Un Edito ?
Une guerre ne peut que provoquer des massacres, des destructions,
des violences. C’est une banalité, mais nous la redécouvrons
chaque fois avec le même sentiment d’horreur et d’impuissance.
Le fait que les Etats-Unis aient utilisé les techniques les plus
sophistiquées au service d’une stratégie basée
sur une disproportion énorme des forces en présence, calquée
sur le modèle des guerres indiennes, contre un Irak saigné
par une guerre de 10 ans contre l’Iran et par les dix années
successives d’embargo international, ne peut que rendre plus détestable
ce que le monde entier a été obligé de subir.
Les motivations des Etats-Unis étaient multiples mais relativement
claires. Il s’agissait d’une guerre pour l’exemple,
une affirmation et un étalage de puissance, pour montrer que
plus personne dans le monde ne peut sérieusement s’opposer
à eux. Contrer la formation de blocs de puissances capables à
terme de menacer l’hégémonie américaine n’est
sans doute pas étranger à la brutalité de la stratégie
mise en œuvre.
C’était une guerre pour le contrôle des ressources
énergétiques, surtout celles des alliés européens
et asiatiques, destinée à vassaliser pour les décennies
à venir des régions du monde que leur puissance économique
pourrait induire à se croire autonomes.
C’était une guerre pour commencer à mettre bon ordre
dans une zone où la stratégie adoptée par les Occidentaux
durant la guerre froide avait répandu les dictatures, les totalitarismes
et les fondamentalismes islamiques. Ces derniers avaient relevé
la tête et tenté de mordre la main qui les avait nourris.
Il était temps de les remettre à leur place. Les menaces
contre la Syrie, le soutien appuyé à l’action répressive
de l’Etat d’Israël, l’encerclement de l’Iran,
en sont les aspects les plus visibles.
Mais surtout c’était une guerre destinée à
imposer au monde entier le modèle sorti vainqueur de la confrontation
avec l’empire du mal : le capitalisme financiarisé
étendu à l’échelle planétaire, où
toute la vie sociale doit être soumise à la dictature de
la marchandise et des flux financiers.
La guerre était présentée comme une opération
de police internationale : face à des Etats “ voyous ”
(étonnant pléonasme) il faut un bon gendarme, qui ait
le monopole de la violence, au même titre que les “ forces
de l’ordre ” à l’intérieur de chaque
Etat. La querelle entre les Etats-Unis et les autres porte sur le fait
que les premiers revendiquent ce rôle pour eux-mêmes et
les seconds pour un organisme international – une sorte de super-Etat
– qui leur permettrait de ne pas être exclus du partage
du butin. Les Etats-Unis peuvent compter sur le souci de ces derniers
de préserver l’ONU pour amener les autres puissances occidentales
à payer les dégâts causés par la guerre et
pourvoir aux frais de la reconstruction.
Mais une guerre révèle aussi les mécanismes profonds
des modes de domination qui sont à l’œuvre et parfois
leurs points faibles.
Dans les sociétés modernes, les armées ne sont
plus constituées de conscrits : on est en présence
de professionnels de la violence, formatés pour une guerre, dont
on se débarrasse dans la décennie qui suit. La vitesse
de circulation de la main-d’œuvre ne se borne pas à
la production de marchandises mais s’étend aussi à
la production de la mort.
Les Etats deviennent de plus en plus des chambres de compensation entre
intérêts opposés de lobbies et de multinationales,
qui ont besoin d’un pouvoir fort pour les empêcher de se
détruire mutuellement, tandis que la démocratie autoritaire
est devenue le mode de gestion des sociétés capitalistes
développées et le rôle que les citoyens sont appelés
à jouer se limite à un consensus actif autour de chaque
Etat.
Exporter le modèle politique aujourd’hui dominant devient
une nécessité vitale pour en garantir la stabilité.
La vitesse de propagation de ce mouvement en garantit l’équilibre :
s’il s’arrête on risque de rendre visibles au plus
grand nombre toutes les failles qui en lézardent la façade.
Que vaut dans ces conditions cette “ loi de Doyle ”
(rappelée par E. Todd) qui prétend qu’une démocratie
serait incapable par sa propre nature d’en agresser d’autres ?
Un gendarme, pour justifier son existence, a besoin de “ voyous ”
et de citoyens atomisés et apeurés. Le modèle américain
– criminogène par excellence – devient ainsi, sous
l’impulsion de la lutte “ contre le terrorisme ”
qui a suivi le 11 septembre, un article d’exportation. Et les
Etats qui ont fait mine de s’opposer à la superpuissance
sur la question irakienne ne sont pas les derniers à mettre en
chantier lois sécuritaires, création de nouveaux délits,
augmentation des corps répressifs et construction de nouvelles
prisons, dans une surenchère qui ne peut qu’aggraver les
tensions internes de chaque société.
A l’intérieur des Etats-Unis, la guerre a été
un instrument de choix pour gouverner une société qui
plonge dans la crise économique, pour faire oublier les faillites
d’Enron et autres Worldcom, pour ressouder l’opinion publique
autour de son gouvernement (ce qui est le premier effet de toutes les
guerres), pour relancer l’activité économique par
des moyens considérés non inflationnistes, pour permettre
la mise en place et le maintien de mesures de restriction aux libertés
publiques.
Le mouvement antiguerre qui a pris cette fois une ampleur internationale
(bien plus qu’à l’époque de la première
guerre du Golfe), n’a pas été en mesure d’empêcher
la guerre. S’il ne pouvait plus prôner la désertion,
comme à l’époque de la conscription, il pouvait
refuser de baisser la tête. Un de ses slogans, repris par la grande
majorité de ceux qui ont manifesté à travers le
monde, s’attaquait à un consensus dont les démocraties
– toutes autoritaires qu’elles soient – ne peuvent
pas se passer : Pas en notre nom.
Un autre slogan, issu des secteurs les plus radicaux et conscients de
ce mouvement, exprimait, lui, le refus des modèles de sociétés
qui s’affrontaient : Ni Bush, ni Saddam.
Mais il ne faut pas se voiler la face et évacuer les contradictions
que ce mouvement cache en son sein. Derrière les différentes
motivations et formes nationales prises par l’opposition à
la guerre on peut entrevoir la mise en place d’une opinion publique
transnationale demandeuse d’un “ nationalisme ”
européen. Tout nationalisme, pour se forger, a besoin d’un
ennemi de taille : dans notre cas, l’antiaméricanisme
en est le premier fondement, mais l’idéologie démocratique,
l’appel à la “ légalité internationale ”
onusienne, le droit-de-l’hommisme (sélectif), le citoyennisme
(obligatoire), une certaine forme d’écologisme étatique,
la conscience que les Etats européens sont - pris singulièrement
- incapables de faire le poids, etc., sont autant d’éléments
qui commencent à façonner une opinion publique à
qui les Etats européens n’auront pas de mal à proposer
une force armée commune, après lui avoir fait avaler le
système policier qui “ protège ”
l’Europe de la pègre, du “ terrorisme ”
et de “ l’invasion ” des étrangers.
C’est tout cela qu’il faudra avoir présent à
l’esprit si nous voulons que notre réponse soit à
la hauteur des questions que nous allons affronter dans les mois à
venir.
Gianni Carroza
Paris mi Avril 2003
[Ce texte a été proposé comme projet suite à
des discussions pour le choix d'un éditorial dans une revue libertaire.]