Roger Dadoun
Jacques Lesage de La Haye
Philippe Garnier
Psychanalyse et Anarchie
Atelier de création libertaire
Lyon 1995
Avertissement
Nous publions dans cette brochure diverses inter- ventions qui se sont
exprimées lors du débat tenu le 11 juin 1994 à Publico,
librairie de la Fédération anarchiste, au 45, rue Amelot,
Paris 11e.
Le contact des éditions ACL :
Atelier de création libertaire - BP 1186, 69202 Lyon cedex 01
- FRANCE
CCP 572459 L, Lyon
Fax et téléphone : 04 78 29 28 26, permanences téléphoniques
les jeudis soirs de 18h à 22h.
ISBN 2-905691-34-4
Mai 1995
Le site des ACL http://ateliber.lautre.net/
Le mail : infos@atelierdecreationlibertaire.com
Psychanalyse et anarchie : à propos de l'ordre moral
par Philippe Garnier*
« ...un acte est révolutionnaire de susciter un nouveau
désir... »
Lacan, Séminaire du 10 janvier 1968.
Etrange question, même si Otto Gross l'a posée dès
les premiers temps de la psychanalyse1. Un regard un peu hâtif
pourrait ne voir dans la psychanalyse qu'une technique réadaptative,
normative, réservée à des personnes disposant de
temps et d'argent, à des « intellos » cultivant le
narcissisme de la petite différence, et la phrase de Nietszche
destinée aux chrétiens d'alors : « Comme ils ont
l'air peu sauvés... » pourrait s'appliquer à l’homo
psychanalyticus vite repérable par ses tics de pensée,
son vocabulaire, ou ses interprétations sauvages ! De plus, les
multiples déchirements, les guerres et les excommunications entre
associations ou écoles d'analystes à propos de l'héritage
freudo-lacanien et de la prise de pouvoir ressemblent à s'y méprendre
aux conflits habituels de la société - pire, ils semblent
exacerbés, et certains y ont laissé leur peau...
Alors, s'agirait-il d'une religion de plus, vectrice d'un ordre moral
paré des plumes d'une science factice ? D'aucuns le pensent,
d'autant plus que le recours habituel au « père »,
central dans la théorisation, a des connotations pour le moins
bibliques - même si Freud en fait un mythe à propos de
la supposée horde primitive -, Lacan, tout en disant que la psychanalyse
et la religion se situaient « dans les mêmes eaux »,
n'a eu de cesse de montrer, en s'appuyant sur la (rébarbative)
topologie des nœuds, qu'il existait une différence radicale
entre elles - encore faut-il que chaque analyste inscrive celle-ci dans
son acte, et que - à son insu, bien sûr ! -, il ne devienne
pas le nouveau clerc, voire le nouveau chef d'une église ou d'un
parti...
On peut aussi considérer que, au-delà de sa pratique ordinaire,
les difficultés mêmes de la psychanalyse, et les aléas
de ses institutions, témoignent de ce qu'elles touchent des points
essentiels de ce qui construit l'homme - et ceci rencontre certaines
des questions posées par l'anarchisme autour de l'ordre moral,
du pouvoir et de la liberté, autour de « cette réitération
contraignante d'un devenir homme de l'homme » 2 :
- les deux démarches, me semble-t-il, questionnent radicalement
les possibilités d'émergence du « sujet »
(et sa possible destruction), dans la mesure où il n'y a «
point de sujet pré- donné, mais des histoires subjectives
qui sont autant d'histoires d'une instauration du sujet » 3, précisément
au point d'articulation du désir singulier de quelqu'un, de son
inventivité, et de l'institution sociale 4.
Peut-être cette démarche permettra-t-elle d'aborder quelques
points difficiles, tels que la « servitude volontaire »
repérée par La Boétie, ou la « fabrication
du consentement » analysée par N. Chomsky, ou encore le
succès sans cesse grandissant de l'ordre moral, la fascination
exercée par les discours totalitaires quels qu'ils soient et
par les « chefs »; ou enfin l'interférence quasi
constante du sexe et de tous les intégrismes 5 ; peut-être
aussi les difficultés de l'anarchisme, sans cesse marginalisé,
exclus, mis à mort, et sans cesse renaissant, aussi fort que
la poésie...
Un point de nouage et de débat entre les deux démarches
pour- rait être alors ce qui concerne la construction du «
sujet » par rapport à ce qui le détruit : de l'ordre
moral à l'inceste, de la psychose au capitalisme, il s'agit toujours
du meurtre du sujet6, de la « haine du désir » et
de la mise en scène de la pulsion de mort. Et, si la psychanalyse
par son questionnement radical du désir et du langage humain
peut conduire en un point complexe7 d'où peut surgir ce qu'on
peut appeler l'invention de sa propre vie, ou une dynamique créative
(« poiêsis »), l'anarchie peut aussi amener, par exemple
par sa critique extrême de tout pouvoir8, en un point limite où
chacun est paradoxalement mis en demeure d'inventer son propre chemin
9. Et ce n'est sans doute pas un hasard si ces deux démarches
posent des questions très vives sur la transmission...
Sur un plan plus théorique, toutes deux interrogent par des voies
différentes ce qu'il est convenu d'appeler la fonction des «
noms du Père », ou fonction dite « paternelle »
: ce sera l'objet de mes propos, que je pourrais résumer d'un
mot - c'est par cette fonction qu'on peut réduire ou contenir
l'ordre moral, même s'il peut sembler paradoxal de se référer
au « père » 10... J'insiste sur le fait qu'il s'agit
d'une fonction, fonction qui assure la « loi » du langage
contre les dérives, les falsifications, les détournements,
les asservissements, dont nous payons tous le prix : névroses
et psychoses sont là pour en témoigner.
D'une certaine façon, nous restons plus ou moins pris dans la
langue maternelle, familiale, « mafieuse », surchargée
de sens, utilisée par tous les pouvoirs, langue qui nous détourne
du « langage » : symbolique, signifiant, gros d'équivoques,
poétique... 11
Langage que d'aucuns, dans leur intolérance au « jeu »
des mots, voudraient réduire à la « communication
» pour mieux asservir. Langage qui per- met de ne plus être
« interprète » mais « acteur », «
auteur » de sa vie. 12
Peut-être n'est-ce pas tout à fait un hasard si, à
quelques dizaines d'années près, et même s'il en
existe des traces antérieures, on note l'émergence de
ces deux discours, l'anarchie et la psychana- lyse, dans le sillage
du discours de la science et dans le développe- ment du capitalisme
moderne, c'est-à-dire par rapport à une remise en question
violente de la notion de sujet, par rapport à l'irruption d'un
Réel déchaîné, par rapport aussi à
une remise en cause d'un patriarcat quasi néolithique...
Je ne m'étendrai pas sur les diverses versions de la théorie
analytique, ni sur ses concepts majeurs, maintenant bien connus, pour
insister sur quelques points : j'y reviens, il s'agit avant tout, dans
la dynamique d'une analyse, qu'advienne du sujet, lié au «
désir » inconscient dans sa singularité, mais aussi
qu'émergent les possibilités d'innovation, d'invention,
propres à chacun. L'association libre - dire tout ce qui se présente
à l'esprit comme cela vient -, et les interprétations
infléchies par le transfert (qui agit aussi bien sur l'analyste
que sur l'analysant) visent, certes, à lever le refoulement,
mais aussi à permettre un nouveau déploiement du langage
contre tout ce qui tente de le réduire à une langue morte,
contre tout ce qui cherche à le tuer, à le pétrifier
au service d'un maître - combat d'autant plus difficile que le
sujet ignore son propre asservissement...
Mais déjà, Freud, à la fin de sa vie, en particulier
dans Analyse avec fin, analyse sans fin avait bien montré les
limites de cette méthode, en insistant sur ce qu'il avait appelé
la pulsion de mort 13, ou sur le « roc de la castration »
- mais il avait, en même temps, proposé une autre forme
de travail qui se fondait, cette fois, sur les « constructions
»14. Celles-ci, élaborées dans l'entre-deux patient-analyste
par rapport à un « Réel »15, sont nécessaires
quand le patient « ne sait pas qu'il ignore » - par exemple,
après des destructions traumatiques plus ou moins dévastatrices,
ou chez des personnes « incestuées », ou encore lorsque
du sujet n'a pu se construire parce qu'il existe des « blancs
» dans l'histoire d'une lignée sur plusieurs générations
- ou, enfin, lorsqu'il existe chez quelqu'un une force de rejet de toute
différence comme telle, extraordinairement violente, forcenée
(c'est le cas dans certaines psychoses). On n'est plus alors dans le
registre d'un « savoir insu », propre à l'inconscient,
où le sujet « ne sait pas qu'il sait », mais dans
un monde désertique, déserté, sans repères,
où subsistent quelques signes, quelques traces. Il faut alors
un travail de « nomination » qui fait appel aux possibilités
inventives, créatives, de l'analyste et du patient 16, travail
qui induit des frayages, construit des réseaux, produit des nœuds
de signification, dans une logique qui n'est plus linéaire (au
sens d'un point d'origine explicatif), mais complexe. Lacan s'est ouvert
à d'autres logiques en se référant à la
topologie (cross-cap, surface de Boyle, topologie des nœuds, etc.),
pour éviter de s'engluer dans l'Imaginaire et proposer une écriture
du Réel, écriture qui ne serait pas « symbolique
» à proprement parler : celui-ci ne saurait avoir aucun
effet direct sur le Réel. On n'a pas encore assez mesuré
les effets de ce renversement théorique.
Le travail de nomination, par rapport à ce qui peut apparaître
comme un vide (au sens des physiciens : ce peut être bourré
d'énergie et de particules virtuelles.), suppose que l'analyste
puisse entrer dans des mondes différents - ceux de ses patients,
certes, mais aussi les siens, et c'est bien le problème - sans
autre repères que son désir et sa dynamique inventive
(on est proche de la relativité générale, sans
point fixe), dans des mondes à chaque fois singuliers où
il convient de trouver des algorythmes familiaux, de construire une
logique sur trois ou quatre générations, de faire advenir
de la nomination par rapport au Réel, ou encore, pour faire image,
de construire ce que l'on peut considérer comme un équivalent
des équations des physiciens (sans savoir si on pourra les résoudre).
Mondes parfois extrêmement difficiles d'accès dans certains
cas proches des psychoses, ou lorsqu'on est à la limite de l'extinction
ou du rejet de la parole, ou encore lorsque le monde propre de l'analyste
- fait aussi de signifiants, de symptômes, avec ses « trous
noirs », ses « attracteurs étranges » - reste
trop prégnant car trop proche : il ne peut plus main- tenir un
écart suffisant.
On est à la fois dans la logique et dans la poésie...
17
L'analyse est, je pense, en échec lorsque les possibilités
« poiétiques » d'un sujet restent lettre morte -
aussi bien chez le patient que chez l'analyste (j'insiste sur le fait
que la nomination, toujours provisoire, n'est pas le fait de l'analyste,
qui se prendrait alors pour Dieu, mais qu'elle surgit dans l'entre-
deux patient/analyste : elle nomme des « lieux » jusque-là
sans aucun repère, elle agit, je le répète, comme
inducteur de langage, comme attracteur, ou dans le sens d'un frayage,
d'un catalyseur d'invention, et jamais comme le nom de la « chose
» : il n'y a pas « d'Autre de l'Autre »).
Or « nommer », au sens que je viens de préciser,
suppose l'existence d'une fonction liée à ce que Lacan
a appelé les « Noms-du-Père », fonction de
nouage ou encore de « sinthôme », si l'on se réfère
à ses dernières avancées théoriques, - extrêmement
puissantes.18 On est loin de l'idéologie du « moi fort
» supposé à l'analyste auquel il faudrait s'identifier,
comme à un gourou, pour « guérir », idéologie
reprise, on pouvait s'en douter, par bien des écoles américaines
-
Un mot à propos du « surmoi », terme proposé
par Freud et bien connu19, pour en préciser la portée
que lui a donnée Lacan ; il le résume d'un impératif
lié à la pulsion de mort : « Jouis et crève
», ce qu'illustrent, par exemple, les conduites addictives (telles
que la boulimie, les toxicomanies.). C'est, ici encore, la fonction
du « Nom-du-Père », comme opérateur logique,
qui fera arrêt à la puissance mortifère du surmoi
- à la condition toutefois que cette fonction soit opératoire
chez un sujet.
Et c'est bien là la question. Cet opérateur vient en effet
signifier, marquer, la différence comme telle : impossible dès
lors d'être le même que l'autre - seulement le semblable
; impossible d'être les deux sexes à la fois ; impossible
d'être tout-puissant ou dans l'absolu ; impossible d'être
le père de son père dans la généalogie,
ni la mère de sa mère, d'être sa propre référence,
ou d'être l'amant(e) de sa mère (ce que les analystes appellent
l'interdit de l'inceste et la castration).
C'est, bien sûr, en s'appuyant sur ces différents points
que vont fonctionner les tenants de l'ordre moral et tous les intégrismes
: quel pouvoir se prive de faire miroiter la jouissance (différente
du plaisir qui contient sa propre limite) en la contrôlant et
en la dérivant à son profit ? Le cirque des Romains,.
bien sûr, mais aussi les guerres, le jeu, les toxiques, le sexe,
tout est bon pour précipiter dans l'illusion d'un sans-limites
contrôlé par le pouvoir, et asservir l'autre. De la même
façon, ce qui fonde la différenciation (certes au prix
d'une perte, celle- ci étant insupportable, tant elle est violente,
et le mode de son rejet : négation, déni, forclusion,
fondera des catégories cliniques) sera détourné,
éludé, en faisant miroiter un monde où «
on » (il n'y a plus de « je ») serait tous unis dans
la vérité exclusive, ou dans une race qui exclurait les
« étrangers » - ou encore un monde où le langage
serait réduit à un ensemble de signes univoques dont on
contrôle le sens, un monde où les femmes seraient réduites
à des mères, hors sexe... 20 Les recherches de P. Legendre,
psychanalyste et juriste de renom, exposées dans ses différents
ouvrages, me permettront d'aborder les questions sous un angle différent
: le « sujet », dit-il, est construit par le nœud que
forment l'inconscient, l'institution et le bio- logique 21. Et l'institution,
au sens d'un ordre juridique nécessaire et lié au discours,
« fabrique du sujet » comme place dans une structure - il
y a donc une « politique du sujet », mais aussi une politique
de son abolition.
L'institution, dit-il encore, inscrit des différences - on retrouve
la question abordée plus haut - par rapport à la fascination
du « même », en inscrivant, voire en imprimant en
force, ce qu'il appelle F« Image du Père » dans l'image
narcissique mortifère, autoréférente, fermée
sur elle-même ; il s'ensuit un décalage qui permet le fonctionnement
du « miroir » (l'image est dès lors assurée
en tant que telle, mais l'« image absolue », visée
par Narcisse, est inatteignable - passer « de l'autre coté
du miroir » est synonyme de folie).
Ce décalage permet aussi le fonctionnement de la « représentation
» 22, et l'irruption de l'altérité - au sens de
ce qui n'est pas moi, ou de ce qui rompt le couple enfant-mère
imaginairement « un » pour l'ouvrir à l'étranger,
au père 23.
Il permet enfin la construction de l'autre comme semblable (et non plus
comme « même », ce qui conduirait nécessairement
au meurtre). Bien sûr, il ne s'agit pas de « papa »,
le père de la réalité n'est que le représentant
de cet opérateur appelé Image du Père. «
Le narcissisme, dit-il, est à la base des montages de l'institution
», et il définit « la politique comme pouvoir de
signifier l'amour de l'image » du père, ou encore de «
socialiser le narcissisme », ce qui serait « le premier
lien à la culture ». 24 Bien sûr, les pouvoirs, les
religions, vont tenter de substituer une image précise, la leur,
à l'image comme opérateur : les exemples de telles manipulations
ne manquent pas, et l'on comprend mieux les enjeux de la télévision,
utilisée comme lieu de la mise en scène de cette problématique.
Les excommunications quelles qu'elles soient, le racisme, les exclusions
- si bien mises en scène, elles aussi, sur le théâtre
politique actuel - procèdent de ce rejet de la différence
25.
«... l'idolâtrie fait des retours inattendus, le pouvoir
et la société traitent le sujet massifié comme
un magma auquel ils collent dans un Grand Tout, et la fonction de l'image,
qu'on travaille à dissocier de la problématique de la
division, sert de plus en plus la cause du pouvoir absolu incarné,
du pouvoir sans faille et sans limites. La montée de tyrannies
sociales non reconnues et de la psychose dans les sociétés
industrielles est en rapport étroit avec cette dénégation.
» (Leçons, IV, p. 64) L'institution, et c'est un rôle
essentiel - ceci nous permettra peut-être d'ouvrir un débat
sur les différences entre le pouvoir et l'autorité, question
cruciale pour l'anarchisme - doit alors contrer l'inceste entendu comme
indifférenciation, comme « mêmeté »
- on ne sait plus qui est qui dans la confusion des places. «
II n'est d'inter- dit contre l'inceste que politique », dit P.
Legendre26, l'institution inscrit une généalogie en définissant
des places qui interdisent de « s'autofonder » : on ne peut
être le père de son père, le passage est obligé
par le « fils » qui deviendra « père »
par permutation.
Ceci suppose alors un « Père » mythique, en tant
que place logique, comme garant, comme référence (le tiers
exclu qui fonde l'ensemble), et un système de représentations
: la « Mère » comme « objet absolu »,
le « Père » comme « réfèrent
absolu », tous deux rigoureusement hors d'atteinte du sujet, ne
serait-ce que parce qu'ils sont effets de discours. Dès lors,
« aucune société ne peut faire l'économie
d'une mythologie, il s'agit de fonder ce qui fonde le système
», ou encore ; « Toute société se donne les
moyens de construire l'écart à partir duquel devient repérable
l'espace d'un absolu » - comme construction de discours, j'y insiste.
On conçoit alors la proximité du religieux et de l'institution,
ou du juridique, ceci étant source de bien des difficultés
actuelles...
Le totalitarisme surgit dès que quelqu'un se prend pour la référence
ou se propose comme objet absolu : qu'il s'agisse du dictateur ou de
« la » mère. On comprend mieux aussi l'imbrication
constante des politiques totalitaires et du sexe, qu'il s'agisse de
briser une généalogie en engrossant les femmes de l'ennemi,
ou d'interdire aux femmes d'être autres que des mères à
la fois asservies, adulées, inter- dites de contraception, dans
une sorte d'inceste généralisé et officiel, lui
même source d'une culpabilité monstrueuse, inhibante, vite
récupérée à des fins politiques en proposant
les chemins du salut... Qui a eu affaire aux églises et aux partis
en sait quelque chose !
Ceci implique, comme nécessité logique, un « pouvoir
», et une référence absolue « vide de contenu
», mythique, d'où procèdent les divisions et les
places, pour que le sujet trouve une limite (pas de « tout »,
ni d'absolu pour lui, même s'il peut les « penser »),
pour que l'inceste soit proscrit, pour que soient définies les
places de la généalogie (celle-ci implique deux parents
dans une référence croisée, pour ne pas faire naître
des « moitiés », mais des sujets). Je cite : «
La supposition du père est d'abord une construction juridique
», « aucun père n'aurait statut de père s'il
ne tenait sa qualité d'un enchaînement de références
juridiques qui tombent finalement en impasse : la république,
la démocratie. Dieu, le peuple, etc., voilà les noms du
père absolu ».
Dernier point et non des moindres, à propos du pouvoir des mères,
ou « matrisme ». « En toute société,
dit P. Legendre, et la clinique psychanalytique le confirme, le pouvoir
premier se trouve du côté des femmes. Humaniser le pouvoir
absolu implique un discours là-dessus, destiné à
introduire du « jeu » dans les croyances à la toute-
puissance et à l'absolu du pouvoir. » Mais « en éliminant
la Mère par rapport à la descendance du pouvoir assumée
es qualités par la linéarité masculine, un système
juridique s'engage dans une certaine voie dont les effets, dans l'ordre
de la civilisation du social, sont visibles.
L'Occident - bien d'autres civilisations avec lui - aura inévitablement
le plus grand mal à désexualiser la problématique
du pouvoir.
Désexualiser, en ce sens qu'il s'agirait d'instituer la reconnaissance
des identifications à l'instance généalogique du
pouvoir pur (l'instance où le jargon de la psychanalyse situe
le Phallus) comme enjeu des deux sexes et non seulement du sexe masculin
» (Leçons, IV, p. 150). Ceci permettrait, entre autres,
d'impliquer aussi les mères dans les problèmes d'inceste,
au lieu de leur livrer, sur prescription juridique, les filles incestuées
sans aucun recours- Je terminerai ce résumé caricatural
des thèses de P. Legendre par une citation qui peut nous ouvrir
des pistes de travail : « Voilà donc le champ d'une réflexion
sur la généalogie et l'idée révolutionnaire
: le problème d'une réappropriation sociale des procédures
de la causalité. Une formulation de Proudhon le pose assez bien,
comme diagnostic d'histoire institutionnelle : comment s'est consommée
la grande exhérédation sociale, comment l'inégalité
et la misère sont devenues la plaie de la civilisation (in Petit
catéchisme politique}. Cette observation nous met sur la voie
de comprendre que, dans la perspective structurale des institutions,
l'idée révolutionnaire concerne le point politique le
plus aigu de la manœuvre des filiations, les enjeux de subjectivité
par rapport au succedere social, tel que nous l'avons analysé.
La référence à la Révolution allait mettre
le prolétariat, traité comme simple bétail de reproducteur
(le vocabulaire socialiste ne s'y est pas trompé), en position
de réintégrer un statut humain de filiation. Cette notion
d'exhérédation sociale mériterait d'être
approfondie » (Id, p. 191).
Quel rapport tout cela peut-il avoir avec l'anarchie ?
A un premier niveau, il est bien certain que ce que l'on peut attendre
d'une psychanalyse : par exemple, l'accès à la dimension
signifiante, poiétique, du langage par rapport à une langue
pétrie de sens par tous les pouvoirs qui la manipulent - pouvoirs
maternel, familial, religieux, politiques, pouvoirs « mafieux
» de tous ordres - ou encore la construction, ou l'émergence,
d'un « sujet », créatif, lié au désir,
singulier, « poète de sa vie », sont bien proches
des idéaux portés par l'anarchisme.
R. Tostain écrit ceci {op. cit., p. 215) : « ... Nous pouvons
penser que notre action politique est privilégiée du fait
que notre pratique crée des effets de vérité 27.
En promouvant non pas les droits de l'homme, mais les droits du sujet
à une parole inaliénable, il est possible que nous semions
un ferment de liberté qui agisse underground sans que nous sachions
très bien à quel niveau. Le discours que nous promouvons
a-t-il été pour rien dans la survenue des grands événements
historiques de ce siècle : la décomposition des idéaux
religieux, la chute des empires coloniaux, l'effondrement de la statue
des dictateurs ? Ne serait-ce pas un peu notre fait si les idélogies
écrasantes et les sociétés psychiatriques ne sont
plus tout à fait ce qu'elles étaient ?
En jouant du sens de la langue maternelle peut-être rendons-nous
les frontières plus perméables et contribuons-nous à
la construction d'un sujet du langage, international, lui. ».
Certes, mais toutefois sans oublier que la psychanalyse n'est pas née
par génération spontanée - ce qui n'enlève
rien au génie de Freud ! - : la pensée même de la
psychanalyse a été rendue possible par un certain nombre
de frayages, sans doute eux-mêmes opérant dans le champ
politique (cf. G. Swain, op. cit.), sans qu'on puisse pour autant parler
de causalité, au sens historique, linéaire. Suivant en
cela Hannah Arendt28, je pense que se sont produites des « cristallisations
» - même si ce terme ne rend pas compte de la dynamique
inventive qui ne cesse de faire advenir de nouvelles formes, des nouveaux
enchevêtrements de nombreux fils qui peuvent se nouer ailleurs
différemment -, l'invention de la psychanalyse comme discours
en est une, l'émergence de la pensée anarchiste en est
une autre, et sans doute y retrouve-t-on des fils communs. L'intérêt
constamment manifesté de part et d'autre pour la création
« artistique » - le surréalisme, par exemple -, ou
pour le « sujet » pris dans la singularité de son
désir, épris de liberté dans la reconnaissance
de l'autre semblable, ou encore l'opposition farouche à l'aliénation,
privée ou publique, où déferlent « la haine
de la culture, la persécution de l'intelligence, la systématisation
de l'illettrisme » conduisant à l'assujettissement et à
la dépendance, en seraient des exemples - même si la psychanalyse
a pu produire des « maîtres », voire des tyrans, qu'on
peut aussi voir fleurir du côté de l'anarchisme !
A un second niveau, les choses sont beaucoup plus complexes, car elles
s'articulent autour de la question de ladite « fonction paternelle
», et je rappelle la citation de Lacan : « L'Inconscient
c'est le Père, et le Père, c'est la religion. Une psychanalyse,
de réussir, montre que, du Père, on peut s'en passer à
condition de s'en servir », tant elle ouvre cette problématique.
A en rester à certaines conceptions de la psychanalyse, les critiques
fréquentes : elle défend l'ordre patriarcal, c'est une
nouvelle religion, elle se contente de réadapter à la
société bourgeoise, etc., seraient justifiées.
Si elle n'était que cela, elle n'aurait pas été
si violemment combattue dans les pays totalitaires - où bien
des analystes ont couru des risques graves. Elle ne se serait pas non
plus sans cesse affrontée aux gouvernements qui, trop souvent
avec la complicité des analystes eux-mêmes, veulent la
réduire à une pratique médicale, ou à une
psychothérapie..
« Dans ce combat contre la force aveugle qu'elle soit d'Etat ou
familiale qui s'efforce de réduire, d'aplatir, le langage à
la dimension de la langue, le psychanalyste n'est pas seul. Avec lui
nous trouvons le philosophe, le poète, le rêveur, le romancier
», dit Tostain (op. cit., p. 82). Il oublie l'anarchiste.
Pour faire bref, je dirais que si l'analyse s'en prend au « Père
» au point, pour l'analysant, d'en arriver à un point de
vacillation du langage lui même, en côtoyant la folie -
la fonction paternelle étant la « loi » du langage
-, l'anarchie s'en prend plutôt à la version institutionnelle
de cette même fonction, mais en poussant, elle aussi, fort loin
les choses au risque d'un effondrement de la société radicalement
remise en cause. Toutes deux font un pari sur la créativité
de l'homme, sur une dynamique de vie, d'invention - suffisamment fortes
pour permettre la mise en jeu, destructrice, de la pulsion de mort à
l'encontre de ce qui peut être détruit.
Mais à côtoyer ces forces, on peut y laisser sa peau. Les
psychanalystes qui se risquent avec un analysant dans ces confins où
peu- vent advenir aussi bien la mort, les maladies, les bouleversements
socio-familiaux, qu'une inventivité jusque-là éteinte,
payent aussi parfois fort cher ce voyage. Et les anarchistes savent
ce qu'il peut en coûter de s'attaquer à ce que P. Legendre
appelle la référence absolue : aussi bien pour eux-mêmes,
en tant que sujets lorsqu'il n'y a plus « ni Dieu ni maître
», lorsque les repères sociaux habituels sont arasés,
que par les réactions du pouvoir, de tout pouvoir.
Fethi Ben Slama, dans son dernier livre (voir la bibliographie), montre
bien, à propos de l'intégrisme musulman, la violence des
enjeux lorsqu'on touche à ce qui est une référence
fondamentale pour une culture : en l'occurrence, Allah et la chariah.
En Occident, il a fallu beaucoup de temps pour construire la notion
d'État laïque, mais, si nous avons changé de référence
(devenue la démocratie, la majorité, etc.), la référence
en tant que telle demeure, la société peut continuer à
fonctionner sans changement notable de structure (aucune société
ne peut fonctionner sans mythe fondateur, rappelle P. Legendre ; dit
autrement : sans ce point extérieur à l'ensemble qui soutient
l'ensemble). Or, l'anarchie, me semble-t-il, s'en prend à toute
référence, à « la référence
des références » par le biais de son questionnement
radical de l'autorité, de l'État, du pouvoir, etc. : elle
conduit, elle aussi, à une vacillation, mais du côté
du repérage institutionnel, du côté institué/instituant
de la fonction paternelle.
C'est peut-être en ce sens qu'elle a pu flirter avec le nihilisme,
reproche adressé aussi à l'analyse : mais ce serait ignorer
le pari sur la dynamique créative. Il est vrai que certaines
analyses échouent et laissent des personnes désemparées,
errantes, sans aucun élan inventif - il est non moins vrai que,
trop souvent, ceux qui se réclament de l'anarchie en restent
aux critiques virulentes sans laisser place à des projets vite
taxés de prises de pouvoir...
Pour se convaincre de Importance du repérage institutionnel,
qui touche directement l'enjeu narcissique du sujet, il n'est que d'observer
les conséquences de ce qu'il est convenu d'appeler l'exclusion"
chez les chômeurs : pas de travail, disparition des rythmes liés
à celui-ci, abandon progressif des liens socio-familiaux, pénurie
des « biens de consommation », etc. - l'identité
sociale s'effondre. Les personnes au désir peu assuré,
au narcissisme chancelant, qui tenaient dans la vie davantage par les
marques sociales que par leur « désir » en tant que
sujet, dérivent vite, se dépriment, errent sans être
vraiment « malades », avant de sur- vivre plus ou moins
lorsqu'elles rencontrent un groupe (ce peuvent être les SDF, les
vendeurs de la Rue, ou les stages de formation) qui leur redonnera une
identité et des repères. Ou, malheureusement, car il est
toujours religieux, du « sens », avec toutes les conséquences,
les récupérations, les dépendances que cela comporte.
Enfin, la dernière question que je voudrais aborder déborde
le sujet proposé : ni l'anarchie ni la psychanalyse n'auraient
sans doute été « pensables », articulables
sans la révolution qui s'est produite à la fin du XVIII°
à propos du « sujet » et de la notion de l'homme,
véritable « révolution de 1 identité »,
« avènement de la société des individus ».
Je cite encore G Swam qui, me semble-t-il, résume bien les choses
- mais S. Kakhar pour 1 Inde, F. Ben Slama pour le monde musulman, disent
des choses fort proches : dans la société pré-révolutionnaire,
il y a « antériorité logique du social sur l'individu.
La relation précède les éléments humains
mis en relation. La forme de tout rapport possible entre les hommes
est définie avant la volonté personnelle de ceux qui s'y
insèrent - par exemple l'exigence de réciprocité.
Ce à quoi on assiste avec la révolution individualiste
c est à la dissolution de toute forme réglée au
préalable entre les hommes' La relation des individus apparaît
pour la première fois dans l'histoire comme absolument indéterminée
a priori. Leur relation sera ce qu'ils veulent en faire » (op.
cit., p. 108). « ... le dispositif analytique n'est autre chose
qu’un développement logique de cette rupture première
et dissymétrique d’origine » (p. 109). Dit autrement,
on passe d'une notion de « l'autre » qui en fait un non-homme3o
(il n'est pas du côté de ceux qui « respectent la
règle de symétrie des interlocuteurs organisant l'échange
symbolique de la parole », par exemple : les femmes, les fous,
les esclaves, les barbares, etc.) à une notion qui introduit
l'autre comme semblable même s'il sort du code ou du contrat implicite,
puisqu'il l'introduit au cœur du sujet (« Je est un autre
», dira Rimbaud, ou encore la notion si importante de clivage
introduite par Freud, reprise par Lacan, notion qui n'aurait pu être
pensée sans ce long cheminement).
Au terme de ce propos, encore confus, sans doute peut-on perce- voir
que la psychanalyse et l'anarchie sont plus proches qu'on ne pourrait
à priori le penser, dans la mesure où elles sont tissées,
dans des champs certes différents, par quelques fils issus des
ruptures de la fin du XVIII° siècle.
Leur rapport à l'institution vient encore en témoigner.
« Dispersés, impossibles à gérer, à
repérer précisément, encore moins à maîtriser.
Partout et nulle part, à la limite de l'illégalité,
tel est aujourd'hui le lieu institutionnel de la psychanalyse dans la
société », dit R. Tostain (op. cit., p. 191). Ce
n'est pas sans nous rappeler quelque chose ! Même si diverses
églises - ou partis, jamais sans parti pris - se sont constituées
à propos de la psychanalyse, en la dénaturant.
H reste une question en suspens - elle sera l'objet d'une prochaine
réunion - : la « loi » liée au fait de pouvoir
parler le langage signifiant, sans en rester aux « signes »
31, est-elle inhérente au langage même, ou suppose-t-elle
un « pouvoir », une « autorité » pour
qu'elle soit opérante 32 ? Ceci renvoie à la si difficile
question de « l’interdit » de l'inceste : est-il «
dit entre » les lignes (il ne figure pas en tant que tel dans
le Décalogue, alors qu'il est clairement énoncé
dans d'autres textes - dans l'hindouisme, chez les musulmans, etc.),
ou est-il un fait d'institution ? 33 Autrement dit : peut-on «
se passer du Père à condition de s'en servir » ?
Si nos hypothèses actuelles sont pertinentes, on devrait assister
à un déferlement des psychoses - c'est ce que dit P. Legendre
-, mais peut-être d'autres hypothèses sont-elles possibles,
qui se tissent actuellement à notre insu, dessinant une autre
révolution du statut du sujet ?
L'anarchie peut-elle alors, comme je le pense, « susciter un nouveau
désir » ?
Philippe Garnier
Notes
1. Voir l'article « Une tragédie de la modernité
» de Nicole Gabriel et Claire Auzias, dans IRL, n°84.
2. Dialogue avec l'insensé de Gladys Swain. NRF, 1994, p. 211.
3. Idem.
4. Dans le sens d'« instituer du sujet », selon les avancées
de P. Legendre. Voir entre autres : l'Inestimable Objet de la transmission,
Fayard, 1985.
5. Pas de « sexuation » sans prise dans le langage, et le
désir défie tous les ordres établis - y compris
l'anatomie ! Les intégrismes questionnent le lien mère-fils,
ou plus généralement l'inceste en tant que destructeur
du langage au profit de la langue « maternelle » (celle,
particulière, qui renvoie au lien à la mère), voire
de toute langue - sauf celle qu'on croit maîtriser, attribuée
à quelque révélation divine : sa remise en question
fait alors courir le risque de la folie et du passage à l'acte
meurtrier.
6. Cette notion de « sujet » est très complexe, et
difficile à préciser ; les psychanalystes parlent de «
sujet du désir », lié à la chaîne signifiante
inconsciente de quelqu'un, pour l'opposer à l'« individu
», d'avantage lié à l'institution, au social. S.
Kakhar, psychanalyste indien (Moksha, Les Belles Lettres, 1985) parle
même de « dividus », quasi réduits à
leur fonction socio-familiale.
Freud précise bien ce dont il s'agit dans sa célèbre
formule : « Wo es war, soll Ich werden », qu'on peut traduire
par « Où était le ça, où c'était,
je dois advenir » - il s'agit bien d'un impératif éthique
(soll), et dynamique (werden).
7. Ce point de vacillation de tout repère et de tout sens - temps
de « désêtre » dit Lacan - est la pierre de
touche d'une psychanalyse, et ce qui fonde la possibilité même
d'advenir comme psychanalyste pour un analysant - c'est l'analysant
qui fait l'analyste, et non le contraire, ne l'oublions pas, ce qui
suppose que l'analyste puisse le rester dans des confins parfois extrême-
ment difficiles. Ce point fait côtoyer la folie et la mort, mais
il est aussi, Freud le notait dans son article sur les « Constructions
en analyse », le point d'où peuvent se construire dans
l'entre- deux analysant/analyste des interprétations, des repères,
des frayages pour ce que Lacan appellera le « naming »,
la production de « noms » là où il n'y a que
des blancs. Ceci est particulière- ment mis en évidence
dans une procédure, la « passe », inventée
par Lacan pour approcher la si difficile question du désir de
l'analyste. Celui-ci ne peut qu'induire, soutenir, la « différence
pure », - probablement parce que c'est vital aussi pour lui, différence
par rapport à la « mêmeté » (du côté
de l'inceste et du narcissisme), au Réel, aux zones « blanches
» ou au « trous noirs » de la psyché, différence
radicale sur laquelle se fondent le sujet et son désir.
8. Ce n'est pas un hasard si l'on dit an-archie, ce qui renvoie à
l'« arche », à l'ancêtre, et non pas a-cratie
: il ne s'agit pas du même « pouvoir » ; on ne dit
pas non plus « démarchie » mais démocratie.
J'y reviendrai.
9. L'histoire des collectivités anarchistes espagnoles est exemplaire
sur ce point. Voir Espagne libertaire 36-39, l'œuvre constructive
de la Révolution espagnole, de G. Levai (éd. du Cercle,
éd. de la Tête de Feuilles, 1971.
10. Lacan fut le premier à dire que « l'inconscient, c'est
le Père, et le Père, c'est la religion. Mais, la psychanalyse,
de réussir, montre que, du Père, on peut s'en passer à
condition de s'en servir ». On ne peut mieux dire.
11. Cette distinction langue/langage est essentielle, ce qu'ont bien
compris les religions, les partis, les intégrismes, qui tentent
de monopoliser la langue en s'attaquant au langage lui-même, qui
tuent le désir sous une pléthore de sens (obligatoires).
Consulter sur ce point : Chemins de la création de René
Tostain, Points hors ligne, 1994.
12. Voir la revue Les périphériques vous parlent, n°
2, p. 41 : « Quand l'acte politique même devient l'acte
poétique par excellence, ce moment où l'acte politique
et l'acte poétique se conjuguent dans le verbe vivre, ce moment-là
est l'acte de jeunesse pur (jeunesse de culture par opposition à
jeunesse de nature, au sens où la jeunesse s'invente (souligné
par moi). Il est rare, trop rare. »
13. Ce concept n'est pas accepté par les psychanalystes reichiens.
Pour ma part, il me serait impossible d'entendre bien des points de
la clinique sans lui... Mais ce n'est pas ici le lieu d'ouvrir ce débat.
14. Voir l'Analyse avec fin et l'analyse sans fin et Constructions dans
l'analyse. Résultats, idées, problèmes. PUF, 1985.
15. La notion de Réel est fondamentale dans la théorisation
de Lacan, qui passe les dernières années de son Séminaire
à la développer dans d'extrêmes difficultés
: le Réel échappe à toute représentation,
à toute prise du symbolique ou du « Un », il est
non lié, hors sens, il n'est pas interprétable, mais on
peut « y faire trou » par le fait de « nommer »,
ce qui peut le faire « reculer ». Le Réel n'en organise
pas moins la vie de chacun, en laissant des traces qu'il s'agit de repérer
pour que se nomme ce qui « ne cesse de ne pas s'inscrire ».
On est alors dans le champ de la « lettre » et non plus
du signifiant, dans le « Réel de l'effet de sens »
et non plus dans la « vérité ». Voir les Séminaires
de 1970 à 1976, qui remettent en question bien des points considérés
comme acquis et figés en dogmes...
16. « Les effets de l'interprétation sont reçus
au niveau d'une stimulation qu'elles apportent dans l'inventivité
d'un sujet, je veux dire, de cette poésie dont je parlais »
(Séminaire sur l'acte analytique du 29 novembre 1967).
17. Lacan n'a cessé de se référer à la poésie
tout au long de son enseignement, mais plus encore dans ses derniers
Séminaires, où il rappelle que l'interprétation
se doit d'être poétique, que l'analyste se doit «
d'être poète assez ».
18. Voir les Séminaires « RSI », « Le Sinthôme
», « Les non-dupes errent », « L'une-bévue
», qui sont en rupture avec les théories précédentes,
sans les rendre caduques : on change de niveau, clinique et théorique.
19. Consulter, par exemple, le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche
et Pontalis, PUF.
20. Ceci rend compte du déferlement de culpabilité incestueuse,
bien sûr projetée sur n'importe quel bouc émissaire,
dans les intégrismes où il n'y a que des « mères
», des vierges ou des putains - mais pas des femmes.
21. On notera qu'il ne s'agit pas de la même notion du sujet que
celle exposée plus haut. Cette notion (ignorée des Grecs,
rappelle J.-P.Vernant) semble émerger avec Augustin, avant de
prendre son essor avec Descartes, Spinoza, et le sujet de Freud n'est
pas le sujet de Lacan. Qu'en est-il du « sujet » dans l'anarchie
?
22. Encore un mot difficile, entre la représentation psychique
et la représentation politique, qu'il faudrait sans doute éclaircir
pour éviter des amalgames et des raccourcis sources de confusions...
23. Le « père » est à entendre ici comme élément
hétérogène à la dyade mère-enfant,
ou comme support du désir de la mère dans la mesure où
il n'est ni l'enfant ni la mère de la mère : il inter-
dit une filiation de « poupées russes ». Il s'agit
bien, je le répète, d'une fonction qui peut être
portée par qui fait « homme » pour une « mère
», dès lors « femme » : une mère «
suffisamment bonne » (Winnicott) est d'abord une femme sexuée.
Un « mari » (écrit autrefois « méri
») peut n'être, pour une femme, qu'un substitut de sa mère.
Un « père-mère » fait autant de ravages, sinon
plus, qu'une « femme phallique ». Un couple hors sexuation
risque fort de générer des troubles graves dans sa descendance
- mais il faudrait ici parler des modalités de la sexuation pour
éviter des confusions.
24. Ceci appelle trois remarques :
- Les institutions, quelles qu'elles soient, sont le théâtre
des enjeux narcissiques, d'où la violence des conflits.
- « L'Image du Père » est symbolique, liée
au discours, mais l'intérêt de la formulation de P. Legendre
est de rappeler la nécessité et la prégnance de
l'image, trop souvent délaissée par les analystes au profit
du sacro-saint symbolique. Ceci montre aussi la proximité structurale
du politique et du religieux - qui, comme l'on sait, savent utiliser
les images.
- La question fondamentale tourne autour du « père réel
», strictement hors représentation, même s'il est
noué au père symbolique et au père imaginaire (il
n'est pas le père de la réalité).
Cette question est loin d'être simple.
25. Encore un problème à risques. Le thème du «
respect de la différence » a été exploité
par les idéologues de la droite, mais c'est pour mieux enclore
un lieu « pur », sans différence : celle-ci, en tant
que différence structurale, reste fondamentalement rejetée.
26. Il s'agit d'éthique et non de biologie, ni de sociologie.
27. Il ne s'agit pas, bien sûr, de la vérité au
sens religieux, absolu, extérieur au sujet, mais bien d'un effet,
éphémère, allais-je dire, lié à des
productions signifiantes qui peuvent dévoiler, ouvrir, ou construire,
tout un champ jusque-là ignoré, fermé, aliéné,
ou resté en « blanc ».
28. Voir « Compréhension et politique », Esprit,
juin 1980.
29. « On voit pourquoi la tant fameuse et fastidieuse «
exclusion » est vouée, pour ainsi dire structurellement,
à s'accréditer comme le mythe d'un monde démocratique
», écrivait G. Swain en 1982 (op. cit., p. 130).
30. Il y a dès lors deux types de groupes, et ceci a des conséquences
incalculables :
- Le groupe défini par une institution, par une société,
avec ses règles, ses fondements, ses places, etc., où
il est facile de décréter qui en fait partie et qui en
est exclu, qui est « homme » et qui ne l'est pas ; les exemples,
malheureusement, ne manquent pas dans l'histoire contemporaine. Le clivage
est entre le groupe et ce qui n'en fait pas partie. Le ressort en est
le narcissisme : au plus près du « même »,
chacun en éprouve la fascination mortifère et se voue
à qui propose des différences - mais celles-ci son décrétées,
liées à un discours du « Maître », au
pouvoir, à la hiérarchie, etc. Ceci, allié au masochisme
primordial, peut rendre compte de l'incompréhensible asservissement
volontaire - tout/rien est préférable à la castration
(au sens des psychanalystes : ce qui interdit l'absolu quel qu'il soit).
On est alors dans un langage de « signes » sans équivoque,
apparemment maîtrisable par un pouvoir.
- Le groupe formé par des individus ou des sujets qui décident
de s'assembler, en tant que sujets « libres » ou «
désirants », pour tel ou tel projet, mais qui n'ont pas
besoin des prescriptions socio-instituées pour exister. Le clivage
est intra-subjectif (Lacan parle de « sujet barré »)
lié à la castration et constitutif de tout sujet, de tout
homme : l'étranger est nécessairement un semblable, il
y a un universel de l'homme.
Peut-être s’agit-il du problème de l'œuf et
de la poule, mais P. Legendre pense l'antériorité logique
de 1 institution sur le désir ; et, en Occident, celle-ci repose
sur le droit romano-chrétien qui met en scène la référence.
Les analystes, suivant en cela Saussure, diraient plutôt que «
la seule institution, c'est le langage », mais cette fois humain,
signifiant, poétique
II me semble que cette question est au cœur de l'anarchie qui maintient,
contre vents et marées, la prééminence de l'individu,
du « sujet » libéré de l'assujettissement
à un maître ou à un dieu - mais c'est au prix, je
le répète, de l'impossibilité de tout absolu, de
toute « vérité » de toute « unité
» imaginaire. C'est en cela que psychanalyse et anarchie procèdent
de cette même rupture qui se cristallisera autour de la Révolution
de 89, rupture qu'elle maintient sans cesse au plus vit.
31. Cette différenciation du signe et du signifiant est essentielle
: on retrouve le langage des signes aussi bien chez les animaux (tel
mouvement des oreilles chez le cheval signifie toujours la même
chose, pas de « jeu », pas de « mensonge » possibles,
seulement des feintes) que dans la « communication » à
laquelle les « maîtres » quels qu'ils soient voudraient
réduire les échanges humaine l’enjeu est de taille
- dans ce monde des signes, il y aurait adéquation, complémentarité,
de l’homme et de la femme dans un « rapport sexuel »,
sans « castration », sans « manque » alors que
le signifiant, par son équivocité, par sa référence
phallique, vient rendre impossible cette complémentarité
: « II n'y a pas de rapport sexuel », sous-entendu : inscriptible
dans la structure, dira Lacan. Mais chacun a pu faire l'expérience
de ce que, entre les hommes et les femmes, quelque chose ne marche pas.
!… La fascination qu'exercent les discours totalitaires vient
en partie de ce qu’ils effacent la dimension signifiante, spécifique
du langage humain de ce qu’ils font croire à un monde sans
« castration », sans « sexuation » - à
la limite, il n'y aurait plus que des mères et des fils, ce qu'illustre
bien le mythe chrétien de la vierge-mère, qu'on retrouve
quasiment partout.
32 Plus on est du côté des signes, plus il faut un pouvoir
pour les marteler, les imprimer, pour réduire la dimension signifiante
- ce "'est pas un hasard si les « maîtres » ^'intéressent
s’intéresse si souvent à la langue, à la
grammaire, et au sens. Le jeu signifiant porte en lui l'abolition du
sens, de la vérité (un signifiant peut induire n’importe
quel sens), il contient sa propre limite, il est « pure différence
» différence rejetée par les signes. Le signifiant
représente le sujet pour un autre signifiant, le signe, selon
Peirce, renvoie le sujet à un autre sujet.
33 Voir dans Projets féministes n° 2 l’article «
Universalité de l'inceste » qui pose quelques questions.
Bibliographie sommaire
Outre les livres cités dans le texte :
Parmi les œuvres de Freud :
- Analyse avec fin, analyse sans fin.
- Constructions en analyse.
- La Négation.
- Clivage du moi, dans Résultats, Idées, Problèmes/
T. II, PUF, 1985.
- Cinq psychanalyses, PUF.
- L'Interprétation des rêves, PUF.
- L'Avenir d'une illusion, PUF.
Parmi les œuvres de Ferenczi :
- Psychanalyse, T. I, II, in, IV, Payot.
-Journal clinique, Payot.
Parmi les œuvres de Green :
- La Folie privée, NRF.
- Homme et Sujet, Collectif, L'Harmattan.
Parmi les œuvres de Lacan :
L'ensemble de ses Séminaires, dont certains seulement sont publiés.
Plus particulièrement ceux des dernières années
(après 1970). Ils sont difficiles d'accès mais ils ouvrent
des problématiques nouvelles à un tout autre niveau que
les précédents et remettent en question bien des idées
reçues ou ce qui fonctionne comme des dogmes.
Parmi les œuvres de Legendre :
- L'Inestimable Objet de la transmission. Fayard (parmi d'autres ouvrages,
tous intéressants).
Parmi les œuvres de Perrier :
- La Chaussée-d'Antin, T. 1 et H, 10/18 (réédition
en 1994).
Parmi les œuvres de Fethi Benslama :
- De l'origine en partage, éditions de l'Aube, 1994.
La revue Informations et Réflexions libertaires, dans bon nombre
de ses numéros, a abordé des questions proches. Qu'on
les relise, ils ont conservé toute leur actualité, et
pourraient alimenter le débat.
* Philippe Garnier est psychiatre, psychanalyste, ancien membre de
l'ex-école freudienne de Paris. Dans le sillage de Lacan, il
travaille les confins de la psychanalyse, là où elle rencontre
des difficultés cliniques nouvelles, là où elle
se heurte à ses propres limites, là où elle vient
buter sur les sciences, sur le juridique, ou sur le politique. Il a
écrit plusieurs articles pour le Monde libertaire et propose,
avec le groupe du XIIIe de la Fédération anarchiste, à
partir de juin 1995, sur Radio libertaire, une émission intitulée
« Pouvoirs ».