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Le secret
Philippe garnier


Le secret, tel le bon sens, serait-il la chose au monde la mieux partagée ? cela fait peu pour tout un chacun .

Un exemple, - parmi d'autres : le secret de l'instruction, le secret d'état, le secret d'alcôve, - pour préciser les choses et situer le contexte actuel du problème - : existe-t-il encore un "secret médical" lorsque les informations circulent, nollens-vollens, dans le vaste champ des assurances (questionnaires de santé), de la sécurité sociale (avec ses codes, les ordonnances, les contrôles, les carnets de santé), des banques (par le biais des chèques), des services d'embauché (avez-vous une affection au long cours ?), de la médecine du travail, des divers lieux hospitaliers, des commissions mixtes de l'enseignement, de la Santé Publique (déclarations obligatoires prévue pour le sida..)... sans oublier les futurs hackers/crackers qui se feront un jeu de pénétrer dans les systèmes informatisés des médecins !

Certes il existe un devoir de secret, ou de réserve, pour ces différents services, mais...votre banquier sait que vous consultez un psychiatre chaque semaine, votre assureur sait que vous avez été opéré de l'appendicite et que vous dites ne pas avoir le sida, l'enseignant spécialisé sait que votre petite nièce est psychotique, votre employeur se débrouillera pour savoir si vous êtes enceinte,....; quant au futur cracker, il saura tout : n'a-t-il pas forcé, naguère, les services secrets du Pentagone ? La notion de secret n'est pas la même dans un monde centré sur la communication et dans un monde organisé par la parole. Elle n'est pas la même selon qu'on s'adresse au "sujet institué", lié aussi bien au "moi" qu'au discours collectif et tributaire des signes 1, ou au sujet lié au désir singulier, à l'intime, de quelqu'un.

Quelques brèves histoires cliniques me permettront de poser certaines questions, et, peut-être, de préciser des enjeux.

Une adolescente, par ailleurs suivie depuis plusieurs années par un psychanalyste, pour de sérieuses difficultés, consulte un psychiatre, habitué à recevoir des enfants violentés, "incestués", et à ne pas confondre fantasme et réel..: elle peut ainsi rapidement parler, pour la première fois, des pratiques incestueuses de son père à son égard depuis plusieurs années .

Je ne m'étendrai pas sur les ravages d'une idéologie malheureusement répandue qui rend les analystes sourds au réel 2, pour insister sur la problématique du secret dans un tel cas : la loi fait obligation à chaque citoyen de signaler immédiatement au Procureur de la République toute violence, tout agissement sexuel envers un mineur sans que puisse être invoquée la quelconque nécessité d'un secret, fut-il médical. C'est d'ailleurs, actuellement 3, du moins en France, quasiment le seul moyen pour faire cesser rapidement les choses 4 - et c'est ce que j'ai fait, après avoir pris l'avis d'un collègue versé dans les problèmes juridiques.

Bien sur, j'en ai averti l'adolescente, qui a semblé soulagée. Le psychanalyste, quand même interpelle peu avant par un rêve et après avoir admis qu'il ne s'agissait sans doute pas d'un fantasme, entreprit conjointement la même démarche, mais par le biais du psychiatre de son institution.

Si la question ne se pose même pas pour le psychiatre - il risque la prison s'il ne le fait pas, ou s'il le fait trop tard 5 - le problème est par contre plus complexe pour le psychanalyste : le signalement ayant été fait selon les règles, devait-il alors sortir de la "neutralité" analytique (si l'on y croit..) pour faire état de ce qu'il ne pouvait plus ignorer ni attribuer à un fantasme, auprès du psychiatre responsable du Centre (secret partagé), ou auprès de la Justice (dévoilement du secret) ? La réponse n'est pas simple, - le psychanalyste s'y est finalement résolu pour éviter d'éventuels ennuis ... mais peut-être eut-il suffi du premier signalement, sans en parler à l'analyste qui l'aurait appris - ou non - par l'adolescente elle même. Mais le Procureur ne se serait - il pas retourné contre le Centre Thérapeutique qui la suivait depuis des années ? Aurait-il cru que cela n'avait pas pu se dire ? N'aurait - il pas rappelé que psychanalystes et psychiatres ne sont pas au-dessus des lois, ou hors la loi, en provoquant une "mise au secret" par une demande d'instruction ? 6

A l'opposé de cette histoire, deux adolescents, dont l'un presque majeur, ont été surpris dans un bosquet en train de se .. caresser . Les responsables de l'institution où ils étaient pensionnaires ont immédiatement fait un signalement au Procureur pour "se couvrir" - ce qui a déclenché une enquête. S'agissait-il alors dévoilement léqal d'un secret, ou du viol de leur intimité ? N'eut-il pas suffi de rappeler les règles de l'Etablissement qui excluent toute pratique sexuelle ?

Troisième cas: un collègue reçoit un éducateur qui dit souhaiter entreprendre une analyse avec lui, car, dit-il, il a des problèmes avec les jeunes dont il s’occupe dans l’institution. Les premiers entretiens font apparaître qu’il s'agit de cas constitués de pédophilie. Le collègue lui dit alors qu'il est dans l'obligation légale de faire un signalement - ce qu'il fait le jour même, et ce qui met fin aux entretiens. S'agissait-il d'une demande d'analyse ? ou d'un détour pour se dénoncer ? ou des deux L'analyse ne devenait-elle pas alors possible précisément parce qu'il y avait eu ce franchissement - mais avec un autre analyste ? L'argument souvent entendu - on ne peut plus parler, même à un analyste, si l'on sait que le secret n'est pas absolu - me semble supposer qu'il y aurait, en analyse, un hors-lieu, où la citoyenneté serait mise en suspens, où les corps seraient réduits à leur représentation symbolique ; et cela rejoindrait le déni du Réel cité plus haut... L'enfant sait, lui, que l'acte qui l'a violenté, détruit, est réel, et ce n'est pas l'hypothétique survenue d'un signifiant salvateur dans une non moins hypothétique "demande" qui le fera exister comme sujet : il y faut autre chose, un autre lieu - actuellement et en France, c'est le juridique qui occupe cette place. En ce sens, le secret "analytique" serait dans le prolongement et dans la logique même de l'inceste : il doit donc paradoxalement être brisé pour qu'advienne du sujet.

Dernier cas : il est fréquent d'entendre, et plus particulièrement dans les premiers entretiens de la reprise d'une analyse d'adulte, le récit d'actes incestueux réels subis dans l'enfance. Certes il peut y avoir "prescription" légale, mais la violence des faits perdure, éclate, et continue sa destruction : or, chez les enfants, un véritable travail psychothérapeutique ne peut souvent commencer qu'après une reconnaissance institutionnelle des faits (actuellement, je le rappelais, cela incombe au juridique, mais on peut envisager d'autres processus, d'autres lieux aussi pertinents pour ce faire), reconnaissance qui leur redonne le "droit" à une parole de "su jet ".jusque la déniée ou tuée. Ils ne demandent pas que papa ou maman aille en prison, mais qu'enfin on les croie, et que leur parole ait une existence. On peut alors se demander si, chez un adulte, le lieu psychanalytique est suffisant pour cette même reconnaissance, - si le fait de dire et d'entendre fait "inscription". Le dit "symbolique" suffit-il pour forcer le Réel ? Les faits réels ne vont-ils pas une fois de plus être considérés comme des fantasmes ? Ne faut-il pas un autre lieu (et non plus le "lieu de l'Autre"..), tiers, hétérotopique à l'analyse, pour couper court à la jouissance, jouissance dans laquelle l'analyste lui-même risque d'être pris à son insu ? Je parlais de "reprise" d'analyse : n'est-ce pas parce que cela instaure un minimum « d’autre » lieu pour qu'affluent les questions d'inceste restées enfouies (et non secrètes) jusque là ?

En ce sens, il est courant que l'irruption dans ces entretiens de ce qui restait jusque là secret dans une famille, mais enfoui, ou, pire, "Réel" pour un sujet au sens de Lacan, - c'est-à-dire hors les mots, hors les possibilités mêmes de dire, même si cela fait des ravages - , entraîne chez l'analysant des recherches poussées dans l'histoire de sa famille : souvent les langues se délient, les documents généalogiques parlent, les pierres tombales crient, - et vient au jour, par exemple, une série logique de faits incestueux sur plusieurs générations dont la découverte n'est pas sans bouleversements, eux aussi, réels. Mais cette démarche a d'étonnants effets d'inscription, au même titre que la reconnaissance juridique chez l'enfant : ceci semble indiquer qu'il y aurait, pour eux aussi, d'autres façons de faire que le très officiel signalement.

Les « secrets de famille » fabriquent quasi expérimentalement du Réel, dont on repère les effets tout au long de l'histoire au fil des générations.. La levée du secret, comme on dit levée de verrou, arrête alors les répétitions familiales .

"Je veux que cela se sache pour que ma fille ne recommence pas mon histoire", dira une analysante - qui traduit bien cette nécessité d'un passage hors de l'intime vers le "public". Les analystes qui se sont risqués dans ce que Lacan proposait sous le nom de - passe" peuvent témoigner des effets d'inscription de celle-ci, en tant que passage du privé au public : ce qui ne cessait de ne pouvoir s'inscrire dans l'analyse - même si c'était dit, parfois inlassablement dans une répétition mortifère - vient enfin s'écrire, prendre forme, en mettant un point d'arrêt à la jouissance et a la souffrance qu'elle entraîne.

Ces remarques cliniques, on l'a vu, renvoient a d'autres questions : un pédophile actif peut-il se confier a un psychanalyste, en sachant que celui - ci est, comme quiconque, dans l'obligation légale de faire un signalement, et qu’il n’est pas protégé par un secret (que les pervers savent remarquablement exploiter..) ? Une psychanalyse n'est-elle possible que dans l'après-coup d'un tel signalement qui fait « sanction » ? La peine - malheureusement, la France ne propose guère, actuellement, que la prison... - serait-elle paradoxalement un préalable nécessaire" ? de l'analyse ?

Dernier point : les enfants violentés sont doublement contraints au secret, au silence : parce que le violeur les menace, et parce que l'acte lui même provoque une sidération, voire son propre effacement comme si le « sujet » s'absentait pour ne pas être détruit - ou, pire, parce que le viol détruit la possibilité même de le penser, parce qu’il annihile la vie psychique dans un champ plus ou moins étendu. Il faut alors rompre le secret, parfois avec une grande violence, au risque de passer soi même pour un aqresseur, en donnant les mots pour dire, les images pour représenter (avec des poupées, par exemple) 8 - c'est a ce prix que 1'enkystement que constitue le secret pourra se fragmenter et s'ouvrir à la vie . C'est rarement facile. J'ai évoqué plusieurs fois la loi française, qui, en l'état actuel des choses, conduit le violeur - et le psychiatre ! - en prison, comme si celle-ci était la seule solution. D'autres possibilités existent, je l'évoquais plus haut, dont certaines ont été expérimentées, au Canada, par exemple, ou dans des lieux où la vie est plus organisée autour de la responsabilité de chacun, et de la solidarité entre tous, où le recours à la prison est considéré comme une pratique d'un autre âge d'avantage faite pour détruire l'homme que pour le sanctionner. La question fondamentale de l'inscription, évoquée plus haut par rapport au Réel, conduit à réfléchir d'avantage sur la notion de sanction (dans les deux sens du terme) - qui du même coup lève le secret - que sur celle de répression ou d'isolement . Il est sans doute d'autres façons de prendre acte d'un fait, de lui donner des conséquences, de le sanctionner : l'incarcération, la "mise au secret" après le "secret de l'instruction", ne font trop souvent que renforcer la virulence de ce qui reste interdit de parole . "Je ne veux pas envoyer mon papa en prison, je ne dirai rien", crie cette petite fille pourtant longtemps abusée par celui-ci... Et cette autre, devant le juge : "Ce que j'ai dit à la police, c'est pas vrai, c'est des histoires" comme si fonctionnait une omerta - qui fait partie intégrante de la structure d'une famille incestueuse. 9 La loi est faite, devrait être faite, pour l'homme, dont il ne faut jamais désespérer et qu'il ne faut jamais désespérer, dit-on.

Si les "secrets d'alcôve" sont souvent des secrets de Polichinelle, par contre « l'intime » peut conduire, d'un commun accord, à garder des choses secrètes, mais celles-là ne fabriqueront pas du Réel. Les secrets d'état ou de famille, dans leur compacité, tout autant que la transparence prônée par Bentham, font des ravages : l'une et l'autre sont à l'opposé d'un lieu vide, intime, nécessaire au libre jeu du sujet.
Notes

1 Au sens de Pierce: le signe représente le sujet pour un autre sujet, alors que, pour Lacan, le signifiant représenté le sujet pour un autre signifiant, et le plus souvent à l'insu de celui-ci. Le premier système conduit à la "transparence", si chère aux politiques, le second à 1'intime et au secret.

2 « Les incestes réels, ce n’est pas pour nous, c'est pour l'ASE (Aide Sociale à l'Enfance »" disait récemment un analyste connu. Freud, Ferenczi, réveillez - vous ! "

3 Autrefois, ces faits ne sortaient pas de la famille élargie ou du clin; voire du village, et on savait y mettre fin énergiquement..

4 Il n'a fallu que plusieurs mois pour que le Parquet se mobilise.

5 Qu'on se rappelle l'affaire du Mans qui fit scandale il y a environ

6 Contrairement à une idéologie pseudo-analytique qui fit des ravages dans les années 70 : ne parlait-on pas de « faire de la psychanalyse dans les catacombes » ?

7 Je ne parle pas ici, bien sur, des scandaleuses injonctions thérapeutiques proposées au même titre qu’une peine dans les récentes lois, mais des entretiens avec un psychanalyste décidés d’un commun accord

8 Voire les propres signifiants de l'analyste, comme dans l'abord de certaines psychoses : ceci renvoie à d’autres questions - par exemple à ce fait clinique que la forclusion n’est pas l’apanage des psychoses - on retrouve cette dynamique dans les histoires traumatiques, par exemple.

9 C'est au point qu’un psy accompagne certains enfants qui, sans cette présence, seraient immédiatement repris dans une sorte de fascination à la simple vue de leur abuseur, et se rétracteraient pour maintenir le secret exigé par celui-ci.
Cet article avait été envoyé par Philippe Garnier à Rénald Gaboriau. Il aurait été publié dans une revue de psychanalyse, ou qui parlait de psychanalyse, au milieu des années 90, nous n'avons ni le nom, ni les coordonnées de la revue, ni la date de parution.