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Origine : http://federation-anarchiste.org/ml/article.php3?id_article=1797
Réfractions en est à son onzième numéro,
et cette revue de « recherches et d’expressions anarchistes
» (le pluriel est important) n’a jamais failli aux critères
qui l’animent : échapper aux orthodoxies (fussent-elles
libertaires : un oxymore de plus), confronter les différences,
ouvrir des débats sur des thèmes revisités
à l’épreuve du présent, en essayant -
avec les risques que cela suppose - de les traduire au futur. Dans
ce numéro, c’est le concept de créativité
en général qui est abordé, une place essentielle
étant occupée par le noyau central de la revue (près
de cent pages) sous le titre « Poiêsis ». Limitant
le mot à sa compréhension sans trop nuire à
son extension, une sorte d’aimantation en a regroupé
les textes les plus significatifs, le mot grec « poiêsis
» (plutôt que poésie) renvoyant à son
sens originel : action de faire.
Pourtant ce projet ambitieux brûlant de renouer avec les
racines d’un « faire » étouffées
sous le poids des marchandises, ce désir combien nécessaire
et actuel de retrouver le monde du goût et le goût du
monde, connut sa part de doute et de flottement. Et si le poème
qui ouvre la revue ne lui était pas destiné, c’est
qu’il signe la disparition aussi brutale qu’inadmissible
de Philippe Garnier.
Philippe Garnier
Tout vibrant d’amitié et de reconnaissance, ce poème
signé Danièle Wilmart aurait pu être à
l’origine d’un renoncement quand on apprend que Philippe
Garnier avait pris la responsabilité de cette parution avec
André Bernard, qui affirme : « Lui vivant, ce numéro
serait autre. » L’événement est d’importance,
qu’il fallait souligner. Son dépassement aussi, dans
la poursuite de l’aventure et la volonté de «
tenir le pas gagné ». À l’image de toute
la revue et de sa thématique principale, il est comme l’illustration
tangible d’un « faire » en action, et qui n’a
pas désarmé.
Nul doute qu’André Bernard se sentit moins seul en
publiant un texte remarquable (même s’il fut inachevé)
de son ami. Un texte qui remet tout en perspective « quand
la note bleue s’élève et tremble le duende »,
dans cette sorte de transe, d’espace intemporel, où
acteurs et spectateurs participent d’une même émotion
à travers « le regard et la voix du flamenco ».
Comme « dans ces moments d’unité magique avec
les autres », lors de marches ou de manifestations (Marie-Dominique
Massoni) ou dans « le caractère éphémère
d’un happening » (Laurent Boy).
Poiêsis
C’est sous ce titre que sont abordées toutes les formes
de la création depuis l’« Artion » (à
découvrir), la poésie, la peinture, la sculpture,
l’architecture, jusqu’aux « jardins anarchiques
», sans oublier le cinéma, le théâtre
et la musique. Tout ce qui, en définitive, relève
du faire, de la créativité, et non du travail (qui
n’en est pas exclu pour autant, ne serait-ce que dans l’apprentissage
de techniques ou dans l’appropriation d’un donné
aussi nécessaire que mystérieux) ; tout ce qui exprime
l’être au monde sous le sceau de l’amour et de
la liberté, de la révolte aussi dans la conscience
de ce qui les réprime et les opprime. Par voie de conséquence
et a contrario comment ne pas évoquer tous ces porteurs de
messages à jamais étouffés, perdus sous le
fardeau de blocages nourris de préjugés et de tabous,
tous ces noyés définitifs qui n’émergeront
jamais à leur propre surface, engloutis qu’ils sont
sous le « nivellement de l’imaginaire ».
C’est dire que parmi ces articles, tous de qualité
(parfois trop marqués du poinçon universitaire et
proches de la thèse), je soulignerai celui, remarquable et
passionnant, du peintre et sculpteur Bernard Thomas-Roudeix, ouvrant
son atelier à des enfants, à des adultes, et les initiant
au plaisir du faire.
La démarche de l’artiste n’est nullement didactique
(qui ne ferait que des copieurs). Elle ne prétend pas non
plus révéler des êtres d’exception. Il
s’agit d’une approche subtile, intelligente, respectueuse
de l’élève, qui lui fasse exprimer « quelque
chose de lui-même par lui-même ». Une sorte de
maïeutique particulière où l’être
se révèle par le modelage et dans l’esprit des
formes. Poiêsis occupe ici son lieu privilégié,
nouvelle abbaye de Thélème où Bernard Thomas-Roudeix
règne en funambule dans la présence du témoin
attentif et l’intervention précautionneuse d’un
sauveur d’étincelles. Équilibriste de tous les
espoirs, son balancier le maintient sur le fil ténu de l’approche
et de la distance, de l’intuition et de la retenue dans le
respect de l’autre et l’attente de son message. Bien
sûr, l’étincelle ne délivre pas toujours
sa part de feu. Mais si l’aventure n’est pas sans risque,
elle n’est pas non plus sans réussites : l’illustration
de quelques œuvres en étant la preuve tangible.
Le monde d’une voix
Comment ne pas exprimer aussi reconnaissance et contentement à
Roger Dadoun, à propos d’« Armand Robin anarchiste
de la grâce ». Dans une revue libertaire, hommage est
enfin rendu au poète, au traducteur, à cet «
étrange étranger » (« Sans pays »),
plus atypiste que maudit, qui, à travers près de trente
langues, cherchait à retrouver « le monde d’une
voix » bien plus que la sienne propre (« Ma vie sans
moi » ; je souligne le sans).
« J’ai cherché, libre et fou, tous les endroits
de vérité,
Surtout j’ai cherché les dialectes où l’homme
n’était pas dompté.
Je me suis mis en quête de la vérité dans toutes
les langues. »
[...]
« Le cœur de l’homme, je veux l’apprendre
en russe, arabe, chinois. »
Ce cœur de l’homme, et le poème qui lui tient
lieu de battement, se heurte pourtant à un double mensonge
: celui des mots qui ne sont pas le monde et que la traduction va
renchérir. De cela Armand Robin est parfaitement conscient.
Mais sa quête, même en butte aux « mots de la
tribu », ne serait-elle pas celle d’une langue ancestrale,
d’une langue mère qui créa et harmonisa notre
lien au monde, « le monde d’une voix » précisément
(j’imagine qu’Armand Robin eût découvert
avec émotion l’ouvrage aussi sérieux que jubilatoire
du linguiste américain Merritt Ruhlen 1] retrouvant l’origine
des langues). Les anarchistes se devaient de saluer ce « passant
considérable », effacé comme il se doit :
« Lorsque je peux chanter, je prends la rime la plus étouffée.
»
En écho, on croit entendre Henri Michaux - que cite, à
bon escient, R. Dadoun : « On a fait ce qu’on a pu.
»
Faut qu’ça flambe !
Avant d’en terminer avec le contenu, j’aimerais saluer
René Fugler et la découverte de Jacques Ellul ; j’y
trouve confirmation et souvenir d’une signature dans Le Monde
libertaire des années 50, pour ainsi dire la seule que j’aie
retenue alors, où une sorte de lucide bon sens l’emportait
sur la confusion ambiante - impression qui persiste, comme confirmée.
Mais de Réfractions à son lecteur, il faut aussi
parler d’un rapport de séduction, de cette invitation
à la lecture qui passe par la mise en pages, la valorisation
des titres, le choix et l’emplacement des illustrations, les
« correspondances » qu’ils établissent.
Cette action de faire-là se reconnaît au premier coup
d’œil dans la clé d’un tiroir riche en authentiques
trésors. Je veux parler de la couverture, sous la typographie
d’un titre qui a trouvé sa marque, son empreinte, et
qui le fait reconnaître entre tous. Pour ce numéro,
la flamme caravagiste de Nelly Trumel invite à s’approprier
cette bouteille qui la contient. Cette chaude lueur est à
l’image du poème : une bouteille à la mer. Le
message est reçu. Il faut le lire dans ce numéro de
Réfractions.
Claude Kottelanne
1 Merritt Ruhlen, L’Origine des langues, « Débats
», éditions Belin.
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