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Le grand don en avant

L'opération consiste à emporter gratuitement des objets déposés par des particuliers.

A Paris, le «grand don» en avant

Par Jean-Pierre THIBAUDAT

lundi 10 janvier 2005 (Liberation )

«Bonjour mesdames et messieurs, aujourd'hui, c'est le "grand don"», harangue Enzo sur le pont Marie, entre l'île Saint-Louis et la rive droite, à Paris (IVe), samedi après-midi. Il désigne les livres, CD, jouets et fringues posés sur le rebord du pont. «Servez-vous, c'est gratuit», continue Enzo. Les promeneurs qui passent là par hasard sont parfois méfiants, toujours interloqués. «On vous doit quelque chose ?» Non. «Il faut donner quelque chose en échange ?» Non. «Quel est votre but ?» Donner aux gens tout simplement. Certains songent à l'un de ces vide-greniers dont la France est quadrillée chaque week-end. Les objets sont proches, mais le donneur a remplacé le vendeur. Bizarre. «A chaque fois, il faut réexpliquer car c'est incongru», soupire Enzo, look mi-étudiant, mi-militant, qui organise un «grand don» sur ce pont, en principe tous les deux mois.

A ceux qui s'attardent, Enzo et sa copine Marlène servent du vin chaud et détaillent le principe : on vient, on pose, «à partir du moment où vous mettez quelque chose sur le pont, ça ne vous appartient plus». D'autres prennent. Ni troc ni échange. Ni argent, bien sûr. Donné, c'est donné.

«C'est mieux que de le laisser moisir»

Lise, fringante quadragénaire, a posé des partitions : Monteverdi, le Poinçonneur des Lilas de Gainsbourg, Red River Valley. «Des morceaux que j'aime bien, je les ai chantés dans une chorale.» L'idée du grand don lui a plu : elle a lu un entrefilet dans le Parisien. Laurent, étudiant, a vu une annonce sur un site antipub dont il partage les idées. C'est la première fois qu'il vient. «J'ai apporté un vieux Polaroïd de mon grand-père. C'est mieux que de le laisser moisir sur une étagère.» Il avait aussi apporté une paire de pantoufles, un lecteur pour CD-Rom et une petite décoration de Noël : déjà partis. Comme le petit chat en porcelaine posé par Michèle, documentaliste. On peut donner et prendre aussi si on a envie.

Personne ne songe à faire une razzia, à profiter. Michèle a pris un livre où Léautaud raconte son premier amour. «Je n'ai jamais lu cet auteur.» Son petit chat a été emporté par Nicole, une Bretonne à la retraite qui habite plus loin, dans le XVe. Promeneuse, elle découvre le principe du grand don, aussitôt séduite. «La prochaine fois, je viendrai avec un chariot plein. J'ai la chance d'avoir une cave et un grenier à Paris, et puis j'ai passé l'âge de chiner. Ça me plaît de donner sans savoir à qui.»

L'élégante Jacqueline est venue avec des jeans, des jouets, une raquette de tennis. «On était chez mon fils, alors on a pris tout ça.» Elle avait lu une annonce dans le supplément Paris du Nouvel Obs. «Poser, c'est facile», dit-elle. Nelly a lu la même annonce, elle habite en banlieue, Bagnolet : «J'ai pris le 76.» Elle est venue donner un parapluie, un collier avec des perles chinoises, une bague. Tout est parti. Marie et sa meilleure copine Margot, deux petites filles, ont emporté des peluches. Comme Jacqueline, elles veulent revenir et donner des jouets. Laure, retraitée de La Courneuve, qui fait «les ponts de Paris, un par semaine», grignote une châtaigne que quelqu'un a posée sur le pont parmi des rouleaux de réglisse et quelques noix. Elle reviendra avec des livres «sur l'art et l'ésotérisme», ses spécialités. Tous veulent revenir pour donner. Non parce qu'ils ont pris, mais parce qu'ils trouvent l'idée formidable.

«Bien de ritualiser cela»

Tout a commencé il y a deux ans. Une femme qui habitait près du pont Marie et déménageait a demandé à ses amis de venir se servir parmi les objets qu'elle n'emportait pas. Une caisse restait. Quelqu'un eut l'idée de poser les bibelots qu'elle contenait sur le pont pour que les gens se servent. Ce fut un beau moment. «On s'est dit que cela serait bien de ritualiser cela», dit Enzo, qui a rejoint l'aventure entre-temps. Avec trois autres personnes, il anime le site web (1). Celui-ci renvoie au site du Mauss (lire ci-dessous) et à la revue du même nom, mais sans être l'émanation directe ni le bras séculier de ce cercle de chercheurs en sciences sociales. D'autres manifestations, similaires au grand don, se sont déroulées ailleurs dans la capitale il y a un mois, au métro Stalingrad par exemple. Des lecteurs abandonnent des livres aimés dans les lieux publics pour qu'ils soient lus par d'autres...

«Ici, magasin gratuit»

Au 88, rue de Ménilmontant à Paris (XXe), sur la devanture d'une ex-miroiterie, on lit : «Ici, magasin gratuit.» En plus petit : «On récupère fringues, livres, jouets, trucs, bidules. Repas gratuit le mardi soir.» La boutique, gérée par le squat adjacent, a été ouverte il y a deux ans. C'est une certaine Alice, venue d'un pays de merveilles, qui en a eu l'idée. Aujourd'hui, elle est partie vivre dans un autre squat. La boutique est fermée, mais les habitants du squat promettent une ouverture prochaine. «C'est forcément aléatoire, car c'est fait par des bénévoles.» Ils ignorent tout du Mauss et du pont Marie, mais l'idée est la même : «C'est fondé sur le principe de la gratuité.» Ils se réfèrent à Toni Negri et citent l'exemple d'un mouvement anglais similaire. Enzo parle, lui, de Marcel Mauss et de Georges Bataille.

Sur le pont Marie, trois policiers en service laissent faire. «Au début, les flics pensaient que c'était un marché aux voleurs.» Les heures passent, les gens s'arrêtent malgré le temps maussade. Une vente sauvage ? Non. Un happening ? Non. Une tombola ? Non. La beauté gratuite du don.

(1) http://granddon.free.fr


Le Grand Don - Principes

Ce qu'est le GRAND DON

Origine http://granddon.free.fr/principes.htm

Le GRAND DON est un don collectif effectué par des inconnus à d'autres inconnus. Les donneurs, avertis à l'avance, réunissent des objets qu'ils souhaitent offrir (livres, disques, vêtements, bibelots, bijoux, jeux, divers…), avec pour seule condition qu'ils puissent être transportés sans encombre par des personnes circulant à pied. Ils disposent l'ensemble des dons sur le rebord du pont, sans entraver le déplacement des personnes. Chacun des donneurs aborde aimablement les passants inconnus et leur propose de prendre un des objets, et d'en devenir immédiatement et sans conditions le légitime propriétaire. Le GRAND DON se termine quand tous les objets collectés ont été offerts.

Le GRAND DON se déroule à Paris, notamment sur le Pont Marie. Chacun est cependant fortement encouragé à organiser d'autres GRANDS DONS : il n'y a absolument aucun droit de propriété sur le principe. Le GRAND DON est en quelque sorte un logiciel libre.

Le GRAND DON se déroule environ tous les deux mois, le temps nécessaire pour collecter des nouveaux objets. Ce rythme est cependant totalement logistique, et chacun peut organiser s'il le souhaite un GRAND DON tous les matins là où il le souhaite.

Le GRAND DON n'a pas de chef : chacun des participants est responsable et assume son acte, demeurant libre de l'expliquer -ou pas- comme bon lui semble.

AVEC leur accord, les bénéficiaires des dons peuvent être photographiés, afin de publier des témoignages visuels sur le site du GRAND DON.

Le GRAND DON dans la rue est totalement légal : ce n'est pas une manifestation (pas de revendication, pas de tracts, pas de banderoles), ce n'est pas un spectacle de rue (pas de musique, de costumes, de cris…), ce n'est pas un meeting (pas d'estrade, de signe religieux ou politique), ce n'est pas une vente sauvage. Il n'y a aucune autorisation légale nécessaire pour organiser un GRAND DON, et donc rien à cacher. Jusqu'à présent, chacun est encore libre de poser ses affaires sur un muret et de les donner.

Ce que le GRAND DON n'est pas

- Un Potlach : malgré des similitudes avec ces rituels polynésiens et amérindiens, le GRAND DON ne s'inscrit pas dans une logique économique communautaire, puisqu'il brasse aveuglement des individus éclatés dans le champ d'une société contemporaine. Le GRAND DON ne génère aucun contre-don ou dette entre individus ou groupes, puisque les donneurs et les bénéficiaires ne se connaissent pas.

- Un acte caritatif associatif ou religieux : les objets donnés lors du GRAND DON proviennent de chez les donneurs et n'ont pour la plupart qu'une très infime valeur monétaire. Il ne s'agit ni de denrées, ni de bons. Les bénéficiaires des dons n'appartiennent à aucune catégorie sociale particulière : tous les passants sans exception sont abordés par les donneurs. Il n'y a aucune référence à des pratiques religieuses de solidarité, de compassion ou d'aumône dans les principes du GRAND DON.

- Un troc : malgré l'envie spontanée des bénéficiaires de « donner en échange », les donneurs présents au GRAND DON refusent toute contrepartie. Il n'y a pas volonté d'échange entre les deux parties. C'est un acte unilatéral qui ne peut être « rendu » que sur un plan collectif, en rejoignant le groupe des donneurs. Tout objet malgré tout laissé en échange sur le pont (on ne peut forcer les gens à ne pas abandonner un objet) est ensuite redonné aux passants suivants. C'est ce que nous appelons un « contre-don anonyme ».

- Une brocante : les objets ne sont pas en vente. Il n'y a donc ni étalage, ni prix, ni prospectus. Toute somme d'argent proposée en échange est refusée. Dans les cas ou les bénéficiaires laissent malgré tout de l'argent sur le pont (pièces, billets), les sommes sont ensuite données comme de simples objets dénués de valeur monétaire aux passants suivants. Quand cela arrive, les pièces deviennent métal gravé, les billets deviennent papier coloré…

- Un happening artistique, une manifestation ou un spectacle de rue : toutes les personnes qui viennent participer au GRAND DON sont des donneurs actifs et pas des spectateurs. Les passants qui souhaitent observer quelques instants, discuter, se joindre, donner à leur tour les objets amenés par d'autre sont évidemment bienvenus. L'art et la politique trouvent cependant naturellement - de manière autospontanée - leur place au sein du GRAND DON, sans que personne n'ait à le formuler.

granddon at altern.org

http://granddon.free.fr