|
Origine : échange de mails avec René Berthier suite
à un débat à Nantes à B17 le vendredi
7 Décembre 2007
PRÉFACE
Voici les faits : une révolution sociale incomparablement
plus profonde que toutes celles qui l'ont précédée
a eu lieu dans un pays dont on a beaucoup parlé durant les
années l936-l939 : l'Espagne. Une révolution qui a
atteint les buts théoriquement préconisés par
Marx et Engels quand ils sont allés au plus loin de leurs
prévisions d'avenir, par Proudhon et par Bakounine, ainsi
que par l'école kropotkinienne de l'anarchisme socialiste
; et cela en moins de trois ans, alors que, après un demi-siècle,
la révolution russe qui, au début, se réclamait
du même idéal, en est plus éloignée que
jamais. A côté de ce fait historique transcendant dans
l'histoire de l'humanité, la Commune de Paris, qui a suscité
tant d'intérêt, tant d'écrits, d'études
et d'essais, apparaît comme un événement mineur.
Car, sur une très large échelle, la révolution
espagnole a réalisé le communisme libertaire.
On peut approuver ou désapprouver cet idéal : on
ne peut ignorer l'application qui en a été faite en
même temps que les forces antifranquistes et l'armée
républicaine luttaient péniblement contre l'attaque
depuis longtemps préparée par la caste militaire,
les grands propriétaires terriens et le vieux conservatisme,
et par une église traditionnellement réactionnaire,
digne héritière du duc d'Albe et de Torquemada.
Les réalisations historiques que nous allons décrire
ne peuvent être dédaignées des sociologues en
quête de nouveaux chemins pour l'avenir, des historiens penchés
sur l'évolution de la société, des hommes épris
de justice, à la recherche de nouvelles équations
sociales. Le régime des Incas intéresse ou passionne
rétrospectivement bien des gens qui ne l'approuvent pas.
Celui qu'implantèrent les jésuites au Paraguay mérite
toujours les honneurs de l'étude ; les structures du capitalisme
d'Etat créé par les bolcheviques sollicitent, aujourd'hui
comme hier, les esprits attentifs à la marche du monde, les
kibboutzim israéliens font espérer une nouvelle aurore
même à l'Orient. Et si nous remontons à l'aube
des sociétés primitives, les clans communautaires,
la « gens » ou les phratries mobilisent toujours l'attention
des spécialistes.
Le communisme égalitaire n'est pas une nouveauté
dans les écoles du socialisme. Dans l'histoire de la pensée
humaine, il remonte à Platon, puis passant par Campanella,
Thomas Morus et d'autres utopistes il nous conduit à Babeuf
et aux autres précurseurs et fondateurs parmi lesquels Robert
Owen, Saint-Simon, Fourier, Cabet, Pecqueur, Vidal, Considérant,
Sylvain Maréchal, Louis Blanc ; mais c'est avec Proudhon
que la justice sociale apparaît liée à la disparition
du gouvernement et de l'Etat, que la suppression de l'exploitation
de l'homme par l'homme se complète de celle de l'oppression
et du gouvernement de l'homme par l'homme. Puis vient son disciple
Bakounine, qui élargit, en même temps que les bases
philosophiques du socialisme, ses méthodes d'application
par la doctrine appelé collectivisme, et enfin le communisme,
au sens intégral est complété politiquement
par les disciples italiens de Bakounine (Covelli, Carlo Caffiero,
Andrea Costa, Malatesta, etc.) et recueilli par Kropotkine, qui
en devient le théoricien le plus éminent. Dès
lors, l'école socialiste de l'anarchisme, la plus nombreuse
dans le monde, est communiste – tandis que l'école
socialiste autoritaire et marxiste sera collectiviste, jusqu'au
retour des bolcheviques au communisme, après octobre 1917.
En France, Proudhon et ses disciples avaient proposé le
mutuellisme contre le communisme dont Louis Blanc était,
à son époque, le plus illustre représentant.
La raison principale – non pas la seule – de ce rejet
était que le communisme apparaissait alors lié à
l'organisation et à la domination de l'Etat. Proudhon, le
« père de l'anarchie », comme disait Kropotkine
au procès de Lyon, était rageusement antiétatiste,
et sa doctrine inspire en partie les premiers livres de Marx, où
les exégètes obstinés croient, de nos jours,
trouver un humanisme qui n'est autre que le reflet de la pensée
proudhonienne que l'auteur du Capital vantait alors en termes enthousiastes.
Le communisme libertaire implique donc 1° l'organisation d'une
société sans classes ; 2° le fonctionnement de
cette société sur la base du fédéralisme
et de la libre et nécessaire association. Aspirations dont
beaucoup reconnaissent la grandeur, mais que cette grandeur même
effraie.
Et pourtant, en Espagne, pendant près de trois ans, malgré
une guerre civile qui causa un million de morts, malgré l'opposition
des partis politiques (républicains de diverses tendances,
socialistes, communistes, catalanistes de droite et de gauche, régionalistes
basques et valenciens, petite bourgeoisie, etc.) cet idéal
est entré dans l'histoire vécue des hommes et devenu
chair de la réalité. Très vite, plus de 60
% des terres ont été cultivées sans patrons,
ni propriétaires, sans « terratenientes », sans
administrateurs tout-puissants, sans que l'intérêt
privé et la concurrence soient nécessaires pour stimuler
les efforts et les initiatives ; dans la plus grande partie des
industries, des usines, des fabriques, des ateliers, des services
publics, les ouvriers, leurs comités d'entreprise et leurs
syndicats ont fait assurer la production en l'absence du contrôle
et de la présence des patrons, des capitalistes, et de l'autorité
de l'Etat.
Plus encore : collectivités agraires et entreprises industrielles
ont, du jour au lendemain, soit implanté l'égalité
économique, en appliquant le principe essentiel du communisme
(« à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses
forces ».) soit réduit au minimum les différences
de rétribution. Elles ont coordonné leurs efforts
par voie de libre association dans des régions entières,
créé des richesses nouvelles, augmenté –
surtout dans l'agriculture – les rendements, multiplié
les écoles, amélioré les services sanitaires.
Elles ont fondé la véritable démocratie, fonctionnelle
et directe, la démocratie libertaire par laquelle chacun
prend part à l'organisation de la cité et de la vie
sociale. Elles ont remplacé la lutte entre les hommes par
la pratique généralisée de l'entraide, la rivalité
par le principe de la solidarité.
Dans bien des occasions il m'est arrivé, pendant mon enquête
obstinée et minutieuse, de rencontrer des républicains
de gauche, des socialistes, des membres de l'Union générale
des travailleurs, qui auparavant considéraient les libertaires
comme des fous délirants, et qui, devant la preuve par les
faits, s'étaient ralliés à ce qu'ils avaient
toujours cru un rêve d'illuminés.
L'ignorance d'un fait social historique d'une telle importance
est donc inadmissible chez des hommes épris de connaissances
ou de progrès. Zola écrivit deux gros volumes pour
nous dépeindre, dans son admirable Travail, la réalisation
imaginaire d'un petit phalanstère organisé autour
d'une usine et ne groupant que quelques dizaines de personnes. Mais
chacune des collectivités, des réalisations sociales
de l'Espagne libertaire – telle celle de Javiva, près
de Valence, d'une petite ville comme Granollers, au nord de Barcelone,
la syndicalisation industrielle embrassant 25 000 travailleurs à
Alcoy (province d'Alicante), ou l'organisation d'un microcosme harmonieux
dans la province de Teruel, en Aragon, mériterait un volume
; et la révolution espagnole en mériterait des dizaines.
Ces volumes n'ont pas été écrits, et vraisemblablement
ne le seront pas. Car les créateurs de ce monde nouveau étaient
des ouvriers, des paysans, plus aptes à manier les outils
que la plume, et se préoccupant plus de faire l'histoire
que de l'écrire. La plupart sont maintenant en exil, y mourant
les uns après les autres, ou se souvenant avec nostalgie
du rêve qu'ils ont vécu.
Persuadé que nous étions condamnés à
perdre la guerre déchaînée par le franquisme,
l'auteur s'est efforcé de recueillir pour l'avenir les résultats
de cette expérience unique. Il a étudié sur
place, dans les villages collectivisés, dans les fabriques
et les usines socialisées, l'œuvre constructive de la
Révolution espagnole.
Cette expérience à laquelle ont pris part, directement
ou indirectement, six, sept, huit millions de personnes, et qui
ouvre une voie nouvelle à ceux qui hésitent entre
un capitalisme antisocial et un faux socialisme d'Etat, inévitablement
totalitaire, cette expérience, disons-nous, ouvre la perspective
d'un nouvel humanisme, d'une nouvelle civilisation.
Car même si les réalisations espagnoles ne sont pas
toutes intégralement et servilement transposables, elles
constituent des modèles dont on peut s'inspirer en les adaptant
aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles d'autres expériences
peuvent se produire ; elles sont des sources ou l'on peut boire
et puiser. Ceux qui liront ce livre s'en convaincront.
En l'écrivant j'accomplis un devoir envers tous mes camarades
qui ont lutté, et souvent sont morts pour leur idéal.
Et plus encore envers l'humanité que j'ai, en ma conscience,
fait vœu de servir jusqu'à mon dernier souffle.
________________________________________
I. PRÉLIMINAIRES
L'idéal (1)
« Maintenant je peux mourir, j'ai vu réalisé
mon idéal. » Cela m'était dit dans une des Collectivités
de la région levantine (dans la province de Valence, si mes
souvenirs sont exacts), par un des hommes qui avaient lutté
toute leur vie pour le triomphe de la justice sociale, de l'égalité
économique, de la liberté et de la fraternité
humaines.
Son idéal, c'était le communisme libertaire, ou l'anarchie.
Mais l'emploi de ce dernier mot risque fort, surtout en langue française
– et en d'autres langues sans doute – de déformer
dans les esprits ce que le grand savant et humaniste Elisée
Reclus définissait comme « la plus haute conception
de l'ordre ». D'autant plus que très souvent, et ce
fut le cas en France, les anarchistes semblent s'être évertués
à donner raison à leurs adversaires, et à justifier
l'interprétation négative et nihiliste que l'on trouve
déjà dans tel ordonnance ou tel édit de Philippe
le Bel. C'est donc trahir le sens de ce que me disait le vieux militant
qui avait tant combattu et tant souffert, et qui probablement est
mort sous les balles franquistes, que s'en tenir à la simple
énonciation d'un mot si diversement interprété.
Voyons donc plus à fond.
Dans sa brochure El Ideal Anarquista, Ricardo Mella, qui fut le
penseur le plus authentique et le plus original de l'anarchisme
espagnol, donnait de cet idéal la définition suivante:
« La liberté comme base, l'égalité comme
moyen, la fraternité comme but. » Retenons-le bien
: le but ultime, le couronnement était la fraternité,
où la liberté serait à la fois une base et
une conséquence, car peut-il y avoir fraternité sans
liberté, mais également peut-on priver son frère
de liberté ?
Ces conceptions n'avaient du reste pas pénétré
en Espagne avec le vocable si discuté, et si discutable d'anarchie.
Dans son livre auquel il faut toujours revenir, El Proletariado
militante, Anselmo Lorenzo, qui fut après Mella le penseur
le plus qualifié de l'anarchisme espagnol, raconte comment
elles lui avaient été révélées
d'abord par la lecture, faite avant 1870, de quelques livres de
Proudhon, parmi lesquels De la capacité politique des classes
ouvrières qu'avait traduits Pi y Margall, philosophe et apôtre
du fédéralisme républicain qui fut –
pas pour longtemps – un des présidents de la première
République espagnole (1873-1874). Ces livres, et les articles
publiés par le même Pi y Margall dans son journal La
Discusión lui avaient montré la réalité
du problème social, tandis que d'autres hommes luttaient
pour une république qui ne pouvait être que bourgeoise,
et s'affiliaient au carbonarisme, ou à quelque autre société
secrète européenne.
C'est alors que pénètre en Espagne l'influence bakouninienne.
Le messager en est une très belle figure de lutteur, l'italien
Giuseppe Fanelli, ancien combattant garibaldien, puis député
libéral indépendant, qui ayant rencontré Bakounine,
sans doute lors de son séjour à Florence, avait adhéré
à sa pensée sociale.
Bakounine défend et propage le socialisme. A cette époque,
le mot anarchie est pour lui synonyme de désordre, chaos,
déliquescence. Aussi a-t-il fondé à Genève,
avec une trentaine d'amis parmi lesquels des intellectuels de premier
ordre (1bis), l'Alliance internationale de la Démocratie
socialiste. Il avait connu Proudhon lors de son séjour à
Paris, pendant les années 1844-1848 (2). Comme celui de Proudhon,
son socialisme est antiétatique. Il répond à
sa psychologie slave, à sa large nature russe, à sa
vision cosmique des choses, à l'ample philosophie humaine
basée sur la science expérimentale qu'il s'est construite.
Sa pensée a mûri pendant les douze années de
forteresse, de prison, de déportation sibérienne qu'il
vient de subir. Le comportement de l'autoritaire et dictatorial
Marx pendant cette longue et douloureuse période n'a fait
que renforcer sa méfiance et son aversion de la dictature,
même appelée populaire.
Aussi lorsque, en 1869, Fanelli expose la doctrine de l'Alliance
aux nouveaux amis qu'il s'est faits à Madrid et à
Barcelone, peut-il citer les sept articles du programme de cette
organisation secrète, écrits de la main de son fondateur
:
« L'Alliance se déclare athée ; elle veut l'égalisation
politique, économique et sociale des individus des deux sexes
»... La terre, les instruments de travail, comme tout le capital,
devenant la propriété collective de la société
tout entière, ne peuvent être utilisés que par
les travailleurs, c'est-à-dire par les associations agricoles
et industrielles. »
« Elle veut pour tous les enfants des deux sexes, dès
leur naissance à la vie, l'égalité des moyens
de développement, c'est-à-dire d'entretien et d'instruction
à tous les degrés de la science, des industries et
des arts »...
« Elle reconnaît que tous les Etats politiques et autoritaires
actuellement existants devront disparaître dans l'union universelle
des libres fédérations, tant agricoles qu'industrielles
»...
« La question sociale ne pouvant trouver de solution définitive
et réelle que sur la base de la solidarité internationale
des travailleurs de tous les pays, l'Alliance repousse toute politique
fondée sur le soi-disant patriotisme et sur la rivalité
des nations »...
« Elle veut l'association universelle de toutes les associations
locales par la liberté. »
Dans ce programme, Bakounine dépasse Proudhon, par exemple
sur l'égalité des droits de la femme – il l'a
déjà dépassé avant, entre autres dans
son Catéchisme révolutionnaire – ; il dépasse
Marx dans sa vision de société nouvelle construite
sur la base des organisations économiques internationales
des travailleurs. Car les Statuts de l'Internationale ne vont pas
si loin, ils n'impliquent pas une technique précise de réorganisation
sociale en même temps qu'une doctrine politique (ce qui laissera
le chemin ouvert à bien des surprises et mènera à
la conquête du Parlement et de l'Etat).
Mais il est surprenant de voir avec quelle célérité,
quelle facilité, quelle précision les deux noyaux
espagnols – à Madrid et à Barcelone –
allaient assimiler et répandre la doctrine fondamentale de
l'Alliance.
Car un an plus tard, exactement le 19 juin 1870, avait lieu à
Barcelone, au Palacio de Bellas Artes, le premier congrès
de la section espagnole de la Première Internationale.
Ce congrès, où sont représentés 40
000 travailleurs, sur une population de 18 millions d'habitants,
se caractérise par le sérieux et la profondeur des
débats, des problèmes étudiés, des résolutions
prises. La nécessité d'en finir avec la domination
du capital et l'exploitation de l'homme par l'homme, l'établissement
d'une tactique propre à la classe ouvrière indépendamment
des partis politiques, le besoin de se préparer à
prendre la relève de la société bourgeoise
grâce aux associations ouvrières furent amplement approfondis.
Et dès le début, les modes d'application de l'idéal
firent élaborer des directives que l'on trouve dans la résolution
relative à l'organisation des travailleurs :
« 1° Dans chaque localité on organisera en sections
spécialisées les travailleurs de chaque métier
; on constituera, en outre, la section d'ensemble qui comprendra
tous les travailleurs appartenant à des métiers n'ayant
pas encore constitué de section spéciale : ce sera
la section des métiers divers.
« 2° Toutes les sections de métiers d'une même
localité se fédéreront et organiseront une
coopération solidaire appliquée aussi aux questions
d'entraide, d'instruction (3), etc., qui présentent un grand
intérêt pour les travailleurs.
« 3° Les sections d'un même métier appartenant
à différentes localités se fédéreront
pour constituer la résistance et la solidarité dans
leur profession.
« 4° Les fédérations locales se fédéreront
pour constituer la Fédération régionale espagnole
qui sera représentée par un Conseil fédéral
élu par les congrès.
« 5° Toutes les sections de métiers, les fédérations
locales, les fédérations de métiers, de même
que la Fédération régionale se régiront
d'après leurs règlements propres, élaborés
par leurs congrès.
« 6° Tous les travailleurs représentés
par les congrès ouvriers décideront, par le truchement
de leurs délégués, des modes d'action et de
développement de notre organisation. »
Certes, les postulats fondamentaux de l'idéal sont l'œuvre
de Bakounine, ont été apportés par Fanelli.
Mais on trouve ici une vaste conception d'organisation, et une initiative
créatrice qui, s'avançant sur tout ce qui jusqu'alors
a été fait en Europe, montrent à quel degré
l'idéal a été compris et assimilé. Dans
cette structure complexe – comme la société
– et complète, les principes guident l'action, mais
l'action à venir guidera et complétera les principes.
D'autre part, nous nous trouvons devant un esprit novateur, une
volonté active et un sens de l'éthique qui dépassent
d'un seul coup les limites du corporatisme syndical. On ne pense
pas seulement à créer une organisation de caractère
professionnel, mais humaniste et sociale au large sens du mot. En
même temps que l'on invente une arme efficace pour lutter
dans l'immédiat contre l'adversaire de classe, on pose les
fondements d'une société nouvelle.
Déjà ce qu'on appellera plus tard organisation verticale
constituée à base de fédérations nationales,
complète l'organisation horizontale. En même temps,
les fédérations locales, constituées dans les
centres quelque peu importants, où il existe différents
syndicats de métiers, réunissent et fédèrent
ces derniers pour les luttes communes. En France, cela se produira
trente ans plus tard, sous la forme de bourses du travail, et il
faudra pour cela que Fernand Pelloutier, venu de la petite bourgeoisie,
s'en fasse l'apôtre.
Mais l'idéal apparaît aussi dans d'autres résolutions
adoptées, d'autres tâches sont envisagées dans
l'immédiat – bien que souvent l'âpreté
de la lutte sociale ait empêché l'application de décisions
prises. A ce même congrès, on s'occupa aussi des coopératives.
Pour des hommes qui envisageaient la transformation radicale de
la société dans un temps très court, celles-ci
pouvaient sembler un frein dangereux. Mais bien qu'ils ne connussent
pas encore le programme des pionniers de Rochdale, les délégués
ouvriers du congrès de Barcelone trouvèrent sur cette
question des solutions de bon sens et de parfait équilibre.
Le paragraphe 3 de la résolution votée stipulait que
:
« Quand les circonstances l'imposent, la coopération
de production doit préférer la production d'objet
de consommation immédiate pour les travailleurs, mais nous
la réprouvons quand elle n'étendra pas, en fait, sa
solidarité aux grandes organisations de travailleurs. »
Toutefois, le principe de la solidarité universelle étendue
à tous les exploités semble particulièrement
praticable par la coopération de consommation, « la
seule qui non seulement puisse être appliquée dans
tous les cas, et toutes les circonstances, mais qui doit aussi servir
d'éléments et de moyens de formation générale
de tous les travailleurs dont le retard culturel rend les idées
nouvelles difficilement accessibles. »
Enfin, le sixième et dernier paragraphe stipule qu' «
à côté de la coopération de consommation,
et comme complément, on pourra placer des coopératives
de secours mutuels et d'instruction publique » (4).
Rappelons que nous sommes en juin 1870. A cette époque,
le livre de Marx Le Capital est encore inconnu, le Manifeste Communiste
lui-même est ignoré, et la Commune de Paris n'éclatera
que l'année suivante. Le socialisme fédéraliste
et libertaire se développe donc en Espagne d'après
l'impulsion de sa force propre. D'un seul coup, l'idéal a
été précisé dans ses grandes lignes,
et ce que plus tard on appellera le syndicalisme révolutionnaire
français, est formulé dès cette époque.
Mais ce qui a été élaboré dans ces
journées historiques n'en sera pas moins enrichi et confirmé
dans les congrès qui suivront pendant dix ans. Ainsi, l'année
suivante, la Conférence des organisations composant la «
Section régionale espagnole de la Première Internationale
» met davantage encore les choses au point. Les militants
les plus capables sont allés en Suisse prendre contact avec
Bakounine qui inspire leur action grâce à une pensée
constructive et à des dons d'organisateur embrassant la vie
à l'échelle planétaire. Mais ils ajoutent à
ses idées leurs idées propres. Aux fins de la lutte
immédiate, de la résistance ouvrière et de
l'organisation de la société nouvelle, l'Espagne est
organiquement divisée en cinq régions par les délégués
présents à cette conférence : Nord, Sud, Est,
Ouest et Centre. Comme il avait été décidé
l'année précédente, les fédérations
locales et nationales de métiers ont été fondées.
On ébauche un type de coopération, par métier
également afin de pouvoir faciliter, et contrôler,
cette partie de l'activité générale. Le 1er
septembre 187l, après huit jours de débats sur différents
sujets une déclaration de principes contre le républicanisme,
ennemi politique, mais non social du régime monarchique est
approuvée :
« Considérant que la signification réelle du
mot »République » est »chose publique »,
donc ce qui est propre à la collectivité et englobe
la propriété collective ;
« Que »démocratie » signifie le libre
exercice des droits individuels, ce qui n'est praticable que dans
l'Anarchie, c'est-à-dire par l'abolition des Etats politiques
et juridiques au lieu desquels il faudra constituer les Etats ouvriers
(5) dont les fonctions seront purement économiques ;
« Que les droits de l'homme ne peuvent être soumis
aux lois car ils sont imprescriptibles et inaliénables ;
« Qu'en conséquence la Fédération doit
avoir un caractère purement économique ;
« La Conférence des travailleurs de la région
espagnole de l'Internationale des Travailleurs réunie à
Valence déclare :
« Que la véritable république démocratique
et fédérale est la propriété collective,
l'Anarchie et la Fédération économique, c'est-à-dire
la libre fédération universelle des libres associations
ouvrières, agricoles et industrielles, formule qu'elle adopte
intégralement. »
On ne peut qu'admirer la richesse de cette pensée qui n'a
jamais été atteinte par aucun mouvement ouvrier depuis
qu'elle a été formulée. Il a fallu trente-cinq
ans au mouvement ouvrier français pour en arriver à
la Charte d'Amiens, bien inférieure pour son contenu théorique
et doctrinal, à l'ampleur des visions constructives dans
l'ordre pratique, et quant à ce sens d'universalité
et d'internationalisme élevant les esprits et guidant les
actions. Ici, l'inspiration essentielle est d'abord un idéal
fraternel. Il s'agit avant tout d'étendre à tous les
peuples, à tous les habitants de la terre, la pratique de
la solidarité humaine.
L'année suivante – 1872 – l'Internationale est
déclarée hors la loi par le gouvernement de Madrid,
malgré la brillante défense qu'en fit au Parlement
Nicolas Salmeron, noble figure et grand juriste républicain.
En Italie, le gouvernement prend la même mesure. En France,
où sévit toujours la loi Le Chapelier, les tribunaux
n'ont cessé de condamner les internationalistes à
des peines d'emprisonnement sévères. Mais tandis que
les internationalistes italiens guidés par Malatesta, Covelli,
Andrea Costa, Carlo Caffiero et autres jeunes gens enthousiastes
sortis de la bourgeoisie, proclament leur joie de cette mesure qui,
disent-ils, hâtera la révolution, et se lancent dans
des tentatives insurrectionnelles échevelées qui provoqueront
la dissolution complète du mouvement, les militants d'Espagne
ne perdent pas de vue les buts de caractère constructif,
et l'action organique immédiate qui en découle. Ils
commencent par confirmer leurs aspirations positives dans un Manifeste
à l'opinion publique que lance le Conseil fédéral
de la section espagnole de la Première Internationale :
« Nous voulons que la justice soit réalisée
dans toutes les relations humaines ;
« Nous voulons l'abolition de toutes les classes sociales
et leur fusion dans une seule classe de producteurs libres, honnêtes
et cultivés ;
« Nous voulons que le travail soit la base sur laquelle repose
la société ; que le monde se convertisse en une immense
fédération de libres collectivités ouvrières
d'une localité qui, se fédérant entre elles
constituent une fédération locale complètement
autonome ; que les fédérations locales d'un canton
constituent la fédération cantonale, que les diverses
fédérations cantonales d'une région constituent
la fédération régionale, et enfin que toutes
les fédérations régionales du monde constituent
la grande fédération internationale ;
« Nous voulons que les instruments de travail, la terre,
les mines, les chantiers navals, les transports maritimes, les chemins
de fer, les fabriques, les machines, etc., devenus propriété
de la société tout entière, ne soient utilisés
que par les Collectivités ouvrières qui les feront
produire directement, et au sein desquelles l'ouvrier recevra le
produit intégral de son travail (6) ;
« Nous voulons pour tous les individus des deux sexes, l'enseignement
intégral de la science, de l'industrie et des arts (7) afin
que disparaissent les inégalités intellectuelles,
fictives en leur presque totalité, et que les effets destructeurs
de la division du travail ne se reproduisent pas ; on obtiendra
alors les avantages uniques, mais positifs de cette force économique
par la production de ce qui est destiné à satisfaire
les nécessités humaines ;
« Nous croyons que par l'organisation de la société
en une vaste fédération de Collectivités ouvrières
basées sur le travail, tous les pouvoirs autoritaires disparaîtront,
se convertissant en simples administrateurs des intérêts
collectifs, et que l'esprit de nationalité et le patriotisme,
si opposés à l'union et à la solidarité
des hommes s'effaceront devant la grande patrie du travail, qui
est le monde entier ;
« Tel est le socialisme que proclame l'Internationale dont
les deux affirmations essentielles sont : en économie, le
collectivisme, comme principe politique, l'anarchie. Le collectivisme,
c'est-à-dire la propriété commune des instruments
de travail, leur utilisation par les Collectivités ouvrières
qui les feront produire directement, et la propriété
individuelle du fruit intégral du travail de chacun. L'anarchie,
ou l'abolition des gouvernements, c'est-à-dire leur conversion
en simples administrateurs des intérêts collectifs.
»
Ces derniers paragraphes ne nous rappellent-ils pas la formule
de Proudhon : « L'atelier fera disparaître le gouvernement
» ? Ou mieux peut-être celle de Saint-Simon : «
Remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses
» ?
Toujours en cette année 1872, la section espagnole de la
Première Internationale continuera de mettre au point principes
et moyens de réalisation. Un nouvel apport massif sera fait
au congrès de Saragosse, juste avant la mise hors la loi.
La hauteur morale des questions traitées, des résolutions
prises, l'emporte souvent de beaucoup sur les problèmes et
les solutions économiques, le tout généralement
s'interpénétrant pour la première fois dans
le mouvement ouvrier. Il sera traité du sort de la femme
« dont l'émancipation est intimement liée à
la question de la propriété », des sections
coopératives de consommation, des comités de consommation
organisés par les sections ouvrières de résistance,
et par une Fédération coopérative spécialisée.
Un long rapport, digne d'un juriste, montre combien, avec quelle
minutie les auteurs ont étudié le problème
de la propriété. Mais le rapport sur « l'Enseignement
intégral » retient le plus notre attention, car c'est
la première fois que ce sujet donne lieu à une analyse
aussi profonde.
Il est stupéfiant de trouver d'abord les considérations
scientifiques d'ensemble, et l'énumération, par ordre
d'importance, des rapports entre le développement biologique
et celui des facultés psychologiques de l'enfant qui furent
alors émises. On est tenté de dire que, depuis, aucun
des grands maîtres de la pédagogie n'est allé
plus loin. En vérité, ce rapport fut l'œuvre
d'un intellectuel rallié aux travailleurs avec lesquels il
collabora, mais combien il était honorable pour ces métallurgistes,
maçons, typographes, manœuvres, tisserands, débardeurs,
de patronner le lancement d'idées pédagogiques en
avance d'un demi-siècle sur l'époque !
Considéré dans l'ensemble, cet esprit constructeur
était exceptionnel. Nous en trouvons la preuve dans la troisième
Résolution votée au Congrès de Saint-Imier
célébré les 15 et 16 septembre 1872. Ce Congrès
réunissait les sections de la Première Internationale
qui ne s'inclinaient pas devant la dictature de Marx et devant la
dissolution de cette Association comme réplique aux protestations
de la majorité des sections contre l'expulsion frauduleuse
de Bakounine, James Guillaume et la Fédération du
Jura (8). Parmi les questions à l'ordre du jour, l'une d'elles
avait pour sujet : « L'organisation du travail, statistiques
». Le rapport présenté avait visiblement été
écrit par Bakounine, et se terminait par ces mots :
« La Commission propose de nommer une Commission qui devra
présenter au prochain congrès un projet d'organisation
universelle de la résistance, et des tableaux complets de
statistiques du travail dans laquelle cette lutte puisera sa lumière.
Elle recommande la section espagnole comme la meilleure jusqu'à
ce jour. »
L'année suivante, et bien que, comme nous l'avons vu, la
Fédération espagnole ait été mise hors
la loi, les statistiques enregistrent 162 fédérations
locales, et 62 autres en formation. Un an plus tard, selon l'historien
belge Laveleye, le nombre des adhérents s'élève
à 300 000, ce qui nous paraît excessif, et doit plutôt
exprimer l'influence exercée par la section espagnole de
l'Internationale. Puis, le mouvement étant devenu clandestin
à cause des persécutions, ses effectifs diminuent.
Il n'empêche qu'en 1876, une Conférence de fédérations
cantonales énumère à nouveau les principes
qui devront être appliqués au moment de la révolution
:
« 1° Les localités où les membres de l'Internationale
pourront triompher grâce au mouvement international se déclareront
libres et indépendantes et déliées de la structure
nationale (9).
« 2° Chacune déclarera immédiatement que
ce qu'elle renferme en son sein lui appartient, que rien n'appartient
individuellement à qui que ce soit, excepté les meubles,
les vêtements et autres objets personnels. (…)
« 5° Organisation de la fédération des
forces populaires de toutes les fédérations, de tous
les cantons, de tout le pays.
« 6° Les conseils locaux se subdiviseront en autant de
commissions qu'il sera nécessaire : défense, subsistance
; administration, travail, instruction, relations internationales,
et interfédérales, etc. (…)
« 9° Dissolution de tous les organes constituant l'Etat
actuel ; destruction et autodafés de tous les titres de rente
et de propriété, des hypothèques, valeurs financières,
obligations, etc. : saisie et concentration de toute monnaie métallique
ou fiduciaire, des bijoux et pierres précieuses existant
dans la localité ; centralisation de tous les articles de
consommation et concentration partiale dans des ateliers utilisables,
des outils et des machines. (…)
« 11° Les congrès cantonaux et régionaux
prendront en charge, grâce à des commissions spéciales,
la gestion de tout ce qui ne pourra pas être fait par les
seules communes : la défense cantonale et régionale,
l'organisation des services publics, de la marine, des chemins de
fer, des postes et télégraphes, etc. ; nomination
des délégués de la région au Congrès
universel et dans d'autres régions. »
Visiblement, les problèmes ont continué d'être
étudiés dans l'ordre théorique, ce qui n'empêcha
pas le mouvement d'atteindre une puissance matérielle surprenante.
A cette époque, les « grèves sauvages »
se produisent dans les campagnes, particulièrement du Levant
et d'Andalousie. Selon les régions et les provinces où
les gouverneurs, délégués et représentants
du pouvoir central ont le droit de suspendre les garanties constitutionnelles,
de fermer les locaux, d'arrêter et de déporter administrativement
qui bon leur semble, où la police torture, ou le chômage
sévit, où les « agitateurs » et leur famille
sont réduits à une telle misère qu'une paire
d'espadrilles est souvent un luxe, des journaux propageant l'idéal
apparaissent, publiquement ou clandestinement.
Qui en saura jamais le nombre ? Prenons un exemple. Dans la seule
petite ville de La Corogne, située sur la côte au nord
du Portugal, dont, de 1874 à 1923, le nombre d'habitants
passa de 30 000 à 60 000, on compte 4 hebdomadaires successifs,
communistes libertaires ou anarchistes, et naturellement aussi syndicalistes
: La Bandera Roja, La Emancipación, El Corsario, La Lucha
Obrera. Plus tard, après une période prolongée
de répression, on en comptera cinq autres : Germinal, La
Emancipación, La Voz del Obrero, Tierra et Solidaridad Obrera
(l'auteur a collaboré aux deux derniers).
Il serait impossible, à moins de disposer des archives du
ministère de l'Intérieur, d'énumérer
toutes les publications parues de 1870 à 1936. Mais citons
les chiffres que nous connaissons de cette dernière année
– dont probablement la liste ne sera pas exhaustive : 2 quotidiens
: Solidaridad Obrera, organe de la CNT qui paraît à
Barcelone et tire de 40 000 à 50 000 exemplaires; et CNT,
organe madrilène de la même organisation, qui tire
en moyenne à 30 000 exemplaires. Parmi les périodiques
– une dizaine en tout – le vétéran barcelonais
de la presse anarchiste espagnole Tierra y Libertad, qui tire, à
Barcelone, 20 000 exemplaires ; Vida Obrera paraît à
Gijon (Asturies) ; El Productor paraît à Séville
; Cultura y Accion paraît à Saragosse ; comptons encore
Acracia, dont nous avons oublié le lieu de parution.
Ce n'est pas tout. Il faut ajouter les revues. Voici Tiempos Nuevos,
qui paraît à Barcelone et tire à 15 000 exemplaires
; La Revista Blanca, au tirage minimum de 5 000, publiée
aussi en Catalogne ; Esfuerzo, encore à Barcelone, même
tirage ; Orto, même tirage aussi, mais localisé à
Madrid, et surtout Estudios, publiée à Valence, et
dont le tirage moyen est de 65 000 exemplaires, mais qui tire jusqu'à
75 000.
Dans toute cette presse, les mêmes buts sont continuellement
formulés. Tandis que dans d'autres pays, et durant les époques
de lutte l'accent n'a été mis que sur la critique,
la seule revendication immédiate, la dénonciation
des maux de la société, l'imprécation souvent,
les idées directrices et constructives sont ici continuellement
rappelées. Même dans une période de clandestinité,
un journal comme El Municipio Libre, qui paraissait à Malaga,
publiait cette synthèse en mai ou juin 1880 :
« Nous voulons la constitution de communes libres, indépendantes
de tout lien centralisateur, sans autre union que celle résultant
de pactes fédéraux librement acceptés et toujours
révocables par les communes contractantes.
« L'appropriation par les communes du sol, des instruments
de travail concédés à titre d'usufruit aux
Collectivités agricoles et industrielles.
« La reconnaissance des droits sociaux aux seuls individus
des deux sexes qui contribuent à la production.
« L'enseignement intégral, et l'application à
l'éducation des enfants de tous les moyens de développement
moral et physique.
« Un régime municipal garantissant les droits de l'individu
dans toute leur plénitude.
« L'organisation du travail permettant à chaque travailleur
de bénéficier du produit intégral de son travail.
« Des avances faites à toutes les activités
qui permettront à l'humanité de profiter de toutes
les inventions et de tous les progrès, fruits du génie
de l'homme ».
Certes, quelques objections de détail peuvent être
faites quant aux conceptions d'organisation économique, à
condition que l'on se situe à l'époque, que l'on tienne
compte, par exemple, des structures économiques de l'Andalousie
et d'autres régions. Mais l'important, ce sont les grandes
lignes, l'esprit constructeur toujours présent, et qui fait
que les erreurs d'anticipation seront, le moment venu vite corrigées
(10). Et retenons ce retour incessant à « l'enseignement
intégral ». On a pu écrire, avec raison, que
Joaquin Costa, le grand leader sociologue républicain, autodidacte
de génie, qui lutta tant pour élever le niveau culturel
du peuple espagnol, et fit de l'instruction publique une des idées-force
de son combat, avait été devancé par ces ouvriers
et ces paysans libertaires dont la vie matérielle était
si terne et l'âme si lumineuse.
La période de clandestinité commencée en 1872-1873
passe, et après neuf ans pendant lesquels d'innombrables
combats ont été livrés, l'organisation syndicale
à nouveau nationalement articulée tient un congrès
à Barcelone. A la fin des travaux, un Manifeste est adressé
au peuple espagnol. Emphase à part, le même Idéal
est rappelé avec la même ténacité :
« Nous, les travailleurs, qui sommes les vrais artisans de
la société, sa force créatrice et vitale, qui
par nos efforts matériels et intellectuels (11) bâtissons
les villes et les villages ; qui travaillons la terre et extrayons
de ses entrailles les produits les plus précieux ; qui construisons
les navires qui sillonnent les mers pour transporter les richesses
que nous produisons ; qui construisons les chemins de fer qui unissent
les régions les plus éloignées ; qui installons
au fond des océans les câbles grâce auxquels
le Vieux Monde peut aujourd'hui communiquer avec le Nouveau ; qui
perçons les montagnes, construisons les aqueducs et creusons
les canaux ; nous qui prenons part, de nos mains rudes, à
tout ce qui est produit par l'humanité... par l'effet d'une
contradiction terrible nous ne profitons pas de ces richesses. Pourquoi
? Parce que la domination du capital et de la bourgeoisie fait de
notre sueur une marchandise que l'on estime au taux du salaire,
qui porte le sceau de l'esclavage et est la source d'où découlent
tous les maux qui nous oppressent. »
Une fois de plus on voit comment le problème des classes
sociales est nettement posé. Voici maintenant, et à
nouveau, l'énonciation des méthodes de lutte et du
but à atteindre :
« Notre organisation, purement économique, se sépare
de tous les partis politiques, bourgeois et ouvriers ; elle leur
est opposée parce que tous ces partis s'organisent pour la
conquête du pouvoir politique, tandis que nous nous organisons
pour détruire tous les Etats politiques actuellement existants
et les remplacer par une LIBRE FEDERATION DE LIBRES ASSOCIATIONS
DE TRAVAILLEURS LIBRES. »
Un nouveau commentaire s'impose. Ce paragraphe vise nettement le
marxisme international, et naturellement Marx, qui avait entraîné
ses partisans sur le chemin du parlementarisme et de l'Etat, en
faisant voter, au congrès de La Haye (septembre 1872) une
résolution déclarant que « la conquête
du pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat
». La polémique publique entre les deux écoles
du socialisme commençait en Espagne. Elle n'a fait, depuis,
que s'étendre et s'accentuer.
Puis le Manifeste insiste sur l'internationalisme, l'universalité
des buts poursuivis et la vision d'avenir :
« Le problème social n'est pas seulement national,
il intéresse les prolétaires des deux mondes, car
l'accaparement des matières premières, l'introduction
des machines, la division du travail, la concentration des capitaux,
les opérations de banques et les spéculations financières,
le développement des moyens de communication sont autant
de forces économiques qui ont favorisé l'avènement
complet de la bourgeoisie et de domination exclusive sur les intérêts
sociaux. »
Le lecteur quelque peu informé constate que les rédacteurs
de ce document avaient lu Proudhon, particulièrement Qu'est-ce
que la Propriété ? et les Contradictions économiques.
Mais il constate aussi que ces ouvriers dont certains – Ricardo
Mella, Anselmo Lorenzo, Rafael Farga, Pellicer, Federico Urales
– s'étaient élevés à la hauteur
de sociologues (12) analysant la structure du capitalisme et son
développement avec une connaissance dont la profondeur surprend.
Ces progrès, ces développements repris en toute occasion
favorable furent plusieurs fois signalés par Pierre Kropotkine
qui dans le journal Le Révolté, qu'il avait fondé
et était le seul journal anarchiste de langue française
alors existant, écrivait (éditorial du 12 novembre
1881) que le mouvement ouvrier reprenait « avec une force
nouvelle en Europe ». Puis, se référant à
l'Espagne :
« Mais c'est surtout en Espagne qu'il prend en ce moment
un développement sérieux. Après avoir couvé
pendant huit ans, comme le feu sous la cendre, il vient de se manifester
ouvertement par le dernier congrès de Barcelone auquel 140
organisations ouvrières se sont fait représenter par
16 délégués. Non pas des sections de 7 ou 8
membres que le hasard a réunis dans un quartier, mais des
sections d'ouvriers du même métier, dont les membres
se connaissent parfaitement et se voient chaque jour, qui sont animés
des mêmes espérances, et qui ont pour ennemi commun
le patron. et un but commun – celui de s'affranchir du joug
du capital ; bref, une vraie organisation.
« Nous parcourons les numéros de La Revista Social,
journal fait par les ouvriers eux-mêmes, et chacun nous apprend
la création de nouvelles sections de métiers, soit
l'adhésion de groupes existants, soit la fédération
de groupes jadis isolés. En lisant le bulletin du mouvement
espagnol nous nous sentons transportés vers les meilleurs
temps de l'Internationale avec seulement cette différence
: plus de netteté dans les aspirations, une conception plus
claire de la lutte qu'il faut soutenir, et un tempérament
plus révolutionnaire dans la grande masse du groupement.
« Une comparaison vient immédiatement sous la plume
: la comparaison du mouvement qui s'opère en Espagne avec
celui qui s'opère en France, toute à l'avantage de
l'Espagne, toute au désavantage de la France. »
Après quelques autres considérations, Kropotkine
insiste sur la différence entre les deux pays :
« Fidèles aux traditions anarchistes de l'Internationale,
ces hommes intelligents, actifs, remuants ne vont pas faire bande
à part pour poursuivre leur petit but ; ils restent dans
la classe ouvrière, ils luttent avec elle, pour elle. Ils
apportent leur énergie à l'organisation ouvrière
et travaillent à constituer une force qui écrasera
le capital au jour de la révolution : le corps de métier
révolutionnaire. Sections de métiers, fédération
de tous les métiers de la localité, de la région,
et groupes de combat indépendants de tous les métiers,
mais socialistes avant tout (13). Voilà comment ils constituent
les cadres de l'armée révolutionnaire...
« ....Nous ne saurons trop recommander aux ouvriers français
de reprendre, comme leurs frères espagnols, les traditions
de l'Internationale, de s'organiser en dehors de tout parti politique
en inscrivant sur leur drapeau la solidarité dans la lutte
contre le capital. »
Qu'il nous soit permis de commenter ce commentaire. Nous constatons
d'abord qu'il a fallu, à cette époque, qu'un Russe
publie le seul journal anarchiste existant en France, les anarchistes
français n'étant ni assez nombreux, ni assez capables
d'initiatives pour le faire eux-mêmes ; tandis qu'en Espagne...
Cette différence est lourde de signification.
Ensuite, il ne pouvait être question, pour les ouvriers français,
de revenir aux traditions de la Première Internationale,
pour la simple raison que celle-ci n'avait jamais existé
en France comme mouvement organisé, et que les quelques sections
locales qui purent se constituer furent persécutées
avec acharnement, tandis qu'en Espagne le mouvement disposa de quelques
années pour prendre conscience de lui-même et apprendre
à s'organiser.
Puis il manquait un Bakounine. Malgré toutes ses qualités,
Kropotkine ne pouvait exercer cette influence, cette fascination
qui caractérisaient le grand lutteur, qui fut aussi un grand
penseur et grand organisateur. Il n'avait pas ce don de séduction,
de compréhension humaine directe, qui faisait qu'un paysan
ou un manœuvre se sentait de plain-pied en parlant avec celui
qui, parce que et quoiqu'il était héréditairement
un « barine », comprenait l'homme du peuple et savait
se placer à son niveau.
Tout cela nous explique pourquoi, bien qu'il fût partisan
de l'activité et de l'organisation ouvrières, Kropotkine
ne put exercer sur ses camarades une influence comparable à
celle de Bakounine. De plus, à cette époque le mouvement
italien était, par l'impatience et la maladresse de ses personnalités
les plus éminentes, presque réduit à l'état
squelettique ; et la Fédération du Jura se trouvait
dans une situation identique.
Cela nous explique aussi pourquoi le mouvement anarchiste français
se constitua sur la base de groupes « de 7 ou 8 membres que
le hasard a réunis dans un quartier », poursuivant
« leurs petits buts » et délaissant les grandes
tâches de la transformation sociale.
Kropotkine revint, au mois de juin de l'année suivante,
sur l'exemple espagnol. Effort inutile. Il fallut l'activité
terroriste et désastreuse de l'époque dite «
héroïque », et une certaine désagrégation
intérieure à conséquences de déviations
diverses, pour qu'une partie des anarchistes se décide, vers
1895 et les années suivantes, à entrer dans les syndicats
où ils apportèrent non seulement la pratique de la
violence, comme l'écrivait Georges Sorel, mais un corps de
doctrine dont les éléments principaux furent repris
par l'école, maintenant si réduite, du syndicalisme
révolutionnaire.
Revenons en Espagne. Des années ont passé, nous sommes
en 1887 ; un congrès vient d'être célébré,
qui lance un Manifeste publié dans le journal El Productor
(14). Nous y lisons :
« Nous proclamons l'acratie (15) (pas de gouvernement) et
nous aspirons à un régime économico-social
dans lequel, par l'accord des intérêts et la réciprocité
des droits et des devoirs tous seront libres, tous contribueront
à la production et jouiront du plus grand bonheur possible,
qui consiste en ce que les produits consommés soient le fruit
du travail de chacun, sans exploitation, et par conséquent
sans les malédictions d'aucun exploité.
« La terre ne doit pas avoir de maître, pas plus que
l'air et la lumière, les richesses du sous-sol, les forêts
et tout ce qui n'est pas le fruit du travail des hommes.
« La science ne peut pas avoir de maître, pas plus
que les moyens de production, conséquences et applications
des connaissances scientifiques.
« La Terre, la Science, les machines de la grande industrie
n'ont pas été créées par leurs détenteurs,
mais elles se créent soit par des causes indépendantes
de la volonté de l'homme, soit par le travail continu de
tous les hommes...
« L'unité sociale est essentiellement le producteur...
Le premier groupe social est le groupe de producteurs d'une même
branche de travail. Le contrat fondamental se conclut entre le producteur
et le groupe respectif de producteurs de la même branche.
« Les groupes de producteurs d'une même localité
établissent un contrat par lequel ils constituent une entité
facilitant l'échange, le crédit, l'instruction, l'hygiène
et la police locale et ils concluent des contrats avec les autres
localités pour le crédit et pour l'échange
dans une sphère plus vaste, tels les communications, les
services publics généraux et réciproques...
« La terre, les mines, les usines, les voies ferrées,
et, en général, tous les moyens de production, de
transport et d'échange sont concédés en usufruit
aux collectivités de travailleurs. Le but final de la révolution
est :
« La dissolution de l'Etat.
« L'expropriation des détenteurs du patrimoine universel.
« L'organisation de la société sur la base
du travail de ceux qui peuvent produire; la distribution rationnelle
des produits du travail; l'assistance de ceux qui ne sont pas encore
aptes au travail ou qui ont cessé de l'être ; l'éducation
physique et scientifique – intégrale – des futurs
producteurs...
« Pour ces raisons, le congrès, qui considère
la Fédération régionale espagnole comme un
groupement libre dans lequel les travailleurs peuvent résoudre
tous les cas particuliers par l'initiative commune lorsqu'une action
unanime est nécessaire, reconnaît la liberté
des individus et des collectivités pour qu'ils puissent se
développer selon les conditions spéciales qui règlent
la vie de chacun... »
De telles déclarations, de tels programmes où s'ajoutent
souvent des conceptions ou des initiatives complémentaires
montrent que les préoccupations constructives demeurent toujours
au premier plan. Et sous ces préoccupations il y a invariablement
une base doctrinaire fondamentale. inspiratrice des plans et des
projets. Dans ce dernier Manifeste, ce qui demeure c'est la conception
collectiviste proposée par Bakounine, et mitigée par
la conception mutuelliste proudhonienne dont le trait caractéristique
est la formule du contrat. Mais à la même époque
il se produit une évolution importante, qui prouve que les
cerveaux travaillent. Jusqu'à maintenant, suivant la doctrine
collectiviste, et ainsi que nous l'avons vu à différentes
reprises, chaque producteur devait jouir « du produit intégral
de son travail ». Naturellement cette formule avait pour but
de faire disparaître tout vestige d'exploitation de l'homme
par l'homme ; mais un problème nouveau avait été
posé par l'école communiste de l'anarchisme –
et au fond, était posé implicitement dans les conceptions
constructives de Bakounine : une partie importante des membres de
la société, souvent la majorité n'était
pas apte au travail, entendu comme apport producteur. La société
était donc obligée de maintenir cette partie, et pour
cela elle devait prélever, inévitablement, le nécessaire
sur la part qui, selon le principe admis jusqu'alors, revenait aux
producteurs. Ceux-ci ne pourraient donc pas « jouir du produit
intégral de leur travail ». La formule qui s'imposait
de plus en plus était celle du véritable communisme
« à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces
», que Louis Blanc avait préconisée et que Proudhon
attaquait en partie parce qu'elle était conçue sous
la forme de communisme d'Etat, en partie aussi parce qu'il repoussait,
instinctivement, et l'on pourrait presque dire viscéralement,
ce qu'il appelait « la communauté ». Nous accédons
maintenant à une morale de solidarité intégrale,
qui sera pratiquée par les collectivités de 1936-1939.
Sous l'impulsion de Marx et Engels, qui ont envoyé Lafargue
sur place afin de combattre les internationalistes espagnols qui
ne se soumettent pas à leurs directives, une autre organisation
syndicale, marxiste et réformiste est née (ses fondateurs,
groupés à Madrid, étaient 7). Mais elle ne
présente ni la force morale, que donnent les convictions
philosophiques et sociales basées sur un large humanisme,
ni les caractéristiques de volonté et d'activité
historique nées de l'idéal incorporé à
l'action. En Espagne l'anarchisme, disons plutôt le socialisme
fédéraliste antiautoritaire a précédé
le socialisme autoritaire et d'Etat, bénéficiant ainsi
de l'avantage du temps. Mais par l'influence qu'il a exercée
sur les esprits il a aussi mieux conquis les hommes ; car non seulement
il refusait l'autorité extérieure à l'individu
: il influençait la société par son œuvre
culturelle répandue dans les masses. N'oublions pas qu'en
1882 La Revista social, dirigée par Luis de Oteiza tire à
20 000 exemplaires, et est probablement la plus lue d'Espagne. D'autre
part, dans l'histoire de l'anarchisme international nous ne connaissons
pas de manifestation culturelle comparable à celle du Secundo
Certamen Socialista (16) et il n'est peut-être pas inutile
de souligner, une fois de plus, avec quelle facilité les
anarchistes espagnols se classent comme une école du socialisme.
En France, un tel comportement aurait été jugé,
et condamné comme une impardonnable hérésie...
On comprendra mieux l'importance atteinte par ce mouvement quand
on saura qu'en 1903, à Madrid, Tierra y Libertad qui sera
par la suite – nous l'avons dit – le périodique
traditionnel de l'anarchisme espagnol, devint quotidien sous la
direction d'Abelardo Saavedra (17).
*
Pendant la période suivante, on enregistre un certain flottement
dans la pensée jusqu'alors si lucide et précise de
l'anarchisme espagnol. Car malheureusement, l'anarchisme français,
si en retrait sur Proudhon et Bakounine, exerçait sur lui
une influence intellectuellement et spirituellement restrictive.
Son intervention tardive dans le mouvement syndical n'entraînait
qu'une partie des militants. L'habitude des petits groupes que déplorait
Kropotkine s'était trop bien implantée. Certes, on
parlait bien de faire la révolution, mais on entrevoyait
celle-ci comme l'apothéose du Grand Soir, romantique à
ce point que Jean Grave et Charles Malato durent polémiquer
avec leurs propres camarades pour qui toute organisation était
forcément autoritaire et attentait aux droits de l'individu.
Puis, comme la révolution tardait à se produire, on
s'occupa de choses secondaires. L'individualisme apparut, avec sa
revendication stirnérienne plus ou moins bien interprétée
du « moi »; la révolte devint purement négative,
quand elle ne déviait pas sur de nombreux dadas marginaux
: végétarisme, crudivorisme, naturisme, esthétisme,
exaltation nietzschéenne, etc.
La France jouissait en Espagne d'un prestige immense. C'est de
France qu'avaient été introduites, ou réintroduites
bien des idées nouvelles, dont celles du républicanisme,
du socialisme et de l'anarchisme. Bientôt les déviations
anarchistes françaises furent importées par un certain
nombre d'anarchistes espagnols (18).
Ces nouveautés se confondaient avec celles d'un certain
anarchisme communiste qui rejetait l'activité syndicale,
et la large prévision organique de l'avenir des anarchistes
d'Espagne. Mais d'une part l'intensité même du problème
espagnol limita ces fantaisies. D'autre part, le sentiment social
naturel et l'esprit de solidarité si fortement présents
dans la nature de l'Espagnol étaient trop puissants pour
qu'un tel mouvement pût sombrer dans ces mortelles inepties.
Aussi, l'existence des groupes anarchistes n'empêcha-t-elle
pas l'activité sociale, d'abord, syndicale ensuite, de fomenter
cette dynamique presque mystique de l'histoire qui pousse aux grands
rêves et aux grandes actions.
L'idéal demeure au fond de l'âme espagnole. Pour le
militant moyen, il ne s'agit pas d'abstractions philosophiques,
mais de justice sociale, de travail organisé solidairement,
de fraternité active grâce à la jouissance égalitaire
des biens et des services. Le dernier paysan anarchiste sait cela,
en partie sans doute parce que son sort est si dur qu'il ne peut
chevaucher des chimères quand il s'agit de la question sociale.
Et le congrès du théâtre de la Comedia, célébré
à Madrid en 1919 confirme ce qui a toujours été
: le but de la CNT. est le communisme libertaire ; pour y atteindre
on décide de transformer les syndicats traditionnels de métiers
en syndicats d'industrie (19) afin de mieux assurer la gestion de
l'économie nouvelle. Ce que ratifiera, après dix ans
de dictature civile et militaire le congrès de Saragosse
de 1931, qui marque un nouveau départ de notre organisation
syndicale.
Disons-le nettement : la résolution de caractère
constructif votée par les délégués dans
une situation qu'on sentait pré-révolutionnaire fut
inférieure à la plupart de celles qui avaient été
votées dans les congrès précédents.
Mais l'incessante répétition des buts et des moyens,
la volonté d'activités constructives des syndicats,
des fédérations locales, cantonales, régionales,
nationales, de leur cohésion, l'idée d'activités
communales, de l'instruction généralisée, de
vastes ateliers remplaçant ceux, vétustes, où
les artisans et les petits entrepreneurs étaient si mal récompensés
de leur travail, tout cela était demeuré dans l'esprit
des militants de base, chez tous ceux qui, jusqu'alors, s'étaient
donnés corps et âme au triomphe de l'idéal.
Et l'on est surpris de voir comment, bien que les textes en soient
ignorés par la génération qui fit la révolution,
les résolutions des congrès de 1870, 1871, 1872, 1882
et autres sont appliquées, souvent comme à la lettre,
dans les Collectivités agraires et les réalisations
syndicales industrielles de 1936-1939.
Rappelons, avant de terminer ce chapitre, que pendant les cinq
années de république (de 1931 à 1936), de nombreux
essais avaient été publiés, qui s'efforçaient
de préparer les réalisations constructives de la révolution.
Pour la première fois dans l'histoire de l'anarchisme mondial,
successivement Diego A. de Santillan, Higinio Noja Ruiz, Gaston
Leval traitaient ces problèmes non sous forme d'utopies et
d'anticipations imaginaires, mais en se basant sur la réalité
concrète de l'économie du pays, à la lumière
des statistiques concernant la production industrielle et agraire,
le problème des matières premières, de l'énergie,
des échanges internationaux, des services publics, etc. D'autres
études, moins documentées, dont celle du docteur Isaac
Puente intitulée El Comunismo libertario et des essais de
moindre importance parurent aussi. Et l'on traduisit du français
cinq ou six livres d'économistes comme Cornelissen, de théoriciens
militants syndicalistes révolutionnaires comme Pierre Besnard,
de sociologues moins rigoureux comme Sébastien Faure. Tout
cela, édité avec bien d'autres livres et de nombreuses
brochures par au minimum trois organismes éditoriaux, contribua
à préparer la masse des militants pour ses tâches
futures.
L'idéal poursuivi par les anarchistes communistes espagnols
fut donc celui que les plus hauts esprits de l'humanité ont
poursuivi, propagé depuis Platon, et peut-être certains
stoïciens, jusqu'à nos jours. La révolution espagnole
a réalisé ce que demandaient les premiers chrétiens,
ce pour quoi au XIVe siècle luttèrent les Jacques,
en France, et les paysans anglais conduits par John Ball en Angleterre,
ceux d'Allemagne, que Thomas Münzer mena deux siècles
plus tard, les niveleurs anglais inspirés par Everald et
Winstanley, les frères Moraves, disciples de Jean Huss ;
ce qu'ont préconisé Thomas Morus dans l'Utopie, et
François Bacon, et Campanella dans La Cité du Soleil,
et le curé Jean Meslier dans son célèbre Testament,
trop méconnu, et Morelli dans son Naufrage des îles
flottantes, et Mably qui, comme Morelli, inspira les meilleurs esprits
de la révolution américaine, et les « enragés
»de la révolution française, dont Jacques Roux,
le « curé rouge ». Et la légion de penseurs
et de réformateurs du XIXe siècle et du premier tiers
de celui-ci. Elle est, dans l'histoire du monde, le premier essai
d'application du rêve poursuivi par ce qu'il y eut de meilleur
dans l'humanité. Elle est parvenue à réaliser,
intégralement dans bien des cas, le plus bel idéal
qu'ait conçu l'esprit humain, et ce sera sa gloire éternelle.
________________________________________
Les hommes et les luttes
Pour la plupart de ceux qui s'occupent d'histoire sociale, de réalisations
ou de possibilités révolutionnaires, c'est à
peu près exclusivement dans les régions industrialisées
et chez le prolétariat industriel qu'il faut enquêter.
Les régions agraires et les travailleurs de la terre sont,
d'emblée, écartés. Plus encore, la classe sociale
des petits paysans est réputée fatalement contre-révolutionnaire,
surtout par la « science » marxiste selon laquelle les
conditions d'existence et les techniques de travail condamnent leurs
usagers à être les soutiens de la réaction,
ou son incarnation. Marx insistait sur cette « loi »
de l'histoire, affirmant même que la lutte entre la ville
et la campagne avait été l'un des aspects dominants
de la guerre des classes.
Il est vrai qu'en cette matière, maintes fois les paysans
sont restés en arrière sur les citadins. Toutefois,
rien n'est absolu, et les faits nous prouvent qu'on ne peut prétendre
enfermer le déroulement de la vie des peuples dans des formules
indiscutables. L'Espagne en est un exemple. En effet, s'il est vrai
que le socialisme collectiviste antiétatiste préconisé
par Bakounine apparut en 1869 à Madrid et à Barcelone,
il ne tarda pas à se répandre dans des régions
nettement agricoles, et aussi dans les villes dont l'économie
était liée aux activités générales
de l'agriculture. En fait le mouvement social et socialiste anarchiste
s'étendit au nord, surtout en Catalogne, la plus industrielle,
et au sud, en Andalousie, région où l'agriculture
domine, qui embrasse presque tout le midi de l'Atlantique, au sud
du Portugal, à la région du Levant, sur les côtes
méditerranéennes.
C'est dans ces deux régions que l'on vendait, avant la révolution
espagnole et depuis longtemps, le plus de journaux de propagande,
de revues, de brochures, et que l'activité sociale, les luttes
soutenues ont été parmi les plus intenses.
On peut en donner des explications diverses. Psychologiquement
d'abord, car l'Andalou est peut-être le plus rétifs
des Espagnols aux ordres venus du dehors, à la tutelle de
l'Etat et de l'autorité représentée par l'homme
de loi, ou le fonctionnaire. Economiques ensuite, car la structure
de la propriété agraire sous la forme de très
grandes fermes (cortijos) couvrant souvent des milliers d'hectares,
qui employaient sur place, à demeure, un personnel salarié
nombreux, misérablement payé, prédisposait
les travailleurs à s'entendre pour la résistance et
facilitait leur groupement. Ceux qui ont connu cette époque
nous racontaient comment, le soir, laboureurs et moissonneurs, exténués
par le labeur du jour, se réunissaient dans la grange où
ils dormaient, et là, à la lueur de la lanterne unique
celui qui savait lire faisait connaître à ses camarades
le contenu des journaux révolutionnaires édités
à Barcelone, ou dans les villes andalouses. Ainsi se répandait
la Bonne Nouvelle.
Cela pourtant n'explique pas tout. Car, comme on le verra plus
loin, c'est dans certaines provinces, le plus souvent parmi les
petits propriétaires pouvant lutter plus librement grâce
à leur indépendance économique, que se sont
trouvés nos militants les plus tenaces, les plus héroïques
et les plus efficaces.
D'autre part, si la faim, le chômage, la misère endémique
constituaient des facteurs et des causes de guerre sociale, d'autres
facteurs poussaient les adhérents dans leurs efforts de rénovation
sociale. Nous revenons aux caractéristiques de la nature
humaine. Abelardo Saavedra nous racontait comment, lorsque Francisco
Ferrer entreprit de répandre la pédagogie nouvelle
sous forme d' « escuelas modernas », il avait, toujours
dans cette vaste région andalouse – il était
lui-même natif de Séville – fondé 148
petites écoles. Ferrer fournissait l'argent et le matériel,
Abelardo Saavedra organisait. Mais il lui fallait trouver sur place
des éléments de soutien matériel et des instituteurs.
Les syndicats ouvriers les fournissaient. Presque toujours les enseignants
étaient de jeunes militants ouvriers, autodidactes, qui s'attelaient
à ces nouvelles tâches, et y réussissaient.
Il en fut de même hors de l'Andalousie. En 1919-1920, j'ai
visité dans la région du Levant, particulièrement
la province de Valence, plusieurs de ces écoles où
l'on continuait au mieux l'œuvre du martyr de Montjuich (20).
Elles existaient surtout dans ce que nous pouvons appeler les petites
villes rurales. Les ressources autrefois fournies par le grand fondateur
manquant, le Syndicat local qui réunissait des travailleurs
de tous les métiers, ou la fédération locale
quand il existait plusieurs Syndicats, apportaient les fonds prélevés
sur les cotisations versées. Souvent, l'école devenait
le but principal, presque mystique, de l'association ouvrière.
Et j'ai connu des paysans qui se privaient de tabac, leur seul plaisir
de luxe, pour verser tous les mois un douro – cinq pesetas
– afin de soutenir l'école maintenant appelée
« rationaliste ».
On pourrait écrire des pages émouvantes sur le combat
mené localement autour et à propos de ces réalisations
où le caractère moral prédominait. Car, naturellement,
elles se heurtaient à l'hostilité active des «
caciques », grands propriétaires terriens, maîtres
de la vie locale, qui faisaient bloc avec le curé, la garde
civile, parfois le pharmacien et le médecin. Souvent, appliquant
une vieille coutume, on arrêtait l'instituteur non officiel,
et on le déportait à pied, menottes aux mains, entre
deux gardes civils à cheval, vers des régions lointaines
où il restait en résidence surveillée. Alors,
presque toujours, le militant le plus instruit de l'endroit prenait
la relève. Presque toujours aussi c'était son tour
de connaître la déportation. Et un autre ouvrier ou
paysan lui succédait, qui partait aussi, de prison en prison,
pour les provinces lointaines. Parfois les autorités finissaient
par fermer l'école. Et il arrivait que sur la résolution
du Syndicat les élèves partent tous les matins, dans
la montagne, avec un dernier maître improvisé, qui
les faisait lire, leur enseignait en écrivant en l'air les
mots et les chiffres, ou l'histoire naturelle par observation directe.
Ce que je viens d'écrire ne dépeint qu'un des aspects
des luttes sociales qui, cela va de soi, s'appliquaient aux conditions
de vie immédiates, mais étaient aussi inséparables
d'une finalité supérieure. Certes elles revêtaient
des formes multiples, telles les protestations, contre l'Etat qui
soulevèrent tant de fois les paysans de France, d'Italie
et d'Europe centrale, contre les agents du fisc aux siècles
des grands rois et des empereurs ; mais s'y ajoutait une guerre
de classes qui à cette époque avait pris un caractère
beaucoup plus aigu que ce qu'on avait connu auparavant.
Nous allons, par des informations puisées à des sources
sûres et remontant à une époque particulièrement
troublée, énumérer des faits qui permettront
de saisir l'importance du combat social mené par les déshérités
révoltés de l'Espagne. Elles ne concernent qu'une
période très limitée, mais l'intensité
des faits qu'elles rapportent permet d'en imaginer l'acuité
d'ensemble. Elles ne reconstituent pas l'ampleur des grèves
générales, surtout andalouses, dans la dernière
partie du XIXè siècle, grèves qui paralysaient
tout dans les villes, les villages et les campagnes, où les
pâtres lâchaient les troupeaux dans les montagnes, les
nourrices rendaient les nourrissons aux dames de l'aristocratie,
le personnel domestique se joignait aux salariés industriels.
Toutefois ce qui suit, et qui commence dix ans après la naissance
du mouvement libertaire espagnol, nous permettra de mieux comprendre
le sens de cette lutte sociale.
Année 1879. – Exécution, au garrot, du paysan
anarchiste Oliva, condamné pour des raisons sociales –
sans doute pour avoir commis un attentat contre un « cacique
». Dissolution des sociétés ouvrières
à Tarragone (Catalogne) et d'une coopérative dans
le village d'Olivera (province de Cadix). A Valence, grève
des fermiers et métayers qui refusent de payer les propriétaires.
Intervention de la garde civile, nombreuses arrestations, proclamations
des grévistes apposées sur les arbres, 75 paysans
grévistes sont déportés, sans condamnation,
aux îles Mariannes (archipel des Philippines, alors colonies
espagnoles). A Arcos de la Frontera (province de Cadix), à
Grenade, Ronda, Jaén – tout en Andalousie – manifestations
de chômeurs demandant du travail et du pain. Arrestations
nombreuses. En plusieurs endroits, le peuple pille les boulangeries
et les boucheries.
En juin et juillet, incendie de récoltes, vignobles, forêts,
moisson et granges des grands propriétaires de Castille,
d'Estrémadure, de la région valencienne, et surtout
d'Andalousie où les brasiers continuent pendant le mois d'août.
Un nommé Moncasi est exécuté, sans doute encore
au garrot, pour attentat contre un patron. Il est suivi par Francisco
Otero Gonzalez, qui a tiré sans résultat deux balles
de pistolet contre un riche.
1880. – Des bandes saccagent les églises et les bureaux
des percepteurs, rançonnent les riches dans les provinces
de Tarragone, Tolède, Ciudad Real (ces deux dernières
en pleine Nouvelle-Castille). Agitation en Andalousie. D'après
La Revista Social, 4 566 lopins de terres ont été
saisis et vendus par le fisc. Puis 51 854 autres lopins sont à
leur tour saisis, mais non vendus par manque d'acheteurs. Dans les
premiers mois de 1880, c'est le tour de 39 000 autres lopins.
En mai et juin, des incendies de mas, de vignobles des grands propriétaires
ont lieu dans la région de Xérès, en Andalousie.
Dans cette ville, depuis vingt-trois mois, 13 militants sont emprisonnés,
accusés d'incendies qui ont eu lieu à Arcos ; deux
d'entre eux, Manuel Alvarez et José Campos Rodriguez meurent.
Une bombe éclate devant la maison de l'alcalde, de La Corogne,
en Galice.
Dans la province de Huelva (Andalousie), extermination des troupeaux
par les grévistes et destruction de plantations d'arbres.
Une douzaine – ou une quinzaine de soulèvements contre
les agents du fisc, dans différentes parties du pays (Valls,
Arriate, Orense, en Galice ; Almodovar (province de Ciudad Real),
etc.
Toujours en 1880, des incendies sont allumés dans les campagnes
de la province de Cordoue. Des milliers d'hectares de céréales
sont détruits, dont 84 appartenant au duc d'Albe. A nouveau
des demeures de riches brûlent. La misère exaspère
le peuple. Le journal libéral El Siglo déclare: «
Nous préférons nous retirer dans la vie privée,
car nous sommes convaincus que la révolution triomphant en
Espagne tomberait immédiatement aux mains de tous les éléments
démagogiques du pays. » Un pétard éclate
au couvent des jésuites de Gandia (province de Valence).
Ceux-ci vont s'établir dans la maison du duc de Pastraña,
qui est incendiée par les révolutionnaires.
Le 3 août, trois auteurs d'un déraillement et de l'attaque
d'un train près d'Alcazar, en Castille, sont fusillés.
Le 17, quatre condamnés à mort sont exécutés
à Berzocana, le 18, un à Riaza, le 19, un à
Marchena: dix exécutions en dix jours. Un organe clandestin
paraît, El Municipio libre, distribué dans les villes
et les campagnes. La maison du collecteur d'impôts, de Requeña
(province de Valence) est prise d'assaut, les livres comptables
sont brûlés sur la place publique avec une partie des
archives de la municipalité. La troupe intervient, le peuple
fait face. Dans la ville-village d'Alcoy, province de Valence (21)
les jésuites sont obligés de partir devant l'attitude
hostile du peuple. Des militants sont arrêtés à
Malaga où l'imprimerie clandestine de El Municipio Libre
est découverte.
1881. – Du 24 au 26 septembre, un congrès de fédérations
« comatules » (cantonales) a lieu à Barcelone.
Par leur structure même, nombre de ces fédérations
sont basées sur les travailleurs des champs groupés
dans les organisations syndicales. Deux cents sections sont représentées,
136 délégués y prennent part. A l'unanimité
moins huit voix, une résolution est votée, déclarant
que le but poursuivi est l'anarchisme collectiviste. Les opposants
sont partisans du socialisme d'Etat marxiste.
1882. – Congrès national (appelé régional,
l'Espagne étant considérée par les libertaires
comme une région de l'Internationale), à Séville
; 212 délégués, 10 régions organiquement
constituées, 218 fédérations locales, 633 sections
syndicales et 59 711 fédérés. Ce dernier chiffre
se décompose comme suit Andalousie de l'Ouest, 17 021 adhérents;
Andalousie de l'Est, 13 026 ; Aragon. 689 ; Catalogne, 13 181; Vieille-Castille,
1 036 ; Nouvelle-Castille, 515 ; Murcie, 265 ; Galice, 847 ; Pays
basque, 710 ; Valence, 2 355. Chiffres très inférieurs
à ceux des gens du peuple qui prennent part aux luttes sociales.
Il y a décalage (qui sera rectifié par la suite)
entre le total et les chiffres régionaux ou locaux. L'importance
du mouvement n'en apparaît pas moins, étant donné
son caractère idéologique. Soulignons aussi quels
efforts, souvent extraordinaires, impliquait la présence
de si nombreux délégués dont une bonne partie
a dû voyager à pied, ou traverser l'Espagne dans des
conditions invraisemblables.
Observons aussi qu'à ce dernier congrès il a été
décidé, presque trente ans avant que Francisco Ferrer
n'entreprenne cette tâche qui lui coûta la vie, de fonder
des écoles non soumises à la tutelle de l'Eglise et
de l'Etat.
En Andalousie toujours, la fédération locale de Séville
où, à cette époque, la vie sociale est solidaire
des activités agraires, compte 53 sections syndicales et
6 000 adhérents. Immédiatement après les congrès
de Séville, sept nouvelles fédérations locales
sont organisées dans la province, 19 sections ont adhéré
à la fédération régionale andalouse.
Chaque numéro du périodique El Trabajo (Le Travail)
qui paraît à Malaga, annonce la fondation d'une vingtaine
de sections syndicales où les travailleurs des champs adhèrent
en grand nombre. Sur les 18 000 exemplaires de La Revista Social,
8 000 sont vendus dans la seule Andalousie. N'oublions pas qu'alors
l'Espagne ne compte que 18 millions d'habitants, dont 65 % d'illettrés.
Ajoutons qu'une vingtaine de congrès régionaux avaient
précédé le congrès de Séville
pour étudier l'ordre du jour et décider des propositions
qui y seraient émises.
1883. – La Revista Social annonce qu'à Marchena, un
ouvrier gagne de 2 à 3 « réales » (1 «
réal » = un quart de peseta). On compte 30 000 chômeurs
dans la campagne andalouse ; la fédération en secourt
3 500 (il y a donc une pratique d'entraide limitée aux ressources
disponibles). Le gouvernement « ferme les bibliothèques
et les écoles ouvrières ».
Mais le caractère violent, exaspéré de la
lutte sociale a provoqué la constitution d'une organisation
secrète, la « Mano Negra » (la main noire). Plus
de 400 personnes sont arrêtées, accusées d'en
faire partie. Des militants de la province de Valence sont déportés
aux îles Mariannes. Bientôt 2 000 travailleurs sont
inculpés d'appartenir à cette société
mystérieuse ; la terreur règne. Les fédérations
locales se dissolvent, des perquisitions ont lieu à peu près
partout dans le pays, des crimes sociaux sont commis, la garde civile
perquisitionne nuit et jour, arrête, emprisonne, torture.
Un grand procès se prépare à Montilla (province
de Cadix-Andalousie). A la bibliothèque-école de La
Linea (province de Cadix), la garde civile s'empare des meubles,
tables, livres, mappemondes, etc.
En mai, premiers procès de la Mano Negra. L'avocat général
réclame trente peines de mort. Cinq malheureux condamnés
seront exécutés. La police prétend avoir découvert
une nouvelle organisation secrète dont vingt membres seraient
arrêtés.
1885-1886-1887. – A La Corogne (Galice), révolte des
paysans contre l'octroi. Livres, papiers, registres sont jetés
au feu. La troupe tire, l'insurrection dure deux jours. Les paysans
de Canollas (23), province de Barcelone, refusent de payer les impôts,
cent hommes armés de bâtons obligent le percepteur
à se retirer. D'après le journal libertaire El Obrero
(l'Ouvrier), rien qu'en décembre 1886 l'Etat a saisi 75 fermes
à Jodar, 32 000 dans la province de Logroflo, 4 000 dans
les Baléares, pour arriérés d'impôts.
A Onteniente, province de Valence, le peuple prend d'assaut la municipalité
au cri de « A bas les impôts ! » et brûle
les documents comptables. On calcule que de 1880 à 1886 le
ministère des Finances a saisi judiciairement 99 931 propriétés
rurales et urbaines. Depuis la Restauration, en treize ans, le total
s'élèverait à 999 000 (24).
Le chiffre est énorme, et nous ne pouvons, rétrospectivement,
le vérifier. Toutefois on annonce en mai 1887, que dans la
région d'Alcañiz (province de Teruel), 3 000 fermes
doivent être vendues pour non-paiement d'impôts. De
nouvelles et nombreuses émeutes sont signalées en
divers endroits contre les octrois, avec des morts, des blessés,
car la garde civile tire, tire... Arrestations dans toute l'Andalousie
pour contrecarrer la campagne pour les martyrs de Chicago. A Grazamela
(province de Cadix), 24 hommes et 6 femmes sont emprisonnés.
Dans bien des petites villes (à Rio Tinto, province de Huelva,
Andalousie, par exemple), solidarité active entre les mouvements
des ouvriers d'usine et les mineurs. Misère noire dans de
nombreux villages et petites villes d'Andalousie. A La Loja (province
de Grenade), Ecija, Los Arcos, Sanlucar, Grazamela, les maires télégraphient
au gouvernement de Madrid demandant des secours et des troupes.
Le journal portugais Grito do Povo annonce 414 565 confiscations
de propriétés (sans spécifier en combien de
temps), dont 63 562 dans la province de Cuenca (Nouvelle-Castille),
73 395 dans la province de Saragosse. Les paysans de Vieille-Castille
émigrent en masses.
Ce que nous venons d'énumérer, et qui est forcément
incomplet quant aux luttes sociales menées dans cette période
de douze ans, permet de juger de l'intensité des combats
menés par le peuple dans toutes les régions d'Espagne
– excepté probablement le Pays basque.
*
D'autres facteurs complètent l'explication du comportement
des populations des campagnes, et l'on aurait tort de juger de l'attitude
de ces dernières d'après les seules révoltes
désespérées dont nous venons de donner l'idée.
Certes, la lutte est en dents de scie, il est des périodes
où elle s'atténue, où la répression
qui met hors la loi, pendant des années, les Syndicats paysans,
prend le dessus, où une certaine résignation semble
s'emparer du plus grand nombre. Mais les militants libertaires sont
toujours là, comme un ferment, comme un levain. Ils continuent
d'influencer par l'action, ou par la propagande, la diffusion des
journaux et des revues, la création de bibliothèques,
même 1'adhésion à la section locale du parti
républicain quand il en existe une. Ils font preuve d'une
volonté, d'un stoïcisme, d'un héroïsme souvent
bouleversants. C'est par centaines, par milliers qu'ils ont connu
– souvent pour combien d'années ! – la prison,
le bagne, la déportation, l'exil, le boycottage des «
caciques » et de leurs administrateurs, des patrons, des commerçants
refusant le crédit, les persécutions sans nombre.
Mais cette lutte a trempé les hommes, forgé des volontés
admirables. Nous avons dit, et nous verrons davantage que, souvent,
les petits propriétaires jouissant d'une certaine indépendance
matérielle, pouvaient agir et lutter avec plus d'efficacité
que les salariés. Ce sont ces petits propriétaires
libertaires, indépendants qui avaient le plus contribué,
pendant les années 1915-1920, à la renaissance du
mouvement libertaire dans la ville même de Valence où,
sous le régime monarchiste, le républicanisme avait
accaparé l'opposition. Le dimanche matin, délaissant
leurs travaux, ils descendaient des villages, des montagnes, ou
venaient de la Huerta, apporter leur concours à ceux qui,
dans la ville, s'efforçaient de remettre sur pied les forces
que les répressions avaient balayées. Ils furent les
soutiens, les principaux artisans de cette réapparition.
*
C'est dans la région du Levant que j' ai connu Narciso Poimireau
(25) qui habitait le village de Pedralva, dans la région
montagneuse et pauvre de la province de Valence, où il possédait
des terres et pouvait figurer parmi les bien nantis de l'endroit.
Et pourtant, Narciso Poimireau, grand, sec, au cœur d'or et
à l'esprit illuminé, était l'agitateur par
excellence du canton de Lina, qui offre peut-être l'histoire
sociale la plus intéressante de la région du Levant.
Il travaillait ses terres, et le soir, partait à pied pour
ne pas fatiguer sa mule, qui comme lui, devait travailler le lendemain
– parcourant les chemins rocailleux, allant d'un village à
l'autre, prêchant l'évangile libertaire, et organisant
les paysans. Il avait fondé de ses deniers, et maintenait
une école rationaliste dont sa fille était l'institutrice.
En même temps que la lutte contre les riches exploiteurs il
menait le combat contre le curé. Il parlait aussi dans les
meetings mais au sein de notre mouvement il était dans la
région, par sa hauteur morale, le guide éclairé
et pondéré, qui calmait les élans de la colère
et s'opposait aux fureurs de la haine.
Quand les troupes franquistes arrivèrent, ses adversaires
locaux qu'il n'avait pourtant pas poursuivis pendant la période
antifranquiste l'arrêtèrent. On n'entendit pas parler
de lui durant un certain temps, puis un jour les autorités
convoquèrent les habitants sur la place du village. Et devant
eux, par dérision, elles firent circuler une charrette sur
laquelle se trouvait une grande cage de bois. Dans la cage, Narciso
Poimireau enfermé comme Don Quichotte à son retour
lamentable, et donné en spectacle public aux moqueries des
gens autoritairement rassemblés. « Mais les gens ne
se moquèrent pas de moi ; ils me regardaient avec peine,
les franquistes en furent pour leurs frais », racontait-il
dans la prison à celui qui m'a rapporté ces faits.
Narciso Poimireau que j'avais connu, chez qui j'étais descendu
deux fois quand j'étais allé parler à Pedralva,
fut fusillé par les franquistes.
*
Passons au nord de l'Aragon. Voici un autre de ces hommes exceptionnels
qui forcent l'admiration. Il s'appelle Juan Ric, il vit encore,
quelque part en France. Il habitait Binéfar, dans la province
de Huesca, était propriétaire de 15 hectares de bonne
terre irriguée – une fortune – élevait
et revendait une centaine de moutons par an, possédait deux
mules et tenait, avec sa femme, une épicerie lui appartenant.
En même temps il était le principal animateur du mouvement
syndical libertaire local et cantonal.
Toujours se dépensant avec une vitalité inépuisable,
il fut à plusieurs reprises poursuivi pour activités
subversives. Une tentative insurrectionnelle prématurée
ayant eu lieu en décembre 1934, et des gardes civils étant
tombés dans la lutte, il se vit condamné deux fois
à perpétuité (la condamnation à perpétuité
était alors de trente-trois ans), et à une quinzaine
d'années supplémentaires. En tout quelque quatre-vingt
deux ans : Ric ne sait plus au juste. Il sortit de prison avec l'amnistie
de 1936, et naturellement reprit aussitôt la lutte. Naturellement
aussi, il fut quelques mois plus tard à l'avant-garde de
la contre-offensive antifranquiste. Naturellement encore je le trouvai,
toujours actif et souriant, principal animateur de l'organisation
collectiviste du canton de Binéfar dont il sera question
plus loin. Il dut passer les Pyrénées au moment de
l'avance franquiste, connut les camps de concentration français
(26), puis celui de Dachau où l'emmena la police hitlérienne
et dont il revint par miracle et il est prêt, demain, s'il
peut retourner à Binéfar où la population refusa
d'acheter ses terres que les franquistes avaient mises aux enchères,
à recommencer l'expérience d'une collectivité
égalitaire et libertaire avec le même enthousiasme,
la même volonté, la même foi illuminée.
Combien d'autres biographies, riches, passionnantes, d'hommes exceptionnels,
de révolutionnaires libertaires, paysans, petits propriétaires
et salariés, apôtres obstinés de la révolution
parce qu'apôtres de la justice et de l'amour pourrait¬on
écrire ! J'ai sous la main un bref récit de lutte
sociale qu'a rédigé sur ma demande un de ces hommes,
qui fut la figure de proue des luttes paysannes à Navalmoral
de la Mata, petite ville de 7 500 habitants dans la province de
Cacérès, en Estrémadure. Il fut deux fois condamné
à mort, grièvement blessé dans les combats
contre les forces franquistes. passa dix-huit ans au bagne, et s'il
en avait la force et les possibilités, serait, lui aussi,
j'en suis certain, prêt à recommencer les luttes que
je vais résumer à mon tour. Mais ce héros inconnu,
modeste et obscur, éprouve, avant de parler de lui, le besoin
de rendre hommage à un autre héros modeste et inconnu.
Lisons-le :
« Je veux, avant de commencer, parler d'Alfonso Gonzalez,
le plus vieux militant de Navalmoral. Il fut notre père à
tous en anarchie, emprisonné maintes fois, deux fois condamné
à mort, arrêté par les franquistes le 22 juillet
1936, et remis en liberté en 1942 ; puis arrêté
de nouveau en 1944 parce qu'il servait d'agent de liaison aux guérilleros
de la région, il fut condamné au bagne et enfermé
dans le pénitencier d'Ocaña. Il purgea sa peine, et
revint ; à 84 ans, les autorités l'expulsèrent
de Navalmoral. Il passa six mois au village de Talayuela, et revint
à Navalmoral où il mourut six mois plus tard. Par
testament devant notaire, il exigeait un enterrement civil. Les
autorités voulurent passer outre, mais le notaire obtint
que fût respectée la volonté du vieux lutteur.
On ouvrit une brèche dans le mur du cimetière pour
que le passage du corps dans les allées bénies par
Dieu et par les prêtres ne contaminât pas les autres
tombes, et on l'enterra dans un coin à part. »
Espérons que les générations futures élèveront
un monument à Alfonso Gonzalez. Mais il faudrait en élever
tant d'autres !
Et voici, résumé, ce qui concerne Ambrosio Marcos:
« L'opposition libérale, qui constituait déjà
un pas important à Navalmoral, apparut, aux temps de la monarchie,
vers la fin du siècle dernier, en la personnalité
de républicains éminents, qui laissèrent un
beau souvenir dans la mémoire du peuple. L'un d'eux fonda
une grande bibliothèque publique où l'on trouvait
tous les livres de culture générale et ceux traitant
du problème social, donc on le comprend, des livres de sociologie
anarchiste si nombreux en Espagne. Cela n'est nullement surprenant,
car certains courants républicains maintenaient un contact
fraternel avec le mouvement ouvrier révolutionnaire dans
l'opposition anti-monarchiste. Les conflits sociaux se produisirent
sous forme de grèves agraires, de luttes contre les grands
propriétaires. Les détails nous manquent, mais au
début du siècle, on parle de la Main Noire qui causait
une telle terreur que les mères en menaçaient leurs
enfants ! Elle remplaçait le diable. »
En 1905, le peuple de Navalmoral se soulève pour défendre
l'alcade libéral qui vient d'être élu, et contre
qui le marquis de Comillas, qui passe pour l'homme le plus riche
d'Espagne et possède des terres dans la juridiction de Navalmoral
comme dans beaucoup d'autres régions, a opposé son
veto. Une compagnie de la garde civile accourt, avec fusils et mitrailleuses,
soutenir les forces locales ; après des escarmouches, elle
finit par se retirer et le peuple triomphe. Dans les années
suivantes, on enregistre des manifestations contre la cherté
de la vie. En 1916 une Fédération ouvrière
locale est fondée, qui adhère à l'Union générale
des Travailleurs (socialiste et réformiste). Mais se trouvent
sur place des militants libertaires qui, un an plus tard, entraînent
cette Fédération à la Confédération
nationale du Travail. Des conflits sociaux habituels se produisent,
et en 1924 Primo de Rivera établit sa dictature. Les Syndicats
sont fermés, comme dans de nombreuses autres villes et régions
d'Espagne, où l'agitation sociale est intense. Alors apparaît
cette espèce de génie de la clandestinité que
nous avons déjà constaté. Le mouvement syndical
se maintient malgré la fermeture des Syndicats, les syndiqués
cotisent, se réunissent dans les champs (ailleurs ce sera
dans les montagnes ou dans les bois). Comme la loi n'interdit pas
la constitution de groupes de travail, ni même de certaines
formes d'association, les charretiers s'organisent en collectivité
de travail. En pleine répression, ils vont au-delà
du salariat. Des travailleurs d'autres métiers font comme
eux (27).
Primo de Rivera abandonne le pouvoir en novembre 1930. Le Syndicat
se reconstitue immédiatement. En un mois il compte 1 500
adhérents. Les paysans s'inscrivent à leur tour. Ils
sont bientôt 400, les uns sans terre, les autres ne possédant
que quelques ares de « secano » (terre sèche).
Ambrosio Marcos s'est occupé de l'organisation mutualiste
agricole, qui avait été fondée par des militants
catholiques, ou socialement neutres. Terrien lui-même, et
aidé par d'autres ouvriers et paysans, il influe sur les
adhérents, les gagne à la lutte pour la terre, et
en janvier 1931, les travailleurs des champs et les paysans pauvres
s'emparent des propriétés du marquis de Comillas et
d'autres très grands possesseurs de ces terres toujours incultes,
dont ils avaient envie depuis toujours. Ils y vont en masse, se
mettent à labourer, à désherber, à semer.
La garde civile intervient, les hommes feignent de céder,
se retirent, avec leurs bêtes, leurs charrues, leurs outils
; la garde civile reste sur le terrain, victorieuse. Mais au lieu
de rentrer chez eux, les paysans vont de l'autre côté
du village, sur une autre terre, où ils recommencent le même
travail. Les femmes et les enfants leur apportent à boire
et à manger et restent sur les routes pour prévenir
de l'arrivée de l'ennemi qui finit par se lasser de ce jeu
de cache-cache, et par laisser aux paysans le fruit de leur installation.
En avril 1931, la République est proclamée. Les nouvelles
autorités font ce que n ont pas fait celles de l'époque
monarchique. Un procès contre les paysans durera plusieurs
mois. Ils sont condamnés à payer une indemnité
pour l'usage de la terre mais ne paient pas. Juillet venu, ils emportent
la récolte. L'hiver (1931-1932) arrive. Les propriétaires
veulent récupérer leurs biens, les paysans résistent.
La garde civile intervient, toujours fusil au poing, mais de nouveau
bat en retraite.
Un jour de printemps une caravane de 500 laboureurs reprend le
chemin des champs. Fourmilière humaine qui se met à
travailler. L'affaire fait grand bruit, la presse madrilène
en parle, des reporters, journalistes et photographes vont enquêter
sur place. Dans d'autres régions, d'autres paysans envahissent
les propriétés non cultivées, et la garde civile,
maintenant républicaine, commence à tirer. Pour le
moment les armes se taisent encore à Navalmoral de la Mata,
« car ils ont peur de nous » écrit Ambrosio Marcos.
L'année 1933 arrive. Le labourage collectif continue dans
les terres occupées, mais les rapports sont de plus en plus
tendus. Les conflits sont continuels entre les grands terratenientes,
les caciques ou leurs administrateurs appuyés par la force
armée d'une part, et les paysans, les Syndicats ouvriers,
d'autre part. Au mois de mars, huit des principaux militants, dont
naturellement Ambrosio Marcos, sont arrêtés, la nuit,
clandestinement. Ordre a été donné de leur
appliquer la « loi de fugue » (28). Mais en une heure
la nouvelle est connue, le téléphone marche, toute
la population descend dans la rue, coupe au loin des routes pour
empêcher l'arrivée des détenus à la prison
provinciale de Cacérès. Les autorités font
changer l'itinéraire des voitures, on n'ose pas appliquer
la loi de fugue, et à trois heures du matin nos camarades
arrivent sains et saufs à l'établissement auquel ils
étaient destinés. Mais quand le jour se lève
à Navalmoral, non seulement toutes les routes demeurent coupées
: la mairie est enlevée d'assaut, les autorités sont
prises comme otages par les paysans, les travailleurs, salariés
ou non.
On ne relâcha pas les emprisonnés, où on voulait
décapiter coûte que coûte le mouvement d'expropriation.
Mais ils furent remplacés par d'autres militants, et l'agitation
continua à Navalmoral de la Mata.
Grève des journaliers paysans en mai et en août, au
moment de la récolte chez les propriétaires moyens.
Les autorités gouvernementales républicaines, très
différentes des figures apostoliques du premier républicanisme,
interviennent. Mais le mouvement s'étend dans les villages
environnants, à Peralta de la Mata, village sans importance,
où notre organisation compte 500 adhérents, à
Valdeuncar, où elle en compte 200, à Josandilla de
la Vera, à Villanueva de la Vera. Et il gagne la prochaine
province castillane de Plasencia, séculairement endormie.
En décembre 1933, pour réagir contre le triomphe
électoral des droites, une tentative de grève générale
nationale, qui sera une erreur tactique, est décrétée
par la Confédération nationale du Travail. A Oliva
de Plasencia, la mairie est prise d'assaut, mais c'est à
Navalmoral que l'attaque se montre la plus puissante. Pendant trois
jours le peuple est maître de la ville. Il y a bataille, et
la garde civile et la garde d'assaut finissent par faire battre
en retraite les forces de la CNT.
Trente-cinq militants, presque tous des paysans, comparurent devant
le tribunal et furent condamnés au bagne. Ils en sortirent
quand les gauches triomphantes aux élections d'avril 1936
accordèrent l'amnistie. Pendant ce temps, devant les forces
supérieures de l'adversaire, les paysans de Navalmoral de
la Mata avaient perdu une partie du terrain gagné. Mais ils
avaient aussi conquis certains droits d'usufruit de la terre. Ambrosio
Marcos résume modestement le résultat de cette épopée,
qui se termina, hélas, par le triomphe des forces franquistes,
bientôt présentes et victorieuses après leur
attaque du 19 juillet 1936 :
« On peut dire, à propos de l'organisation de l'agriculture,
que nos Collectivités n'étaient pas l'application
du communisme libertaire intégral (29), mais que, si nous
tenons compte des circonstances, il n'y eut pas un seul échec.
C'est le plus important, car tout échec cause un recul et
sème le désarroi. Il fallait prouver que nos idées
étaient viables, que notre programme était réalisable.
Malgré les autorités et les propriétaires,
le premier essai de la culture en commun fut réalisé.
Les plus malheureux furent secourus, les plus forts aidèrent
les plus faibles. Des ouvriers se firent paysans pour prendre part
à cette réalisation nouvelle. On aida les gens d'autres
localités. Quand eut lieu, dans les Asturies, la grève
de Duro-Felguera (30) on envoya un wagon de pois chiches et de nombreux
sacs de pommes de terre aux grévistes, ainsi que de l'argent.
Les grévistes du central téléphonique de Madrid
furent aussi aidés par nous, et d'autres actes de solidarité
s'accomplirent. »
*
Nous n'avons jusqu'ici que donné un aperçu –
limité dans le temps et même quant à l'aire
géographique espagnole -, de l'acuité de la lutte
sociale dans les zones paysannes et agraires espagnoles. Mais malgré
son intensité, parfois sauvage, cette lutte fut peut-être
surpassée par celle qui se livra dans les villes. D'abord,
en Andalousie, particulièrement, ville et campagne marchèrent
souvent ensemble, les conflits sociaux s'interpénétrant.
Mais dans les zones industrielles, surtout celle de la Catalogne,
le mouvement acquit rapidement une ampleur et une vigueur surprenantes.
Dès le début du siècle, la Catalogne concentrait
70 % de l'industrie espagnole. L'utilisation des chutes d'eau descendues
des Pyrénées, le contact permanent avec la France,
la large ouverture sur la Méditerranée, l'apport de
capitaux franco-belges et l'initiative des hommes firent que cette
région, sans matières premières de base, développa
à temps une industrie de transformation qui atteignit une
très grande importance.
Les conditions étaient donc réunies pour la constitution
de Syndicats ouvriers qui étaient apparus déjà
dans la première moitié du XIXè siècle
(comme ils étaient apparus en Italie), si bien qu'en 1840,
il existait non seulement des sociétés de résistance
ouvrière, mais des fédérations de métiers
qui, comme celle des Tisserands s'étendaient dans toute la
région, et celle des trois industries de la vapeur qui, fédérées,
pouvaient être comparées par Anselmo Lorenzo aux trade-unions
constituées en Angleterre.
Et à partir de 1870, le mouvement syndical anarchiste est
une école révolutionnaire, libre d'interférences,
dans laquelle les organisations ouvrières les plus importantes
assument leur destin. Grèves partielles, grèves générales,
sabotages, manifestations publiques, meetings, combat contre les
briseurs de grève (il y en avait aussi), emprisonnements,
déportations, procès, insurrections, lock-out, attentats
parfois...
L'auteur de ces lignes arriva à Barcelone en juin 1915.
A ce moment, la Confédération nationale du Travail
d'Espagne, fondée cinq ans plus tôt, traversait une
période difficile. Les meetings contre la guerre mondiale
organisés par les nôtres attiraient moins de monde
que n'en attiraient ceux des républicains réclamant
l'intervention de l'Espagne aux côtés des Alliés.
Pourtant il y avait, à Barcelone, quatre centres ouvriers
appelés « Ateneos » parce qu'on trouvait dans
chacun d'eux une bibliothèque, des tables où s'installer
pour lire, et l'on y donnait des conférences. Le mouvement
des groupes anarchistes agissait en concordance avec la CNT.
Mais vint la révolution russe, dont l'influence déferla
sur l'Occident, et qui éveilla tant d'espérances.
Immédiatement les Syndicats virent grossir leurs effectifs,
les grèves se multiplièrent, la lutte sociale s'intensifia,
toujours de force à force, d'organisation ouvrière
à organisation patronale. C'est le moment où notre
hebdomadaire, Solidaridad Obrera, que Francisco Ferrer avait contribué
à fonder, devint quotidien. Deux ans plus tard (1919) nous
avions six quotidiens du même nom (à Barcelone, à
Bilbao, Saragosse, Madrid, Valence, Séville), et une dizaine
d'hebdomadaires paraissaient dans différentes régions
d'Espagne. A quoi il faut ajouter des revues comme Paginas libres,
magnifique publication que dirigeait à Séville le
docteur Pedro Vallina, et La Revista Blanca, éditée
à Barcelone.
Dans les campagnes d'Andalousie, les récoltes flambaient,
mais dans les villes, en Catalogne. en Aragon, dans certains centres
industriels du nord de l'Espagne, les grèves succédaient
aux grèves.
La plus importante est restée dans l'histoire sociale de
l'Espagne sous le nom de grève de La Canadiense (La Canadienne),
déclenchée en décembre 1920, à Lérida,
chef-lieu de la province du même nom, à 150 km de Barcelone.
Cette entreprise canadienne construisait un barrage important qui
devait permettre l'installation d'une grande centrale électrique.
Quelques ouvriers furent renvoyés, leurs camarades firent
aussitôt grève de solidarité, et devant la résistance
de la compagnie, le mouvement s'étendit à toute la
province d'abord, puis aux trois autres provinces catalanes. On
a rarement vu grève générale plus complète,
plus absolue, plus impressionnante. Non seulement les ateliers,
fabriques et usines, mais tous les moyens de transport furent paralysés.
Les forces ouvrières faisaient la loi dans la rue. Seuls
les médecins avaient le droit de circuler. Cafés,
hôtels, restaurants, tout était fermé. Le soir,
obscurité complète dans tout Barcelone. Cette grève,
qui dura du 5 février au 20 mars 1919 fut une extraordinaire
bataille livrée contre le patronat et les autorités.
Mais la répression fut déclenchée. La loi
espagnole permettait – et elle ne cessa pas de permettre –
même pendant la République qui au contraire aggrava
la législation répressive – d'emprisonner administrativement
soit des délinquants de droit commun, même s'ils avaient
purgé leur peine, soit les adversaires politiques, et surtout
les militants ouvriers jugés subversifs, ou dangereux pour
l'ordre public.
Cela donnait au pouvoir politique des possibilités d'action
dont il usait largement. Dans la période qui va de 1920 à
1924, il y eut des moments où les emprisonnés se comptaient
par milliers. Non seulement la « carcel modelo » (prison
modèle) de Barcelone en regorgeait, mais il fallut les parquer
dans les Arènes monumentales, et en charger des bateaux entiers
dans l'avant-port, comme en France on avait fait après la
Commune en utilisant les pontons. Qui a vécu ces heures d'intense
effervescence ne peut oublier.
Mais ce n'était pas tout. Tant que l'Espagne avait eu des
colonies, on y déportait les ennemis du régime comme
les communards l'avaient été en Nouvelle Calédonie.
A l'époque de la grève de la Canadiense, à
part l'île de Fernando Po, où l'auteur de ces lignes
faillit bien aller, on disposait de l'île de Mahon, dans la
Méditerranée. C'était trop peu. Aussi eut-on
recours à la déportation dans l'Espagne même.
Des convois étaient formés de prisonniers enchaînés
deux par deux reliés par une même corde. C'est pourquoi
on appelait ces convois les « cuerdas de deportados ».
On les emmenait ainsi 30, 40, 50, sur les routes, escortés
par la garde civile à cheval, toujours prête à
faire usage du fusil Mauser dont chaque homme au bicorne ciré
était armé. Il s'agissait de reléguer ces ouvriers
révolutionnaires dans les régions les plus isolées,
à 500, 600 km ou plus afin de les couper des masses. Mais
quand la foi possède les hommes, ces moyens ne suffisent
pas. Les « cuerdas de deportados » donnaient finalement
des résultats contraires à ceux poursuivis.
Sur le chemin parcouru, le spectacle qu'offraient les déportés
excitait la pitié, la générosité, la
solidarité. L'annonce de l'arrivée ou du passage d'une
« cuerda » courait dans les villages, et avant que le
convoi eût franchi les premières demeures, les voix
s'élevaient :
- Los presos ! Las presos ! (Les prisonniers ! Les prisonniers
!)
Et les portes des maisons s'ouvraient, des femmes, des enfants,
des vieillards sortaient, offrant des grappes de raisin, du pain,
des melons, des hommes dévalaient les pentes des champs,
apportant du tabac. C'était une offrande collective que la
garde civile était bien obligée de tolérer.
Et comme là où ils arrivaient, c'est-à-dire
dans les régions les plus arriérées, nos camarades
prenaient part aux travaux des champs, apportaient des connaissances
techniques plus avancées, apprenaient à lire aux enfants,
le résultat fut que la Bonne Nouvelle pénétra
dans les campagnes socialement les plus arriérées.
Toutefois, les formes de la répression ne s'arrêtèrent
pas là. A Barcelone, fin 1919, un lock-out patronal fut déclaré
dans toutes les industries, afin de briser une fois pour toutes
le mouvement syndical. Il dura sept semaines. Mais bien que l'organisation
des travailleurs en sortît très affaiblie, elle n'était
pas abattue. Alors le gouverneur suspendit les garanties constitutionnelles
(ce à quoi on avait eu recours en bien d'autres occasions,
et on eut recours bien souvent ensuite), et notre mouvement fut
mis hors la loi. Les « centros obreros » furent fermés,
ainsi que les Ateneos. Et commença la chasse aux militants
de la CNT.
Combien furent assassinés à coups de pistolets dans
les rues de Barcelone ? J'ai sous les yeux une liste qui n'est pas
exhaustive, et on en compte 101. Parmi eux, des hommes de la valeur
de Salvador Segui, ouvrier manuel autodidacte et orateur qui faisait
évoquer Danton, Evelio Boal, notre meilleur organisateur
syndical, et bien d'autres dont certains furent mes amis. Des blessés
graves s'en tirèrent par miracle, dont Angel Pestata, qui
reçut une balle dans la gorge et une autre dans un poumon
en sortant de la gare de la petite ville de Mataro où il
allait faire une conférence. Il survécut inexplicablement.
En sortant de l'hôpital, il alla faire directement la conférence
annoncée deux mois plus tôt.
________________________________________
Matériaux pour une révolution
Sur une superficie de 505 000 km² (31), y compris les îles
méditerranéennes et atlantiques (Baléares et
Canaries), l'Espagne comptait, le 19 juillet 1936, date du déchaînement
de l'attaque franquiste, de 24 à 25 millions d'habitants,
soit 48 au kilomètre carré au kilomètre carré.
Cette faible densité pouvait faire supposer que dans ce pays
où l'agriculture prédominait, les sources économiques
assuraient le bonheur de la population. Mais la richesse d'un pays,
même considérée du seul point de vue agraire,
ne dépend pas seulement de son étendue. Lucas Gonzalez
Mallada, le meilleur géologue espagnol, doublé d'un
excellent géographe, a classé comme suit – et
ses conclusions sont toujours valables – la valeur économique
du sol :
• 10 % de roches pelées ;
•
• 40 % de terres franchement mauvaises ;
•
• 40 % de terres médiocres (32) ;
•
• 10 % de terres qui nous donnent l'illusion de vivre dans
un paradis.
•
Ces conditions naturelles sont confirmées par d'autres chiffres
de base qui dissipent toute illusion : sur les 50 millions d'hectares,
la surface moyenne cultivée s'élevait à 20
millions ; le reste était à peu près improductif
; on ne pouvait qu'y faire paître des moutons ou des chèvres.
Ajoutons que sur ces 20 millions d'hectares cultivables, ou arables,
on en laissait toujours une moyenne de 6 millions en jachères
afin que le sol puisse se renouveler, selon le système appelé
« año y vez » – un an sur deux. Si bien
qu'en réalité la terre cultivée en permanence
ne comprenait que 28 % de la surface du pays.
La structure orographique aggrave ces données premières.
L'altitude moyenne est de 660 m, la plus haute d'Europe après
la Suisse nous dit le géographe Gonzalo de Reparaz. Au centre,
le plateau castillan s'étend sur 300 000 km², et sa
hauteur moyenne est de 800 m. Au nord, la chaîne des Pyrénées,
plus importante sur le versant espagnol que sur le versant français,
couvre 55 000 km² – le dixième de la France. On
compte en Espagne 292 pics de 1 000 à 2 000 m, de 2 000 à
3 000 m, 26 de 3 000 à 3 500 m. Ce relief montagneux influe
très fortement sur le climat, et à son tour le climat
conditionne l'agriculture. D'autre part, la direction des sierras,
qui coupent et cisaillent la péninsule en tous sens, interrompt
et dirige souvent à contresens les pluies bienfaisantes.
Aussi ce n'est pas seulement l'hiver, avec le froid propre à
toute zone élevée qui joue contre les conditions de
vie : c'est encore l'été, avec ses sécheresses
; toutes ces conditions justifient l'affirmation si souvent répétée
: « L'Afrique commence aux Pyrénées »
(33).
Prenez la carte d'Espagne : au nord, continuant la chaîne
pyrénéenne, vous y voyez les monts cantabres qui,
s'étirant parallèlement à 50 km du littoral
atlantique, s'élèvent à 2500 m, et forment
un écran barrant le passage des nuages que le vent pousse
de l'Océan. Il pleut beaucoup dans les Asturies, comme il
pleut au Pays basque espagnol, dans la province de Santander, et
jusqu'en Galice, au nord du Portugal. On enregistre dans toute cette
zone de 1 200 à 1 800 mm de pluie par an (bassin parisien,
700 mm en moyenne). Mais de l'autre côté des montagnes
asturiennes, sur le plateau castillan, grenier de l'Espagne, il
ne pleut, en moyenne, que 500 mm par an, et dans de vastes régions
du bassin de l'Ebre, le fleuve le plus important de l'Espagne nourri
des eaux qui descendent les Pyrénées, on enregistre
parfois moins de 300 mm de pluie. Toutefois, ces seuls chiffres
ne donnent pas une impression suffisante de la réalité.
Car, dans l'ensemble, la porosité du sol et l'ardeur du soleil
font perdre, par infiltration et par évaporation jusqu'à
80 % des précipitations atmosphériques.
Il y a pire, parfois : telles les conditions géographico¬économiques
de ce que Gonzalo de Reparaz dénomme le « tragico sudeste
». Sur environ 500 km, de Gibraltar à Murcie, on connaît
des années sans pluie. L'Espagne, précise le même
auteur, est le seul pays d'Europe où ce fait se produise
sur une aussi vaste échelle.
L'aridité du sol est donc fréquente dans le bassin
de l'Ebre, qui s'étend sur 5 millions d'hectares, soit le
dixième du pays ;» les déserts alternent avec
les oasis, mais les premiers y prédominent; la steppe ibérique
qui s'étend le long de ce fleuve est la plus vaste d'Europe
».
Il faudrait ajouter d'autres steppes, et tout d'abord celle de
la Manche qui commence aux portes de Madrid et atteint Carthagène.
Au total, 40 % de la superficie de l'Espagne sont composés
de steppes.
La « Huerta » de Valence, les jardins potagers de Murcie
et de Grenade chantés par les poètes ne sont que des
îlots qui trompent certains voyageurs épris de poésie.
Aussi le rendement moyen de la culture du blé, la plus importante
à l'époque, était-il de 9 quintaux à
l'hectare, exceptionnellement de 10, assez fréquemment de
8, alors qu'il était en France de 16 à 18 quintaux
(moyenne établie sur dix ans dans les deux cas) en terre
non irriguée, et de 22 quintaux en Allemagne et en Angleterre.
Les plus hautes moyennes des terres irriguées donnaient,
toujours en Espagne, de 16 à 18 quintaux, et les donnent
encore, alors qu'aujourd'hui, sans irrigation artificielle la moyenne
française est de 32 à 35 quintaux (34).
Nous avons pris le blé comme exemple parce qu'il constituait
la base et l'essentiel de l'agriculture espagnole. Le reste était
à l'avenant, sauf pour la production de pommes de terre,
dont les moyennes soutenaient la comparaison avec celles des autres
pays d'Europe, mais étaient obtenues en terre irriguée.
L'importance du troupeau de moutons (18 à 20 millions de
têtes) et celle de la culture de l'olivier (35) constituent
des preuves irrécusables des difficultés de l'agriculture
espagnole : dans tout le pourtour de la Méditerranée
le mouton et l'olivier sont toujours l'indice de terres pauvres,
aux maigres rendements.
*
Quand, il y a longtemps, l'auteur entreprit d'étudier sérieusement
l'économie espagnole, il crut d'abord, devant le bilan décevant
de l'agriculture, qu'à cause des circonstances historiques,
politiques et religieuses qui avaient présidé à
la vie économique de l'Espagne, surtout après l'expulsion
des Arabes, le pays avait pris et suivi un chemin contraire à
ses possibilités naturelles. « L'Espagne, écrivaient
certains commentateurs, possède le sous-sol le plus riche
du monde » (es la bodega más rica del mundo). Raison
de cet optimisme, que ne partageaient pas d'autres spécialistes,
mieux informés : le sous-sol contenait du charbon, du fer,
du plomb, de l'étain, du cuivre, du zinc, du mercure, de
l'argent, du wolfram. Apparemment il y avait là des bases
pour y asseoir des industries dont l'ensemble aurait changé,
ou changerait le caractère économique du pays. Mais
si l'on étudiait les statistiques sérieuses publiées
par les géographes, les géologues, les ingénieurs
hydrauliciens, et même les bureaux officiels spécialisés,
on constatait que ces différents minerais n'existaient qu'en
petites quantités, et le mercure mis à part –
mais son importance économique était infime sur l'ensemble
de la production nationale – ne pouvaient ouvrir des perspectives
réconfortantes.
Les mines d'Espagne ont été exploitées par
les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Arabes,
les Anglais, même les Espagnols. Elles n'étaient pas
inépuisables, et maintenant elles sont, dans l'ensemble et
excepté celles fournissant le minerai de fer, dont les réserves
ne sont pas vraiment importantes, à peu près vidées
de leurs richesses. En 1936, le pays ne fournissait que 0,40 à
0,50 du cuivre mondial : les mines de Rio Tinto n'étaient
plus rentables, et depuis longtemps la Rio Tinto C° avait commencé
à déplacer ses capitaux vers d'autres régions
du globe. Le plomb ? Sa valeur marchande s'élevait, en 1933,
à 21 754 000 de pesetas – et sans doute à un
chiffre comparable en 1936. Pour en juger, rappelons que la récolte
de blé valait, en moyenne, 10 milliards de pesetas.
Le charbon et le fer sont, et étaient plus encore à
l'époque, à la base de l'industrie. Or l'Espagne produisait
bon an mal an 7 millions de tonnes de houille médiocre –
la France de 48 à 68 millions de tonnes. Actuellement même,
quand sous la pression gouvernementale la production a été
élevée à 11 – 12 millions de tonnes,
on calcule que les réserves « potentielles »
assurent le charbon et le lignite pour environ cent quarante ans...
à condition que la consommation ne s'élève
pas davantage. Or, au taux actuel de la consommation nécessaire
pour un développement industriel moyen, il faudrait réduire
ce temps des deux tiers...
L'Espagne n'est pas mieux partagée pour le fer. Toujours
d'après les réserves « potentielles »,
mais non prouvées, elle n'aurait de minerai, si nous nous
basons sur la consommation moyenne par habitant en France, que pour
une quarantaine d'années. Et n'oublions pas que sa population
augmente à raison de 300 000 habitants par an (aujourd'hui
elle approche de 33 millions).
Dissipons d'autres illusions sur un point concernant l'agriculture.
Nombre de gens, qui n'ont pas le temps de s'informer sérieusement,
et souvent n'en éprouvent pas le besoin, croient au miracle
de l'irrigation. Malheureusement cet espoir n'est pas fondé.
Le volume d'eau que charrient les fleuves et les rivières
d'Espagne ne permet pas d'aller bien loin (36) : environ 50 milliards
de mètres cubes par an, alors que le Rhône seul en
charrie en moyenne, à la hauteur d'Avignon, une soixantaine
de milliards. Etant donné qu'on ne peut assécher complètement
tous les rios de l'Espagne, que même une partie d'entre eux,
qui coulent vers l'Atlantique, ne peuvent pas être utilisés,
car il pleut déjà trop dans ces régions (37),
les calculs les plus optimistes permettent de prévoir tout
au plus d'irriguer 5 millions d'hectares : exactement le dixième
du pays. Et sur ces 5 millions, 2 millions au moins le sont déjà.
Depuis le départ des Arabes qui avaient multiplié,
dans le Levant, les « acequias » (canalisations étroites
et rigoles), on a construit beaucoup plus de barrages que ne supposent
bien des commentateurs. Primo de Rivera même, et Franco ont
mis en pratique une certaine politique hydraulique qu'avait préconisée
Joaquin Costa. Le malheur fut souvent qu'après avoir construit
de nombreux réservoirs artificiels, on s'est aperçu
qu'il n'arrivait pas assez d'eau pour les remplir. Et qu'il a fallu,
dans bien des cas, remplacer la production hydraulique d'électricité
par la production d'origine thermique.
*
Telle était la cause naturelle de la misère sociale
du peuple espagnol en 1936 ; telle est la cause de l'émigration
continuelle à laquelle nous assistons de nos jours. Mais
il en est une autre qui, parce qu'elle dépend des hommes,
peut – et c'est à cela que s'est efforcée la
révolution espagnole – être corrigée par
eux.
Le problème de la propriété agraire revêt
dans ce pays une importance capitale. Il se présentait sous
deux caractéristiques essentielles : le latifundia (grande
propriété) et le minifundia (extrême petite
propriété). L'Espagne a de nombreux petits propriétaires
; les chiffres du cadastre daté du 31 décembre 1959
en accusaient exactement 5 989 637. Proportion énorme sur
la population totale actuelle. Mais d'abord, la plupart des parcelles
possédées sont de « secano », c'est-à-dire
de terres sèches qui, par leur improductivité poussent
en ce moment même les foules paysannes vers les cités
où elles s'entassent dans les bidonvilles, « ciudades
miserias ».
En 1936, on n'avait recensé qu'une partie du sol et des
propriétaires. Mais les chiffres connus donnaient un aperçu
suffisant de la terrible réalité sociale, que nous
aurons maintes occasions de voir confirmée dans les chapitres
qui suivent.
Sur un total de 1 023 000 propriétaires, 845 000 n'obtenaient
pas de leur terre la valeur d'une peseta par jour – et le
pain coûtait en moyenne 0,60 – 0,70 peseta le kilo.
Ils devaient travailler comme journaliers, comme bergers, chez les
riches, ou comme cantonniers, aller chercher, sinon « voler
»du bois dans les maigres futaies, évitant de se faire
arrêter par les gardes civiles et n'y parvenant pas toujours,
parcourant 5, 10, 15 km et plus, poussant devant eux leur âne.
pour aller revendre à d'autres, plus fortunés, le
produit de leur course, de leur « vol ». Ou encore,
ils allaient travailler en ville, comme manœuvres pendant certaines
périodes de l'année.
La deuxième catégorie se composait de 160 000 propriétaires
moyens, qui vivaient indépendamment et sobrement.
La troisième était celle des grands propriétaires.
Ils composaient 2,04 % du total recensé, mais possédaient
67,15 % des terres cultivées. Leurs propriétés
couvraient de 100 à plus de 5 000 ha.
On comprendra l'intensité de la misère paysanne ;
or, les paysans constituaient plus de 60 % de la population espagnole.
Croire que cette masse humaine supporterait, indéfiniment
résignée, son sort lamentable, tenait de l'inconscience.
Car le peuple espagnol n'est pas de ceux qui se résignent
servilement. Autrefois, Andalous, Extremeños, Galiciens,
Asturiens, Basques, Castillans émigraient nombreux en Amérique
centrale et du Sud pour y trouver des moyens d'existence, et ils
continuent d'émigrer maintenant – surtout en Europe.
Mais au long de son histoire, que ce fût pour une cause juste
ou injuste, le peuple espagnol a été capable de combat
et d'aventure. Il a sommeillé longuement après le
traumatisme causé par l'expulsion des Arabes, par la domination
catholique et l'Inquisition, par les conséquences de la conquête
de l'Amérique, mais il s'est enfin réveillé
avec son esprit et son caractère, capable de courage ; avec,
aussi, ce fonds mystique qui le prédispose à lutter
pour de grandes causes, pour lui et pour les autres, dans un élan
spirituel presque cosmique (38) ; et ce capital de dignité
humaine qui lui fait supporter de force la mainmise autoritaire,
et se révolter contre elle quand il le peut ; et puis aussi
avec un sens de la solidarité et de l'égalité
qui marque autant la morale de l'ouvrier de Barcelone que celle
du paysan d'Andalousie.
Ces deux facteurs, la misère sociale et la dignité
individuelle, alliés à la solidarité collective,
prédisposaient un large secteur de la population à
accepter les idées libertaires.
*
En 1936, deux organisations révolutionnaires incarnaient
ces idées : la Confédération nationale du Travail
(CNT). et la Fédération anarchiste ibérique
(FAI). La première se composait de fédérations
régionales qui, à leur tour, étaient intégrées
par les fédérations « comarcales » (cantonales),
et locales ; ces dernières rappelaient les Bourses du Travail
françaises, mais plus structurées, plus solidaires
et ne devant absolument rien à l'aumône gouvernementale.
En 1936, la CNT groupait un million d'adhérents. On comprendra
mieux l'importance de ce chiffre si l'on se souvient du nombre d'habitants
à l'époque : de 24 à 25 millions.
La CNT avait pour but, spécifié dans sa déclaration
de principes, le communisme libertaire. Elle était l'œuvre
exclusive des anarchistes qui luttaient sur le plan syndical, et
purement idéologique, et qui en étaient les organisateurs,
les propagandistes et les théoriciens.
*
Dès la proclamation de la Deuxième République,
le 14 avril 1931, la marche vers une grave crise sociale apparut
inévitable. Dès sa naissance la vie du nouveau régime
politique était aléatoire. La monarchie n'avait pu
être mise en déroute que grâce à l'appoint
de la CNT, et des anarchistes qui militaient en dehors de cette
organisation (mais c'était surtout la CNT qui comptait et
qui apportait un million de voix). Parmi les forces qui s'étaient
prononcées contre la royauté et avaient contribué
à la renverser, on trouvait des salariés industriels
et des paysans adhérant aussi au parti socialiste et à
l'Union générale des Travailleurs, ou votant ordinairement
socialiste, ce qui faisait environ un autre million de voix. Venaient
ensuite les communistes, très peu nombreux du reste, les
républicains fédéralistes, ennemis de la république
jacobine et centraliste, et des forces régionales séparatistes
comme celles dominant en Catalogne et au Pays basque.
De l'autre côté, les droites comptaient encore des
forces considérables. Monarchistes, conservateurs de tout
poil, réactionnaires dominant dans les provinces encore endormies,
forces cléricales traditionnelles. Sur l'ensemble des voix,
celles qui provenaient des véritables républicains
devaient atteindre à peu près 25 % du total. Si bien
que le comte de Romanonès, chef du parti libéral monarchiste
et le plus intelligent de ce secteur, pouvait résumer la
situation en disant humoristiquement : « Je vois bien une
république, mais je ne vois pas de républicains. »
Dans ces conditions, le nouveau régime ne pouvait s'installer
durablement qu'en entreprenant des réformes sociales hardies
qui auraient affaibli l'armée, l'Eglise et le vieux caciquisme
encore maître de presque toutes les provinces. Mais les réformes
envisagées, et celles réalisées par les socialistes
et les républicains de gauche qui gouvernèrent pendant
les deux premières années (de 1931 à 1933)
ne pouvaient paraître hardies et très importantes qu'aux
juristes, aux professeurs, aux avocats, aux journalistes et aux
politiciens professionnels qui composaient la majorité des
députés. Elles n'étaient rien, ou à
peu près, pour l'ensemble du peuple. Si avant la République,
pour beaucoup de paysans et d'ouvriers, le menu ordinaire se composait
surtout de pois chiches à l'huile, il continua de se composer
de pois chiches à l'huile avec la République. et ceux
qui allaient en savates ne purent pas plus qu'avant, acheter des
chaussures.
Et le peuple espagnol avait faim, faim de pain et de terre. Pour
ceux qui avaient voté républicain avec des sentiments
et des espoirs républicains, la République était
synonyme de véritable liberté, de véritable
égalité, de véritable fraternité ; elle
impliquait, avant tout, la disparition de l'injustice sociale et
de la misère.
Devant les lenteurs d'application de la réforme agraire
les paysans commencèrent à travailler pour leur compte,
en les envahissant collectivement, les terres que les grands «
terratenientes » ne faisaient pas produire – et en vérité
elles étaient généralement très peu
rentables. Alors, sur l'ordre du gouvernement, la garde civile,
qui servait la République comme elle avait servi la monarchie,
intervenait. Dans les deux premières années de république
socialisante, 109 paysans d'Estrémadure, d'Andalousie, d'Aragon,
de Castille furent massacrés au nom de la légalité
républicaine. La tragédie de Casas Viejas, en Estrémadure,
où des pauvres parmi les pauvres familles payaient à
5 sous (un réal) par mois les vêtements achetés
à crédit, où tant de paysannes gardaient la
même jupe pendant presque toute leur vie (cela se voyait aussi
en Galice) se contentant de la retourner le dimanche,- cette tragédie,
disons-nous, souleva l'indignation de la population (39).
La deuxième période fut la conséquence de
la première. Ecœurée et indignée, la majorité
du peuple vota pour les conservateurs « républicains
», c'est-à-dire pour les droites qui avaient eu beau
jeu de critiquer leurs adversaires et promettre de faire mieux.
Mais leur triomphe impliquait un recul dangereux, et les mineurs
asturiens se dressèrent, en une insurrection formidable,
contre l'arrivée au pouvoir de ceux qui, visiblement et légalement,
ouvraient la voie au fascisme. Trop localisée par manque
d'accord préalable avec les forces similaires des autres
régions, l'insurrection fut écrasée implacablement.
Si ce qu'on a appelé le « bienio negro » (les
deux années noires), ne fut pas plus désastreux que
le « bienio » dit libéral, il fut aussi dur,
et des tentatives insurrectionnelles s'étant produites, particulièrement
en Catalogne et en Andalousie, la répression fut élevée
à la hauteur d'une pratique permanente de gouvernement. Les
deux années passèrent sans la moindre amélioration
du niveau de vie des masses. En outre, la crise économique
née aux Etats-Unis, et qui avait déferlé sur
l'Europe sévissait aussi en Espagne où l'on comptait
environ 700 000 chômeurs dont au moins la moitié figuraient
parmi les travailleurs industriels. Or, le secours aux sans-travail
était ignoré. D'autre part, le nombre d'emprisonnés
– condamnés, en instance de jugement et prisonniers
administratifs – appartenant à 99 % à la CNT
et la FAI s'élevait à 30 000 (40).
Devant les promesses des partis condamnés à l'opposition,
les travailleurs républicains se reprirent à espérer.
A nouveau les gauches non politiques, oubliant leurs griefs se sentirent
solidaires et se rapprochèrent des partis. Et quand les élections
eurent lieu, en avril 1936, le Frente popular alors constitué
emporta la majorité.
Mais il ne la gagna pas aisément. Encore une fois, pour
éviter le pire, les membres de la CNT, qui n'oubliaient cependant
pas leurs principes d'action directe, votèrent pour empêcher
l'accès légal du fascisme au pouvoir. Mais malgré
ce renfort, le bloc des gauches obtint 4 540 000 voix, tandis que
la droite en obtenait 4 300 000 ; il eût suffi d'un décalage
de 150 000 voix pour que triomphent les admirateurs de Mussolini
et de Hitler. Donnée complémentaire : on comptait
6 partis politiques de droite, 6 du centre, 6 de gauche. En tout,
18. Ce n'était pas une garantie de solidité.
Par l'application d'une loi électorale malhonnête,
le bloc des droites n'obtint que 181 sièges ; son adversaire,
281. Et dès ce moment, les vaincus activèrent la préparation
du coup d'Etat. Personne ne l'ignorait. Des rapports parvenaient
au ministère de la Guerre, au ministère de l'Intérieur.
La presse de gauche, particulièrement la presse libertaire,
dénonçait les conciliabules et les réunions
clandestines des hauts officiers de l'armée et de la marine
qui n'avaient pas démissionné, bien que le premier
gouvernement les eût invités à le faire s'ils
n'étaient pas d'accord avec la république.
Le gouvernement de Madrid ne fit rien, contre le danger qui augmentait
sans cesse. Il aurait pu armer le peuple, licencier les troupes,
arrêter ou révoquer les généraux comploteurs.
Il ne bougea pas, se contentant d'énergiques déclarations.
Et quand l'armée soulevée attaqua, bon nombre de gouverneurs
républicains passèrent à l'ennemi et l'aidèrent
très efficacement à arrêter les antifascistes
les plus déterminés.
Dans cette conjoncture, ce furent les anarchistes qui, aidés,
il faut le dire, à Barcelone par les gardes d'assaut (41),
firent reculer les onze régiments d'infanterie que le gouverneur
militaire général Batet avait lancés dans la
ville. Le même fait se produisit à Malaga. Dans les
autres régions, socialistes madrilènes de la base,
cénétistes et anarchistes catalans, séparatistes
libéraux du Pays Basque, bien peu de républicains,
même catalans, tous se battant souvent sans armes, obligèrent
Franco et ses généraux à lutter pendant près
de trois ans' avant de triompher.
*
C'est pendant ces trois années qu'eut lieu l'expérience
sociale dont ce livre apporte le témoignage. Cette expérience
fut exclusivement l'œuvre du mouvement libertaire, surtout
de la CNT dont les militants, formés aux pratiques de l'organisation
syndicale, purent rapidement créer, en collaboration avec
les masses, les nouvelles formes d'organisation sociale que nous
allons décrire. Même quand des hommes appartenant à
d'autres tendances ont, eux aussi, réalisé quelques
entreprises semblables, ils n'ont fait que copier l'exemple de nos
camarades. Ce sont les libertaires qui ont apporté les idées
fondamentales, les principes sociaux, et proposé les nouveaux
modes d'organisation basés sur le fédéralisme
a-gouvernemental directement pratiqué. La révolution
espagnole fut l'œuvre du peuple, réalisée par
le peuple, mais avant tout par les libertaires, hommes du peuple,
qui étaient au sein du peuple, et des organisations syndicales.
D'autre part, le succès de nos camarades aurait été
impossible si les conceptions libertaires n'avaient pas répondu
à la psychologie profonde, sinon de la totalité, d'une
très grande partie des travailleurs, ouvriers et paysans.
Si, surtout parmi ces derniers, en Aragon, en Castille, dans le
Levant, en Andalousie, en Estrémadure, la sociabilité
naturelle, l'esprit à la fois individuel et collectif n'avaient
pas permis ces réalisations uniques dans l'histoire du monde.
L'auteur, qui avait auparavant vécu et lutté en Espagne,
résidait en Amérique du Sud quand la guerre civile
éclata. Devant voyager illégalement, il ne put revenir
et débarquer à Gibraltar qu'au mois de novembre. Vite
convaincu que les antifascistes finiraient par perdre la guerre,
et constatant l'importance de l'expérience sociale que ses
camarades avaient entreprise, il n'eut plus qu'un seul souci : pousser
par sa propagande, à approfondir et élargir cette
expérience qu'il avait depuis longtemps contribué
à préparer et en enregistrer les résultats
pour l'avenir.
Il l'a fait dans la mesure que lui permirent les circonstances,
et bien qu'avec un grand retard dû aux avatars de sa vie de
lutteur, il présente le résultat de son enquête
personnelle qui fut facilitée non seulement par ses recherches
directes dans les Syndicats, les usines, les Collectivités
villageoises, mais aussi par l'apport spontané de documentation
que lui firent les camarades fraternels avec lesquels il s'entretint
dans sa quête d'informations.
Il n'a pas la prétention d'apporter une histoire générale
de la révolution espagnole, même envisagée du
seul point de vue constructif ; car celle-ci a été
beaucoup plus vaste que ce livre pourrait le laisser supposer. Particulièrement
en ce qui concerne les Collectivités agraires, il regrette
que, d'une part, le triomphe des staliniens qui en furent les ennemis
implacables, et d'autre part son emprisonnement en France en juin
1938, ne lui aient pas permis de pousser plus loin ses études.
Ce qu'il présente est donc un ensemble de matériaux
pour une histoire générale de la révolution
espagnole que du reste il ne désespère pas d'écrire
lui-même s'il peut, un jour, retourner en Espagne libérée
du franquisme.
A moins qu'occupé lui aussi à faire l'histoire, il
n'ait pas non plus, comme ses camarades hier, le temps de l'écrire.
Une situation révolutionnaire
________________________________________
Document annexe :
Carte de l'Espagne antifasciste en juillet 1937.
(cliquer sur l'image
pour accéder à un agrandissement lisible) ________________________________________
Quand, le 19 juillet 1936 se déclenche l'attaque fasciste,
la réplique se centre entièrement sur la résistance
à l'armée insurgée, contre la menace qui non
seulement met en danger le gouvernement légal, mais dans
leur existence même, toutes les forces de gauche et du centre,
ainsi que les libertés bien relatives, mais cependant appréciables,
que représente la République.
Déjà la veille, la CNT a donné l'ordre de
grève générale, et presque partout cet ordre
est suivi. Il ne s'agit pas de révolution sociale, de proclamation
du communisme libertaire comme on a essayé de le faire prématurément
en d'autres circonstances. On ne prend pas l'offensive contre la
société capitaliste, l'Etat, les partis et les défenseurs
de l'ordre établi : on fait face au fascisme. Comme nous
l'avons vu, en Catalogne, à Barcelone particulièrement,
ce sont surtout les forces de la CNT et de la FAI, appuyées
par les gardes d'assaut, qui font reculer les régiments d'infanterie
que leurs officiers ont, sur les ordres du commandant de la place
militaire, lancés dans la rue.
D'abord, empêcher le triomphe du fascisme ; car s'il gagne
la partie, c'en est fini des républicains des diverses tendances,
des socialistes prietistes ou largo caballeristes, des catalanistes
de gauche (les plus nombreux) et même de ceux de droite, menacés
parce que séparatistes, des libéraux et des autonomistes
basques, des communistes, de l'Union générale des
Travailleurs (UGT) et de la CNT La solidarité s'établit
spontanément à différents degrés, selon
les villes, les villages, les régions. A Madrid, socialistes,
ugétistes, républicains, groupes libertaires et syndicats
cénétistes prennent ensemble, d'assaut, les casernes
d'où peut venir le danger, arrêtent les fascistes notoires,
envoient des forces reconquérir certaines localités
tombées aux mains de l'ennemi, se retranchent et arrêtent
les troupes du général Mola, dans la sierra de Guadarrama
que l'armée napoléonienne avait eu tant de mal à
franchir.
De fait, il n'y a pas de résistance officielle car le gouvernement
est désemparé. Les ministres font des discours énergiques,
à la radio, gesticulent dans le vide, tournent en rond, car
ils ne disposent plus de forces structurées, de mécanique
militaire en état de fonctionner, pas même d'organisation
bureaucratique en état de servir. Le corps des officiers,
le gros de l'artillerie, l'aviation sont passés à
la sédition ; ce qui reste de troupes manque d'unité,
hésite ; les sous-officiers qui ne suivent pas les fascistes
n'inspirent pas plus confiance que les quatre ou cinq généraux
fidèles au régime et dont on ne sait s'ils ne vont
pas trahir aussi d'un moment à l'autre. Un gouvernement,
un ministère sont faits pour commander à un ensemble
organisationnel qui fonctionne dûment et réglementairement.
Tout cela manque.
Oui, la résistance est dans la rue, et par cela même
le gouvernement ne la commande pas. Le pouvoir politique est déplacé,
et les hommes qui viennent de donner un coup d'arrêt au fascisme,
font peu de cas des ordres officiels, car les ministres, la veille
si inférieurs à leur tâche, ont perdu grande
partie de leur crédit. En tout cas, ils l'ont perdu entièrement
auprès des masses libertaires ou libertarisantes qui reprochent,
non sans raison, aux politiciens de gauche, membres du gouvernement,
de n'avoir rien fait pour conjurer la menace opiniâtrement
dénoncée.
Toutefois, en Catalogne, qui jouit d'un statut autonome, la situation
revêt un aspect particulier. Au lendemain du triomphe sur
les forces militaires, après la prise des casernes qui a
coûté tant de victimes, Companys, président
du gouvernement catalan demande à la CNT et à la FAI
de lui envoyer une délégation pour un entretien important.
Quand il a devant lui les délégués encore noirs
de poudre et épuisés par le combat, il prononce ce
petit discours :
« Sans vous, les fascistes triomphaient en Catalogne. C'est
vous, anarchistes, qui avez sauvé la Catalogne, et je vous
en remercie ; mais aussi vous avez gagné le droit de prendre
en mains la direction de la vie publique. Nous sommes donc prêts
à nous retirer et à vous laisser la responsabilité
de la situation. »
Garcia Oliver, un des militants anarchistes les plus en vue, qui
rapporte cette entrevue, lui répondit qu'il ne pouvait en
être question : l'heure était trop grave, il fallait
maintenir l'unité antifasciste, Companys devait rester à
la tête du gouvernement catalan, et celui-ci assumer les responsabilités
du moment (42).
Mais, de fait, le gouvernement était plus nominal que réel.
La force dominante se trouvait bel et bien dans les Syndicats de
la CNT et dans la FAI (beaucoup moins dans cette dernière).
Les milices de résistance s'improvisaient, des groupements
d'action constitués par des hommes portant des brassards
rouges et noirs remplaçaient la police républicaine,
qui s'effaçait ; l'ordre révolutionnaire s'installait
non seulement à Barcelone, mais dans toutes les villes de
Catalogne. Il arrivait même que, dans de nombreuses localités,
comme à Igualada, Granollers, Gérone, les partis politiques
locaux composés de catalanistes de gauche, de socialistes,
de républicains fédéralistes, parfois même
de républicains centraliste du parti de Manuel Azafla, et
de libertaires cénétistes, se réunissaient
en un seul faisceau au sein de la municipalité, et que les
autorités communales nouvelles, libres de liens avec le gouvernement
catalan, et plus encore avec le gouvernement central (qui de Madrid
passa assez vite à Valence), constituaient un bloc gestionnaire
local. La vie prenait ainsi un caractère communal presque
autonome.
La déliquescence de l'Etat républicain fut encore
plus accusée en Aragon. Coupée à l'ouest de
la Castille où dominaient et d'où menaçaient
les forces franquistes, confinant au nord à la France par
les Pyrénées, ayant à l'est la Catalogne qui
n'exerçait pas de pouvoir sur elle, cette région n'était
en contact avec la zone où s'efforçait de dominer
le gouvernement central que par ce qui restait de limites communes
au sud et au sud-est de la province de Teruel. Or, cette province
était livrée à elle-même. Cela assurait
à l'Aragon l'indépendance presque absolue (43).
La guerre civile créait ainsi une situation révolutionnaire
car même dans les provinces levantines que le fascisme ne
menaçait pas encore, l'influence déterminante exercée
par le forces populaires qu'inspiraient la CNT et la FAI bouleversait
l'organisation publique. Dans bien des cas, les autres secteurs
politiques pouvaient, tous réunis, surclasser numériquement
ces deux organisations, mais leurs hommes n'étaient pas ceux
de la situation. L'absence de directives et d'institutions officielles
les paralysait tandis qu'elle facilitait les initiatives des hommes
qui faisaient de la lutte révolutionnaire le ressort essentiel
de leur activité historique. C'est pourquoi très souvent,
même quand, dans les comités de villages ou les conseils
municipaux, la représentation de la CNT fut minoritaire,
elle fut aussi déterminante, nos hommes sachant ce qu'ils
voulaient et apportant des solutions là où les autres
ne savaient que discourir, poser et se poser des problèmes.
Problèmes nouveaux, nombreux, souvent immenses, toujours
urgents. Celui, d'abord, de la défense locale contre les
attaques possibles venues de villages voisins, ou de villes environnantes,
menace d'une cinquième colonne latente, de forces groupées
dans les montagnes. En Aragon, dans chaque village et dans chaque
petite ville, il fallut sur-le-champ faire face à l'armée
franquiste qui, après avoir pris les capitales de province
– Saragosse, Huesca (44) -, avançait sur la Catalogne.
Arrêter les envahisseurs, puis les repousser aussi loin que
possible : des localités furent prises, reprises, parfois
reperdues et reprises encore. Dans d'autres cas, la population,
après avoir liquidé le fascisme local, envoya les
forces disponibles (le plus souvent des civils armés de pauvres
fusils de chasse) aider ceux qui ailleurs résistaient ou
prenaient l'offensive. Tout cela demandait une organisation spontanée,
mais réelle, malgré des lacunes inévitables.
Puis arrivèrent les milices, improvisées aussi, envoyées
par la Catalogne, et dont les effectifs les plus importants étaient
constitués de membres de la CNT qui y perdit nombre de militants,
souvent les meilleurs.
A d'autres échelons, et pour d'autres raisons, la nécessité
d'une organisation nouvelle représentant un appareil logistique,
même sommaire, s'imposa sans délai. Toujours en Aragon,
rares furent les maires républicains qui restèrent
à leur poste, ou les édiles qui assumèrent
leurs responsabilités civiques. Effrayés, débordés,
inaptes à la lutte, ou d'accord avec les fascistes, presque
tous s'effacèrent ou disparurent. En échange, dans
bien des cas apparaissaient à la pointe du combat les militants
cénétistes libertaires qui souvent prenaient la direction
de la situation. La lutte terminée – elle fut, à
l'arrière du front, généralement brève
– il fallut improviser une organisation d'ensemble dans les
villages, établir une cohésion indispensable à
la vie locale. Là encore, dans l'immense majorité
des cas, les mêmes hommes prirent les initiatives nécessaires.
Leur expérience d'organisateurs syndicaux les prédisposait
à occuper des charges d'administration publique locale. Ils
avaient l'habitude des assemblées populaires, des comités
responsables, des commissions administratives, des tâches
de coordination. Rien d'étonnant que, dans la plupart des
cas, sinon de tous ceux où les autorités locales s'étaient
éclipsées, ils aient convoqué à une
assemblée générale, sur la place publique ou
dans un local – la mairie, par exemple – l'ensemble
des habitants du village (comme hier ils convoquaient les membres
de l'organisation syndicale à une assemblée ouvrière)
afin d'examiner avec eux la situation et de décider ce qu'il
fallait faire. Et partout, toujours dans ces villages d'Aragon abandonnés
de leurs autorités, on nomma non pas un autre conseil municipal
basé sur des partis politiques, mais un « Comité
» d'administration chargé de prendre en main la responsabilité
de la vie publique.
Cela fut fait à la majorité des voix ou à
l'unanimité, et l'on ne se surprendra pas que dans l'ensemble
les hommes connus pour leur dynamisme, si nécessaire à
ce moment, aient été choisis. Puis le furent aussi,
en moindre nombre, et souvent sur l'insistance des militants cénétistes
eux-mêmes, des militants de l'Union générale
des Travailleurs, parfois des républicains de gauche qui,
dans leur conduite personnelle, n'avaient pas toujours suivi les
directives officielles de leur parti, et attribuaient encore au
républicanisme le contenu social qu'il avait fait espérer
auparavant.
Mais cette diversité d'appartenance n'impliquait pas la
constitution d'autorités foncièrement politiques.
Sans s'embarrasser de grandes définitions, et s'inspirant
des normes que notre mouvement avait toujours préconisées,
nos camarades proposèrent une nouvelle structure de toute
la vie collective. Pour eux, qui avaient tant combattu, tant souffert
et tant espéré, contre l'inégalité sociale
et pour la justice également sociale, puisque la république
s'était effondrée, l'occasion se présentait
d'instaurer un régime nouveau, une vie nouvelle. Et au lieu
de reconstruire sur le modèle ancien ils proposèrent
une structuration naturelle et fonctionnelle accordée à
la situation locale intégralement considérée.
La guerre venait au premier plan. Mais venaient aussi l'existence
de chacun et de tous, les problèmes de consommation générale,
la production agraire, toutes les activités nécessaires
à la vie collective. On proposa donc de désigner un
responsable chargé de diriger, ou de coordonner les travaux
agricoles ; suivait l'élevage du bétail (45) pour
lequel un autre délégué fut chargé du
recensement, des soins d'ensemble, et de l'augmentation rapide des
animaux de boucherie. Puis venaient les petites industries locales
dont il fallait assurer la continuité, et si possible le
développement. En même temps, l'instruction publique,
obsession permanente de notre mouvement devant les proportions inadmissibles
de l'analphabétisme, était l'objet de mesures immédiates.
Et les services de salubrité de l'urbanisme, de la voirie,
l'organisation des échanges et du ravitaillement. Les différents
délégués constituèrent le Comité
(46). Parfois, selon l'importance des localités, un même
camarade assumait deux fonctions. Et le plus souvent ces hommes
travaillaient aux champs ou à l'atelier, il n'en restait
qu'un pour dans la journée, faire face aux affaires urgentes.
Il va de soi que cette révolution s'accompagnait d'une autre,
tout aussi profonde, dans la distribution des biens de consommation,
non seulement comme conséquence des nouvelles nécessités
nées de la guerre, mais aussi de la nouvelle éthique
sociale qui s'instaurait. Toujours dans les villages d'Aragon –
et cela commença très vite dans la région du
Levant – la lutte contre le fascisme parut incompatible avec
l'ordre capitaliste et ses inégalités. Aussi, dans
les assemblées successives des villages, souvent même
dans la première, on établit le salaire familial qui
égalisait les possibilités d'existence pour tous les
habitants, hommes, femmes et enfants.
Les finances locales se trouvèrent bientôt aux mains
du Comité élu comme nous l'avons vu, et qui mettait
sous séquestre, souvent contre reçu, l'argent trouvé
dans les succursales des banques, quand il y en avait, ou chez les
riches qui, généralement, avaient pris le large. Ou
l'on imprimait une monnaie locale, sur la base nominale de la peseta,
des bons de consommation dont il sera question plus loin. Dans d'autres
cas, on supprimait radicalement toute monnaie, et l'on établissait
une table de rationnement unique pour tous. L'essentiel est que
l'égalité des moyens d'existence apparaissait, et
que du jour au lendemain se réalisait, presque sans secousse,
une révolution sociale.
Pour mieux assurer la libre consommation, ou pour éviter
soit le gaspillage, soit des occultations fort possibles, le Comité
prenait sous son contrôle l'organisation de la distribution.
Dans certains cas les commerçants mêmes étaient
chargés de cette besogne ou y contribuaient. Dans d'autres,
le commerce disparaissait comme tel, et l'on créait un ou
plusieurs dépôts, un ou plusieurs magasins municipaux,
généralement appelés coopératives, et
dont souvent aussi étaient chargés d'anciens professionnels
de la distribution. Parfois on toléra, par humanité,
des petits boutiquiers qui, au fond, ne faisaient de tort à
personne, et purent vendre à des prix contrôlés
les marchandises qui leur restaient. Leurs stocks écoulés,
ils s'incorporaient à la Collectivité.
Rappelons-nous que l'insurrection fasciste avait éclaté
le 19 juillet. A cette date, les blés étaient mûrs,
et le départ des grands « terratenientes ». (qui,
en majorité, habitaient plutôt les immeubles qu'ils
possédaient dans les villes) ou de leurs administrateurs
– presque toujours petits despotes locaux dominant une forte
partie du paysannat – entraînait l'abandon et la perte
de la moisson. La question de la récolte se posa donc immédiatement
après la prise en main de l'administration générale.
Et d'accord avec les délégués à l'agriculture,
les animateurs paysans convoquèrent leurs camarades. On réquisitionna
les machines trouvées dans les grandes exploitations –
les seules qui en possédaient -, les bêtes de somme,
les moissonneurs hommes et femmes qui, si souvent, coupaient encore
les céréales à la faucille. Le blé fut
fauché, les gerbes furent faites et rentrées, la moisson
fut engrangée dans les magasins communaux improvisés.
Froment, pommes de terre, betteraves à sucre, légumes,
fruits, viandes devenaient des biens collectifs placés sous
la responsabilité du Comité local nommé par
tous.
Toutefois, on n'atteignait pas encore à la collectivisation
au sens plein du mot. La prise de possession de la propriété
usurpatrice ne suffisait pas. Le collectivisme – terme généralement
et spontanément adopté – supposait la disparition
de toutes les propriétés privées, petites,
moyennes, et surtout grandes, disparition volontaire pour les premières,
obligatoire pour les autres, et leur intégration dans un
vaste système de propriété publique et de travail
commun. Cela ne se fit pas partout de façon uniforme.
Si, en Aragon, 80 % des terres cultivées appartenaient aux
grands propriétaires, dans d'autres régions, particulièrement
dans le Levant, et surtout en Catalogne, la petite propriété
dominait souvent, ou occupait une place importante, selon les villages
aux cultures très diversifiées. Et bien que nos meilleurs
camarades fussent souvent des petits propriétaires, bien
que dans de nombreux cas les autres petits propriétaires
eussent adhéré d'enthousiasme aux Collectivités,
et même les aient organisées, il est arrivé
que, dans la région du Levant (provinces de Castellon de
la Plana, Valence, Murcie, Alicante et Albacete), surgissaient des
difficultés ignorées en Aragon. D'abord parce qu'à
cette époque de nombreux habitants de la région se
croyaient préservés du danger fasciste par la distance
qui les séparait du front, et par la supériorité
des armes républicaines (la démagogie officielle trompa
les gens jusqu'au dernier moment). Ensuite parce que les différents
partis politiques n'avaient pas disparu ; après un moment
de panique ils s'étaient repris, en même temps que
le gouvernement central se consolidait et organisait sa bureaucratie
et sa police. Si l'installation de ce dernier, à Valence,
libéra de sa pression la région du Centre, ce qui
facilita l'apparition des Collectivités castillanes, elle
augmenta dans le Levant les possibilités de résistance
antisocialisatrice non seulement des partis, mais encore de la bourgeoisie,
des petits commerçants, des paysans attachés à
leur propriété.
L'action expropriatrice se porta donc sur les grands domaines dont
les possédants étaient soit des fascistes –
ce qui facilitait les choses – soit considérés
comme tels. De toute façon, les grands domaines ne pouvaient
être défendus ouvertement, du moins dans la première
période, par ce qui restait d'autorités locales. La
culture de l'oranger, qui est une des caractéristiques de
la région levantine, exige de très grands frais ;
si bien que presque toutes les orangeraies appartenaient à
des sociétés capitalistes souvent anonymes, et, parfois,
embrassaient la juridiction de plusieurs villages. En moindres proportions,
la situation était souvent la même dans la zone, beaucoup
moins étendue, de riziculture. La mainmise sur ces grandes
propriétés se justifiait donc dans cette période
où le politique et le social s'interpénétraient,
car la nécessité de désarmer le fascisme économique
complétait son désarmement politique et militaire.
Et d'une façon ou d'une autre, la révolution s'implantait.
Elle s'implantait aussi par d'autres chemins. Toujours dans la
région levantine, et désireux de ne pas provoquer
de heurts avec les autres secteurs antifascistes, car la lutte contre
l'ennemi commun demeurait au premier plan, nos camarades durent
prendre des initiatives dont les républicains, les socialistes
et les autres hommes respectueux de la Loi se montraient incapables.
Dans les villages, numériquement plus importants que ceux
d'Aragon, parce que le sol et le climat permettaient une plus grande
densité de production et de population, dans les petites
villes agricolo-industrielles de 10 à 20 000 habitants, le
ravitaillement se paralysait ou diminuait de façon alarmante
parce que les intermédiaires, doutant du lendemain et souvent
de l'issue de la guerre, hésitaient à se démunir
de leur argent, et même à vendre les marchandises qu'ils
possédaient en réserve (l'intention spéculative
guidait certainement une partie d'entre eux). Ajoutons que, pour
d'autres, favorables au fascisme, c'était une forme de résistance
passive. Et les produits d'épicerie, de mercerie, d'hygiène,
les engrais, les semences sélectionnées, l'outillage,
certains comestibles se raréfiaient assez vite, ce qui commençait
à perturber la vie de tous les jours. Alors, devant l'inertie
des autres secteurs, nos camarades qui, presque partout, étaient
entrés dans les conseils municipaux où ils multipliaient
les propositions et les initiatives, firent adopter des mesures
inédites. Souvent, grâce à eux, la municipalité
organisait des centres de ravitaillement qui réduisaient
l'emprise du commerce privé et commençaient la socialisation
distributive. Puis, rapidement, la même municipalité
se chargeait d'acheter aux paysans, encore rétifs, les produits
de leur travail, qu'elle leur payait mieux que les habituels intermédiaires
ou grossistes. Enfin, étape devenue complémentaire,
des Collectivités intégrales, quoique partielles par
rapport à l'ensemble de la population locale, apparaissaient
à leur tour et se développaient.
*
Quant à la production industrielle des petites villes et
des grandes cités, la situation rappelait souvent celle créée
par le petit commerce et l'agriculture. Les petits patrons, les
artisans occupant un, deux, trois, quatre ouvriers hésitaient
souvent sur ce qu'ils devaient faire, n'osant pas risquer leurs
faibles ressources monétaires. Alors, nos Syndicats intervenaient,
recommandant ou exigeant, selon les cas, le maintien de la production.
Mais inévitablement de nouveaux pas étaient rapidement
franchis. Certes, en général, la bourgeoisie industrielle
catalane était antifranquiste, ne fût-ce que pour cette
raison première que Franco, fils de la Galice et nationaliste
espagnol, était anticatalaniste, et que son triomphe représentait
pour les Catalans l'annulation de l'autonomie régionale difficilement
conquise et la suppression des droits politiques ainsi que des privilèges
linguistiques. Mais il est probable qu'entre ces dangers et ceux
représentés par les forces révolutionnaires
préconisant le communisme libertaire et l'expropriation des
patrons, le premier mal lui sembla bientôt le moindre. Aussi
l'interruption du travail par la fermeture des usines et des ateliers
au lendemain de la défaite infligée aux forces armées
pouvait-elle, à bon droit, être considérée
comme une aide indirecte apportée aux fascistes insurgés.
La misère, déjà représentée par
le chômage auquel la République avait été
incapable de porter le moindre remède, allait augmenter,
et serait un facteur de désordre des plus efficaces dont
l'ennemi profiterait. Il fallait donc que le travail continue, et
pour s'en assurer on constitua dans toutes les entreprises, sur
l'initiative de la CNT ou de ses militants agissant spontanément,
des comités de contrôle chargés de superviser
les activités de production.
Ce fut le premier pas. Mais une autre raison, indiscutablement
fondée, obligea d'en faire un autre, et dans certaines industries
de faire presque simultanément les deux. Il fallait fabriquer,
sans attendre, des moyens de combat pour un front encore mobile
qui se trouvait à 250 km de Barcelone, à 50 km des
limites de la Catalogne, et qui pouvait se rapprocher dangereusement
(le terrain était facile sur presque tout le parcours). Nous
avons vu que, dès que les forces armées employées
par les fascistes, sans être forcément toujours fascistes
elles-mêmes (composées souvent de simples soldats)
eurent été refoulées dans les casernes de Barcelone,
des milices avaient été organisées, qui partirent
immédiatement pour l'Aragon. Il fallut pour cela remettre
les trains en marche. Le Syndicat des cheminots s'en chargea sans
attendre. En même temps, celui de la métallurgie donnait
d'abord l'ordre de reprendre le travail interrompu par la grève
générale, puis refusait, ainsi que les autres syndicats,
la diminution des heures de travail proposée par le gouvernement
catalan ; enfin il chargeait les ateliers métallurgiques
de blinder des camions et des camionnettes pour les envoyer vers
les lieux de combat (47).
Et c'est ainsi, qu'au nom des mesures nécessaires pour assurer
la victoire, bon nombre d'entreprises industrielles furent expropriées,
leurs possesseurs étant considérés comme de
fascistes réels ou en puissance, ce qui était vrai
dans un très grand nombre de cas. Dans les entreprises de
moindre envergure, les choses ne s'arrêtèrent pas là,
car par une évolution irréversible et systématiquement
poursuivie, le comité de contrôle se mua en comité
de gestion, où le patron ne figurait plus comme tel, mais
comme technicien quand il était capable de l'être.
On le voit, la révolution sociale qui s'accomplit alors
ne provint pas d'une décision des organismes de direction
de la CNT, ou des mots d'ordre lancés par les militants et
agitateurs qui tenaient publiquement les premiers rôles, et
furent presque toujours inférieurs à leur tâche
historique. Elle se produisit spontanément, naturellement,
non pas (évitons la démagogie) parce que « le
peuple » dans son ensemble était devenu tout à
coup capable de faire des miracles, grâce à une science
révolutionnaire infuse qui l'aurait brusquement inspiré,
mais parce que, répétons-le, au sein de ce peuple,
et en faisant partie, il y avait une minorité nombreuse,
active, puissante, guidée par un idéal, qui continuait
à travers l'histoire une lutte commencée au temps
de Bakounine et de la Première Internationale (48) ; parce
que dans d'innombrables endroits il se trouvait des hommes, des
combattants qui, depuis des décennies, poursuivaient des
buts constructifs concrets, doués qu'ils étaient de
l'initiative créatrice et du sens pratique indispensables
aux adaptations locales, et dont l'esprit d'innovation constituait
un levain puissant, capable d'apporter des orientations décisives
aux moments nécessaires.
*
La situation était donc révolutionnaire tant par
la volonté des hommes que par la force des choses. Et cela
nous oblige, avant d'entrer plus profondément dans l'exposé
des processus et du développement des réalisations
nouvelles, à réfuter certaines affirmations se rapportant
à ces éléments fondamentaux de la situation.
Nous nous référons d'abord à la situation
contradictoire née de la participation politique de notre
mouvement au gouvernement central, et au gouvernement régional
catalan. « Puisque vous collaborez au gouvernement, ont répété
maintes fois les antifascistes ennemis des collectivités,
vous n'avez pas à agir en marge de la légalité
gouvernementale. »
Théoriquement l'argument semblait logique. En fait, les
choses étaient beaucoup moins simples. D'abord, nous n'eûmes
que 4 ministres sur 16 au gouvernement de Valence ; nous étions
constamment mis en minorité par les autres secteurs coalisés
contre nous, et les ministères-clés – les Finances
et la Guerre, par exemple – étaient réservés
à ces autres secteurs. Il aurait été trop habile,
et trop facile, de nous obliger à la passivité révolutionnaire
en échange d'une concession apparente sur le plan gouvernemental.
Et certes, trop souvent, nos ministres n'avaient que trop tendance
à accepter un tel état de fait.
On pourra nous dire que cette collaboration avait été
ratifiée par les assemblées, les plénums et
les congrès de notre mouvement. Mais en fait il arriva que,
submergés par les flots d'éloquence de nos interminables
discoureurs, les délégués des provinces, des
petites villes, des villages approuvaient la collaboration ministérielle
parce que débordés par une situation qu'on leur peignait
sous les couleurs les plus sombres, et manquaient d'informations
et d'habileté oratoire pour réfuter les promesses,
les explications invérifiables, les arguments dont ils ne
pouvaient contrôler la valeur. Mais de retour dans les villes
et les villages, ils continuaient de construire la société
nouvelle. Ils ne se sentaient pas liés par les manœuvres
politiques, et ils avaient raison, car nous n'en aurions pas moins
perdu la guerre, et la magnifique expérience de la révolution
espagnole n'aurait pas eu lieu.
Mais certains de nos adversaires, particulièrement les staliniens,
firent jouer un autre argument qu ils emploient toujours où
qu'ils soient, tant qu'ils ne sont pas assez forts pour s'emparer
d'une situation : le moment de la révolution n'était
pas encore venu, il fallait maintenir l'unité entre les secteurs
antifascistes, vaincre d'abord Franco. En expropriant les industriels,
les propriétaires, les patrons, les actionnaires, les terratenientes,
on risquait de les pousser dans le camp adverse.
Sans doute cela s'est-il produit, dans de bien petites proportions.
Mais tant que la situation n'est pas encore assez mûre pour
qu'ils puissent s'en emparer, les staliniens diront toujours que
les initiatives de leurs partenaires qui ne se soumettent pas à
leur direction sont prématurées, même contre-révolutionnaires.
D'autre part, croit-on que sans socialisation, les possibilités
de victoire eussent été plus grandes ? Si oui, c'est
ne pas tenir compte des réalités qui composaient la
situation.
D'abord, l'hostilité des patrons dépossédés
n'atténuait en rien l'ardeur combattive des masses ouvrières
et paysannes, qui fournissaient l'armée des miliciens. Nous
avons vu que, dans l'ensemble, les membres de la bourgeoisie et
des partis politiques demeuraient inertes ou s'agitaient dans le
vide devant cette situation qui les dépassait. La lutte étant
déplacée du Parlement et des urnes dans la rue, la
riposte à l'attaque fasciste ne pouvait que s'adapter aux
circonstances nouvelles et suivre le chemin qu'elle a suivi. Si
l'on avait dû attendre le triomphe de l'organisation officielle
dûment mise au point, le franquisme aurait triomphé
en un an, peut-être en trois mois (49).
NOTES
(1) Ce livre a été écrit à différents
moments, différentes périodes et situations, conséquences
de la vie agitée de l'auteur. Ce qui explique que certains
chapitres soient écrits au passé, d'autres au présent.
Il aurait été possible d'unifier au passé.
Mais le présent donne une idée, une représentation
plus forte, plus nette, et l'auteur, qui a éprouvé
l'impression de revivre directement ce qu'il a décrit a cru
préférable, et même utile, de transmettre cette
impression aux lecteurs ; donc, de laisser en l'état les
descriptions qui suivent.
(1bis) Non seulement les frères Reclus, mais des hommes
comme James Guillaume, Jules Guesde, Benoît Malon, Ferdinand
Buisson, Victor Dave, Alfred Naquet faisaient partie de l'Alliance.
(2) Expulsé de France par Guizot en 1847, il y revint quand
se produisit la révolution de février 1848.
(3) Observons l'importance donnée dès le départ
à l'instruction, et que l'on retrouvera jusqu'en 1936-1939.
(4) Souligné par moi.
(5) L'emploi du mot Etat a ici le sens de nation, comme on le verra
par ce qui suit.
(6) Nous verrons plus loin que la formule du produit intégral
de son travail à l'ouvrier fera place, par l'introduction
du principe communiste, à une vision plus généreuse
des choses.
(7) Phrase nettement bakouninienne.
(8) Non seulement le prétexte de l'expulsion était
faux, mais Bakounine n'avait pas été prévenu
de ce qui se tramait. Il était absent, et une partie des
délégués qui votèrent dans le sens voulu
par Marx étaient munis de faux mandats.
(9) Il s'agit de la structure politique de l'Etat, pour construire
une autre structure comme on va le voir.
(10) Le fait s'est produit pendant la révolution ; certains
libertaires en étaient restés à la formule
de la commune libre, autarcique ; ils rectifièrent aisément.
(11) Notons ici que l'esprit prolétarien n'excluait pas
un critère donnant aux travailleurs intellectuels une place
dans le combat.
(12) L'ouvrier chapelier, Ricardo Mella, deviendra ingénieur
des mines.
(13) Observons que le mot socialiste était encore employé
par Kropotkine à cette époque.
(14) Vers cette époque, la rédaction de El Productor
discutait avec celle des Temps Nouveaux, continuation du Révolté,
sur l'utilité de l'activité au sein du mouvement ouvrier.
Les Temps Nouveaux la niaient.
(15) Mot employé pour anarchie.
(16) Deuxième concours socialiste, appelé «
concours » parce que des récompenses y furent données
selon la valeur des travaux.
(17) Journaliste de talent, issu de la petite bourgeoisie et rallié
au peuple, excellent orateur qui aurait pu faire carrière
parmi les privilégiés, et qui, jusqu'à sa mort,
fut un exemple de dévouement à la cause qu'il avait
embrassée. Quand je le connus en 1917, il avait déjà
été vingt-deux fois emprisonné.
(18) L'exil en France dans les périodes de répression
ou de chômage prolongé qui faisait aller gagner son
pain au-delà des Pyrénées, favorisa la prise
de contact avec les nombreux groupuscules où les longs cheveux,
les sandales et la cravate lavallière étaient les
distinctifs généralisés de l'individualité
supérieure de chacun.
(19) Malheureusement, sous l'influence de démagogues éloquents,
le congrès repoussa la constitution de fédérations
d'industries, si nécessaire. On ne la commença qu'en
1931, et ce retard se fit sentir pendant la révolution.
(20) Montjuich, fort de Barcelone où Ferrer fut fusillé
en 1909.
(21) Voir plus loin les réalisations d'Alcoy pendant la
révolution de 1936-1939.
(23) Le nom de cette localité a dû être mal
orthographié.
(24) Les luttes contre le fisc expliquent sans doute, en partie,
l'hostilité du peuple espagnol envers l'Etat.
(25) Le nom est plus français qu'espagnol. Peut-être
Narciso Poimireau était-il un lointain descendant de ces
paysans dont nous parle Taine et qui, ruinés par les exactions
du fisc de Louis XIV, durent, chassés par la misère,
émigrer en Espagne.
(26) Cet camps de concentration dont personne, ou presque, ne s'émut
à l'époque, étaient gardés par la garde
mobile et des tirailleurs sénégalais. Il y mourut
des centaines de réfugiés. Ric s'en évada et
prit part à la lutte contre les forces nazies, dans la région
du Rouergue et, dénoncé par les communistes (le cas
ne fut pas unique), fut arrêté et envoyé à
Dachau d'où il revint pesant 35 kilos.
(27) Ambrosio Marcos ne nous dit pas lesquels.
(28) Selon cette loi, la police, garde civile ou autre, avait le
droit de tirer sur tout détenu, qui essaierait de s'enfuir
pendant son transfert à la préfecture, en prison ou
en déportation. La garde civile, spécialiste de ces
faits, assassinait ainsi les militants sous prétexte qu'ils
avaient voulu s'enfuir.
(29) Cette affirmation est discutable, comme on va le voir par
ce qui suit. Mais les militants libertaires de base voulaient toujours
aller au-delà.
(30) Grève des mineurs, dramatique comme presque toujours.
(31) France, 550 000 km².
(32) Les terres « médiocres » en Espagne sont
généralement « mauvaises » en France.
(33) Il est courant, en Espagne, de donner à cette affirmation
un sens différent. Mais il nous semble que cette interprétation
géographique est la plus juste.
(34) Actuellement, le rendement moyen est, en Espagne, de 9 à
11 quintaux de blé. L'un dans l'autre il semble que l'augmentation
ait été de 1 quintal par hectare en trente ans.
(35) En 1936, calculée en pesetas, la valeur du rendement
d'un hectare d'oliviers était le tiers de celle d'un hectare
de blé.
(36) Le Miño, qui coule en Galice, puis fait frontière
avec le Portugal, est le second fleuve d'Espagne quant à
son débit. Mais comme il pleut déjà trop dans
la région où il se forme, son eau n'est pas utilisée.
(37) Cas du Miño.
(38) Keyserling écrivait qu'après le peuple russe,
le peuple espagnol était, de tous les peuples d'Europe, celui
qui possédait la plus grande réserve de force spirituelle.
(39) Toute la famille d'un nommé Seisdedos (nom qui lui
était donné parce qu'il avait six doigts à
une main) fut massacrée : quatorze (ou seize) personnes,
parce qu'il avait refusé de laisser saisir ses pauvres biens,
sur l'ordre du fisc.
(40) Le premier parlement avait voté une « ley de
vagos », ou « loi des fainéants », et fait
établir des camps de « vagos ». Ceux que l'on
internait ainsi étaient des chômeurs, des travailleurs
sans emploi plus ou moins protestataires. Ce furent aussi des révolutionnaires
qui dénonçaient l'incapacité du régime.
L'imagination créatrice des gouvernants de gauche n'allait
pas plus loin.
(41) Police spéciale organisée par la République,
et qui jusqu'alors s'était montrée particulièrement
féroce contre les anarchistes.
(42) En fait, les raisons profondes de l'attitude de Garcia Oliver
furent tout autres. Il les exposa dans des conversations privées
à des camarades. « Qu'aurais-je fait du pouvoir ? Je
n'étais préparé à rien de ce qu'il impliquait,
la situation était telle que je ne pouvais qu'échouer.
Et c'était bien ainsi. Garcia Oliver, comme tout les tribuns
plus ou moins démagogiques de la FAI, était dans la
plus profonde ignorance des mesures à prendre pour diriger
la vie, la production, le ravitaillement d'une ville comme Barcelone.
Il en était de même pour Federica Montseny. Cela ne
les empêchait pas de devenir ministres de la République.
C'était moins difficile qu'organiser une Collectivité.
(43) Une situation semblable s'était créée
dans les Asturies et les parties d'Andalousie et d'Estrémadure
que les fascistes ne conquirent pas immédiatement. En Biscaye,
le gouvernement autonome avait la situation en main, entre autres
causes parce que le mouvement libertaire et la CNT n'y avaient pas
de force appréciable, ou tout du moins comparable.
(44) Teruel était d'abord restée dans une espèce
de « no man's land ». Les autorités républicaines
de Valence envoyèrent, pour s'en saisir, une force de garde
civile qui se retourna contre nos forces, les massacra et livra
la ville aux fascistes.
(45) En Espagne, l'élevage du bétail est considéré
séparément de ce qu'on appelle l'agriculture.
(46) On retrouve ici, mis en application, presque toutes les mesures
et les modes d'organisation préconisés dans les programmes
que nous avons résumés au chapitre intitulé
l'Idéal. On ne pourrait dire pourtant que ce passage de la
théorie au fait fut délibéré.
(47) C'est ce qu'on appelait des tanks. Pauvres tanks, il est vrai,
et combien insuffisants, contre lesquels les balles ricocheraient
peur-être, non les obus, mais qui, en tout cas, réconfortaient
ceux qui partaient.
(48) Il n'y a pas de commune mesure entre l'importance numérique
des forces libertaires espagnoles de 1936 et celle des bolcheviques
en 1917. Ni quant aux aptitudes de ces forces sur le terrain de
la production, du travail, des activités créatrices
immédiates. Les bolcheviques étaient en tout de 200
000 à 250 000 pour 140 millions d'habitants. Et ils comptaient
beaucoup d'éléments d'alluvion.
(49) A l'autre bout de la chaîne se trouvait Trotski. Il
nous reprochait de ne pas balayer toutes les forces, les partis,
les formations de la bourgeoisie et du socialisme réformiste,
de ne pas prendre le pouvoir pour continuer la guerre comme les
bolcheviques l'avaient fait en Russie. Il fallait son parti-pris
aveugle pour confondre deux situations absolument dissemblables.
Le moindre bon sens indique qu'il nous était absolument impossible
de mener à la fois la guerre contre Franco, et, à
l'arrière, de faire une seconde guerre contre les autres
secteurs antifranquistes qui ne se seraient pas laissé anéantir
si facilement. C'eût été une stupidité
et un crime. La guerre de mouvement qui favorisa les forces de l'Armée
rouge en Russie était inapplicable en Espagne où l'ennemi
s'empara bientôt des centres sidérurgiques et de fabrication
d'armes, et où l'on ne disposait pas des forces militaires
et de hauts officiers comme ceux venus du tsarisme, parmi lesquels
figuraient des spécialistes de la guerre comme le général
Brussilof, une des gloires de l'armée russe, et Toutkatchevski,
qui était sans doute le stratège n° 1 de l'Armée
Rouge quand Staline le fit fusiller.
ESPAGNE LIBERTAIRE (36-39) 1
L'œuvre constructive de la Révolution espagnole 1
PRÉFACE 1
I. PRÉLIMINAIRES 4
L'idéal (1) 4
Les hommes et les luttes 21
Matériaux pour une révolution 32
Une situation révolutionnaire 39
|
|