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Origine :
http://www.lemonde.fr/web/imprimer_article/0,1-0@2-3232,36-396403,0.html
Le négationnisme colonial, par Olivier Le Cour Grandmaison
LE MONDE 01.02.05
La récente polémique provoquée par les déclarations
obscènes de Jean-Marie Le Pen sur le massacre d'Oradour-sur-Glane
et le rôle de la Gestapo pendant l'Occupation occulte un autre
négationnisme qui, portant sur la période coloniale,
prospère allégrement aujourd'hui.
Mercredi 5 mars 2003. Conformément aux règles de
la procédure législative, la présidence de
l'Assemblée nationale enregistre ce jour-là la proposition
de loi n° 667 déposée par de nombreux députés.
Parmi eux se trouve Philippe Douste-Blazy, aujourd'hui ministre
de la santé.
Les attendus de cette loi, comme le texte lui-même, sont
brefs ; ils sont ainsi rédigés : "L'histoire
de la présence française en Algérie se déroule
entre deux conflits : la conquête coloniale, de 1840 à
1847, et la guerre d'indépendance qui s'est terminée
par les accords d'Evian en 1962. Pendant cette période, la
République a cependant apporté sur la terre d'Algérie
son savoir-faire scientifique, technique et administratif, sa culture
et sa langue, et beaucoup d'hommes et de femmes, souvent de condition
modeste, venus de toute l'Europe et de toutes confessions, ont fondé
des familles sur ce qui était alors un département
français. C'est en grande partie grâce à leur
courage et leur goût d'entreprendre que le pays s'est développé.
C'est pourquoi (...) il nous paraît souhaitable et juste que
la représentation nationale reconnaisse l'œuvre de la
plupart de ces hommes et de ces femmes qui par leur travail et leurs
efforts, et quelquefois au prix de leur vie, ont représenté
pendant plus d'un siècle la France de l'autre côté
de la Méditerranée."
Suit l'article unique de cette proposition de loi, présenté
par Jean Leonetti, député UMP des Alpes-Maritimes
: "L'œuvre positive de l'ensemble de nos concitoyens qui
ont vécu en Algérie pendant la période de la
présence française est publiquement reconnue."
Sereinement exprimé au cœur des institutions par des
parlementaires sûrs de leur fait et de leur bon droit, ce
stupéfiant négationnisme soutient une histoire édifiante
que les signataires de ce texte voudraient, en plus, sanctionner
par un vote pour en faire une "vérité" officielle
engageant la nation et l'Etat.
Envers et contre toute vérité historique, ces représentants
défendent le mythe d'une colonisation généreuse
et civilisatrice conforme aux idéaux que la France est réputée
avoir toujours défendus en cette terre algérienne.
Qu'a fait l'actuelle opposition pour porter à la connaissance
du public cette scandaleuse proposition de loi et répondre
à ceux qui en ont pris l'initiative ?
Oubliés donc les centaines de milliers de morts, civils
pour la plupart, tués par les colonnes infernales de Bugeaud
et de ses successeurs entre 1840 et 1881, entraînant une dépopulation
aussi brutale que spectaculaire au terme de laquelle près
de 900 000 "indigènes", comme on disait alors,
disparurent. Oubliées les razzias meurtrières et systématiques,
et les spoliations de masse destinées à offrir aux
colons venus de métropole les meilleures terres. Oublié
le code de l'indigénat, ce monument du racisme d'Etat, adopté
le 28 juin 1881 par la IIIe République pour sanctionner,
sur la base de critères raciaux et cultuels, les "Arabes"
soumis à une justice d'exception, expéditive et dérogatoire
enfin à tous les principes reconnus par les institutions
et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Oubliés
les massacres de Sétif et Guelma perpétrés,
le 8 mai 1945, par l'armée française avec le soutien
de l'ensemble des forces partisanes de l'époque, Parti communiste
compris, le jour même où le pays fêtait dans
l'allégresse sa libération. Oubliés les 500
000 morts, les 3 000 disparus - ce dernier chiffre est équivalent
à celui des desaparecidos victimes de la dictature du général
Pinochet - et les milliers de torturés de la dernière
guerre d'Algérie.
Plus récemment, la presse locale et nationale a rendu compte
du projet, déjà bien avancé, de la municipalité
de Marignane de construire un monument en hommage aux "fusillés"
et aux "combattants tombés pour que vive l'Algérie
française".
Parmi les "héros" de cette période, on
trouve Bastien-Thiry, chef du commando de l'OAS qui organisa et
dirigea la tentative d'assassinat perpétrée contre
le général de Gaulle le 22 août 1962 au Petit-Clamart.
Jean-Paul Alduy, membre de l'UMP et maire de la ville de Perpignan,
a déjà inauguré en 2003 un mémorial
du même type. Qu'en pense l'actuel président de cette
formation politique, lui qui prétend "parler vrai"
et vouloir rénover la politique française et qui,
comme beaucoup d'autres, s'est indigné des propos tenus par
le chef du Front national ?
Quarante-trois ans après la fin de la guerre d'Algérie,
les tueurs de l'OAS qui ont assassiné, à l'époque,
plusieurs milliers d'Algériens et commis de nombreux attentats
dans la colonie et en métropole sont officiellement célébrés
dans certaines communes de France avec le silence complice des membres
du gouvernement et des principaux responsables de l'actuelle majorité,
tous plus amoureux du pouvoir que de la vérité historique,
surtout lorsqu'elle est susceptible de porter atteinte à
leurs intérêts électoraux et à leurs
alliances politiques locales.
Singulière époque, étrange conception du "devoir
de mémoire" qui se révèle partiel parce
qu'il est partial, déterminé qu'il est par des préoccupations
partisanes. Remarquable exemple qui illustre, jusqu'à la
caricature, la puissance de représentations idéologiques
qu'aucun événement, fait ou argument ne parvient à
entamer. De là cet aveuglement pris pour une preuve de courage
et de lucidité. Extraordinaire persistance, enfin, de ce
passé-présent qui, inlassablement, continue d'affecter
notre actualité en y instillant le mensonge et la falsification
mis au service de sordides considérations électoralistes
et d'ambitions présidentielles.
Olivier Le Cour Grandmaison enseigne à l'université
d'Evry-Val-d'Essonne et au Collège internationnal de philosophie.
I N F O Z O N E
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