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Origine : ftp://ftp2.groupejoyeux.org/groupejo/Leval2-RC210.pdf
Le texte que nous proposons intégralement au lecteur dans
les pages qui suivent a été publié dans un
des cahiers de CONTRE- COURANT de novembre 1956.
Groupe Maurice-Joyeux Paris 2002
Socialistes libertaires ! Pourquoi ?
Pour la série de publications qu'il envisage, Louis Louvet
m'a demandé d'écrire sur les buts du Groupe et du
mouvement socialistes libertaires que nous nous efforçons
de constituer. Je débute ce travail en signalant que j'oriente
fatalement mon exposé en tenant compte qu'il est destiné
à Contre-courant et à des lecteurs d'esprit libre
en majorité. Non point, on le comprendra, pour accommoder
ma pensée ou son développement au goût de ceux
qui me liront, afin de les attirer par d'habiles concessions, mais
parce que toute doctrine sociale qui n'est pas un ensemble de préceptes
évangéliques et limités embrasse un grand nombre
de problèmes, et fatalement celui qui la propage doit en
exposer les aspects qui se rapportent le plus à la pensée
et aux inquiétudes de ceux auxquels il s'adresse.
Ceux qui voudront des renseignements complémentaires les
trouveront dans notre Manifeste socialiste libertaire, dans nos
Cahiers mensuels ou dans d'autres écrits qui paraîtront
aussitôt que nous trouverons l'appui nécessaire. EXPLIQUONS-NOUS
d'abord sur notre méthode de pensée. Il est arrivé
au socialisme, comme à l'anarchisme, au communisme, au syndicalisme,
au coopératisme ce qui, dans un sens, est arrivé à
toutes les grandes écoles philosophiques, religieuses, politiques,
sociologiques qui ont subi le contact des hommes et de la vie des
collectivités. Apparemment, elles se sont enrichies par d'innombrables
apports secondaires et complémentaires.
Le christianisme, dont le corps de doctrine est assez simple, a
donné naissance à différentes écoles
qui, toutes, se réclament de lui : catholicisme officiel
et orthodoxe, protestantisme calviniste et luthérien, sectes
des mormons, des anabaptistes, des camisards, des albigeois, des
vaudois, des puritains et combien d'autres ! Toutes ces branches
dérivent du christianisme. Tout cela l'a enrichi en apparence
mais l'a appauvri en réalité. Les nombreuses sectes
et leurs modes de pensée, si souvent contradictoires et ennemis,
ont étouffé, noyé le christianisme primitif
au sens de la fraternité humaine, de la justice sociale et
même de la pratique religieuse. Il ne reste que le mythe,
surtout le mythe suprême, car les -- 3 mythes secondaires
sont diversement interprétés, et c'est sur cette interprétation
que se sont livrées les guerres de religion. Toujours est-il
que, même en se réclamant du christianisme, les différentes
familles soi-disant chrétiennes l'ont faussé dans
son essence.
Il en est de même pour le républicanisme. Il suffit
de voir toutes les écoles qui se sont constituées,
et les régimes politiques si différents qui s'en réclament
pour s'en rendre compte.
Il en est de même également pour le syndicalisme.
Révolutionnaire à ses débuts, poursuivant la
disparition du capitalisme et de l'Etat, préconisant l'instauration
d'une société de producteurs faite et dirigée
par les producteurs eux- mêmes, il a été "
enrichi " de nouveaux apports qui l'ont aussitôt submergé
et, en fin de compte, appauvri.
Ainsi le coopératisme actuel qui n'a plus rien à
voir avec les conceptions de Robert Owen, le programme des pionniers
de Rochdale et celui de l'Ecole de Nîmes. Mais ne nous égarons
pas dans des comparaisons similaires qui concernent les autres écoles.
Abordons directement ce qui concerne l'anarchisme puisqu'il doit
être surtout question de lui.
L'auteur de ces lignes milite dans le mouvement anarchiste international
depuis quarante-cinq ans. Il a suffisamment écrit, assez
parlé, assez lutté, assez payé de sa personne,
assez apporté, même dans le domaine théorique
-- souvent sous des pseudonymes -- en langue espagnole plus qu'en
langue française, pour que l'on ne doute pas de la solidité
de ses convictions. Cependant, il considère que, dans un
pays comme la France, il est préférable d'adopter
la dénomination de socialisme libertaire pour définir
les idées sociales qu'il propage, et ceux qui militent avec
lui sont arrivés aux mêmes conclusions. Signalons que
le même fait se produit en Allemagne, en Suède, que
l'on trouve des groupes socialistes libertaires en Argentine et
que la personnalité intellectuelle ayant le plus d'envergure,
depuis la mort de Kropotkine, Rudolph Rocker, en est arrivée
aux mêmes conclusions.
J'ajouterai que selon Max Nettlau qui opposait souvent le socialisme
libertaire, pour lui synonyme d'anarchisme social, au socialisme
autoritaire, Francisco Ferrer et Tarrida del Marmol -- ce dernier
astronome et mathématicien, et l'une des personnalités
intellectuelles les plus marquantes de l'anarchisme espagnol --
en étaient venu dès 1909, à la conclusion que
ceux qui interprétaient à leur manière l'anarchisme
devraient s'appeler socialistes libertaires.
Errico Malatesta écrivait également dans un de ses
nombreux articles -- et Luigi Fabbri confirmait dans son livre Il
Pensamiento de Malatesta -- qu'il avait généralement
préféré s'appeler " socialiste anarchiste
" (1). Gustav Landauer, qui fut après Rocker la figure
intellectuelle la plus haute de l'anarchisme allemand, et qui était
proudhonien, s'intitulait socialiste et son livre essentiel porte
pour titre : Incitation au socialisme. Si nous remontons plus loin,
nous voyons que Bakounine s'est généralement appelé
socialiste révolutionnaire, qu'il a défendu et préconisé
le socialisme, qu'il a fondé l'Alliance de la démocratie
socialiste, point de départ de l'anarchisme international,
puis, devant la déviation électorale et étatique
de la social-démocratie allemande, l'Alliance socialiste
révolutionnaire. Dans l'ensemble, le mot " anarchie
" avait pour lui le sens de destruction et de chaos, et lorsqu'il
s'appelait anarchiste ou invoquait l'anarchie, c'était en
tant que démolisseur, et pour la seule destruction des institutions
d'oppression et d'exploitation de l'homme par l'homme. Ses théories
reconstructives étaient socialistes. Quiconque se donnera
la peine de le lire sérieusement en conviendra.
Ses amis, dans la Première Internationale défendaient
du reste, eux aussi, le socialisme. Il est du reste curieux de constater
que ce sont des hommes tels Jules Guesde, Paul Brousse, Benoît
Malon qui, dans leur extrémisme verbal antimarxiste, s'appelaient
presque unilatéralement anarchistes et fondèrent par
la suite le parti socialiste autoritaire. Si nous remontons jusqu'au
" père de l'anarchie ", nous constaterons un fait
identique. C'est en 1840, dans son livre Qu'est-ce que la propriété?
que P.-J.
Proudhon lança le mot anarchie afin de définir une
doctrine sociale nouvelle, une conception antiautoritaire du socialisme.
Cela frappait un aussi grand coup que sa formule lapidaire : "
La propriété c'est le vol. " Car en France, le
mot anarchie s'employait, depuis trois siècles, dans le sens
péjoratif que nous lui connaissons.
Proudhon, du reste, le reconnaît lui-même dans ces
quelques lignes, qu'il nous semble utile de citer intégralement,
où il s'affirme anarchiste. En voici le texte : " La
propriété et la royauté sont en démolition
dès le commencement du monde : comme l'homme cherche la justice
dans l'égalité, la société cherche l'ordre
dans l'anarchie.
Anarchie (en caractères italiques dans le texte), absence
de maître, de souverain, telle est la forme de gouvernement
dont nous approchons tous les jours, et que l'habitude invétérée
de prendre l'homme pour règle et sa volonté pour loi
nous fait regarder comme le comble du désordre et l'expression
du chaos. " (Qu'est-ce que la propriété ? ou
Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Editions
J.-F. Brocard, Paris, 1840.
Chapitre V, page 235 : Caractères de la communauté
et de la propriété.) Il est du reste si peu convaincu
du nouveau sens qu'il lui a plu de donner au mot que, dans son deuxième
Mémoire sur la propriété, publié l'année
suivante, il emploie à nouveau le mot " anarchie "
dans son sens péjoratif. Et dans tous ses écrits postérieurs
il nous parle de " l'anarchie commerciale " (tout comme
Fourier), de " l'anarchie mercantile ", de " l'anarchie
économique et financière ", etc. Et il s'appelle,
lui aussi, socialiste ou socialiste révolutionnaire, et défend
le socialisme ou le socialisme fédéraliste. Ce n'est
qu'exceptionnellement, comme Bakounine, qu'il reviendra au mot anarchie
dans le sens de société organisée et fonctionnant
régulièrement sans gouvernement.
Ce rappel historique, que nous pourrions amplifier, suffit à
prouver, à quiconque n'interprète pas une idée
ou un courant d'idées d'après la seule étymologie
des mots d'une ou de deux générations et dans un ou
deux pays, que l'on peut, à bon droit, et sans trahir l'essentiel
de l'anarchisme -- si l'on entend par ce mot une doctrine dont Proudhon,
Bakounine, Kropotkine, Mella (2) et leurs disciples furent les représentants
les plus illustres -- s'appeler socialistes libertaires ; qu'il
n'y a, essentiellement, pas de différence entre la pensée
de ces grands prédécesseurs et la nôtre. Kropotkine,
qui fit le pas décisif pour l'emploi du mot anarchie -- il
en explique les raisons dans Autour d'une vie -- n'était
pas plus ennemi des archies, du gouvernement de l'Etat, que Bakounine.
Et ceux qui croient devoir employer un mot qu'aujourd'hui nous croyons
ne plus devoir employer ne le sont pas plus que nous-mêmes.
••• Pourquoi donc, nous demandera-t-on, et nous
demande-t-on, renoncez-vous au mot anarchie et à ses dérivés
? Nous répondrons d'abord en bloc : parce que nous avons
un ensemble de raisons, nous avons fait un ensemble de constatations,
qui nous ont conduit à pratiquer ainsi ; et parce que C'EST
NOTRE DROIT IMPRESCRIPTIBLE de nous appeler comme il nous plaît
si nous le croyons nécessaire et utile ; comme ce serait
notre droit de nous appeler autrement (socialistes guildistes, socialistes
antiétatistes, socialistes antiautoritaires, etc.).
Pour le détail nous préciserons qu'à notre
avis, particulièrement en France (3), l'anarchisme est devenu
un ensemble d'idées, de conceptions, de formules, de principes
si différents, si contradictoires et si incohérents
que l'opinion publique ne peut s'y reconnaître et qu'il y
a presque autant de conceptions de l'anarchisme que d'anarchistes.
Un seul point de contact réunit cet ensemble disparate :
la négation de l'autorité.
On ne crée pas un mouvement social ayant quelque chance
d'exercer une influence positive sur l'évolution de la société
avec une seule négation. Au fond, Bakounine, qui quoi qu'en
aient dit et en disent encore tant de calomniateurs et d'irresponsables,
fut le plus équilibré de nos penseurs, délimitait
très bien les choses, quand il s'appelait anarchiste pour
l'oeuvre de destruction, et socialiste pour l'oeuvre de construction
qui devait venir ensuite. Mais jamais il ne lui est venu à
l'idée de ne recommander que la destruction. Il écrivait,
au contraire, que c'était seulement dans la mesure où
nous serions capables de reconstruire que nous aurions le droit,
et la possibilité de détruire.
L'union sur une négation ne suffit donc pas. Une négation
n'est pas une théorie sociale, une doctrine sociale, un but
humain, un programme, une idée. Dire "anarchie",
non archie, non gouvernement, non Etat n'est pas dire : " organisation
de la société de telle ou telle manière "
si nous voyons dans la société, surtout dans la société
moderne, un ensemble immense et complexe d'activités de toutes
sortes qui doivent s'harmoniser, se coordonner sous peine de s'interrompre,
qui sont subordonnées les unes aux autres, et qui exigent
autre chose que des déclarations de principes qui embrassent
tout, mais ne résolvent rien.
Entre l'anarchisme individualiste et l'anarchisme communiste, la
dissemblance est telle que les deux écoles se sont toujours,
inévitablement et nécessairement, combattues. Entre
l'anarchisme syndicaliste constructiviste et l'anarchisme purement
critique, nihiliste ou nihilisant, il n'est pas de comparaison valable.
Ces divisions elles-mêmes s'accompagnent de nombreuses subdivisions.
L'individualisme de Han Ryner n'est pas celui d'E. Armand. L'anarchisme
communiste de Malatesta n'est pas celui de Galleani. La spécialisation
néo- malthusienne de certains anarchistes prétend
tout résoudre par la limitation des naissances ; la spécialisation
végétarienne, filiale du naturisme intégral,
par l'alimentation non carnée, sans ou avec, selon les cas
et les écoles, produits laitiers ou poisson également.
La spécialisation de la libre sexualité, transformée
en libre lubricité, se suffit aussi à elle-même.
Toutes ces sous-écoles, auxquelles nous pourrions en ajouter
d'autres, font partie de l'anarchisme, car chacune nie les archies,
et il suffit de nier les archies pour être anarchiste. Et
non seulement elles sont différentes, mais le plus souvent
opposées. Si bien que celui qui s'approche du mouvement anarchiste
se trouve devant tant de courants, de tendances, sinon de sectes
se combattant qu'il n'y comprend rien et ne peut rien y comprendre.
Là aussi, la multitude d'apports, de diversifications n'a
pas enrichi la doctrine essentielle. Elle l'a terriblement appauvrie.
Tel est, du moins, notre avis. Et l'on a fini par lâcher
la proie pour l'ombre. Avec Proudhon, Bakounine, la pléiade
admirable de la Première Internationale, Kropotkine et ses
amis des premiers temps, l'anarchisme -- ce que du moins nous appelons
ainsi -- ou plutôt le socialisme antiautoritaire avait des
principes essentiels qui définissaient et délimitaient
la doctrine. Ces principes ont été eux aussi noyés
et submergés et on a fini par en oublier les grandes bases
et les grands buts. Nous voulons y revenir et ne pas nous perdre
dans les labyrinthes et la frondaison des floraisons incessantes.
Nous revenons à Proudhon -- le Proudhon socialiste antiautoritaire
--, à Bakounine, à Kropotkine. Nous préférons
la clarté des idées essentielles, ayant une valeur
éternelle, à la confusion de toutes les petites idées
dont la valeur est souvent discutable.
Critique de plus en plus profonde, large, méthodique, puissante
même, de l'Etat. Critique du capitalisme, de son désordre,
de ses crimes. Recherche de nouvelles bases sociologiques pratiques,
de nouvelles conceptions économiques applicables, d'une éthique
nouvelle qu'il faut répandre dans la conscience et dans la
vie des hommes. Voilà l'essentiel. Le reste, si important
soit-il (un microbe est gigantesque, vu au microscope électronique),
est accessoire. Or le mouvement et la pensée anarchistes
se sont trop perdus dans l'accessoire et a été oublié
l'essentiel à un tel point que, pour exemple, la critique
de l'Etat, et du capitalisme, formulée par nos grands devanciers,
dont Cornelissen, est ignorée de l'immense majorité
de ceux qui se revendiquent de l'anarchisme, qui ne dépassent
pas les interprétations sommaires, et font trop souvent du
marxisme sans le savoir. ••• Nous voulons donc
revenir aux sources. Et nous préférons une dénomination
plus simple, impliquant des idées apparemment plus limitées,
mais aux contours plus nets, qui nous permette de travailler en
profondeur les problèmes fondamentaux de notre époque,
d'apporter des vues intéressant ceux qui ne lâchent
pas la proie pour l'ombre, et de donner un nouvel essor au socialisme
antiautoritaire -- car ce qui n'a pas pour but de résoudre
le problème social dans la liberté ne nous intéresse
pas ! On nous dira peut-être que nous revenons en arrière.
Nous répondrons que ce qui est éternel est toujours
jeune, et que les principes fondamentaux construits par nos grands
devanciers sont éternels. La revendication de plus de justice
et de liberté remonte à des milliers d'années.
Elle n'est pourtant pas une vieillerie méprisable. Le fascisme
est tout nouveau dans l'histoire. Il n'est pas pour cela supérieur.
La nouveauté n'est donc pas une preuve de supériorité.
Dans la pensée humaine, dans les écoles philosophiques
et sociologiques, dans les écoles artistiques aussi, du reste,
il y a des avances et des reculs, des progrès et des décadences.
Le signe de ces décadences est souvent l'invasion de nouveautés
qui défigurent plus qu'elles ne fécondent, qui détruisent
tout et ne construisent rien.
Nous retournons donc aux sources, mais nous ne sommes pas des plagiaires,
des phonographes ou de simples commentateurs. Fuyant le complexe
de supériorité qui fait mépriser les penseurs
et les sociologues qui ont fondé l'école à
laquelle nous appartenons, nous prenons de ces hommes, dont le génie
créateur est pour nous indiscutable, et souvent magnifique,
les idées, les vues sociales et leur justification historique,
philosophique et scientifique. Nous apprenons d'eux tout ce qui
doit et peut être appris. Puis, armés de ce que nous
avons pris chez eux, armés de notre culture que nous étendons
de plus en plus, armés de notre expérience, qui fait
partie de notre culture, étudiant l'homme et l'évolution
de l'humanité, la structure, les besoins et l'évolution
des sociétés humaines, le développement des
sciences -- qui malgré leurs variations, surtout en biologie,
n'infirme en rien la conception d'une société de libre
harmonie -- étudiant les problèmes économiques
et psychologiques, ethniques, démographiques, et autres,
nous nous efforçons -- ou nous efforcerons -- de mettre à
jour les idées essentielles, d'en renforcer les bases, de
les élargir, d'en rendre le style plus actuel et l'expression
plus conforme aux problèmes, aux inquiétudes, à
l'esprit de notre époque. Et quand il le faudra, nous n'hésiterons
pas à signaler les erreurs de nos grands précurseurs,
et à les rectifier. Nous avons du reste commencé à
le faire, Encore une fois, nous ne sommes pas de simple phonographes.
Pierre Kropotkine a écrit un livre qui constitue une base
sociologique, historique, scientifique, philosophique, fondamentale
de l'anarchisme (nous dirons, pour nous, du socialisme anti ou non
autoritaire) : l'Entraide. On peut lui reprocher -- il le reconnaissait
dans la préface -- une généralisation excessive
de l'appui mutuel -- the mutual aid, dans le texte original -- dans
la vie des espèces animales et humaine. Il n'en reste pas
moins que ce facteur est le principal agent de progrès et
de bonheur des espèces le pratiquant. Surtout, et en cela
on peut reprocher à Kropotkine de ne pas l'avoir assez souligné,
nous avons là une base biologique de la conception anarchiste,
non anarchiste de la société et de son organisation.
Eh bien ! ce livre ouvre un horizon immense pour qui voudra s'atteler
à cette tâche, que des dizaines de kropotkiniens --
qu'il ne faut pas confondre avec les kropotkinistes -- auraient
dû entreprendre. Bakounine nous avait déjà montré,
dans ses Considérations philosophiques, une vue cosmique
de sa philosophie antiautoritaire, en faisant découler la
non-autorité de la non-divinité, et la libre association
du matérialisme où tout est combinaison, mais non
subordination.
Kropotkine se limite au domaine biologique, puis historico-humain
ou sociologique. Si nous reprenions au moins les études scientifiques
de Kropotkine ? Si nous les élargissions même ? Si
nous fondions une conception libertaire de l'histoire, en montrant
comment l'ensemble des activités utiles de l'humanité,
qui ont permis son développement et son évolution,
n'a pas été l'oeuvre des gouvernants, des formations
politiques, de l'Etat, mais de l'humanité même, et
de ceux qui, tout en en faisant partie, se sont toujours avancés
au sein des collectivités et leur ont montré le chemin
? Il y a là une oeuvre immense à accomplir.
Cette oeuvre revivifierait, revigorerait, grandirait la pensée
qui nous est commune, et pourrait y attirer bien des gens que les
minuscules à-côtés, érigés en
problèmes et en solutions majeurs, rebutent plus qu'ils n'attirent.
L'idée de ce travail ne serait pas originale. On trouve
chez Proudhon telle et telle phrase qui la condense, et Elisée
Reclus, qui fut un des plus grands humanistes du XIXe siècle,
la développe sans se le proposer dans L'Homme et la Terre.
Mais sa réalisation méthodique, systématique,
afin d'en faire un corps de doctrine scientifiquement établi
aurait une importance énorme.
Prenons un autre développement nécessaire de ce qu'ont
écrit nos grands prédécesseurs : la critique
du marxisme. Tcherkessof avait, dans Pages d'histoire socialiste,
montré que la fameuse concentration du capital, la prolétarisation
de la bourgeoisie et la paupérisation du prolétariat,
clefs de voûte du soi-disant socialisme scientifique, n'étaient
nullement confirmées par les statistiques anglaises dont
Karl Marx s'était servi. Depuis, l'évolution économique
et sociale des nations capitalistes a prouvé que les prévisions
de Karl Marx ne se réalisaient pas, qu'il n'y a pas de paupérisation,
mais embourgeoisement du prolétariat où de certaines
couches prolétariennes, que si certaines couches de la bourgeoisie
déclinaient, de nouvelles couches bourgeoises se formaient,
qu'une certaine forme de concentration capitaliste n'empêchait
nullement, étant donné la multiplication des besoins
et de l'ensemble de la production, de nouvelles formes du capitalisme
; et surtout que sous des formes nouvelles, y compris celle du fonctionnariat
d'Etat, les privilégiés tendaient plutôt à
augmenter tandis que le prolétariat ne se paupérisait
pas.
Il y a là une critique importante et nécessaire du
marxisme, que nous devions poursuivre implacablement, et plus implacablement
encore l'interprétation dite matérialiste, mais en
réalité judéo-économiste de l'histoire.
Et aussi implacablement la critique de la conception marxiste de
l'Etat, non seulement à la lumière du fait russe actuel,
mais à la lumière de toute l'histoire. Proudhon l'avait
fait avant la lettre, dans ses polémiques contre les communistes
autoritaires de son époque ; Bakounine le fit dans sa critique
de la conception, de l'interprétation, de l'utilisation marxiste
de l'Etat ; Kropotkine aussi dans sa forte brochure L'Etat, son
rôle historique. Mais l'oeuvre d'ensemble, l'oeuvre doctrinaire
reste à écrire.
Même problème pour la critique économique.
Il est douloureux de constater que presque tous, sinon tous les
anarchistes, ignorent qu'avant Marx, Proudhon a défini et
nommé la plus-value, que sa critique économique, apparemment
moins savante, porte plus loin que celle de Marx, car il ne condamne
pas le capitalisme au nom de la loi dialectique qui le force, pour
ainsi dire, à mourir tout en engendrant les formes nouvelles
qui le remplaceront et instaureront le socialisme, il le condamne
au nom de la justice et non sous la forme marxiste. Le capitalisme
pour les historiens, sociologues et économistes qui ne s'en
laissent pas imposer par la suffisance scolastique de l'auteur du
Capital, existe déjà à l'époque romaine,
dans les civilisations d'Asie mineure, et même dans certaines
périodes de l'Egypte antique ; Proudhon le condamne comme
une forme de l'exploitation de l'homme par l'homme.
Au-delà du capitalisme, c'est cette exploitation qu'il attaque.
Quand il dit " la propriété c'est le vol ",
il entend par là toute appropriation individuelle de moyens
d'existence nécessaires à d'autres hommes ; quand
il dénonce le propriétaire, il dénonce l'exploiteur,
petit ou grand, entrepreneur ou commerçant. Il le dénonce
non parce que la dialectique des faits ou de l'histoire (et qu'on
peut très simplement appeler l'évolution) le condamne
à disparaître (et s'il est condamné à
disparaître à quoi sert-il de le dénoncer ?)
mais parce qu'il place au-dessus de tout un principe moral : celui
de la justice. Ce qui ne l'empêche pas d'accumuler des faits.
J'ai dit qu'il a, le premier, défini la plus-value. Il a
aussi, avant Marx, montré comment le capitalisme anglais
avait, dans la Workhouse, supplicié le prolétariat.
Dans sa célèbre polémique avec Bastiat, il
a fait une analyse serrée des méthodes de croissance
du capitalisme financier. On trouve chez lui bien d'autres idées,
bien d'autres ébauches, bien d'autres suggestions -- toujours
en ce qui concerne la critique économique.
On en trouve chez Bakounine, on en trouve chez Kropotkine, dont
les premiers chapitres de La Conquête du pain semblent avoir
inspiré plus d'une page de Jacques Duboin. On en trouve chez
Cornelissen, dont le Traité de la science économique
méritait plus que l'ignorance générale où
on le tient dans le mouvement qu'il s'est efforcé d'enrichir.
Eh bien ! tout cela est à reprendre, à revoir, et
aussi à développer.
Mais il est deux autres développements nécessaires
qui sont pour nous la condition sine qua non de l'école que
nous voulons créer. Le premier concerne l'oeuvre constructive,
au sens économique du mot.
Là encore nous n'innovons pas. J'ai déjà écrit,
et je répète, et je peux prouver, que de toutes les
écoles socialistes l'anarchisme, à ses origines, est,
comme le syndicalisme et le coopératisme, une école
du socialisme ; c'est l'anarchisme qui a donné la plus grande
production livresque concernant l'avenir. Je peux citer, sans effort,
une quinzaine d'auteurs, avec leurs livres, essais, programmes.
Bakounine, à lui seul, en écrivit au moins une demi-douzaine
-- plans, anticipations diverses.
Si ces écrits ont eu l'incontestable mérite d'aiguiller
la pensée des lecteurs sur ce genre de problèmes,
ou de poser des principes fondamentaux qu'il était indispensable
de poser, la plupart -- tels les deux livres de Pierre Besnard --
ont le défaut ou d'avoir perdu leur actualité, ou
d'être des constructions abstraites, des échafaudages
imaginatifs sans rapport avec la structure des sociétés,
la réalité de l'économie humaine et sociale,
la complexité des rapports humains. Traiter de l'organisation
de l'agriculture sans rien savoir de l'agriculture en soi c'est
construire dans le vide.
L'analyse de l'économie doit donc avoir deux aspects, deux
buts se superposant et s'enchaînant l'un l'autre. D'une part,
la critique serrée de l'économie capitaliste qu'il
faut connaître pour procéder à sa vivisection.
Pour en montrer les failles et les erreurs, il faut d'autre part
non seulement la connaître, mais connaître l'économie
en soi, telle qu'elle est, telle qu'elle doit être, telle
qu'elle peut être, afin d'avoir la certitude de la justesse
de nos critiques. Dénoncer éternellement l'exploitation
de l'homme par l'homme, les bas salaires, le bénéfice
des sociétés capitalistes est insuffisant. C'est l'enfance
de l'art dont peuvent se satisfaire les esprits superficiels. Mais
cela ne mène pas très loin, ne mènera pas plus
loin que nous avons été jusqu'à maintenant.
Il faut pénétrer dans les entrailles de l'économie.
Quand nous la connaîtrons pour dénoncer sa mauvaise
organisation, nous la connaîtrons aussi pour proposer et promouvoir
une organisation meilleure.
Nous aurons alors le droit moral de critiquer et de proposer des
changements.
Cela implique une activité constante, un travail systématique,
d'équipe si possible.
Nous devons apparaître avec une doctrine économique
propre à l'école du socialisme libertaire, qui reprend
l'oeuvre de ses aînés, de ses fondateurs lointains,
et la développer intelligemment, avec l'allant de ceux qui
veulent convaincre, et vaincre.
L'autre développement, condition sine qua non de notre existence
et notre justification, se rapporte à l'éthique. Le
maniement, le classement, la comparaison, l'accumulation des statistiques
ne sert à rien si notre comportement est immoral.
En ce cas, il ne servira pas à libérer les hommes.
Brève ou longue, l'expérience des membres de notre
groupe les a menés à une conclusion identique et formelle
: sans honnêteté, sans droiture, sans loyauté,
sans respect de soi-même et des autres, sans dignité
personnelle, sans responsabilité individuelle et collective
il n'y a pas de société non autoritaire possible.
Tout s'écroule et n'est que déliquescence.
On a, pendant trop longtemps, fait du déterminisme l'excuse
de l'irresponsabilité individuelle. On ne s'est pas aperçu
que cela menait directement à faire l'apologie de l'irresponsabilité.
Or les hommes sont responsables ou irresponsables. Et on a créé
la justification de toutes les inepties morales au nom de l'irresponsabilité.
On a créé des collectivités d'irresponsables
avec toute la latitude morale nécessaire pour observer tous
les comportements immoraux, ou amoraux.
Une collectivité dont les individus faisaient de l'irresponsabilité
un tabou théorique ne pouvait aller loin. Quant à
nous, laissant de côté tout ce que la rigueur dialectique
pouvait extraire du déterminisme, nous constatons que dans
l'histoire humaine ce sont les hommes et les minorités qui
se sont considérés responsables de ce qu'ils faisaient
ou laissaient faire, qui ont accompli de grandes choses et influé,
en bien ou en mal, sur le destin des hommes.
Le matérialisme n'exclut nullement les facultés psychologiques,
et même psychiques. La conscience, la volonté, l'intelligence,
la sensibilité, le sens du devoir, le sentiment de la responsabilité
et de la dignité peuvent ne pas toujours s'expliquer intégralement
dans le degré actuel des acquisitions des sciences physiques
ou psychologiques, que la biologie nous montre inséparables
dans de si nombreux cas. Elles n'en sont pas moins une réalité
plus ou moins grande, selon les cas, et qui dépend de notre
choix.
Il y a donc une conception de l'éthique à développer.
En théorie, mais plus encore en pratique. Qu'on ironise nous
importe peu. L'ironie est trop souvent le masque de l'impuissance
ou de l'immoralité. Pour nous, nous voulons que l'éthique
imprègne notre comportement individuel et collectif.
Nous devons être une école au point de vue éthique,
comme au point de vue sociologique et économique. Le rayonnement
du socialisme libertaire doit être à la fois intellectuel
et moral. Je me souviens de la grande influence morale des tolstoïens
en Russie. La clarté, la luminosité de notre éthique
appliquée, en consonance immédiate avec notre pensée,
sans subterfuges qui fassent attribuer les contradictions de fait
à l'influence de la société actuelle -- sinon,
comment la surmonter ? -- doivent, si notre mouvement peut s'étendre,
être un exemple et un phare.
Cela me conduit à écrire quelques paragraphes sur
un sujet connexe. Nous cherchons la vérité, indépendamment
de toute idée faite ou non vérifiée, de tout
préjugé d'école. Et nous ne voulons faire de
concessions à personne. Pas même à la croyance
en la supériorité du peuple, qui fut celle de Kropotkine
et autres théoriciens.
Nous sommes pour le peuple d'abord, et certains d'entre nous en
font partie, avec cette lutte pour la vie et l'insécurité
du lendemain qui sont les siennes dans bien des cas. Mais nous savons
que la condition humaine est généralement la même,
que l'ouvrier qui vit mieux que le petit-bourgeois du commencement
du siècle ne vaut guère mieux, humainement parlant,
et est indifférent au sort de celui qui vit moins bien que
lui.
Nous savons qu'il est des salariés à mentalité
de parvenus et de nouveaux riches, et que l'amélioration
de la condition matérielle des hommes implique rarement l'amélioration
de sa condition morale.
Encore une fois nous revenons à l'éthique, à
la prééminence de l'éthique individuelle et
collective. Nous voyons ces problèmes sur le vaste plan du
devenir humain. Nous savons qu'il ne suffira pas que l'humanité
entière vive à un niveau économique comparable
à celui de l'habitant moyen des U.S.A. pour être plus
civilisée, plus noble, meilleure et même souvent réellement
heureuse.
Mais cela, dont nous avons conscience, nous impose des devoirs
correspondants. C'est une affirmation fréquente de l'anarchisme
que le progrès est l'oeuvre des minorités. C'en est
une autre que le peuple n'a pas besoin d'élite. Il faudrait
s'entendre.
Pour nous, nous nous prononçons nettement. Ce sont les minorités
constituées par ceux que les caprices de la biologie et de
l'hérédité ont constitués pour cela
qui guident l'humanité, lui ouvrent la marche vers de plus
hauts destins. Ce fut toujours ainsi ; ce sera toujours ainsi, de
par la fatalité des lois biologiques ou du caprice de la
nature, qui se retrouvent dans toutes les espèces, dans toutes
les colonies animales. Nous sommes donc, volontairement, des combattants
du progrès humain. Nous avons conscience, et cela s'insère
dans notre conception de l'éthique, d'être un maillon
de la chaîne des générations forgée dans
les millénaires, en marche vers les millénaires. Nous
voulons donc constituer une minorité qui sera une élite
dans la mesure où ces hautes raisons d'agir l'inspireront,
dans la mesure aussi où, tout en ayant conscience de ses
responsabilités d'élite, elle fera simplement son
devoir, sans vanité, sans orgueil, mue par cette mystique
de l'histoire qui a inspiré d'autres minorités avant
elle, et qui en inspirera d'autres après elle.
••• Il resterait à dire, dans ce bref
travail, pourquoi nous ne croyons pas devoir préconiser la
révolution armée, ni ne croyons possible le triomphe
de cette révolution. Il resterait à préciser
certaines autres choses. La place me manque pour le faire. Ce sera
l'objet d'un autre écrit, qui paraîtra dans cette collection,
ou ailleurs.
(1) Pour qui connaît le sens des vocables que nous avons l'habitude
d'employer, il n'y a pas de différence entre socialisme anarchiste
et socialisme libertaire.
(2) Ricardo Mella, le plus brillant théoricien de l'anarchisme
espagnol, défendait un collectivisme au fond plus proudhonien
que bakouninien, mais surtout, dans l'ordre économique, la
liberté d'application des divers systèmes du socialisme
anarchiste.
(3) Bien qu'il ait posé le problème dans son livre
Precisiones sobre el anarquismo publié au début de
1937, par les Editions de Tierra y Libertad, de Barcelone, l'auteur
s'appelle anarchiste, ou communiste libertaire dans l'activité
qu'il déploie au sein du mouvement socialiste libertaire.
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