Le secret, tel le bon sens, serait-il la chose au monde la mieux partagée
? cela fait peu pour tout un chacun .
Un exemple, - parmi d'autres : le secret de l'instruction, le secret d'état,
le secret d'alcôve, - pour préciser les choses et situer
le contexte actuel du problème - : existe-t-il encore un "secret
médical" lorsque les informations circulent, nollens-vollens,
dans le vaste champ des assurances (questionnaires de santé), de
la sécurité sociale (avec ses codes, les ordonnances, les
contrôles, les carnets de santé), des banques (par le biais
des chèques), des services d'embauché (avez-vous une affection
au long cours ?), de la médecine du travail, des divers lieux hospitaliers,
des commissions mixtes de l'enseignement, de la Santé Publique
(déclarations obligatoires prévue pour le sida..)... sans
oublier les futurs hackers/crackers qui se feront un jeu de pénétrer
dans les systèmes informatisés des médecins !
Certes il existe un devoir de secret, ou de réserve, pour ces différents
services, mais...votre banquier sait que vous consultez un psychiatre
chaque semaine, votre assureur sait que vous avez été opéré
de l'appendicite et que vous dites ne pas avoir le sida, l'enseignant
spécialisé sait que votre petite nièce est psychotique,
votre employeur se débrouillera pour savoir si vous êtes
enceinte,....; quant au futur cracker, il saura tout : n'a-t-il pas forcé,
naguère, les services secrets du Pentagone ? La notion de secret
n'est pas la même dans un monde centré sur la communication
et dans un monde organisé par la parole. Elle n'est pas la même
selon qu'on s'adresse au "sujet institué", lié
aussi bien au "moi" qu'au discours collectif et tributaire des
signes 1, ou au sujet lié au désir singulier, à l'intime,
de quelqu'un.
Quelques brèves histoires cliniques me permettront de poser certaines
questions, et, peut-être, de préciser des enjeux.
Une adolescente, par ailleurs suivie depuis plusieurs années
par un psychanalyste, pour de sérieuses difficultés, consulte
un psychiatre, habitué à recevoir des enfants violentés,
"incestués", et à ne pas confondre fantasme
et réel..: elle peut ainsi rapidement parler, pour la première
fois, des pratiques incestueuses de son père à son égard
depuis plusieurs années .
Je ne m'étendrai pas sur les ravages d'une idéologie malheureusement
répandue qui rend les analystes sourds au réel 2, pour insister
sur la problématique du secret dans un tel cas : la loi fait
obligation à chaque citoyen de signaler immédiatement au
Procureur de la République toute violence, tout agissement sexuel
envers un mineur sans que puisse être invoquée la quelconque
nécessité d'un secret, fut-il médical. C'est d'ailleurs,
actuellement 3, du moins en France, quasiment le seul moyen pour faire
cesser rapidement les choses 4 - et c'est ce que j'ai fait, après
avoir pris l'avis d'un collègue versé dans les problèmes
juridiques.
Bien sur, j'en ai averti l'adolescente, qui a semblé soulagée.
Le psychanalyste, quand même interpelle peu avant par un rêve
et après avoir admis qu'il ne s'agissait sans doute pas d'un fantasme,
entreprit conjointement la même démarche, mais par le biais
du psychiatre de son institution.
Si la question ne se pose même pas pour le psychiatre - il risque
la prison s'il ne le fait pas, ou s'il le fait trop tard 5 - le problème
est par contre plus complexe pour le psychanalyste : le signalement ayant
été fait selon les règles, devait-il alors sortir
de la "neutralité" analytique (si l'on y croit..) pour
faire état de ce qu'il ne pouvait plus ignorer ni attribuer à
un fantasme, auprès du psychiatre responsable du Centre (secret
partagé), ou auprès de la Justice (dévoilement du
secret) ? La réponse n'est pas simple, - le psychanalyste s'y est
finalement résolu pour éviter d'éventuels ennuis
... mais peut-être eut-il suffi du premier signalement, sans en
parler à l'analyste qui l'aurait appris - ou non - par l'adolescente
elle même. Mais le Procureur ne se serait - il pas retourné
contre le Centre Thérapeutique qui la suivait depuis des années
? Aurait-il cru que cela n'avait pas pu se dire ? N'aurait - il pas rappelé
que psychanalystes et psychiatres ne sont pas au-dessus des lois, ou hors
la loi, en provoquant une "mise au secret" par une demande d'instruction
? 6
A l'opposé de cette histoire, deux adolescents, dont l'un presque
majeur, ont été surpris dans un bosquet en train de se ..
caresser . Les responsables de l'institution où ils étaient
pensionnaires ont immédiatement fait un signalement au Procureur
pour "se couvrir" - ce qui a déclenché une enquête.
S'agissait-il alors dévoilement léqal d'un secret, ou du
viol de leur intimité ? N'eut-il pas suffi de rappeler les règles
de l'Etablissement qui excluent toute pratique sexuelle ?
Troisième cas: un collègue reçoit un éducateur
qui dit souhaiter entreprendre une analyse avec lui, car, dit-il, il a
des problèmes avec les jeunes dont il s’occupe dans l’institution.
Les premiers entretiens font apparaître qu’il s'agit de cas
constitués de pédophilie. Le collègue lui dit alors
qu'il est dans l'obligation légale de faire un signalement - ce
qu'il fait le jour même, et ce qui met fin aux entretiens. S'agissait-il
d'une demande d'analyse ? ou d'un détour pour se dénoncer
? ou des deux L'analyse ne devenait-elle pas alors possible précisément
parce qu'il y avait eu ce franchissement - mais avec un autre analyste
? L'argument souvent entendu - on ne peut plus parler, même à
un analyste, si l'on sait que le secret n'est pas absolu - me semble supposer
qu'il y aurait, en analyse, un hors-lieu, où la citoyenneté
serait mise en suspens, où les corps seraient réduits à
leur représentation symbolique ; et cela rejoindrait le déni
du Réel cité plus haut... L'enfant sait, lui, que l'acte
qui l'a violenté, détruit, est réel, et ce n'est
pas l'hypothétique survenue d'un signifiant salvateur dans une
non moins hypothétique "demande" qui le fera exister
comme sujet : il y faut autre chose, un autre lieu - actuellement et en
France, c'est le juridique qui occupe cette place. En ce sens, le secret
"analytique" serait dans le prolongement et dans la logique
même de l'inceste : il doit donc paradoxalement être brisé
pour qu'advienne du sujet.
Dernier cas : il est fréquent d'entendre, et plus particulièrement
dans les premiers entretiens de la reprise d'une analyse d'adulte, le
récit d'actes incestueux réels subis dans l'enfance. Certes
il peut y avoir "prescription" légale, mais la violence
des faits perdure, éclate, et continue sa destruction : or, chez
les enfants, un véritable travail psychothérapeutique ne
peut souvent commencer qu'après une reconnaissance institutionnelle
des faits (actuellement, je le rappelais, cela incombe au juridique, mais
on peut envisager d'autres processus, d'autres lieux aussi pertinents
pour ce faire), reconnaissance qui leur redonne le "droit" à
une parole de "su jet ".jusque la déniée ou tuée.
Ils ne demandent pas que papa ou maman aille en prison, mais qu'enfin
on les croie, et que leur parole ait une existence. On peut alors se demander
si, chez un adulte, le lieu psychanalytique est suffisant pour cette même
reconnaissance, - si le fait de dire et d'entendre fait "inscription".
Le dit "symbolique" suffit-il pour forcer le Réel ? Les
faits réels ne vont-ils pas une fois de plus être considérés
comme des fantasmes ? Ne faut-il pas un autre lieu (et non plus le "lieu
de l'Autre"..), tiers, hétérotopique à l'analyse,
pour couper court à la jouissance, jouissance dans laquelle l'analyste
lui-même risque d'être pris à son insu ? Je parlais
de "reprise" d'analyse : n'est-ce pas parce que cela instaure
un minimum « d’autre » lieu pour qu'affluent les questions
d'inceste restées enfouies (et non secrètes) jusque là
?
En ce sens, il est courant que l'irruption dans ces entretiens de ce qui
restait jusque là secret dans une famille, mais enfoui, ou, pire,
"Réel" pour un sujet au sens de Lacan, - c'est-à-dire
hors les mots, hors les possibilités mêmes de dire, même
si cela fait des ravages - , entraîne chez l'analysant des recherches
poussées dans l'histoire de sa famille : souvent les langues se
délient, les documents généalogiques parlent, les
pierres tombales crient, - et vient au jour, par exemple, une série
logique de faits incestueux sur plusieurs générations dont
la découverte n'est pas sans bouleversements, eux aussi, réels.
Mais cette démarche a d'étonnants effets d'inscription,
au même titre que la reconnaissance juridique chez l'enfant : ceci
semble indiquer qu'il y aurait, pour eux aussi, d'autres façons
de faire que le très officiel signalement.
Les « secrets de famille » fabriquent quasi expérimentalement
du Réel, dont on repère les effets tout au long de l'histoire
au fil des générations.. La levée du secret, comme
on dit levée de verrou, arrête alors les répétitions
familiales .
"Je veux que cela se sache pour que ma fille ne recommence pas mon
histoire", dira une analysante - qui traduit bien cette nécessité
d'un passage hors de l'intime vers le "public". Les analystes
qui se sont risqués dans ce que Lacan proposait sous le nom de
- passe" peuvent témoigner des effets d'inscription de celle-ci,
en tant que passage du privé au public : ce qui ne cessait
de ne pouvoir s'inscrire dans l'analyse - même si c'était
dit, parfois inlassablement dans une répétition mortifère
- vient enfin s'écrire, prendre forme, en mettant un point d'arrêt
à la jouissance et a la souffrance qu'elle entraîne.
Ces remarques cliniques, on l'a vu, renvoient a d'autres questions : un
pédophile actif peut-il se confier a un psychanalyste, en sachant
que celui - ci est, comme quiconque, dans l'obligation légale de
faire un signalement, et qu’il n’est pas protégé
par un secret (que les pervers savent remarquablement exploiter..) ? Une
psychanalyse n'est-elle possible que dans l'après-coup d'un tel
signalement qui fait « sanction » ? La peine - malheureusement,
la France ne propose guère, actuellement, que la prison... - serait-elle
paradoxalement un préalable nécessaire" ? de l'analyse ?
Dernier point : les enfants violentés sont doublement contraints
au secret, au silence : parce que le violeur les menace, et parce que
l'acte lui même provoque une sidération, voire son propre
effacement comme si le « sujet » s'absentait pour ne pas être
détruit - ou, pire, parce que le viol détruit la possibilité
même de le penser, parce qu’il annihile la vie psychique dans
un champ plus ou moins étendu. Il faut alors rompre le secret,
parfois avec une grande violence, au risque de passer soi même pour
un aqresseur, en donnant les mots pour dire, les images pour représenter
(avec des poupées, par exemple) 8 - c'est a ce prix que 1'enkystement
que constitue le secret pourra se fragmenter et s'ouvrir à la vie
. C'est rarement facile. J'ai évoqué plusieurs fois la loi
française, qui, en l'état actuel des choses, conduit le
violeur - et le psychiatre ! - en prison, comme si celle-ci était
la seule solution. D'autres possibilités existent, je l'évoquais
plus haut, dont certaines ont été expérimentées,
au Canada, par exemple, ou dans des lieux où la vie est plus organisée
autour de la responsabilité de chacun, et de la solidarité
entre tous, où le recours à la prison est considéré
comme une pratique d'un autre âge d'avantage faite pour détruire
l'homme que pour le sanctionner. La question fondamentale de l'inscription,
évoquée plus haut par rapport au Réel, conduit à
réfléchir d'avantage sur la notion de sanction (dans les
deux sens du terme) - qui du même coup lève le secret - que
sur celle de répression ou d'isolement . Il est sans doute d'autres
façons de prendre acte d'un fait, de lui donner des conséquences,
de le sanctionner : l'incarcération, la "mise au secret"
après le "secret de l'instruction", ne font trop souvent
que renforcer la virulence de ce qui reste interdit de parole . "Je
ne veux pas envoyer mon papa en prison, je ne dirai rien", crie cette
petite fille pourtant longtemps abusée par celui-ci... Et cette
autre, devant le juge : "Ce que j'ai dit à la police,
c'est pas vrai, c'est des histoires" comme si fonctionnait une omerta
- qui fait partie intégrante de la structure d'une famille incestueuse.
9 La loi est faite, devrait être faite, pour l'homme, dont il ne
faut jamais désespérer et qu'il ne faut jamais désespérer,
dit-on.
Si les "secrets d'alcôve" sont souvent des secrets de
Polichinelle, par contre « l'intime » peut conduire, d'un
commun accord, à garder des choses secrètes, mais celles-là
ne fabriqueront pas du Réel. Les secrets d'état ou de famille,
dans leur compacité, tout autant que la transparence prônée
par Bentham, font des ravages : l'une et l'autre sont à l'opposé
d'un lieu vide, intime, nécessaire au libre jeu du sujet.
Notes
1 Au sens de Pierce: le signe représente le sujet pour un autre
sujet, alors que, pour Lacan, le signifiant représenté
le sujet pour un autre signifiant, et le plus souvent à l'insu
de celui-ci. Le premier système conduit à la "transparence",
si chère aux politiques, le second à 1'intime et au secret.
2 « Les incestes réels, ce n’est pas pour nous, c'est
pour l'ASE (Aide Sociale à l'Enfance »" disait récemment
un analyste connu. Freud, Ferenczi, réveillez - vous ! "
3 Autrefois, ces faits ne sortaient pas de la famille élargie
ou du clin; voire du village, et on savait y mettre fin énergiquement..
4 Il n'a fallu que plusieurs mois pour que le Parquet se mobilise.
5 Qu'on se rappelle l'affaire du Mans qui fit scandale il y a environ
6 Contrairement à une idéologie pseudo-analytique qui
fit des ravages dans les années 70 : ne parlait-on pas de «
faire de la psychanalyse dans les catacombes » ?
7 Je ne parle pas ici, bien sur, des scandaleuses injonctions thérapeutiques
proposées au même titre qu’une peine dans les récentes
lois, mais des entretiens avec un psychanalyste décidés
d’un commun accord
8 Voire les propres signifiants de l'analyste, comme dans l'abord de
certaines psychoses : ceci renvoie à d’autres questions
- par exemple à ce fait clinique que la forclusion n’est
pas l’apanage des psychoses - on retrouve cette dynamique dans
les histoires traumatiques, par exemple.
9 C'est au point qu’un psy accompagne certains enfants qui, sans
cette présence, seraient immédiatement repris dans une sorte
de fascination à la simple vue de leur abuseur, et se rétracteraient
pour maintenir le secret exigé par celui-ci.
Cet article avait été envoyé par Philippe Garnier
à Rénald Gaboriau. Il aurait été publié
dans une revue de psychanalyse, ou qui parlait de psychanalyse, au milieu
des années 90, nous n'avons ni le nom, ni les coordonnées
de la revue, ni la date de parution.
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