« Nous ne parlons pas bien entendu de cet extraordinaire transfert
latéral, par où viennent se retremper dans la psychanalyse
les catégories d’une psychologie qui en réinvigore
ses bas emplois d’exploitation sociale »
J. Lacan
« Il en résulte que, pour se révolter contre cette
influence que la société exerce naturellement sur lui,
l’homme doit au moins en partie se révolter contre lui-même
»
M. Bakounine
Philippe Garnier nous a menés à ce point de reconnaître
que psychanalyse et anarchie sont plus proches qu’on ne pourrait
à priori le penser. Il n’avait de cesse d’abord de
dégager la psychanalyse de l’idée qu’elle
ne serait qu’une vaste entreprise de dressage et de régulation
sociale ; la psychanalyse n’est pas l’auxiliaire de
la préfecture. Il ne s’agissait pas non plus pour lui de
rabattre tous les problèmes sociopolitiques sur une forme de
psychologisation ou encore de créer une sorte de « psych-anar-lyse
» où chacun des deux discours (psychanalytique et politique)
chercherait à combler les trous de l’autre. Ce que Philippe
Garnier, au contraire, tentait d’articuler, c’est en quoi
la psychanalyse, parce qu’elle promeut une théorie du lien
social, peut apporter un questionnement intéressant pour l’anarchie.
Il existe en effet une véritable anthropologie freudienne –
sur laquelle Lacan est revenue – qui offre des points de convergence
avec l’anarchie. Le but de ce présent article est de proposer
une introduction à la lecture des articles de Philippe Garnier.
Tentative sera faite de ne pas trop user, voire abuser, du jargon psychanalytique
afin de ne pas trop rebuter le/la lecteur-trice.
Pour le dire vite, la découverte de Freud montre que nulle fonction
économique n’est à l’origine de la société.
A cette assertion, c’est la clinique qui l’y a amené
très tôt puisque sans lien social, aucune existence n’est
possible. Ainsi Freud écrivait : « dans la vie psychique
de l’individu pris isolément, l’Autre intervient
très régulièrement en tant que modèle, soutien
et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi,
d’emblée et simultanément, une psychologie sociale,
en ce sens élargi mais parfaitement justifié ».
Commentant l’œuvre de Freud, Lacan va en dégager l’aspect
structural à partir du langage et prolonger la théorie
psychanalytique du lien social. Cette dimension est une référence
majeure pour Philippe Garnier.
Mais qu’est-ce que le langage ? C’est une structure, c’est-à-dire
un univers symbolique qui a son autonomie formelle. Le terme de structure
implique qu’un élément n’a aucune positivité.
En clair, un mot renvoie toujours à un autre mot, il n’a
pas d’autre limite que les autres mots. Il peut donc avoir plusieurs
effets de sens. Il ne s’agit donc pas de signes, comme chez les
animaux (Philippe donnait l’exemple de tel mouvement des oreilles
chez le cheval qui signifie toujours la même chose) mais de signifiants
(cependant, pour la clarté de mon propos, je garderai l’emploi
du terme « mot »). S’opère donc par cette structure
langagière une rupture avec la cognition naturelle. Autrement
dit, grâce au langage, nous nous détachons de l’immédiateté,
nous n’y adhérons plus. Dit autrement encore, « nous
manquons tout à fait l’instinct » (Lacan). Bref,
le langage change notre rapport au monde . Plus même, il nous
détermine. Comment cela ?
Parce que chaque mot renvoie à un autre mot, l’être
humain se trouve dans l’impossibilité de se définir
avec ces mots qui, pourtant, lui permettent de s’intéresser
à ce qu’il est ! Les réponses que le sujet peut
se donner passent par les mots mais aucun d’entre eux ne peut
lui dire qui il est définitivement. Le sujet n’est que
représenté par un mot pour un autre mot. Si nous cherchons
à nous dire, nous enchaînons les mots les uns à
la suite des autres sans jamais trouver le dernier terme. Donc, plus
le sujet parle et moins il sait qui il est, s’éloignant
sans cesse de son être, étranger à lui-même.
C’est ce que Lacan nommait le « manque-à-être
». Tel est le désir. En passer par le langage, c’est
par conséquent renoncer à une toute jouissance en échange
de la promesse d’une autre jouissance, disons plus acceptable,
plus sociable. C’est donc consentir à l’altérité,
mais pas sans malentendu. Ce passage ne tombe pas juste, il produit
un reste de jouissance qui fait la singularité de chacun-e. Encore
convient-il ici que le sujet ne colle pas aux premiers mots qui l’ont
épinglé, sortes de « tu es ceci…et c’est
tout, point final ». Pour ça, il faut que cette soustraction
de jouissance soit symbolisée. Doit donc intervenir un opérateur
logique que Lacan a appelé le(s) Nom(s)-du-Père qui borde
le trou de la béance subjective mais reste silencieux, c’est-à-dire
permettant le renvoi des mots. C’est ce que Freud avait présenté
sous la forme du mythe dans Totem et Tabou où les fils tuent
celui qui jouissait de tout et l’érigent en Totem, leur
permettant ainsi de se reconnaître comme frères et cohabiter
de façon vivable en renonçant à la toute jouissance.
Lacan a pu écrire que « toute formation humaine a pour
essence, et non pour accident de refréner la jouissance ».
Toutes ces références se retrouvent en filigrane dans
les articles de Philippe Garnier.
Pendant longtemps, notre société, sous l’influence
du monothéisme, a fait consister cet idéal de renoncement
à la jouissance, lui a donné forme. Ainsi, la fonction
des idéaux était de promettre des satisfactions possibles
mais en les tenant à une certaine distance, en leur soumettant
des limites, des interdits et des normes. « Quel pouvoir, écrivait
Philippe Garnier, se prive de faire miroiter la jouissance en la contrôlant
et en la dérivant à son profit ? » . Mise en place
d’un idéal commun, et en avant marche tout le monde ! Il
trouvait ici matière à réflexion dans les travaux
du psychanalyste et juriste Pierre Legendre (qui, ceci dit en passant,
semble bien mal vieillir). Pour cet auteur, le ressort de toute organisation
humaine est de construire mythiquement, politiquement et juridiquement
un principe différenciateur, c’est-à-dire un principe
qui permette qu’il ne puisse pas y avoir de confusion des places
et des générations et ainsi accéder à l’altérité,
faire de l’autre son semblable et non le même. S’assurer
d’elle-même est l’enjeu de toute société,
à savoir qu’elle se garantisse de tout anéantissement.
Grossièrement, il s’agit alors de mettre en scène
cet opérateur logique auquel nous avons fait référence
plus haut : le « Nom-du-Père ». Et comme le soulignait
Philippe Garnier, « les pouvoirs, les religions, vont tenter de
substituer une image précise, la leur, à l’image
comme opérateur » . J.P Lebrun le dit de manière
plus « soft » au sujet de la religion : « […]
le père a la charge essentielle de présentifier, en la
représentant, l’organisation symbolique qui nous caractérise
comme humains. Notons que dans notre civilisation, cette représentativité
assurée par le Père peut être attribuée à
l’influence du monothéisme. A cet égard, il n’est
pas dit que la manière prépondérante dont le Père
de la religion a occupé cette place soit la seule possible pas
plus qu’elle n’est d’emblée universelle. Elle
est néanmoins la façon singulière dont notre société
occidentale a fait siennes les contraintes de la structure du langage.
Car en faisant ainsi appel au Père de la religion, elle a donné
consistance à l’indispensable place pour le tiers au prix
de lui trouver une réponse forcée » . Réponse
qui avait pour corollaire d’en rajouter sur le renoncement à
la jouissance et ainsi réprimer fortement le sexuel et évincer
le féminin…
Aujourd’hui, la rencontre du capitalisme et de la science a ouvert
la voie à un type de lien social plutôt nouveau. En effet,
d’une part, du fait de la science, on ne carbure plus vraiment
à l’Idéal commun et d’autre part, «
grâce au » marché, on nous promet désormais
une pleine satisfaction à portée de main. Bref, non seulement
le ciel s’est vidé (Dieu est mort) et les lendemains qui
chantent sont aphones (chute du communisme), mais encore le discours
capitaliste se présente comme « fournisseur de jouissance
». J. Lacan notait en 1967 ce changement : « les hommes
s’engagent dans un temps qu’on appelle planétaire,
où ils s’informeront de ce quelque chose qui surgit de
la destruction d’un ancien ordre social que je symboliserai par
l’Empire tel que son ombre s’est longtemps encore profilée
dans une grande civilisation, pour que s’y substitue quelque chose
de bien autre et qui n’a pas du tout le même sens, les impérialismes,
dont la question est la suivante : comment faire pour que des masses
humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique
mais à l’occasion familial, demeurent séparées
? ». Pour G. Châtelet, nous sommes passés «
de la chair à canon à la chair à consensus et à
la pâte à informer » . « Allez-y, achetez,
consommez… et vous jouirez ! » assure la publicité.
Une véritable obsession gestionnaire s’empare alors de
notre société : on gère tout, sa vie, son temps,
son corps, sa sexualité, sa santé , … Rêve
d’un corps machiné, automatisé, et surtout déchargé
de sa responsabilité. Car en rabattant le désir sur le
besoin, on objective le sujet, à présent envisagé
comme une « machine à traiter l’information »
qui sait communiquer sans malentendu. Cet idéal d’un moi
fort, performant, sans manque, sans histoire et dans le même temps
flexible et malléable est formidable pour le marché !
Mais gare aux « maillons faibles » ! De ce délitement
du lien social, Philippe Garnier en donnait un certain nombre d’exemples
dans son article « Scènes de la violence ordinaire «
(in Réfractions n°5) et affirmait que « cette exhérédation
permettrait aussi de mieux comprendre la passivité sociale actuelle,
en particulier celle des chômeurs : tout est fait pour qu’ils
restent sans liens, sans « forme » et rejetés de
la vie sociale ». Dans une telle ambiance, un retour de flamme
est toujours possible mais annonce le pire. C’est bien connu,
le silence des pantoufles n’est pas si éloigné du
bruit des bottes que ça. Dans un ouvrage récent, C. Melman
exprime sa crainte de l’émergence de ce qu’il appelle
un « fascisme volontaire », « non pas un fascisme
imposé par quelque leader et quelque doctrine, mais une aspiration
collective à l’établissement d’une autorité
qui soulagerait de l’angoisse, qui viendrait dire à nouveau
ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas faire, ce qui est
bon et ce qui ne l’est pas » . Philippe Garnier l’évoquait
en parlant du retour de l’intégrisme.
Or, la psychanalyse et l’anarchie font rupture, me semble-t-il,
avec ces deux types d’organisations sociales. J’aborde ici
un thème qui était cher à Philippe Garnier. En
effet, lors d’une analyse, le sujet découvre peu à
peu qu’il n’existe pas d’Autre qui pourrait lui dire
qui il est, comment se conduire ou encore d’Autre qui possèderait
ce qui lui manque et il s’en libère (Ni Dieu ni maître).
Philippe Garnier ajoutait : « déconstruire ce qui empêche
de vivre, libérer des forces créatives, susciter du sujet
là où il n’a pas pu ou pas voulu advenir, reconnaître
et soutenir ce qu’il y a de singulier chez tout un chacun, reconnaître
l’ « étranger » en soi et chez l’autre,
lutter contre des approches normatives du sexe, faire éprouver
la liberté en acte, alliée à une égalité
de fait, montrer que la solidarité est première par rapport
à l’agressivité…ne retrouve-t-on pas là
des points proches des idées libertaires ? » . Psychanalyse
et anarchie font donc tous deux un pari sur la créativité
de l’humain, une dynamique d’invention (« poiêsis
»). « Voulez-vous être vivants ? Etes-vous fatigués
de tourner inutilement dans un cercle vicieux ? De penser sans rien
inventer ? (…) De vous agiter incessamment sans rien faire ? (…)
Voulez-vous enfin vivre, penser, inventer, agir, créer, être
homme ? » demandait Bakounine. Bref, par leur questionnement,
qui passe certes par des voies différentes , psychanalyse et
anarchie énoncent chacune à leur façon «
qu’il n’y a de solution pour un sujet que collective, même
si c’est toujours en même temps de façon singulière,
et chacun pris un par un, que cette logique peut trouver effet »
. Ceci a amené Philippe Garnier à poser qu’ «
il existe une éthique anarchiste, n’en déplaise
aux défenseurs de toutes les errances, à ceux qui confondent
la loi et le règlement, faire la révolution et brûler
un feu rouge (…) la liberté y est tempérée
par l’éthique et par son nouage à d’autres
principes – pas l’un sans les autres. On pourrait tenir
le même raisonnement à propos de l’égalité
: sans la liberté, elle n’est qu’un nivellement où
tout se vaut » .
Tout ceci n’est qu’une introduction, à mon sens,
aux multiples réflexions que nous a laissées Philippe
Garnier. Tout ne peut pas être abordé dans le cadre de
cet article, notamment ses travaux sur le pouvoir, la prison, la sexuation,
la question des anarchistes et du droit (avec R. Berthier), l’architecture,
la créativité, le secret, l’institution, etc., toujours
avec une grande liberté d’esprit. Il nous laisse donc avec
une pensée et des interrogations qu’il ne s’agit
pas d’enfermer dans des dogmes mais qu’il faut au contraire
relancer, renouveler. « Et, si la psychanalyse par son questionnement
radical du désir et du langage humain peut conduire en un point
complexe d’où peut surgir ce qu’on peut appeler l’invention
de sa propre vie, ou une dynamique créative, l’anarchie
peut amener, par exemple par sa critique de tout pouvoir, en un point
limite où chacun est paradoxalement mis en demeure d’inventer
son propre chemin ».
Rénald. GABORIAU
Le 14.08.03
BIBLIOGRAPHIE (non exhaustive) de Philippe GARNIER
- Psychanalyse et anarchie : à propos de l’ordre moral,
in Psychanalyse et anarchie, ACL, 1995.
- Psychanalyse et anarchie (avec la participation de Jean-François),
in Le monde libertaire n°959, 1994.
- Psychanalyse et anarchisme (avec la collaboration de Cécily
et J.F Lacroix), in Alternative libertaire n°192, février
1997.
- Anarchitectures ?, in Réfractions n°4.
- Scènes de la violence ordinaire, in Réfractions n°5
- L’art et l’inventivité, in Réfractions n°7
- Une prison si prisée, in V.S.T (éditée par les
CEMEA) n°46
Cet article est paru dans le Numéro 1329 du Monde Libertaire
du 25 Septembre au 1° Octobre 2003
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