombre d'allées
et venues dans un hôtel de passes, ou une seconde d'espace publicitaire
en prime time.
Cette aliénation du temps humain qui est au coeur de tous les
processus d'exploitation économique, cette punition originelle
(tu travailleras à la sueur de ton front!) qui nous empêche
de nous appartenir et de disposer de notre existence comme d'un bien
gratuitement reçu et gratuitement dispensé, fondent par
réaction la profonde nostalgie du paradis perdu, le profond désir
de gratuité. La diminution du temps de travail, le droit à
la jouissance, à l'activité gratuite et délibérée,
à l'amour des siens, à l'autonomie, au temps donné,
le droit à prendre du bon temps sont le seul critère intéressant
du progrès. Sans eux, le progrès n'est qu'une vue de l'esprit,
un mot pieux, un mot creux posé sur l'enchaînement des
choses. Sans eux, l'homme moderne constate avec désarroi que
son espérance de vie triple celle de ses ancêtres, mais
que son temps ne lui appartenant pas, il n'en tire aucune douceur supplémentaire.
Or, en un siècle, des conquêtes sociales décisives
et répétées ont permis que le temps de travail
diminue dans des proportions considérables (interdiction du travail
des enfants, école obligatoire, semaine de quarante ou trente-neuf
heures, congés payés, droit à la retraite, puis
abaissement de l'âge y donnant accès…) Obtenues pas
à pas, dans des luttes sociales et politiques acharnées,
rendues possible par le développement phénoménal
de la productivité du travail (et restant d'ailleurs bien en
deçà de ce qu'elle autorise), soutenues par les progrès
de la médecine et l'allongement du temps de la vie, élargies
dans leurs perspectives par les occasions de divertissement, de culture,
de communication, de voyage, d'activités autonomes et utiles
qu'ouvre la modernité, elles apparaissent aujourd'hui comme bien
autre chose que de simples avancées quantitatives. Naguère
entièrement englouti dans les espérances professionnelles
pour les hommes, et chez la plupart des femmes par les joies de l'abnégation
domestique, le temps humain inaugure son grand retour sur le continent
de la gratuité. C'est le projet même de la vie qui en est
bouleversé.
Le temps libre provoque dans les consciences les mêmes effets
que les autres gratuités. On s'y attache avec force. On le considère
rapidement comme naturel. C'est un acquis sur lequel il est fort difficile
de revenir. Mais comme les autres gratuités, il est encombré
par les vieilles pratiques, les vieilles représentations, les
remugles de la culpabilité venues d'un monde où l'agréable
est dénoncé par l'utile pour mieux asservir la force de
travail. Comme les autres gratuités, le temps libre doit donc
être soutenu, entouré des valeurs et d'une culture qui
lui permettent de donner tous ses fruits.
Ce qui est en germe dans ces premières et importantes avancées
est d'une autre nature que le nécessaire repos accordé
aux salariés en ré-création de leur capacité
à produire et une fois encore, la réalité est plus
contradictoire que ne l'imagine une visée totalitaire de la lutte
de classes contre la domination du marché. Car passé le
seuil des heures nécessaires à effacer la fatigue du travail,
le temps humain redevient en effet libre et gratuit, comme la lumière
du soleil ou l'usage de la voirie publique. Il change de nature. Et
la majorité des gens seraient affreusement vexés si, offrant
une part de ce temps en service à un ami ou à des voisins,
ceux-ci leur proposaient d'en payer le salaire.
Tout ce qui rapproche les hommes, tout ce qui les réunit à
eux même, la vie de famille, l'amour, l'amitié, la rencontre,
la générosité, la culture, la vie spirituelle trouvent
dans le temps libre leur espace naturel. Et désormais, de nombreuses
activités qui peuvent ressembler au travail, mais qui s'en différencient
absolument par l'absence de contrainte, de nécessité et
de paiement, activités individuelles ou associatives qui prêtent
de réels services et fournissent de véritables biens,
élargissent leur territoire en marge du monde marchand.
Évidemment, les forces du marché ne l'entendent pas de
cette oreille. Dès l'enfance, on agite le martinet du chômage
pour tenter d'imposer aux écoliers et à leurs parents
un type d'enseignement et des filières scolaires étroitement
adaptés aux besoins des employeurs. Malgré la résistance
d'un corps enseignant dans l'ensemble imprégné par l'esprit
de service public, la culture générale, celle qui peut
illuminer le temps libre et libérer la compréhension du
temps vendu, est dévalorisée par rapport aux connaissances
utilitaires, censées ouvrir le marché du travail. Ainsi,
cette extraordinaire conquête qui donne à chacun l'occasion
de dix ou quinze ans consacrés à l'étude est comme
menacée de réannexion par le système marchand,
son enjeu réduit au minimum, et son intérêt aussi.
"Je suis vidée", dit à son compagnon la caissière,
retour de l'hyper-marché où elle travaille. Temps vendu.
Temps vide. Épuisement du temps. Faire en sorte que le temps
hors travail soit strictement utilisé à reposer de la
fatigue et de la vacuité du temps vendu est un enjeu majeur pour
le marché capitaliste, car ainsi, il reste partout le maître
du temps, et maîtriser le temps d'autrui est la source du profit.
Aussi le système marchand se bat-il bec et ongles pour le contrôle
des divertissements destinés à occuper le temps vide (temps
où l'on est encore enchaîné par la fatigue du travail)
de manière exclusivement reposante -délasser sans instruire-,
afin que le lendemain matin, la caissière soit suffisamment en
forme -mais aussi suffisamment idiote, ou dressée, ou soumise
au dressage, ou contrainte par la nécessité de se soumettre
au dressage- pour ne pas être incorrecte avec le client.
Le temps libre, le temps gratuit, celui qui civilise, qui permet d'élever
son esprit et de se cultiver, qui donne le temps d'aimer et les moyens
de se faire respecter ne commence vraiment qu'après épuisement
de la fatigue. Et là, le contrôle du marché devient
sérieusement plus compliqué. On peut rétorquer
qu'il s'exerce encore, mais par d'autres canaux: sa maîtrise sur
les revenus, son empire sur les moyens de se cultiver ou de prendre
du bon temps. C'est vrai. Ce qu'il perd d'une main, le marché
cherche toujours à le reprendre de l'autre, et lorsque le citoyen
est momentanément libéré du pacte salarial à
travers lequel il vend son temps de vie, il est puissamment sollicité,
en tant que consommateur, à se maintenir dans le cycle de la
marchandise, ses tentations, ses frustrations, sa mise en scène
du bonheur. Néanmoins, dès que le temps est libre, le
marché n'est plus en mesure d'empêcher les amants de s'aimer,
les promeneurs de se promener, l'ami des livres d'investir la bibliothèque
municipale, ni les enfants de regarder voler les oiseaux. Et l'évolution
qui arrache au marché, à force de luttes, une part grandissante
du temps humain entretient un étroit cousinage avec la conquête
de nouveaux espaces de gratuité.
C'est pourquoi les mouvements sociaux et politiques qui se battent
pour cette avancée civilisatrice n'ont pas besoin de se creuser
la cervelle à chercher d'autres motifs. Plaider pour la diminution
du temps de travail sous prétexte que le travailleur a droit
au repos réparateur, c'est encore se placer dans la logique du
marché, celle qui axe le projet des individus autour de leur
rentabilité marchande. On entend souvent justifier l'appel à
réduire les horaires travaillés par la nécessaire
lutte contre le chômage. Si l'on peut s'arranger pour qu'une telle
relation s'établisse, tant mieux. Si, de façon conjoncturelle,
parce que la menace d'explosion sociale rend momentanément le
chômage dangereux pour le système, un tel argumentaire
aide à faire pencher le rapport de forces dans le bon sens, tant
mieux. Mais en filigrane d'un tel plaidoyer, on s'en remet encore aux
puissants arguments du marché, la contrainte qui pousse le chômeur
à désirer ardemment être enfin dans la situation
de vendre son temps de vie, la culpabilisation des salariés s'ils
rechignent à partager cet immense privilège avec les exclus
du travail.
Il faut lutter pour la diminution du temps de travail parce que c'est
un objectif civilisateur, parce que les formidables gains de productivité
que permet et va permettre la révolution technologique en ouvrent
la possibilité, parce que pour la première fois peut-être
depuis les débuts de la division du travail, puis son exploitation
systématique, une part significative du temps de vie et des projets
qu'il porte peuvent échapper à la mise en vente, être
rendus à leur originelle gratuité. De ce point de vue
aussi, le temps libre s'attache aux autres gratuités. Comme elles,
il borne l'empire du marché et présente une vraie perspective
de le réduire encore, de le remettre à sa place.
Déjà, la retraite à soixante ans place des hommes
et des femmes souvent en pleine santé devant la pleine responsabilité
de leur temps (il est d'ailleurs bien significatif que le marché
tire argument de leur bonne forme pour mettre en cause cette conquête,
comme si hors de lui, ils étaient inutiles, que leur temps de
vie ne valait plus rien, et en effet, il est devenu sans valeur marchande).
On les appelle retraités, un mot plein de morgue marchande et
qui donne à penser qu'en sortant du salariat, on bat en retraite,
on fait retraite, on se retire de l'existence. En fait, ils sont des
pionniers. Ils se trouvent, avec une réelle liberté, c'est
à dire sans qu'on sache comment ils s'en sortiront, devant un
réel enjeu de civilisation. Pour eux. Pour tous.
Liberté, égalité, responsabilité, temps
libre. A tâtons, les uns et les autres cherchent ailleurs que
dans la loi de l'argent des raisons d'imaginer l'avenir individuel et
celui de la société. De puissantes et lumineuses flambées
d'humanité ont jalonné les années du libéralisme
triomphant: concerts monstres contre le racisme, générosité
spontanée et souvent impressionnante en faveur des affamés,
des sans logis, des malades, des peuples brisés par la guerre
ou les calamités naturelles, formidable retentissement de messages
simples mais radicaux comme les points de vue de l'abbé Pierre
sur le droit au logement, mouvements de fond contre la destruction de
la Nature. Souvent récupérés et parfois pour les
objectifs les plus sordides, ces grands moments de respiration populaire
rappelaient néanmoins la frustration de citoyens qui, dans la
contradiction et le débat, persistaient à croire que la
civilisation humaine signifie la socialisation libre et solidaire de
ses membres. Une question aujourd'hui se pose: existe-t-il une perspective
d'avancée politique à cette aspiration millénaire?
Nouveaux espaces
Jamais de toute son histoire, la France n'a été aussi
riche. Bon an, mal an, nonobstant de (courtes) périodes de (légère)
récession, la production nationale s'est constamment accrue depuis
la guerre, tant en chiffre absolu que proportionnellement au nombre
d'habitants. Autrement dit, la France est beaucoup plus prospère
qu'au temps du plein emploi, des grandes avancées sociales et
de l'échelle mobile des salaires. D'ailleurs, les chefs politiques,
économiques, moraux de ce pays au zénith de l'opulence
courent le monde pour y distribuer leçons de démocratie
et conférences de saine gestion.
Ça va bien, ça va mal
Pourquoi s'en priveraient-ils? Aspiré du travail -seul vrai
producteur de richesse- vers le capital, puis de la trésorerie
des entreprises vers les alléchantes promesses de la finance,
en dépit des gémissements de façade sur la dureté
des temps, le butin de cette prospérité n'a pas disparu
en fumée et les convives sont réunis. Depuis les vallées
arides où s'active le menu peuple, des maigres collines où
croient s'être élevé les valeureuses couches moyennes,
on perçoit désormais, de plus en plus bruyante, la joyeuse
bacchanale de l'argent facile. L'Olympe est un casino permanent. Les
mises y sont d'autant plus énormes qu'elles bénéficient
d'assurances payées par d'autres -austérité, licenciements,
baisse des salaires, aides publiques- et que les joueurs ne peuvent
jamais vraiment perdre. Longtemps, la spéculation monétaire
fut montrée du doigt par une opinion mauvaise coucheuse qui la
trouvait immorale et antipatriotique. Désormais, les banques
nationalisées ou les organismes qui gèrent les fonds de
retraite jouent allégrement l'argent des petites vieilles contre
la monnaie de leur pays et quatre fois par jour, la télévision
informe la nation de cet édifiant bras de fer. Le marché
à terme des matières premières permet aux membres
du club de mettre sous hypothèque l'avenir de continents entiers,
leur interdisant ainsi tout plan raisonné de développement.
Qu'importe, les remises de dettes sont au frais du contribuable et la
mort dans les pays chauds entretient la flamme humanitaire. Il arrive,
bien sûr, qu'une mouche tombe dans l'ambroisie. Les pays du Sud
producteurs de pétrole ont essayé l'OPEP, et Saddam Hussein
-avec, il est vrai, des méthodes de gangster- a tenté
d'en empêcher le sabotage par Koweit interposé. Aujourd'hui,
les Irakiens savent que c'est Jupiter, le maître de la foudre.
Les dieux, c'est bien normal, préfèrent profiter seuls
des fabuleuses richesses produites par la croissance continue de l'économie.
Mais le nuage d'argent qui environne la montagne sacrée est désormais
bien lourd. Des coups de vent imprévus le portent à gauche,
à droite, dans des mouvements brutaux que plus personne ne contrôle
vraiment. Les instruments mis en place pour aspirer les richesses dans
le maelström du marché financier ont enfanté des
monstres avec lesquels on se fait peur pour ne pas s'avouer qu'ils sont
les fictions d'un roman comptable dont le déluge pourrait bien
être l'épilogue. Comment éponger la dette d'un Tiers-Monde
qu'on étrangle? Qui remboursera le pharamineux déficit
américain, et par le commandement de quels huissiers? Quand un
spéculateur vend à terme un produit qu'il ne verra jamais,
qu'il a acheté avec un argent qui n'existe pas en escomptant
des surprises d'autant plus prometteuses que sont fortes les turbulences
qui secouent la profession ou le peuple auxquels on doit cette richesse,
n'y a-t-il pas de quoi s'inquiéter? Sans parler de la drogue
et du crime dont les centaines de milliards introduits dans le marché
propre grâce une dérégulation sans frein commencent
à donner des sueurs froides aux pouvoirs légitimes. Mais
c'est bien égal: cacao d'Afrique, banques européennes,
hi fi d'extrême orient, dollars, eurodollars, pétrodollars,
narcodollars, charbon, blé, empires de presse, emprunt Pinay,
maïs, soja, café, studios de cinéma, bons du trésor,
caoutchouc, informatique, médicaments… banco! Le monde
est riche et la France itou.
A ceux qui produisent cette richesse par leur travail, on explique
qu'il faut abandonner le SMIC, diminuer les prestations sociales, que
même une croissance doublée, triplée ne permettrait
pas d'éponger le chômage et qu'en dépit de fantastiques
gains de productivité, on ne saurait diminuer le temps de travail
sans diminuer d'autant les salaires. Quant aux pensions de retraites,
on nous invite déjà à ne pas trop y compter. Des
entreprises aux bénéfices florissants, mais dont les propriétaires
sont pressés de renforcer leur main au poker menteur de la Bourse,
licencient à tour de bras. Tout impôt nouveau, toute augmentation
des cotisations sociales touchent d'abord les revenus du travail, et
souvent exclusivement. Et le dieu Capital se gonfle allégrement
des sacrifices imposés à des salaires bloqués ou
en diminution.
Dans le tiers-monde, la potion est plus amère encore. Des pays
au bord de l'inanition sont sommés par la banque mondiale et
le FMI d'engager des cures d'amaigrissement qui les contraignent à
licencier jusqu'aux médecins et aux enseignants, asséchant
toute vitalité propre, brisant toute velléité de
développement que la finance internationale ne pourrait immédiatement
ingérer. En application de théories extrémistes
qu'on ne prêche plus nulle part ailleurs, des gouvernements dont
l'autonomie d'action est devenue marginale reçoivent l'ordre
de privatiser l'énergie, la poste ou les chemins de fer. Les
crédits de coopération, cachectiques et en diminution
constante, représentent une proportion toujours plus faible de
l'argent aspiré dans les pays pauvres par le système financier
et toutes les études montrent que, de ce point de vue, c'est
le Sud qui aide le Nord.
Il n'y a pas beaucoup d'arguments pour légitimer un tel programme.
A vrai dire, il n'y en que deux. Le premier est d'ordre historique.
La déroute du socialisme réel, totalitaire et dictatorial
a provoqué dans les consciences comme une interdiction de penser
la transformation des rapports sociaux. Quand elles sont honnêtes,
les forces qui, de près ou de loin, ont porté le rêve
qui a mal tourné sont proprement interdites, médusées
devant les gros yeux qu'on leur fait à chaque retour de pensée.
Elles souffrent d'une hésitation compréhensible devant
la suite à donner à cette constatation, aveuglante dans
tous les sens du terme, qui sous sa forme la moins agressive et peut-être
la plus profonde se traduit en une phrase: cette société
est mal organisée.
Le deuxième argument est économique. En raison des contraintes
du marché international, on ne pourrait rien faire contre les
injustices criantes de la très prospère société
française et la liberté sans frein de la finance. Sauf
que, puisqu'on en est rendu à ce niveau d'évidence, on
ne comprend pas très bien à quoi servirait que l'économie
fleurisse et que la production fructifie si la ruine des hommes est
le prix de cette prospérité. Quant aux fameuses contraintes,
c'est à dire le libéralisme économique et la domination
américaine, on ne peut tout de même pas oublier qu'elles
sont imposées par des forces et des organismes tout à
fait identifiés, dont la politique n'est pas clandestine, qui
orientent de façon décisive les grandes négociations
internationales, qui interviennent dans le monde entier pour punir les
récalcitrants. Et cela amène à penser que d'autres
forces, d'autres points de vue politiques, dès lors qu'ils l'emporteraient,
peuvent eux aussi proposer leurs règles du jeu.
Il ne faut donc pas renoncer à changer les choses. Le combat
de la gratuité est un axe possible pour l'intervention politique
et sociale transformatrice. Il correspond à un rêve profondément
ancré dans l'esprit humain, une utopie qui depuis des millénaires
dégage un horizon à l'aventure collective des hommes.
Il donne de l'oxygène aux perspectives ouvertes par la révolution
scientifique et technique, et la socialisation accélérée
qu'elle entraîne. En permettant de circonscrire le champ de bataille
à des besoins humains chaque fois délimités, il
rend possible le regroupement de forces suffisantes pour emporter des
victoires partielles mais solides.
La gratuité s'appuie sur une expérience et des résultats
indéniables. Elle peut avancer grâce à la prise
du pouvoir politique, mais elle peut également être défendue
à partir des multiples positions sociales, économiques,
idéologiques, culturelles, spirituelles tenues l'armée
de ceux qui en profitent et qui l'aiment. Une fois acquise, la gratuité
possède une épaisseur, une viscosité qui rend difficile
son anéantissement. Depuis la dernière guerre, la droite
et la gauche se sont succédé au pouvoir; on a vu passer
tour à tour sur la société française les
ombres de la Révolution culturelle puis de l'extrémisme
reaganien, mais la sécurité sociale, même mise à
mal, a finalement bien résisté. Ce phénomène
suggère une issue originale à la vieille et maléfique
question de "l'irréversibilité du socialisme".
Posée dans le cadre d'une représentation totalitaire de
la transformation sociale, elle mettait les esprits devant une impasse:
comment revenir à l'exploitation capitaliste après qu'on
l'ait vaincue, comment laisser faire un tel retour en arrière,
si scientifiquement contraire au bonheur de l'humanité, et finalement,
comment supporter la démocratie? La gratuité -sa relative
irréversibilité- tient non pas grâce au pouvoir,
mais à côté du pouvoir, souvent en dépit
du pouvoir, parce qu'elle est endossée par la société
qui ne s'imagine plus vivre sans elle. C'est un indice très riche
des limites que connaît tout pouvoir politique quel qu'il soit,
qui tient à des rapports de force ancrés dans les profondeurs
de la vie sociale, peut-être même dans les profondeurs de
la vie tout court, et sur lesquels les joutes et les succès électoraux
interviennent beaucoup moins que ne le croient ceux qui s'y adonnent.
C'est un indice qu'il existe de vastes territoires encore vierges à
conquérir pour l'action civique.
Comment agir? Quelles directions prendre? La gratuité découpe-t-elle
dans le vaste panorama de la vie collective des représentations
suffisamment fécondes pour mobiliser des énergies, fédérer
des forces, remporter des victoires? Où coïncide-t-elle
le mieux avec les besoins concrètement ressentis? Et quelles
urgences nous impose l'évolution de la société?
Protéger les gratuités menacées
De nombreuses forces politiques et sociales mènent ce combat.
La dégradation qualitative et quantitative des gratuités
dans les domaines de la santé ou de l'école, les atteintes
à l'environnement, l'invasion de l'argent dans la pratique sportive,
les choix libéraux en matière de transport et d'infrastructure
routière, la frénésie marchande qui entoure les
biotechnologies et les possibilités qu'elle ouvre de monnayer
des morceaux du corps humain, l'empiétement des rapports marchands
sur des aspects de la vie qu'on croyait à jamais préservés
provoquent déjà une résistance organisée.
Mais cette résistance se déroule dans un éclatement
qui favorise les manoeuvres de l'adversaire. La cohérence de
luttes dispersées n'apparaît que par défaut et sous
des rubriques à l'image conservatrice: défense des acquis
sociaux, corporatisme (les fameuses rigidités de la société
française). Faute d'une cohérence politique et idéologique
minimum chez ceux qui défendent des positions de gratuité,
l'adversaire a beau jeu de s'appuyer sur les uns pour attaquer les autres,
d'utiliser tantôt les ardents amis de la Nature contre les poussiéreux
défenseurs de Jules Ferry, tantôt de saluer le courageux
combat des infirmières tout en moquant les ayatollah de l'écologie.
Dans l'éclatement des références et l'écroulement
des hégémonies politiques, la protection déclarée
et vigilante de toute gratuité existante -dans ses aspects quantitatifs
mais aussi qualitatifs- peut constituer une vraie boussole. Elle incite
à répertorier tous les espaces de gratuité qui
subsistent et que la nomenclature habituelle de nos représentations
éparpille sous des rubriques différentes. Et cela permettrait
très certainement de faire apparaître un territoire beaucoup
plus imposant qu'on ne l'imagine au premier abord, un rapport de force
beaucoup plus disputé entre le gratuit et le marchand, prise
de conscience qui constitue en elle-même un puissant encouragement
à combattre le règne de l'argent. Affirmer la pertinence
de la notion de gratuité, contribuer à mettre en évidence
le découpage et la forme qu'elle imprime à la réalité,
c'est déjà un acte politique de rassemblement contre les
puissances du marché.
Récupérer les positions fraîchement perdues
Les évidences marchandes et le bon sens produit par les zones
de gratuité coexistent et s'affrontent sur un champ de bataille
singulier: les consciences individuelles. Suivant la situation des uns
et des autres, l'implication dans le mouvement social ou civique, l'histoire
personnelle, les influences ou les lectures, rapports de force et dispositifs
de défense sont chaque fois différents. Mais c'est un
fait: aucune conscience n'échappe à ce débat. Chaque
fois qu'une gratuité est écornée ou supprimée,
l'affrontement prend un tour plus vif. Certains se rendent sans combattre,
et c'est souvent quand les solutions payantes de remplacement sont directement
à leur portée ou même les favorisent . D'autres
vivent cette régression avec la rage au coeur, parce qu'une atteinte
à la gratuité, c'est toujours la privation d'un bien qui
était vécu comme un droit.
-Laissez-moi passer, j'ai le droit.
-Non Monsieur, plage privée!
-Le bord de mer est à tout le monde.
-Tentez l'expérience et je lâche les chiens.
Parce que la suppression d'une gratuité est généralement
ressentie comme une atteinte à l'autonomie et à la dignité
de l'individu, toute part de gratuité abolie, mais à mémoire
humaine, laisse dans les esprits des nostalgies qui peuvent être
transformées en motivations et servir de propédeutique
au combat pour des gratuités nouvelles.
Imaginer et privilégier les solutions gratuites aux problèmes
nouveaux posés par la modernité.
La démocratie par oui et par non n'est pas apte à dégager
des solutions gratuites. L'élaboration de ce qui n'est pas déjà
donné, de ce que le laminoir du marché n'a pas rendu naturel
à l'esprit, engendre nécessairement des formes nouvelles,
pleines, riches d'intervention civique parce qu'elles demandent chaque
fois de penser l'évolution de la vie sociale. Les solutions payantes
peuvent être techniquement différentes, mais le type de
société qu'elles dessinent est toujours le même
(le maximum de droit pour qui a le maximum d'argent) et s'il n'y a qu'une
façon marchande de limiter le stationnement automobile dans les
villes - payer!-, les solutions gratuites sont diverses avec des effets
qui peuvent être contradictoires; elles impliquent un vrai travail
de réflexion collective, et de vrais choix puisqu'il peut y avoir
plusieurs solutions efficaces.
La régulation par l'argent est la plus paresseuse des issues.
Ceux qui l'imposent s'appuient sur la lassitude globale d'une société
qui, en dépit de résistances partielles et momentanées,
a fini par se soumettre au dressage du marché, par y voir la
nature des choses. Au contraire, chaque fois qu'on envisage d'aller
vers la gratuité, il faut d'abord engager la bataille contre
les forces puissantes et voraces qui règnent sur l'argent, sur
la puissance publique et sur les idées reçues. Mais ce
combat négatif est tout juste destiné à déblayer
la route. Ensuite, il faut que les esprits se mettent à travailler,
à communiquer, à s'entendre. Et à s'entendre pour
la chose la plus difficile qui soit: faire du nouveau.
Imaginer des solutions gratuites n'est pas seulement un objectif transformateur
par le type de vie sociale qui en découle; c'est aussi transformer
radicalement les formes et le contenu de l'intervention civique, c'est
élever au niveau supérieur la pratique de la démocratie.
Chômage et pauvreté
Le chômage et la pauvreté, ces deux maux que la fatalité
marchande impose avec une brutale cruauté à des millions
de familles, sont le signe le plus durement vécu de la déchirure
qui traverse les sociétés d'abondance. L'abandon déclaré
d'une perspective de plein emploi, l'aveu cynique que l'économie
roule pour son propre compte, que l'utilité sociale n'en est
ni le moteur, ni l'objectif, tout au plus une conséquence et
en tout cas sans engagement ni garantie, ont fini par s'imposer à
la majorité des esprits comme une lugubre mais incontournable
fatalité. L'extension mondiale du capitalisme marchand et de
ses règles est invoquée pour briser toute tentation d'imaginer
que l'organisation de la production des biens et des services puisse
un jour permettre à chacun d'y participer par son travail et
d'en profiter grâce à ses revenus. Chômage massif
et revenus bloqués seraient l'inévitable rançon
de la concurrence mondiale, compétition hissée par les
principales forces politiques et financières de la planète
au rang d'impératif catégorique. Seulement, ces inaltérables
lois du marché sont devenus si agressives pour la société
qu'un peu partout (à droite comme à gauche), des propositions
naissent pour en tempérer l'effet.
Parmi celles-ci germe l'idée de tracer une frontière
entre les activités, notamment industrielles, qui seraient par
nature vouées à la concurrence internationale et celles
qui, en particulier dans les services, pourraient en être retirées
sans dommage. Ainsi, la compétition entre firmes automobiles
serait le moteur du progrès technique et la condition d'une offre
au juste prix. Par contre, les nombreux services imaginables pour améliorer
les conditions d'existence et l'intégration du grand âge
pourraient être le résultat de politiques conduites à
un niveau national. Cette sage remarque ne met pas en cause l'appétit
marchand, même s'il s'en trouve limité dans les frontières
nationales, et le capital guigne la décrépitude de nos
corps comme tout autre phénomène de la vie humaine, en
cherchant comment il pourra s'emparer des besoins qu'elle provoque pour
faire de l'argent. Cependant, elle ouvre un champ on pourrait dire naturel
aux activités de service public et dessine du même coup
un critère de faisabilité pour des gratuités nouvelles.
Pourquoi, en même temps qu'on imagine d'ouvrir à l'emploi
des chantiers nouveaux, utiles, et que ne menace pas structurellement
la concurrence internationale, n'envisagerait-on pas la possibilité
de les emmener le plus loin possible des contraintes marchandes en en
ouvrant le bénéfice solidairement pour tous par la gratuité
totale ou partielle, contribuant du même coup à réparer
les fractures de la société, à réduire les
injustices qu'engendre le marché capitaliste?
On en a déjà l'expérience. Les collectivités
territoriales, principales organisatrices de gratuités, sont
aussi le premier investisseur de proximité. La décentralisation
leur donne de réelles prérogatives qui peuvent encore
être étendues. Leurs administrations propres, les commandes
qu'elles passent aux entreprises privées représentent
des millions d'emplois. Et lorsque les services qu'elles proposent sont
gratuits ou semi-gratuits, elles jouent un rôle décisif
de répartition des richesses, libérant d'autant le pouvoir
d'achat des ménages les plus modestes, ceux dont l'imposition
directe reste faible. Le transfert aux collectivités de moyens
supplémentaires, pris par exemple sur les milliards d'aides aux
entreprises dont on n'a pas vu qu'ils aient réellement incité
à l'embauche, serait susceptible de libérer du revenu
disponible grâce à l'extension des gratuités (transports
en commun, services culturels ou de loisirs, logement…), tout
en ayant un effet direct et immédiat sur l'emploi.
Il y a peut-être là le moyen d'engager une politique originale
des revenus. Certes, elle ne dispense pas de mettre en évidence
l'anomalie du blocage des salaires quand la productivité du travail,
le produit national brut ou les profits capitalistes connaissent une
croissance continue, ni de se battre pour être mieux payé.
Mais l'argument de la concurrence internationale ne peut être
balayé d'un revers de main, ni les contraintes qui pèsent
sur bien des entreprises, aussi injustes soient-elles pour les salariés.
Le détour par des dispensateurs de gratuités comme les
collectivités locales, pourrait ainsi permettre que les milliards
consacrés par l'État à la lutte contre le chômage
n'aillent pas gonfler les profits financiers, et c'est souvent la destination
de l'aide aux entreprises. Investis dans des équipements et des
services d'accès gratuit ou semi-gratuit, ils se traduiraient
par une augmentation du revenu disponible, et ceci de la manière
la plus égalitaire qu'on puisse imaginer. Enfin, une telle démarche
engagerait une société aujourd'hui déchirée
par la misère et l'exclusion dans la voie de sa resolidarisation.
Engager le combat pour conquérir à la gratuité
des positions nouvelles
On peut dire, parce que l'expérience l'a montré, que
sont particulièrement propices à la gratuité les
biens dont l'usage est ressenti ou peut être ressenti comme un
droit (la santé, l'éducation). Au départ et à
l'origine de ce sentiment, il y a un besoin reconnu comme vital. Cette
reconnaissance n'est pas spontanée, elle naît dans les
affrontements de l'Histoire. Le besoin de savoir lire, écrire
et compter est apparu comme vital à un certain stade du développement
historique. Des conditions objectives rendaient souhaitable sa satisfaction;
il prenait forme aussi grâce à la volonté politique
d'hommes et de forces qui proposaient comme objectif une société
plus instruite. Dès lors, ce besoin était mûr pour
la gratuité. Et c'est dans la lutte pour obtenir cette gratuité
que l'éducation également proposée à tous
les enfants a été désignée comme un droit
(belle arme idéologique!) Ceci donne à penser que des
besoins qui apparaissent aujourd'hui périphériques -ou
qui n'ont pas encore surgi- peuvent un jour être désignés
et considérés comme vitaux, puis porter des luttes qui
les transformeront en droits. On peut très bien imaginer, par
exemple, et à perspective humaine, que l'accès aux réseaux
de communication connaisse une telle évolution, ce qui devrait
faire réfléchir à l'enjeu d'une éventuelle
privatisation de France Télécom. Et déjà,
devant la multiplication des coupures pour impayés que provoquent
la misère et le chômage, certains syndicats d'Électricité
de France proposent que le service public de distribution d'énergie
assure un droit minimum, gratuit, au courant électrique. De façon
générale, peut être considéré comme
vital tout bien dont, en fonction de l'évolution de la société,
on ne peut se passer sans être d'une manière ou d'une autre
exclu de la vie normale.
A l'opposé de ces besoins vitaux, il existe une multitude de
biens dont on peut se passer, ou plutôt de biens auxquels on attache
d'autant plus d'importance qu'on peut y renoncer pour en préférer
d'autres, tout ce qui, peu ou prou, sera désigné comme
étant du luxe ("les belles fringues, je m'en fiche, mais
pour rien au monde je ne me priverais de voyager"). Ce luxe là
est très subjectif: il n'est pas le même à vingt
ans qu'à cinquante; ce qui est du luxe à une certaine
époque historique peut devenir vital à une autre. On peut
aussi, par amertume ou renoncement, dire "c'est du luxe" à
propos d'un bien qu'on n'a pas les moyens d'acquérir et qui pourrait
être néanmoins considéré comme vital. Mais
sur le fond, et pour une immense part des richesses produites par le
travail humain, il existe bien des choix non contraints, un rapport
de plaisir à la consommation et qui intervient largement dans
l'art de vivre. Certains biens sont du luxe par leur raffinement, leur
rareté, leur prix, et la taille malgré tout limitée
des ovaires de l'esturgeonne est un grave obstacle à la libre
distribution du caviar. S'offrir un petit luxe, c'est également
introduire dans la consommation une fantaisie, une particularité,
se différencier, choisir. Une belle automobile, un papier peint
délicat, une cravate originale, une bonne bouteille, un livre
rare, une nuit dans un grand hôtel ne méritent peut-être
pas qu'on les vénèrent religieusement, mais il faudra
longtemps avant de trouver plus efficace que le marché, même
capitaliste, pour alimenter cet univers de la variété.
Dans ces domaines, la gratuité peut attendre.
Entre le luxe déclaré et les biens indispensables à
la survie, il existe des domaines plus mélangés. Certains
produits de consommation sont tout à fait vitaux, mais avec cette
particularité que le développement qualitatif et quantitatif
de la production ainsi que l'évolution des moeurs y ont intégré
dans la quotidienneté même de leur utilisation une certaine
dose de variété, de luxe, même s'il est souvent
rendu illusoire par la faiblesse des revenus. C'est le cas par exemple
de la nourriture ou de l'habillement. Le socialisme réel a montré
combien il était délicat et périlleux d'y manipuler
le marché. Même si elle permet la survie biologique, la
relative uniformisation des produits alimentaires ou vestimentaires
entraîne une pénible frustration. Il faut donc réfléchir
à la manière de faire respecter le droit de manger à
sa faim ou d'être chaudement habillé l'hiver sans rompre
le lien subtil que les mécanismes du marché ont établi
entre le producteur et le consommateur.
Certains biens, enfin, sont rares, chaque fois originaux, leur besoin
n'est aujourd'hui consciemment ressenti que par une minorité
et pourtant, on leur consent presque spontanément une part de
gratuité. C'est par exemple le cas du spectacle vivant, théâtre,
opéra, ballet, concerts de musique savante, qui bénéficie
souvent de larges subventions publiques. Disons tout d'abord que profitant,
par la force des injustices de la vie, à une élite intellectuelle
et financière, ces biens avaient davantage de chance d'attirer
les fonds publics. Pas suffisamment néanmoins pour que, la part
faite aux subventions, le prix des places les rende vraiment accessibles
à tous. Cependant, l'intervention publique et la part de gratuité
qui en découle restent indispensables à la survie même
de ces arts. Et il est très intéressant de constater que
l'entretien et le développement du patrimoine contiennent déjà,
avec l'assentiment public, de sérieuses amorces de gratuité.
On touche là, en effet, au domaine socialement vital -mais dans
l'univers de l'esprit- de l'identité collective sans laquelle
s'installe l'inconfort mental, la dérive des points de repères,
l'incapacité de juger, d'agir, de donner. Étendre qualitativement
et quantitativement l'offre des biens qui étayent cette identité
(conservation et développement du patrimoine culturel, mais aussi
naturel) est sans doute un autre territoire, très vaste, ouvert
aux chantiers de la gratuité.
Ces réflexions circonscrivent des familles de biens dont on
peut raisonnablement souhaiter qu'ils deviennent totalement ou partiellement
gratuits. Elles invitent à penser un vrai rééquilibrage
qui ouvrirait une dialectique nouvelle entre efficacité économique
et justice sociale, entre un marché aux coudées franches
mais recentré sur les domaines où il reste irremplaçable
et un vaste secteur d'intérêt public vraiment dégagé,
dans ses objectifs, de la course au profit, ses lois, ses contraintes.
Les entreprises du marché peuvent d'ailleurs y trouver elles
aussi de puissants avantages comme c'est déjà le cas avec
la fluidité que permettent le libre accès à la
voirie ou des transports en commun subventionnés. Grâce
à ce rééquilibrage, bien des aspirations que le
marché avoue n'être plus en mesure de satisfaire ou ne
pas avoir l'intention de traiter peuvent retrouver un commencement de
perspective: retour à des tâches utiles de la main d'oeuvre
inemployée, mise en valeur de l'environnement naturel, humanisation
des villes, revitalisation de l'espace rural, aménagements et
services susceptibles de rétablir la convivialité perdue,
tout ce que la gestion capitaliste laisse sur le bord de la route pour
courir après les taux de profit. Or peu à peu, ces rebus
de l'efficacité libérale représentent les aspects
humainement les plus prometteurs de la modernité.
Traduction économique de l'exercice d'un droit, la gratuité
s'appuie sur des outils profondément ancrés dans la culture
républicaine de la France. Pouvoir ou non les mobiliser constitue
même un critère de faisabilité pour le passage à
la gratuité totale ou partielle de tel ou tel domaine aujourd'hui
tenu par le marché. Bien public, parce que le simple fait pour
un bien d'être sous contrôle ou propriété
de la collectivité qui en a l'usage crée la base d'un
accès de droit pour ses membres; utilité publique, pour
établir la hiérarchie entre les avantages individuels
et l'intérêt général, pour marquer la légitimité
supérieure de la solidarité et, quand c'est nécessaire,
faire appel à la cotisation; service public, comme type d'organisation
du travail où, dans le cadre des ressources mises à disposition,
la satisfaction des besoins peut l'emporter sur le critère du
plus fort profit financier.
L'hypothèse du logement
Choisir à froid l'exemple d'une possible nouvelle gratuité
peut paraître contradictoire avec ce qui a été dit
précédemment. L'émergence d'un désir social
de gratuité n'est sans doute pas du ressort des programmes politiques,
même s'ils peuvent contribuer à le susciter, à l'entretenir,
et qu'il sont nécessaire pour le mettre en oeuvre. En la matière,
l'inconscient de l'histoire, le hasard des conjonctures, l'inattendu
des opinions qui se forment et se défont, la puissance ou la
mollesse des mouvements qui se manifestent concrètement jouent
un rôle prépondérant, et si ce sont en effet, dans
la profondeur de leurs remuements internes, les masses qui font l'histoire,
cela se passe pour une large part à l'insu des prétendues
avant-gardes. Le choix d'explorer l'exemple du logement ne doit donc
en aucune façon être pris pour un programme. Il n'a pourtant
pas été choisi au hasard. Il correspond à une inquiétude
exprimée de mille façons par la société.
Il connaît déjà des instillations de gratuité,
grâce à un système de subventions personnalisées,
et surtout à travers l'immense parc de logements sociaux. Mais
il constitue un des domaines où les logiques du marché
capitaliste font un retour en force: explosion de la spéculation
foncière, baisse drastique des subventions de l'État,
dévalorisation du logement social par la concentration programmée
des familles en difficultés, etc.
Le logement est un besoin vital, déjà reconnu par la
loi comme un droit, mais de façon si formelle que des millions
de familles vivent dans l'angoisse des loyers à payer, voire
de l'expulsion, quand elles ne sont pas purement et simplement à
la rue ou, ce qui revient presque au même, entassées dans
des logis d'infortune qui excluent les parents de la vie sociale et
condamne les enfants à l'échec et à la marginalité.
Problème beaucoup plus vaste d'ailleurs puisqu'il ne suffit pas
d'être au chômage, ou au SMIC, ou basané pour souffrir
d'un urbanisme aux ordres de la spéculation foncière et
immobilière. A Paris, capitale de la France, à moins de
disposer de revenus supérieurs à 20 000 F par mois ou
de bénéficier de solides amitiés politiques, comment
fait une famille de trois enfants pour trouver un logement à
sa taille?
Alors, de la gratuité dans le logement? Enfantillage ou scandale?
(Tous les enfants gratuitement à l'école, tous les grands
malades gratuitement soignés: scandale ou conquête sociale
désormais concrétisée?) Avant de s'imposer dans
un domaine jusque là dominé par le marché, l'idée
de la gratuité apparaît toujours comme utopique, merveilleuse
et donc hors du réel. Elle apparaît aussi comme un scandale
parce qu'elle s'attaque à cette idée si profondément
enracinée -si adroitement utilisée- que les bonnes choses
se méritent et de préférence par la souffrance
(la masse des efforts, des renoncements, des frustrations, des fiertés
dérisoires que cristallise la porte blindée du petit pavillon
de banlieue!) Scandale enfin pour les formidables puissances financières
et leurs porte-parole politiques qui seraient inévitablement
lésés par ce recul du marché. Mais lorsque la conscience
d'un droit arrive à maturité, qu'elle se répand
dans la société, que toute atteinte à ce droit
provoque un sentiment de révolte, quand l'ordre établi
ne parvient plus à imposer sa représentation des choses
et ne récompense plus la soumission des esprits par le relatif
confort mental qu'on trouve à se satisfaire de la normalité,
la gratuité est lavée du soupçon de douce utopie
et peut se transmuter en objectif mobilisateur. Pour en arriver là,
les rassemblements de forces et l'action civique débordent largement
les formes traditionnellement identifiées du militantisme politique.
Ainsi, les engagements et les discours si variés, souvent hétéroclites,
qui contribuent à diffuser dans le corps social le sentiment
qu'être logé est un droit, interviennent tous pour rendre
possible, le moment venu, une révolution dans les modes d'accès
au logement sans qu'il soit nécessaire d'élire un comité
de coordination, ni d'investir tel ou tel organisme d'une mission d'avant
garde.
On n'y est pas encore. Aujourd'hui, le besoin vital que chacun a de
se loger sert de tremplin pour faire fructifier le plus vite possible
des capitaux immenses qui peuvent demain, au gré des taux de
profit, s'investir dans la spéculation monétaire, le marché
des matières premières ou, plus rarement, l'industrie.
L'armée des sans-logis ou des mal-logés est utilisée
comme moyen de pression pour faire accepter la hausse parfois vertigineuse
des loyers, de même que l'armée des chômeurs sert
d'argument pour le blocage, voire la baisse des salaires. Le spectre
de la rue, l'apartheid social, l'allongement constant des trajets domicile-travail,
les ghettos naissants, l'angoisse très réelle, très
répandue de perdre son logement par simple décision du
propriétaire ou impossibilité momentanée de payer,
l'endettement et la perte de mobilité des familles qui ont choisi
d'acheter pour échapper à la loi des propriétaires
imprègnent la vie quotidienne d'une immense partie de la société.
L'insécurité et la dégradation des relations humaines
dans les villes ont pour vraie cause, non la violence innée des
arabes, non le priapisme débridé des Noirs, non la vulgarité
des faubourgs, non l'immoralisme communiste, ni les odeurs de morues,
ni les excès d'alcools anisés, mais la bonne vieille et
inextinguible soif d'argent proposée en modèle de vie
par la classe qui dirige l'économie.
Bien public. Comment aller vers de la gratuité dans le logement
sans d'abord briser la spéculation foncière? Elle interdit
toute politique visant à rendre aux villes la diversité
sociale sans laquelle, soit elles se dessèchent, soit elles s'enfoncent
dans le désespoir. A Paris intra muros, le seul poids du foncier
renchérit d'un million de francs la construction d'un F3 HLM.
D'une manière ou d'une autre, le foncier urbain -le sol de nos
villes; celui, gratuit, de nos rues, et celui, si cher, sur lequel sont
posées nos maisons- doit échapper aux règles du
marché (il n'est pas, que l'on sache, le fruit du travail humain,
et sa viabilisation est à la charge du contribuable). Étant
donnés les formidables intérêts engagés dans
ce secteur, une telle orientation se heurtera à une résistance
désespérée. Il faudra qu'elle s'appuie sur une
prise de conscience puissante que les appétits financiers doivent
céder le pas devant le droit au logement, le droit à des
villes humaines. Mais comme le combat ne sera pas mené sur tous
les fronts, qu'expulsé du foncier, le profit pourra se retourner
et continuer à prospérer sur la plupart de ses autres
territoires, qu'un pacte politique pourra même être conclu
en ce sens (prenant acte de l'extrême difficulté technique
qu'aurait la société à remplacer efficacement sur
tous les fronts de l'activité économique les mécanismes
de gestion mis en place par le marché capitaliste), on peut penser
qu'une victoire puisse être acquise dans ce domaine.
Utilité publique. Est-il possible d'assurer une offre de logement
suffisante, de bonne qualité, qui permette à toutes les
couches de salariés de se loger près de leur lieu de travail
et sans se ruiner? Contrairement à l'argent engagé dans
la spéculation ou le profit capitaliste, la richesse dont dispose
la collectivité n'est nullement tenue à faire des petits.
Un immeuble qu'on entretient conserve sa valeur et aucune règle
économique ou morale n'impose qu'on doive, en le louant, faire
la culbute tous les sept ou dix ans. Alliée à la maîtrise
publique du foncier, la simple gestion non capitaliste du parc locatif
peut se traduire par une chute brutale du prix des loyers. Or l'État
dispose d'une immense fortune. Est-il absurde de penser que, s'engageant
dans une véritable révolution du système d'accès
au logement, il redistribue différemment (et sans la perdre)
cette immense fortune, qu'au lieu de gérer en bon capitaliste
banques ou trusts industriels, il ouvre les chantiers d'un autre type
de propriété, d'un autre rapport, d'un rapport solidaire
à la richesse sociale et à son usage individuel? Cette
orientation d'intérêt public aura besoin de décisions
énergiques, de mesures clairement coercitives pour que la spéculation
étant devenue impossible, les portes ne se ferment pas sur les
logements vides. Mais elle ne sera pas pour autant une machine de guerre
contre le marché en général. C'est au marché
et en le vivifiant qu'elle fera appel pour la construction, l'entretien,
les aménagements, car l'intérêt public passe aussi,
en la matière, par le jeu de la concurrence dans les prix et
dans la qualité.
La maîtrise publique du foncier urbain introduirait une première
dose de vraie gratuité dans le logement. On peut en imaginer
d'autres. Hormis l'indispensable solution des cas extrêmes, pourquoi,
par exemple, ne pas pondérer le loyer sur la base du quotient
familial; que l'on puisse s'agrandir, mais sans dépenser plus
-gratuitement-, quand la famille s'agrandit ou qu'on prend avec soi
des parents âgés. En plus de l'agrément qu'elle
apporte dans la vie quotidienne, on voit bien les effets connexes qu'une
telle instillation de gratuité peut avoir dans des domaines aussi
différents que la réussite scolaire des enfants, l'intégration
du grand âge ou même les équilibres démographiques.
Comme chaque fois, mais ici de façon très claire, une
mesure de gratuité est aussi une mesure de solidarité
sociale. A la source, par la cotisation (loyers pondérés,
impôts…) A l'arrivée, par le type de vie sociale
qu'elle permet d'envisager. De ce point de vue, un gigantesque travail
d'imagination reste à faire. L'habitat n'est trop souvent que
l'abri où tromper sa solitude. Comment le réintégrer
dans un univers urbain qui ne se contente plus de faire le lien entre
les fonctions éclatées de l'existence, mais qui soit conçu
pour réunir des êtres humains vivants, parlants, entiers?
Tâche de service public immense et multiforme pour laquelle, sur
la base d'une gratuité naissante, peuvent là encore être
mobilisés ensemble les salariés de la collectivité
et de nombreuses entreprises qui offrent sur le marché, des biens,
des services et une expérience utiles.
Vrais choix et affaires courantes
La succession des gouvernements de gauche et des gouvernement de droite
a donné aux Français l'impression déprimante que
leurs élus était incapables d'agir sur les forces économiques,
que gauche ou droite, le résultat était le même.
C'était percevoir, mais sans l'analyser, les limites du pouvoir
politique face à la formidable puissance de ceux qui dirigent
l'économie. Les gouvernements se succédaient, mais aucun
vrai changement dans la vie des gens, ou peu, et cette impression tenace
que finalement, avec plus ou moins de bonheur, d'intelligence, de brio,
les uns et les autres se contentaient gérer les affaires courantes.
Imaginons maintenant qu'une force politique admette franchement que
dans l'ensemble, sa direction de l'État ne pourra pas faire grand
chose d'autre que de gérer les affaires courantes, mais que sur
un domaine au moins, même un seul, elle rendra aux citoyens les
pouvoirs aujourd'hui confisqués par ceux qui dirigent l'économie.
Imaginons que cette force politique mène en cinq ans, le temps
d'une législature, avec l'indispensable soutien des citoyens,
un combat sans merci pour de la gratuité dans le logement, et
qu'au bout de ces cinq années le droit au logement, c'est à
dire sa gratuité au moins partielle, ait réellement avancé,
pense-t-on que les électeurs ne reconnaîtraient pas: là,
au moins, quelque chose de l'organisation sociale a changé. Et
même si pour d'autres raisons, ces électeurs renversaient
la force politique avec laquelle ils auraient conquis ce changement
comme tomba le gouvernement (dont le chef était de droite et
les ministres de gauche!) qui avait institué la sécurité
sociale, croit-on qu'il serait si facile de revenir sur ce qui aurait
été ainsi commencé?
Il s'agit d'imagination. Bien sûr, une multitude de choix modestes
qui modestement penchent dans un sens, ce n'est pas rien. Et puis aucune
fatalité n'interdit de mener de front plusieurs objectifs transformateurs
et il y a sans doute bien d'autres domaines propices aux combats pour
la gratuité (prévention sanitaire, télécommunications,
transports en commun, loisirs...). Deux au moins sont apparus sur le
devant de la scène sociale.
Reconquête collective de la vie rurale. Brutalement assujettie
au marché capitaliste international, entièrement polarisée
par la recherche d'une rentabilité marchande sans cesse remise
en cause par la concurrence, l'activité agricole ne remplit plus
sa fonction séculaire d'aménagement de l'espace rural
et d'entretien du patrimoine biologique. Placés sous la tutelle
du profit financier, les extraordinaires progrès qui permettent
à l'humanité de produire désormais davantage d'aliments
qu'il ne lui en faut pour se nourrir, non seulement sont incapables
de supprimer la faim dans le monde, mais se réalisent au prix
du sabordage de la vie rurale des pays développés. Les
villages meurent. Les jachères s'étendent à côté
de champs gorgés d'engrais dévastateurs. La riche et merveilleuse
diversité du cheptel, si intégrée au paysage français,
s'évanouit sous la pression des races les plus productives (affreuses
et omniprésentes usines à lait que sont les holstein!)
elles-mêmes touchées par la surproduction et les primes
à l'abattage. Sur ce recul de civilisation se développe
dans l'élevage un productivisme industriel qui se traduit par
une instrumentalisation et un mépris de la vie animale, une violence
qui, au delà de toute sensiblerie, finit par poser un réel
problème éthique à la société des
hommes.
Ne peut-on imaginer que la nation française, plutôt que
d'entretenir un système de subventions agricoles humiliant pour
les récipiendaires et ruineux pour la collectivité, s'offre
le renouveau de la vie rurale en finançant directement un certain
nombre de tâches agricoles capitalistiquement non rentables et
pourtant d'intérêt public? Est-il absurde d'imaginer par
exemple qu'au lieu de financer la mise en jachères, on paye le
travail d'hommes et de femmes qui assureraient sur des prairies entretenues
la conservation des innombrables races de bovins, ovins, caprins, équidés
élaborées au cours des siècles par le savoir-faire
paysan (et au bout du compte, ces animaux produisent également
de la viande ou du lait)? En rendant à ce grand pays urbain sa
profondeur rurale, en réconciliant par la même occasion
la ville et la campagne, la collectivité ne s'offrirait-elle
pas un correctif aux malaises de l'identité plus fécond
que la misérable propagande raciste ou les rodomontades du chauvinisme.
Car la campagne est aussi un bon médicament pour les enfants
des villes.
Sida. Des hommes et des femmes, souvent jeunes, souvent frappés
à travers la plus bouleversante des joies humaines, quittent
la vie par milliers, atteints d'une maigreur terrifiante qui les fait
ressembler aux victimes des grands malheurs emblématiques: la
faim, la déportation, la misère des guerres sans fin,
la peste. Jusqu'au dernier souffle, ils ont attendu de la science humaine
qu'elle les sauve comme elle sait le faire pour tant d'autres maladies.
Toujours rien. Et de puissants groupes pharmaceutiques dépensent
des centaines de millions en procès pour savoir qui bénéficiera
le plus des profits escomptés sur les tests, les médicaments
ou les vaccins. Pendant ce temps, en Afrique, la quasi totalité
des malades sont privés des quelques médicaments offrant
une rémission. Et de nombreux laboratoires privés orientent
délibérément la recherche en direction de thérapies
exclusivement adaptées aux populations solvables.
Le sida est, comme on le sait, une maladie transmissible. De quelque
façon qu'on tourne le problème, il n'y a pas de victoire
possible sur le virus sans que soit organisée une gratuité
mondiale de la prévention et des soins, sans que la gestion de
cette bataille soit arrachée aux lois du profit capitaliste.
Il est effarant, c'est une gifle à toute la civilisation humaine,
qu'une telle évidence soit encore si peu suivie d'effet.
Des valeurs à chérir
La gratuité existe-t-elle? D'un côté, le marché
fait débauche du mot "gratuit", récompense offerte
aux fidèles du shampoing, du liquide vaisselle ou du sirop de
grenadine (25 % de produit gratuit en plus), aux aficionados de la vente
par correspondance (gratuit: un ravissant pendentif égyptien
plaqué à l'or fin), aux acheteurs impécunieux (crédit
gratuit) ou aux claustrophiles affamés (les pizzas sont livrées
gratuitement). De l'autre -est-ce en réaction à ces bouffonneries?-,
les organisateurs de gratuité, par exemple les élus ou
les responsables de collectivités locales qui développent
des services libres d'accès, se récrient très généralement
lorsqu'on met l'accent sur l'aspect gratuit de leurs réalisations.
Comme s'ils craignaient que cette qualification minimisât le sérieux
de leur engagement. Comme si elle délestait le citoyen de sa
responsabilité. Alors, avec ce sérieux et cette responsabilité
où perce une pointe d'amertume, ils rabrouent l'ami des choses
gratuites en lui rappelant comment et combien il reste avant tout un
contribuable.
Ils n'ont pas tort. Le passeport pour la gratuité est en effet
payant. Et s'ils sont en charge de boucler le budget des écoles
ou d'assurer les achats de la bibliothèque municipale, leur regard,
c'est compréhensible, se porte sur l'amont de la gratuité,
sur les liens qui l'attachent encore au marché, à l'argent,
comme si cette triviale réalité les retenait de se souvenir
qu'en aval, là où porte leur action, le rapport marchand
est vraiment aboli. Mais peut-être cette réticence tient-elle
aussi au caractère obnubilant qu'ont pris les représentations
marchandes dans la dernière décennie; peut-être
est-elle aussi un effet de l'intimidation que produit dans les représentations
l'hégémonie du marché et de l'argent, comme si,
devant la découverte qu'une partie de l'espace lui échappe
encore, ou même qu'on est parvenu à la lui arracher, l'esprit
était retenu d'y croire et de s'en réjouir.
Aussi, ce qui est proposé dans ce texte, ce n'est pas seulement
une réflexion sur des perspectives faisables de vraie transformation
sociale, c'est l'ouverture d'un autre point de vue: se placer ailleurs
et regarder ce que ça donne; ouvrir sur la réalité
la fenêtre de la gratuité et regarder ce que ça
donne. Fenêtre qui n'a pas, qui ne peut pas avoir la prétention
d'ouvrir sur la totalité des choses. Fenêtre d'où
l'on observera, mais différemment, des réalités
qui ont déjà fait l'objet de descriptions pertinentes.
Éclairage qui peut-être permettra de faire la lumière
sur des paysages jusque là hors de vue, ou plongés dans
l'ombre. Parti-pris.
La gratuité est une notion transversale. Elle touche à
l'organisation économique, à l'histoire des sociétés,
mais aussi à la formation de la personnalité, mais aussi
au rapport de l'homme et de la nature, ou aux grands archétypes
de la vie morale et spirituelle. Faut-il se méfier de cette diffusion
de sens, ou au contraire s'en emparer, en profiter pour contribuer à
construire une pensée de l'action transformatrice qui ne sectionne
pas l'homme, qui inclue dès le départ la dialectique permanente
et sans cesse en mouvement par laquelle idées et valeurs naissent
du réel, naissent au réel et interviennent sur lui? La
gratuité n'est pas seulement une mesure politique. Elle ne subsiste,
ne naît et ne prospère qu'entourée des valeurs qui
la font chérir et désirer.
Singularité
La gratuité ouvre dans notre rapport aux gens, aux choses, à
la vie une perspective qui est à l'extrême opposé
de l'interchangeabilité marchande. Tout être humain lit
spontanément en soi ce message: "Je suis unique, singulier,
incomparable; on ne peut m'échanger contre aucun autre homme";
et c'est ce qui fonde sa dignité. Alors le marché entre
dans la maison, le matin, le soir, il poursuit chacun le long des rues,
dans les transports en commun, dans les conversations privées,
sur les vêtements, dans les lectures, dans les réunions
politiques, au cinéma, partout, et chaque fois, il demande avec
un grand sourire: "Pourquoi pas?"
Parallèlement à l'argent, moyen d'échange et d'évaluation
qui étend peu à peu son empire sur des aspects de la vie
qu'on croyait inéchangeables -"Ça n'est pas à
vendre"-, inévaluables -"Ça n'a pas de prix"-,
le marché met au point et diffuse en tous lieux la monnaie d'échange,
l'étalon de l'imaginaire, une félicité de référence
en regard de laquelle toute autre pourra être évaluée,
dévaluée et se placer sur le marché des valeurs
humaines, miroir menteur suggérant sans cesse et partout que
le bonheur humain n'a rien à voir avec la singularité.
La publicité ne chante que ça. La même femme nue,
les mêmes cocotiers sur le même sable blanc, le même
soleil ou la même cuisine de soixante mètres carrés,
les mêmes enfants souriants et blonds, tendres et moqueurs sont
la récompense du même acte: acheter. Et tout ce qui se
vend a le même bonheur en récompense.
La gratuité, au contraire, ouvre un espace où peut être
vécue la singularité des gens et des choses. Elle laisse
à l'esprit le loisir de se rendre compte qu'un arbre ne vaut
pas un autre arbre, qu'une heure du jour ne vaut pas celle qui lui succédera;
chaque promenade dans un jardin public, chaque haie de mures ou chaque
rond de girolles, chaque fleur des champs cueillie au hasard du chemin,
chaque chapitre d'un livre (en tout cas ce qui dans un livre ne s'achète
pas) vaut pour soi-même. A l'âge de l'enfance, avant qu'on
soit contraint de travailler pour vivre, avant que notre esprit ait
été (dé)formé à connaître le
prix des choses, quand tout nous est encore gratuit (gratuitement dispensé
par les parents), on sait bien qu'une pomme n'en vaut pas une autre
-et nos caprices se chargent de le rappeler aux grandes personnes-,
qu'un bon après-midi n'est pas fonction de l'argent qu'on y consacre,
que la peluche décatie qu'on traîne avec soi, au grand
dam de l'hygiène adulte, ou cette mère dont nous discernons
avec un tel sentiment d'urgence, pour le meilleur et pour le pire, l'inaltérable
singularité, on ne les échangerait contre rien. La nostalgie,
heureusement, nous en reste (et, heureusement, elle reste efficace).
Ce qu'on est libre de prendre ou de laisser, il faut bien l'aimer pour
ce que c'est, et non en échange d'autre chose, serait-ce le chiffon
rouge du bonheur, ni pour la rassurante étiquette qui, en nous
indiquant le prix des choses, encadre notre jugement et oriente notre
goût.
C'est pourquoi la gratuité ne joue pas la comédie du
bonheur. Elle rend l'homme à son autonomie, (et donc aussi à
sa faiblesse, à sa bêtise, à ses incapacités,
ses incultures, sa possible haine de soi, à sa possible légèreté…)
Ce qu'elle donne est donné pour construire, pour se construire.
Il faut apprendre à en jouir. Elle met du sérieux dans
la vie en nous rappelant que chaque instant, chaque chose, chaque lieu,
chaque sentiment, chaque personne peut échapper au kitsch du
marché, être rendu à son absolue singularité
et nous engager à prendre le risque d'en tirer de la joie.
Dans sa quête de singularité, l'homme se heurte à
la standardisation. Elle est consubstantielle à la forme industrielle
de la production. Ce qui veut dire aussi qu'elle contribue de façon
décisive au bien-être et à la civilisation. Une
fois de plus, l'espace gratuit rencontre une frontière. Une fois
de plus, il s'agit non pas d'éliminer une réalité
dont on ne peut pas se passer (la production par l'industrie de produits
standards en grande quantité), mais de l'empêcher de prendre
toute la place, de prendre le dessus. On ne peut pas aimer une machine
à laver comme on aime un meuble de style. Aussi faut-il établir
une vigilante hiérarchisation entre ce qui ne se distingue pas
(ce qu'une interchangeabilité, une reproductibilité intrinsèques
semble disposer naturellement aux rapports marchands), et ce qui porte
de la singularité. La culture de gratuité peut s'appuyer
là sur des sentiments spontanés, souvent forts, qui plongent
dans le désir qu'a chacun d'exprimer son irremplaçable
identité et qui, s'ils sont cultivés, relèguent
les produits standards, les conduites standards, les expressions ou
les sentiments standards, même utiles, à un niveau subalterne.
Unité
La société contemporaine, c'est une banalité de
le dire, vit dans la déchirure: déchirure d'avec la Nature,
que la vie en ville a éloignée de nous et que la banalisation
marchande tend à instrumentaliser, à transformer, comme
toute chose, en une immense mine à billets de banque; déchirures
de la société humaine: pays riches / pays pauvres, prospérité
/ exclusion, beaux quartiers / cités en déshérence…
Lieux ou temps de gratuité, lieux et temps réparateurs.
La façon la plus évidente, la plus sociale à travers
laquelle la gratuité contribue à l'unité, c'est
son effet solidarisateur. L'école, la sécurité
sociale ou la voirie solidarisent la société en atténuant
les différences de fortunes et avec elles les conflits latents,
l'amertume des injustices, la violence nécessaire à leur
sauvegarde, en créant un espace de la vie ou les membres de la
société règlent ensemble et pour tous la satisfaction
d'un besoin.
Plus largement, les gratuités socialement organisées
contribuent au sentiment que l'humanité est une, que cette unité
ouvre la possibilité de la rencontre et de la générosité.
Depuis la dernière guerre mondiale, par une prise de conscience
en grande partie issue des combats de la Résistance, le sang
humain nécessaire aux soins hospitaliers n'est plus acheté
par le système de santé, mais récolté sur
la base du don gratuit. Et bien que les affaires liées à
la contamination par le sida en ait récemment terni l'image,
le vaste mouvement populaire que représente, en France, la collecte
du sang, contribue indubitablement à créer en acte un
esprit de solidarité. La symbolique du sang donné y est
à l'évidence pour quelque chose (et d'ailleurs nous renseigne
sur l'importance des facteurs symboliques, culturels, dans la réussite
d'une gratuité). Mais les effets civilisateurs sont là.
Et très souvent, alors que le lait maternel peut, lui, être
monnayé, les femmes qui se trouvent dans la situation d'en fournir
se font un point d'honneur de l'offrir gratuitement.
Il y a là le sentiment très fort que le sang humain,
le lait humain sont trop intimement liés à notre être
pour en être séparés au point de devenir des avoirs,
des marchandises, sentiment que beaucoup ressentiront a contrario en
lisant le point de vue d'un juriste favorable, comme tout un courant
de pensée, à la vénalisation de ces pratiques,
opinion dont l'arrogante vulgarité glace le sang: "Que signifie
l'idéal de gratuité du sang, explique Thierry Cornavin,
quand la vente de ce sang permet à une famille pauvre de survivre?"
("Théorie des droits de l'homme et progrès de la
biologie" dans Droits, 1985, n°2).
La gratuité unifie de façon plus profonde encore que
la simple mise en place de liens sociaux. Toutes choses, notre temps
lui-même, peuvent se désolidariser de notre existence,
être lancés dans la danse sauvage de l'échangisme
universel dont les rythmes brutaux nous sont présentés
comme échappant à la maîtrise concertée des
hommes.
L'argent met une distance formidable entre les choses et nous. Quand
on n'en a pas, ou peu, il met une distance infranchissable entre certaines
choses et nous. Cette distance imprègne profondément notre
imaginaire. Les jeux d'argent, et notamment les jeux télévisés
mettent en scène cette distance en proposant à l'imaginaire
de l'abolir et d'ainsi tutoyer le bonheur. Mais comme on ne gagne jamais,
qu'on ne sait jamais vraiment ce que les gagnants ont bien pu faire
de ce bonheur là, pour la part de nous-mêmes qui s'est
laissé convaincre par cette image là du bonheur, nous
restons déchirés d'avec l'univers qui nous entoure et
ses trésors pleins de richesses inaccessibles. Même les
sentiments, même les délices de l'amour et du sexe n'échappent
pas à cette imprégnation marchande de notre imaginaire.
Même les relations humaines en sont salies.
La gratuité brise l'indépendance usurpée par les
choses; elle confond les calculs qui empêchent la rencontre entre
les êtres humains; elle nous rend à notre jugement, à
notre bon plaisir, à nos incapacités. Elle nous rend à
nous-même. Le marché nous sépare. La gratuité
nous prolonge.
Bien sûr, l'appropriation marchande peut aussi donner l'illusion
de l'unité, de la ré-union: si j'achète le p'tit
bois d'derrière chez moi, je le réunis à mon domaine.
Mais il subsiste toujours une profonde différence de qualité
entre cette forme d'appropriation et celle que permet la gratuité.
L'achat me rend maître de ce qui, en une chose ou, à l'extrême,
en une personne, est échangeable. Quand l'esclavagiste achète
un homme, une femme ou un enfant, cet acte ne le rend maître que
de ce qui, en eux, peut être échangé, rentabilisé:
temps de travail, abus sexuels, etc. Si, par extraordinaire, il veut
en gagner l'amour sincère, ou l'amitié sincère,
ou la sincère estime, ou la simple reconnaissance, son titre
de propriété ne lui sert de rien. Au contraire, il devra
se comporter comme si ce titre n'existait pas, et sans doute l'abolir.
D'une certaine manière, la remarque vaut pour toute chose. Si
j'achète une pomme, rien ne garantit que je sois mieux apte que
l'enfant qui l'aura ramassée sur le bord du chemin à en
goûter la saveur, à l'aimer. Ce que j'acquiers lorsque
j'achète un bibelot ancien, c'est le droit d'en faire un signe
extérieur de richesse et nullement la capacité de l'aimer.
Si, peu à peu, je m'y attache, si, de cette façon, je
le réunis à mon histoire, et qu'à ma mort, ma fille
ou mon fils en hérite gratuitement, l'objet perd peu à
peu toute perspective vénale; il acquiert ce que le langage populaire
appelle une valeur sentimentale ("Cette boîte à musique,
je ne la vendrais pour rien au monde, elle me rappelle trop de choses").
Et lorsque, malgré tout, les avatars de l'existence amènent
à mettre en vente cet objet qui est devenu comme un prolongement
de soi-même, qui a pour une part quitté la sphère
de l'avoir pour entrer dans celle de l'être, on dira de façon
significative: j'ai dû m'en séparer. Pour aimer une chose
ou une personne dans sa singularité, on est toujours dans la
nécessité d'oublier, d'abolir mentalement sa valeur d'échange,
et de se consacrer à sa valeur d'usage. Alors, au lieu d'apprécier
cette personne ou cette chose pour une tranche de ce qu'elles représentent
-leur prix, ce qu'elles peuvent nous rapporter-, on est dans la position
de les estimer pour ce qu'elle sont dans leur unité. La gratuité,
qui abolit en pratique l'appropriation marchande d'un bien, d'un service
ou d'une personne, invite à un rapport aux choses et aux gens
qui est, sinon du domaine de l'amour, du moins de celui de "l'aimer".
Elle nous propose, sans pouvoir nous y contraindre, de prendre parce
qu'on aime, d'apprendre à recevoir, à goûter (ce
qui est peut-être le bon chemin pour acquérir la capacité
de donner).
Ce chemin là ne peut éviter l'acte contemplatif. Aimer
une pomme, un paysage, ou la beauté d'une passante, aimer se
promener librement le long d'une route gratuitement accessible, aimer
d'amour, aimer ce qui est irrémédiablement gratuit dans
un poème, ou dans une photographie, ou dans le timbre d'une voix,
leur beauté, leur singularité, cela comporte toujours,
de façon centrale, un mode d'appropriation qui est l'acte contemplatif:
la femme aimée (ou l'homme), vous regardez son corps avec ce
sentiment de fusion si intense qu'en lisant dans votre regard cette
intensité, elle demande: "A quoi penses-tu?"; alors
vous répondez: je ne pense à rien; et pour une fois, cette
réponse imbécile est vraie; vous ne pensez pas; vous contemplez.
Car, pour marcher sur les eaux, il faut être en position de gratuité.
A cause de cette proximité entre appropriation gratuite et contemplation,
l'importance morale, l'importance civilisatrice de l'art est immense.
Non pas que l'art doive illustrer d'une quelconque façon les
a priori moraux de telle ou telle église, ni même qu'il
doive faire la propagande de la gratuité, mais par sa nature
même, parce qu'il est par nature une provocation à contempler,
qu'il n'existe que dans la singularité, qu'il signale a contrario
toute la laideur et l'immoralité des images sans singularité,
par exemple les images publicitaires. Un vrai artiste, vraiment de droite,
engagé dans la politique qui ouvre la voie au marché,
est, dans son art, à cause des processus mêmes de l'art,
des processus par lesquels on s'approprie une oeuvre d'art, du côté
de la gratuité, de ses responsabilités, de ses joies.
Encore faut-il que le marché ne soit pas en mesure de s'offrir
l'artiste, et ses oeuvres, et l'histoire des oeuvres d'art, et les effets
moralisants de ces oeuvres, ce qui en elles marque la frontière
infranchissable entre le sérieux de la singularité et
la légèreté du kitsch, entre ce qui a suffisamment
peu de caractère pour être échangé contre
quelque chose d'autre, et ce qui est absolument unique et important.
Quand on constate que le marché de l'art s'apparente de plus
en plus à celui de la philatélie, jouant de circonstances
comme la rareté pour réaliser des placements mirifiques,
circonstances rentières qui n'ont rien à voir avec la
provocation à contempler, on se prend à espérer
une réaction des artistes, l'émergence d'une pensée
nouvelle sur la pratique artistique, qu'eux aussi prennent au sérieux
la manière dont le marché ampute tant de gens de leur
capacité à contempler (leur capacité à rétablir
ainsi de façon non-marchande, gratuite, l'unité avec ce
qui les entoure).
L'urgence de l'unité est aussi posée d'une autre façon.
Le XXe siècle qui s'achève aura connu une gigantesque
entreprise de démystification des idéologies et des croyances
unificatrices. Le sujet, la nature humaine, les téléologies
politiques ou religieuses, rien n'a sérieusement résisté
au démontage. Nous avons irrémédiablement croqué
le fruit de la connaissance et les illusions du paradis originel comme
les songes de lendemains enchantés se sont évanouis. Pourtant,
même s'il a été, d'une certaine manière "remis
à sa place", le sujet -ses sensations, ses sentiments, le
sentiment de sa centralité, son instinct de conservation- est
toujours là, réuni sur lui-même, avec au fond de
lui ce désir vital, ce profond désir d'unité.
Élargir l'espace gratuit, n'est-ce pas aussi un moyen de recréer,
dans la vie sociale, une place publique où chacun puisse se rendre
muni de ce qu'il est et non de ce qu'il a, où l'on ait le loisir
de se retrouver ensemble sans faux semblant, dans une unité qui
ne soit ni un artifice de piété, ni l'impératif
d'une métaphysique totalitaire? Parce que les conquêtes
de gratuité sont à la fois ambitieuses et modestes, qu'elles
sont un objectif pratique, réalisable, dont chacun peut éprouver
dès aujourd'hui les vertus, qu'elles solidarisent vraiment, jusqu'à
la limite où peut aller l'organisation sociale en matière
de solidarisation, ne sont elles pas un bon socle pour penser des représentations
dans lesquelles l'unité ne serait pas métaphysiquement
reçue, mais à construire en pratique?
Autonomie
Le monde sans argent dont l'utopie de gratuité nous ouvre l'horizon
est un monde aux horizons débarrassés du pouvoir. En maintenant
ou en établissant un rapport aux choses et aux gens qui ramène
chacun à sa responsabilité autonome, la gratuité
contribue toujours au bornage des pouvoirs. Elle crée une zone
dans laquelle les pouvoirs ne s'exercent plus, ou s'exercent moins,
un domaine où leur utilité sociale dépérit.
Elle constitue, à chaque instant de l'existence, et pour chacun,
un sémaphore d'où apparaît dans toute sa clarté
que l'esprit humain est mieux dans son rôle lorsqu'il est invité
par la vie à choisir librement que dans l'exécution des
ordres ou des peines.
Bien sûr, il reste dans la société une part de
sauvagerie, d'incapacité à la civilisation, d'abandon
à la contrainte extérieure, puisque les moyens lui manquent
pour maîtriser consciemment, efficacement la totalité de
son histoire. Le pouvoir, le marché, leurs lois inhumaines remplissent
le vide et assurent, d'une certaine manière, la tenue de la société
-le pain quotidien et la protection du boulanger-, un peu de la même
manière que les représentations religieuses ont longtemps
permis aux hommes de se figurer l'univers, comblant les vides de connaissance
à l'aide de leurs effarantes images. Pour échapper au
vertige que provoque cette part non maîtrisée (la part
non maîtrisable?) de notre histoire, l'esprit et les comportements
s'en remettent, se résignent aux pouvoirs de tous ordres: parental,
culturel, religieux, économique, et en tête de la procession,
le pouvoir du roi.
Même si ses capacités d'intervention sur la réalité
sont largement inférieures à l'idée qu'il s'en
fait, le pouvoir d'État, bardé des hochets qui lui donnent
si fière allure et tant de mâle assurance, est en charge
de l'ordre public. C'est lui qui, symboliquement, gère la soumission
des individus. C'est lui qui s'arroge mission de faire respecter leur
acte d'abdication et qui assure les fonctions délaissées
par l'esprit, décrétant le bien et le mal, punissant le
récalcitrant, félicitant le bon. Jusqu'à présent,
à cause peut-être d'une fascination très masculine
pour le sceptre, l'aspiration à la démocratie a été
essentiellement pensée par les partis et les hommes politiques
comme une procédure démocratique (majoritairement admise)
de conquête du pouvoir.
La problématique ouverte par la gratuité permet d'envisager
l'action politique comme un moyen non plus de prendre le pouvoir, mais
de le rendre progressivement inutile, d'élargir la part autonome
de la vie, la part de la vie libre de pouvoirs. Profonde aspiration:
vivre en adulte, sur d'autres motivations que la crainte d'être
puni, vivre responsable et libre de ses actes, de leurs intentions,
de leurs visées, de leurs conséquences. Paradoxalement,
pour se faire aimer des consciences, le "moins d'État"
libéral s'est appuyé avec un succès certain sur
cette aspiration profonde. A ceci près que ce soi disant recul
de la surveillance étatique consiste à transférer
directement au despotisme du capital et à la tyrannie des inhumaines
lois du marché, des secteurs d'activité sur lesquels,
par l'intermédiaire des institutions représentatives,
les citoyens avaient malgré tout leur mot à dire.
Et ce "moins d'État" signifiant en réalité
une contrainte plus grande pour l'immense majorité de la population,
il entraîne tout naturellement l'aggravation de la fonction la
plus contraignante dont la puissance publique soit en charge: la répression.
Aussi, partout, le triomphe du libéralisme se traduit par l'engorgement
des prisons, la renaissance de l'ordre moral, la banalisation des partis
d'inspiration fasciste, voire leur association au pouvoir, le harcèlement
policier de la jeunesse, des exclus, des marginaux, des étrangers,
la multiplication des fichages et des filmages en tous genres, parfois
le rétablissement de la peine de mort et son application répétée,
c'est à dire l'expression la plus crue et l'impétueuse
croissance de ce qu'il y a d'inhumain dans le pouvoir.
A l'inverse, c'est en vérité, en profondeur, par rapport
à tous les pouvoirs que la gratuité rétablit l'autonomie
de l'individu. De la même manière que le mouvement féministe
a fait reculer le pouvoir masculin, créant ainsi une nouvelle
zone libre dans la société et l'existence humaines, la
gratuité affaiblit structurellement le pouvoir économique
du marché et le contrôle de l'État son gendarme
dans le domaine où elle s'établit. Quand une société
conquiert l'usage gratuit ou semi-gratuit des instruments de la santé,
elle abolit la révoltante coercition qui contraint les indigents
à mourir aux portes des pharmacies et des cliniques privées
(et il faut bien un État, en effet, pour mettre à l'amende,
en prison ou dans des mouroirs idoines ceux qui ne se soumettent pas
à cette règle infâme). Elle pose en même temps
des questions nouvelles, des questions de choix, de comportement, pour
lesquelles la peur du gendarme ne peut plus servir de raison.
De ce point de vue, il faut sans doute réfléchir sur
les formes dans lesquelles sont administrées les gratuités
socialement organisées. Le plus souvent, elles sont en effet
largement contaminées par les habitudes d'un appareil d'État
qui reste avant tout une machine de coercition. Les choix qui déterminent
l'évolution de l'Éducation nationale viennent d'en haut
et sont administrativement mis en oeuvre. Les soubresauts qu'ils provoquent
dans l'opinion lorsqu'elle a le sentiment qu'on la dépossède
de cette responsabilité sont souvent brutaux, puissants, efficaces
aussi. Ils révèlent combien la gratuité est chère
au coeur des bénéficiaires, mais aussi qu'ils ont des
choses à dire sur sa mise en oeuvre, qu'ils se sentent partie-prenante,
on pourrait dire propriétaires d'un service qui en effet, théoriquement,
leur appartient. Et l'État libéral se trouve presque toujours
contraint au recul, avouant le plus souvent, mais sous la contrainte
et parce qu'il n'a pas d'autre issue, qu'il aurait été
bien inspiré de consulter les intéressés. La propagande
du marché dénonce chaque fois ces mouvements comme étant
la manifestation des rigidités de la société française.
En réalité, ce qu'ils mettent en évidence, c'est
l'incapacité de l'État à sortir d'une gestion autoritaire
et administrative, la réticence atavique du pouvoir à
s'engager dans les pratiques nouvelles de gestion dont la gratuité
porte en elle-même la possibilité, pratiques communautaires,
responsabilité citoyenne, démocratie directe.
De façon plus générale, la lutte pour les gratuités
induit une extension nouvelle de la citoyenneté. Elle tend à
assouplir, voire à effacer la coupure si souvent invoquée,
décriée, sollicitée entre vie politique et société
civile. La construction des rapports de forces nécessaires à
la sauvegarde des gratuités existantes, et même certaines
avancées significatives peuvent prendre corps sans l'intervention
du pouvoir d'État, ou en dehors de lui et du personnel qui en
brigue la chefferie. D'autres nécessitent la sanction et la mobilisation
de la puissance publique, mais d'une manière bien insolite, puisque
l'État protecteur des gratuités n'y garantit plus la volonté
populaire en s'en décrétant le représentant, mais
en devenant le garde frontière des zones de non pouvoir. Version
nouvelle, étendue de l'inspiration contenue dans la déclaration
des Droits de l'Homme lorsqu'elle déclare: "Tout ce qui
n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché".
Bons esclaves, mauvais maîtres. Le pouvoir, comme l'argent, doit
être remis à sa place. Il n'est supportable (supporté)
que faute de mieux, dans la mesure où l'on ne peut s'en passer,
du fait des malfaçons de la société humaine, et
parce qu'il s'impose, en dépit qu'on en ait, par une coercition
brutale. Il est l'enjeu de joutes acharnées où s'exprime
souvent ce qu'il y a de plus vil (et de plus ridicule!) dans l'être
humain. Il abolit fréquemment l'esprit critique de ceux qui en
boivent l'alcool et en récoltent l'ivresse. Dans la mesure où
il prétend assujettir notre esprit et nous imposer le respect,
il est méprisable. En nous faisant goûter combien il est
doux de s'en passer, l'expérience de la gratuité nous
avertit sur le pouvoir -jamais vraiment légitime, utile sous
condition et par défaut- et nous rappelle que l'objectif est
son dépérissement. Partout. Plus la gratuité étend
son domaine, plus l'autonomie de l'individu a de champ pour s'exprimer,
plus la majesté du pouvoir apparaît relative, plus les
abus de pouvoirs sont ressentis comme abusifs, plus les hommes de pouvoir
sont amenés à se contrôler et moins le régime
puéril de la récompense et de la punition a d'effet sur
les esprits.
"L'argent ne fait pas le bonheur". Il faut revenir à
l'adage cité au début de ce texte et qui dit si simplement
combien la gratuité nous est salutaire. C'est vrai, l'argent
ne fait pas le bonheur, et c'est d'abord, chacun le sait bien, à
cause de l'amour. L'amour, obsession de tant de causeries, thème
inoxydable de la littérature et de l'art, pôle aimanté
de nos rêveries, moteur d'actions chaque fois inédites,
est le puissant génie qui nous pousse, quelle que soient la pression
que le marché exerce sur nous, à rappeler sans cesse:
"L'argent ne fait pas le bonheur". Le pouvoir, comme l'argent,
en abolissant la gratuité de l'amour, tue la possibilité
qu'il advienne, et tuer la possibilité de l'amour, c'est ôter
toute profondeur de champ à l'existence humaine.
Quand un homme et une femme se donnent l'un à l'autre, dans ce
moment là au moins, même contredit par les actes qui suivront
immédiatement, ou ceux qui ont introduit cette situation, le
pouvoir n'est plus possible et la gratuité l'emporte absolument.
Pour se donner, il faut s'appartenir. Il faut se dépouiller.
Se mettre nu. Se mettre à nu. Absolument vulnérable. Dans
l'espoir fou d'être reçu. Avec le risque fou d'être
rejeté.
Dans le moment où l'on se donne, on se perd, on se prend, on
se possède.
Il y a, aujourd'hui encore, des civilisations entières où
la rencontre conjugale entre l'homme et la femme est soumise aux tractations
du pouvoir et de l'argent. Mais lorsqu'ils tournent le bouton de leur
radio-cassette, ce qu'écoutent ces jeunes filles et ces jeunes
gens en attente d'épousailles, ces femmes et ces hommes mariés,
ces mères et ces pères marieurs, avec au fond de l'âme
une indicible nostalgie, ce sont les chansons de l'amour fou, de l'amour
gratuit. Et leurs sentiments mutilés s'y désaltèrent.
Don
Il existe une dialectique permanente entre d'un côté les
grands mouvements de la société, de l'autre le comportement
des individus. Dans une vie humaine largement rongée par les
rapports marchands, conseils, rencontres, échanges d'idées,
honneurs deviennent des marchandises tarifées. On peut, si l'on
est riche et snob, inviter à prix fixe certaines personnalités
de l'art ou de la politique qui font commerce de leur simple présence.
Confrontée à la sarabande de la communication publicitaire,
la vérité des choses parait vraiment trop nue, obscène.
Et souvent, même dans les conversations privées, la parole
qui paye l'emporte sur celle qui dit.
Des phénomènes inverses manifestent malgré tout
la résistance des esprits à l'étouffante domination
de l'argent. Il est par exemple très frappant de voir la disproportion
entre le poids économique ou politique de l'Afrique -nul, et
l'influence de plus en plus sensible de ses expressions culturelles
ou morales. Même dans l'horripilant fatras des clichés
positifs et des fantasmes valorisants dont l'occidental bien intentionné
accable l'homme noir, il y a ce regard irrépressiblement attiré
vers l'horizon de rapports humains où les joies et les peines,
les rencontres et les déchirures se vivraient sans billet d'entrée,
l'hospitalité, l'échange gratuit, la fête.
Aussi, à un moment de hasard, par des chemins de traverse et
des allers-retours imprévus, sans rang de priorité, sans
cohérence automatique du bulletin de vote et des choix privés,
à travers les mystérieuses généalogies de
toute existence, le comportement individuel trouve lui-même sa
propre traduction de ce qu'exprime la gratuité au niveau collectif.
De même que la gratuité a sa source dans les dons de la
Nature, de l'esprit, du coeur, ou ceux de la solidarité sociale,
le don personnel -don d'argent, don de temps, don d'attention, don par
courage, don de plaisir, confiance, abandon- ouvre une perspective libératrice
aux rapports entre les individus.
Bien sûr, installer dans sa vie personnelle la pratique du don
est une affaire privée. Elle n'est pas une condition pour agir
collectivement en faveur de la gratuité. Elle est d'une autre
nature et demande un autre type d'engagement. Elle est aussi soumise
à un fort soupçon: le don comme alibi; le don comme monnaie
d'échange, pour se racheter; le don comme moyen de pallier les
injustices sociales; le don pour oublier le refus de penser les choses
et de les changer; l'aumône de charité contre la cotisation
solidaire. Mais il faut noter que le soupçon naît chaque
fois qu'il y a confusion entre l'élan individuel et la solution
sociale, chaque fois qu'on mobilise la générosité
pour éviter les mesures de justice, vieille soupe réactionnaire
maintes fois resservie. Non, la pratique individuelle du don ne dissout
pas la brutalité des relations sociales.
Il y a néanmoins une sorte d'harmonie, une parenté de
valeurs entre la gratuité et le don. Il faut que le temps ou
l'objet donnés aient été d'une certaine manière
démonétisés pour que le don soit véridique
et qu'il fasse plaisir. On enlève le prix sur les cadeaux qu'on
fait. L'heure perdue à rendre service n'est pas évaluée
en fonction de ce vaut, sur le marché du travail, le temps de
celui qui l'offre et quand elle est donnée, la journée
du notaire vaut celle du manoeuvre; elles sont l'une et l'autre du temps
libre, temps gratuit, temps dont la valeur tient à l'égale
dignité de chaque être humain. Offrir avec coeur un disque,
un livre, un bouquet de tulipes ou un vase de porcelaine inonde ces
marchandises d'une signification, d'une humanité qu'elles n'avaient
évidemment pas dans la transaction commerciale. Et ce sens leur
vient justement de ce qu'elles ont momentanément quitté
l'univers marchand, de ce que, dans l'acte de donner, elles sont momentanément
rendues à leur incommercialisable singularité, qu'elles
prolongent momentanément la personne qui donne et celle qui reçoit.
Même un objet standard se gonfle d'histoire humaine -"l'aspirateur
que ma soeur m'a donné"- quand il transite par le geste
où c'est l'intention qui compte. Même une somme d'argent,
quand elle est donnée de bon coeur, change en quelque sorte de
nature et le signe monétaire se fait témoignage d'humanité.
Mais il est vrai, et c'est très significatif, qu'on répugne
le plus souvent à faire des cadeaux d'argent, sentant bien qu'il
est plus difficile d'y mettre de soi, craignant que ce ne soit mal pris.
Car dans le don véridique, c'est toujours un peu de soi qu'on
offre, un peu de l'autre qu'on reçoit.
Le don comporte en perspective le risque du don de soi, aventure ultime
dont les représentations se réfléchissent au coeur
de la vie spirituelle, et qui trouve sur l'espace occidental une expression
tenace et toujours féconde dans le grand archétype chrétien
de la mort et de la résurrection, la vraie vie derrière
la perte de soi. Réintégrer en totalité sa gratuité
originelle, totale disponibilité de soi, se refuser à
tout marchandage de soi: le don de soi, utopie morale du comportement
individuel, présuppose la reconnaissance que la vie humaine ne
s'achète ni ne se vend, qu'elle est sans prix. Le don de soi
est sans prix.
Par un glissement de sens très suggestif, lorsqu'on dit: "il
ou elle m'a tout donné", l'expression signifie souvent:
"tout ce que j'ai, je l'ai reçu d'elle, ou de lui",
et non pas: "la totalité de ses biens m'ont été
offerts". Comme si ce type de don, le don salvateur, savait combler
celui qui le reçoit sans dépouiller celui qui donne. Ces
mouvements du langage et l'expérience des relations humaines
dont ils sont le signe, les figures les plus vénérées
de l'expression spirituelle s'en font en quelque sorte l'écho.
La meilleure théologie chrétienne, celle par exemple que
développe saint Paul, associe le don que le crucifié fait
de sa vie à l'absolue gratuité du salut, salut donné
par amour, sans contrepartie, et qui rendrait définitivement
vain tout marchandage sacrificiel. Le crucifié en ressuscite.
Qu'on lise dans cette annonce une histoire de chair et d'os, ou la mise
en image d'une pensée sur la destinée humaine, ou les
deux -que l'on soit ou non croyant-, on ne peut en considérer
le mouvement de fond comme anodin. Il fait vivre.
Singularité, unité, autonomie, don. Valeurs non marchandes.
Valeurs de gratuité. Et comme elles nous sont vitales, même
écartées du devant de la scène, même mutilées,
elles résistent. Tout simplement parce que l'humanité
et son histoire sont plus vastes que le marché capitaliste. Et
que peut-être, elles n'y bivouaqueront pas éternellement.
J.-L. S.-D.
La gratuité sur le site "Périphéries :
http://www.peripheries.net/g-sagot2.htm
Le texte intégral de Pour
la gratuité de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, aujourd'hui libre de
droit et gratuitement diffusable
Pour la gratuité du
logement social, interventions dans L'Humanité
Entretien avec Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Liens dans le site Périphéries :
* Entretien avec Miguel
Benasayag, janvier 2001
* Lecture d'Augustin Berque
et entretien,
juin 2001
* Entretien avec Yves Pagès autour de son livre Petites natures mortes
au travail , avril 2000
* " Nous ne sommes pas
en trop, nous sommes en plus ": avec l'APEIS et Ne Pas Plier, mars
2001
* "Le bonheur n’a pas de prix? Allons donc! Il est en vente
chez nous." Le paradis, c'est par
où?, édito, novembre 2000
* Dans le carnet (janvier 2000): le CARGO (Collectif
d'agitation pour un revenu garanti optimal)
Liens et références sur d'autres sites
* Sur le site de l'Université tangente,
le Centre de recherches sur la gratuité
* Sur le site du Syndicat potentiel, plusieurs textes autour de la
gratuité
* Sur le site de la revue Vacarme : l'appel pour
la gratuité des transports et l'article du Collectif Sans Ticket,
" Les transports, en commun "
* Le site du Collectif Sans
Ticket
* Sur la libre circulation de l'information: Libres enfants
du savoir numérique , l'anthologie publiée aux éditions de l'Eclat
par Olivier Blondeau et Florent Latrive, où on lira notamment " L'économie du don high tech " de Richard Barbrook,
" Le droit de lire " de Richard Stallman et " Petit traité plié en dix sur le Lyber " de Michel
Valensi
* Sur l'accès aux médicaments anti-sida, voir le dossier du Monde diplomatique
, " Après Pretoria, quelle politique contre le sida? "
* Sur le site de la revue Le Passant ordinaire : entretien avec Laurent Cantet pour son film L'Emploi du temps
* En kiosque: L'Oeil électrique propose dans son numéro de février
2002 un entretien avec Agnès Varda, dont le dernier film, Les glaneurs
et la glaneuse, traite (magnifiquement) de cet espace de gratuité
que constitue le droit de glanage.
Cet article a été publié sur le site Périphéries
en mars 2002
Des textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout