Cet article est paru dans la Revue "VST " n° 46" publiée
par les CEMEA, dans la rubrique "Regards croisés "
Les solutions alternatives existent qui répondent bien plus
efficacement aux buts poursuivis par la justice.
Alors, pourquoi continuer à enfermer les gens?
Surtout si la prison n'est que le reflet d'une idéologie, d'une
conception du pouvoir ...
« Les « Lumières » qui ont découvert
les libertés ont aussi inventé les disciplines. »
Michel Foucault, dans "Surveiller et punir".
La prison fait partie de nos habitudes de penser, voire de nos certitudes
: qui réagit encore à ces informations quotidiennes :
« X a été conduit à la prison de Fleury-Mérogis
». « Z a été condamné à 20 ans
de réclusion » 7 Préventive, pour s'assurer d'une
personne présumée coupable, ou punitive après jugement,
la prison se referme sur une vie : peut-on s'en tirer avec des justifications
moralisantes (« Il l'a bien cherché, c'est son affaire
»). ou avec des explications aussi lénifiantes que psychologisantes
(c'est la faute de ses parents, de la société, etc.) ?
Oublie-t-on que plus du tiers des détenus attendent d'être
jugés pendant de longs mois ? Réalise-t-on ce qu'est la
prison en son fond, au-delà de la privation de liberté ?
L'habitude étant une seconde nature, mon but est de rappeler
que la prison fait partie d'une « culture », c'est-à-dire
d'une façon de penser les déviances, le châtiment,
la réhabilitation. Bref, qu'elle est liée à une
façon de penser l'homme, qu'elle s'insère dans une «
politique » - à ce titre, elle peut être mise en
question.
D'ailleurs, dans le sillage de Bentham. de Foucault. voire de Legendre.
n'apparaît- elle pas comme le paradigme du fonctionnement de notre
société ? Après tout, ne sommes-nous pas constamment
vidéo surveillés, informatisés, catégorisés,
pis- tés, sous prétexte de progrès, de simplification,
ou de sécurité ? Et, pire. des informations confidentielles
issues de la personne même ne sont-elles pas véhiculées
par la moindre carte à puce ? Si, comme le montre Foucault, nous
vivons dans un « système carcéral »1 si, «
la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux
hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons » 2. alors il
est des plus urgent d'étudier comment fonctionne ce système,
d'approcher ce que signifie « être en prison » 3.
La logique d'un système d'assujettissement On peut s'interroger
d'autant plus que la prison est un échec, dénoncé
depuis sa généralisation comme peine au début du
XIXe. avec les mêmes arguments que de nos jours : les prisons
ne diminuent pas le taux de criminalité, la détention
provoque la récidive, elle ne peut manquer de fabriquer des délinquants
et de favoriser leur organisation, les conditions faites aux détenus
libérés les conduisent fatalement à la récidive,
elle fait tomber dans la misè- re la famille du détenu,
etc. : cela se dit et se répète depuis deux siècles.
D'autant plus. aussi, qu'il existe des peines alternatives qui ont fait
leurs preuves et répondent beaucoup mieux à ce qui devrait
être le but du jugement : réparer un tort. reconstruire
le sujet juridique du pacte social, réinsérer un sujet
de droit dans la société, responsabiliser un homme, éviter
les récidives. Par exemple, dans le Massachusetts, mille jeunes
délinquants de moins de vingt ans ont été sortis
de prison, puis placés dans des foyers ou des familles d'accueil,
encadrés par une équipe pédagogique autour de projets
de loisirs et de formation professionnelle : par rapport à un
même type de population carcérale, le i taux de récidive
passe de 45% à 15 %.
Le centre alternatif de La Planche, à Champoly dans la Loire,
poursuit un travail dans le même sens. Et il en est bien d'autres...
On peut alors se demander s'il s'agit vraiment d'un échec, se
demander pourquoi les solutions choisies depuis l'instauration de la
prison comme peine vont toujours dans le même sens, celui d'un
assujettissement de plus en plus insidieux et efficace, se demander
enfin si la prison ne rentre pas dans une « tactique générale
des assujettissements ». On rejoindrait alors les thèses
de P. Legendre sur le « marquage » institutionnel des sujets
: la prison ne serait alors que l'excès de tout système
institué, ou le régulateur de toute déviance par
rapport à une norme définie ; de la notion d'une société
carcérale. on passerait à celle d'un assujettissement
nécessaire « au nom de » ce que Legendre appelle
la « Référence absolue » - nécessaire
à moins de devenir fou, hors généalogie, hors norme
- et l'on sait que ceci se paie de la vie, physique ou psychique. La
prison nous obligerait ainsi à approfondir la notion de sujet,
au carrefour de l'institué, de l'inconscient, et du biologique
4.
Ces questions nous concernent d'autant plus que Foucault. comme P. Legendre,
n'hésite pas à nous ranger, nous les psys, les éducateurs,
les humanitaires, du côté des « clercs » :
nous serions les curés du système, d'un système
qui, en toute logique, ne peut que fabriquer des délinquants.
c'est-à-dire une fraction repérée et relativement
contrôlée de ce qui lui échappe (pour mieux ignorer
ce qui reste dans l'ombre ?), système enfin que, d'une certaine
façon, nous cautionnerions.
Se précise ainsi le mécanisme de la prison, quels que
soient les aménagements et les édulcorants dont nous sommes
chargés : ce n'est pas seulement une peine qui entraîne
une réparation et un châtiment. c'est plus fondamentalement
un détenu qu'il faut transformer, assujettir.
La prison excède la décision juridique de privation de
liberté, elle vient pallier un échec du forçage
institutionnel en renforçant ses méthodes.
On n'enferme pas le désir ! Mais on peut le détruire
...
Dit autrement, la prison viendrait pallier une version de la défaillance
de la fonction dite « paternelle », une autre version conduisant
à l'hôpital psychiatrique : forclusion et forfait, ou forban,
ont la même racine. En ce sens, le fonctionnement de la «
bonne prison » serait un paradigme du pouvoir en acte. Bentham
ne disait pas autre chose, à ceci près, tout de même,
que, pour lui, les citoyens pouvaient à leur tour surveiller
leurs représentants : surveillants perpétuellement surveillés,
le pouvoir fonctionne, dès lors, comme une machinerie, comme
un appareil où personne ne peut dire « je ».
En ce sens encore, on peut dire que la prison, si apparemment elle vise
un « bon dressage », sans doute pour le « bien »
de tous, répète en fait ce qui produit les déviances
: la destruction du sujet, sujet cette fois lié au désir
singulier - à quelque place que l'on soit.
Et ne peut-on interpréter la création d'un langage particulier
par les détenus comme une ultime résistance contre ce
que Bentham met au centre des préoccupations du pouvoir, le contrôle
du langage lui-même, au-delà des corps ? La psychanalyse.
à la condition qu'elle ne vise pas, elle aussi, la fabrication
de nouveaux clercs, aussi doctes soient-ils, mais qu'elle permette à
tout un chacun de devenir « poète de sa vie » en
libérant, si j'ose dire, « l'art brut » qui l'habite,
est - devrait être - l'exacte antithèse du système
carcéral. Otto Gross, considéré par Freud comme
l'un de ses élèves les plus doués, en a témoigné,
quasiment au prix de sa vie.
Ce passage de la prison au désir montre, et la difficulté
de la question, et la complexité des enjeux : suffirait-il, pour
supprimer l'enfermement, de modifier la société et le
mode de fonctionnement du pouvoir ? Mais. plus fondamentale- ment, chaque
sujet n'est-il pas asservi au fonctionnement de l'institution 6 ? Asservissement
fondamental et essentiel car il joue sur le narcissisme, sur l'image
de soi, sur l'inscription du langage et de la fonction dite paternelle,
sur l'économie des pulsions. Bref, il serait un soubasse- ment
de la possibilité même qu'il y ait du désir. Ce
que soulignerait l'ambiguïté du terme de « sujet »,
et la nécessité de préciser de quoi. de qui l'on
parle, entre l'esclavage et le désir. Asservissement fondamental
aussi au langage, au système signifiant - ce qu'ont dit la plupart
des mystiques, et bien des artistes - « symptôme »
déjà repéré il y a quelques milliers d'années
par Gilgamesh pour qui l'homme est malade du langage, assujettissement
dont Lacan a si souvent parlé.
Autrement dit : on n'enferme pas le désir, mais on peut le détruire
- ce dont témoignent bien des prisonniers politiques.
Où il est question de différence...
Je voudrais terminer par une notion difficile. mais, je crois, essentielle
pour approfondir ce qu'il en est de la prison : je veux parler de la
division du sujet, qui renvoie au concept de différence. Ces
notions ont pris plusieurs formes au cours de l'histoire : par exemple,
selon les travaux de G. Swain (qui rejoignent ceux de S. Kakhar, ou
encore ceux de Vernant sur la société grecque), il existait,
jusqu'à la fin du XVIIIe en Europe, une sévère
ligne de partage entre ceux qui rentraient dans le rang défini
par la chrétienté et les autres : les lépreux,
les fous, les sauvages, ceux qui pensaient autrement (il faut y indure
les femmes...), ceux que l'on considérait comme non-humains ou
pas tout à fait humains.
Puis, dès la fin du XV°, la ligne de partage devient intra-psychique
: il y a de l'autre, de l'étrange, de l'irrationnel en «
moi » - avant le célèbre « Je est un autre
» qui abolit l'unité fictive du sujet.
Foucault, dans le sillage de Kantorowicz 7, parlera de «l'âme
», non pas au sens religieux, comme un double divin, mais comme
prison du corps, comme effet et instrument d'une « anatomie politique
» comme produite par « le fonctionnement d'un pouvoir qui
s'exerce sur ceux qu'on punit, qu'on surveille, qu'on dresse et corrige,
sur les fous, les écoliers. les colonisés, ceux qu'on
fixe à un appareil de production et qu'on contrôle tout
au long de leur existence ».
G. Swain, dans une autre direction, montrera qu'au XIXe, on pouvait
penser qu'il restait toujours une parcelle de raison chez le plus «
aliéné », ou chez le plus grand criminel - et que
ceci justifiait un abord moral, une tentative de dialogue même
dans ce qui pouvait apparaître comme désespéré.
Bien des pratiques actuelles, dans le champ thérapeutique ou
dans le champ social, dérivent de cet- te hypothèse -
par exemple, la théorie du « moi fort » de certains
analystes, ou l'abord psychothérapique des détenus8.
Freud avait introduit, vers la fin de sa vie la notion de « clivage
», pour rendre compte de la coexistence possible chez une même
personne de tendances radicalement opposées, clivage issu du
sujet lui-même. Mais c'est Lacan qui précisera les choses
en posant que le sujet est divisé du fait même qu'il parle
- coupant court à tout traitement, « moral ».
À réserver aux cas extrêmes Mais alors, quelle part
du « sujet » juge-t-on, punit-on ? Qui met-on en prison
? À qui s'adresse-t-on ? Au moi fort, à l'âme ?
À l'autre en soi, à l'autre du clivage? Et quel effet
peut-on alors attendre d'une détention, hormis la protection
du sujet et des autres dans quelques cas ? Enfin, qu'est-ce qu'une (im)
pulsion meurtrière ?
Un passage à l'acte ?
Qu'entend-on par responsabilité ? Ne convient-il pas de repenser
les choses en fonction des récents repères mis au travail
dans nos pratiques ? 9. Pouvons-nous continuer à faire comme
si la prison n'était qu'un lieu de réparation sociale,
et de reconstruction du sujet ? Plus fondamentalement, ne conviendrait-
il pas de réserver l'isolement, la privation de liberté,
aux quelques cas extrêmes où la dangerosité est
telle qu'elle interdit toute autre solution ? Les solutions alter- natives
existent. Elles répondent bien plus efficacement aux buts poursuivis
par la justice : alors, qu'attend-on pour changer les choses, si la
prison n'est généralement que le reflet d'une idéologie,
d'une conception du pouvoir ? Sur un plan plus politique, il me semble
que la triade liberté/égalité/fraternité
reste, malgré tout, des plus pertinente - à la condition
de la nouer boroméennement : pas l'un sans l'autre. La liberté
peut être celle du renard dans un poulailler, l'égalité
peut devenir nivellement bureaucratique.
et la fraternité, « frérocité »...
En supprimant la liberté, la prison provoque ainsi le dénouement
de l'ensemble, et donc son déchaînement, au grand bénéfice
du pouvoir qui devient le seul point de repère de l'enfermé.
Comme pour les torturés... Et ceci souligne la nécessité,
non pas d'attitudes « charitables » ou « fraternelles
». mais de maintenir contre vents et marées la possibilité
qu'il y ait du « sujet » dans les pires conditions - en
maintenant des liens, si j'ose dire « d'homme à homme »
10.
Peut-être aussi peut-il ainsi s'ébaucher une amorce de
compréhension de ce qui reste si troublant : le retour de l'ordre
moral, la diffusion de la pensée unique, la passivité
générale devant l'insupportable, l'absence de lutte «
pour que ça change » : aurions-nous si peur de la liberté,
si peur du désir, serions-nous si attachés, si «
liés » au jeu institutionnel qui nous garantit «
du » désir ?
Comment détromper Milgram... ?
Docteur PHILIPPE GARNIER
1. Surveiller et punir, p. 269
2. id. p. 228
3. L'étymologie donne quelques pistes : prison vient de prendre,
comme profit, proie, mais aussi apprenti, entreprise, emprise, et même...
comprendre.
4. Cette tripartition a été avancée par P. Legendre.
Il conviendrait, je pense, de nouer boroméennement ces trois éléments
: l'absence d'un élément entraîne l'effondrement de
l'ensemble.
5. Les rapports du désir et de l'institution posent des questions
très complexes que je ne peux aborder ici. Pour résumer,
je rappellerai la position de Legendre : pas de père sans l'institution
pour en définir la place et celle de Lacan : l'in- conscient. c'est
le père, et le père c'est la religion. Une psychanalyse,
de réussir, montre que du père on peut s'en passer à
la condition de s'en servir. On ne peut mieux dire...
6. Institution au sens large, utilisé par Legendre, ou par Sudir
Kakhar. psychanalyste indien, qui montre bien que celle-ci ne peut produire
que des « dividus » selon ses normes, en aucun cas un, «
sujet », lié au désir singulier. Mais le désir
ne se construit-il pas à partir de ce qui est institué ?
Toute la question, qui renvoie à la notion de narcissisme - d'un
narcissisme lié à ce qui est institué, à «
l'Image du Père » pour ne pas rester dans le « même
» - est là. La prison joue sur ce premier étage, d'où
sa redoutable efficacité.
7. Les Deux Corps du Roi. NRF. 1989.
8. Problème particulièrement vif dans certains crimes, non
pas tant ceux des grands pervers, des paranoïaques ou de certains
épileptiques, mais plutôt ceux qui restent incompréhensibles
dans nos théories actuelles des pulsions et du sujet.
Après tout, d'où vient à l'homme cette ahurissante
capacité, cette étonnante jouissance de détruire
? Comment y parer ?
9. Nos collègues, de Henri Collin à Sainte Anne.
lieu de détention des criminels irresponsables pour raisons psychiatriques,
auraient bien des choses à nous dire...
10. Inutile de préciser que «l’homme » renvoie
à l'humain, à l'universel, et non au genre.
Bibliographie
- Rapport de l'Observatoire International des Prisons : voir adresse
ci-dessus.
- Foucault M.. Surveiller et punir. Gai
- Jacquard A., Un monde sans prison
- Arendt H, Les origines du totalitarisme, Seuil.
- Swain G., Dialogue avec l'insensé.
- Daumas J.-L, la zonzon de Fleui Lévy.
- David M.. Psychiatrie en milieu pénitentiaire, PUF.
- O'Brien P., Correction et châtiment,
- Petit J.-G., Ces peines obscures, Fay
- Briggs D , Fermer les prisons, Seuil.
- Livrozet S., Aujourd'hui la prison, Temps Présent.
- Lesage de la Haye J., La machine des délinquants. Éditions
Lesage de La Haye
- Sexpol n° 17, Dossier Les prisons,
- Les Œillets Rouges n" 3. Dossier déviance 1987.
- Silence n° 162, Dossier La priser 1993.
- Collectif. L'abolition de la prison s l'abolition de la justice, du
droit société ? Éditions du Ravin Bleu.
- Beauvois J.-L.. Traité de la servit Dunod.
- Rétiveau M., La convention L'Harmattan.
- Collectif, Déviance en société Atelier de Création
Libertaire.
- Santé et milieu carcéral. n° 315 de l'Homme. CFES,
Dossier.
- Seyier M., À propos de perpétuité
- Seyier M., la longueur des peines
- Numéro spécial sur les prisons. ES
- Boiron M., Un foyer derrière Témoignage sur la prison.
Édition - Bentham ,
- Le pouvoir des fictions, Lavain, PUF.
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