« Il faut que cette société soit changée de
fond en comble. Elle ne se changera pas dans le sang. Elle changera du
jour où la justice, qui n’était qu’endormie,
s’éveillera au grand effroi de ses fossoyeurs et plus que
jamais rayonnante s’assiéra sur son tombeau. »
André Breton,
« Pour un «dégagement» des intellectuels »
in le Monde-le Siècle, 7 mai 1999.
« La fin justifie les moyens », dit l’adage. Pour nous,
libertaires, de quelle fin s’agit-il ? De la société
anarchiste, bien sûr ! D’une société sans domination
ni exploitation, sans obligation ni sanction 1. Chacun projettera sa chimère
personnelle, sa société future rêvée, chacun
puisera dans les expériences historiques quand l’utopie fut
atteinte au plus près, lors de la Commune de Paris quand le peuple
décida d’élire directement ses mandants, au début
de la Révolution russe lors de la naissance des « vrais soviets
», ou en Ukraine, avec Makhno, quand l’administration des
villages ou la résistance armée s’autogéraient,
ou lors de la Révolution espagnole de 1936 quand l’argent
fut brûlé dans quelques villages
2 et que l’on collectivisa champs, usines et ateliers.
La Révolution commence dans un seul pays, dans quelques régions,
dans une ville, dans quelques villages, dans un pays en guerre : le chambardement
se fait toujours au milieu du fracas des armes.
Nous pouvons penser qu’aucune révolution ne sera jamais
une fin, et qu’il n’y aura de « fin », même
provisoire, qu’à la faveur d’un moment historique
de rupture où peut se déchaîner la violence révolutionnaire.
« Ce qui, à mon avis, est étranger aux non-violents,
c’est la notion du « phénomène révolutionnaire
», du dynamisme créateur de la révolution «
catastrophique » (selon l’expression de Sorel). La conception
révolutionnaire de la révolution est caractérisée
par la conviction qu’à travers les désordres et les
crises, les souffrances et les enthousiasmes, se déploie un processus
vivifiant, porteur de nouvelles formes d’existence, d’organisation,
de conscience. La conviction qu’en balayant des structures contraignantes
et arbitraires la révolution libère les forces contenues
qui donneront à la collectivité l’énergie et
la puissance d’invention nécessaires pour jeter les bases
d’un nouvel ordre. » 3 Il n’est pas question de nier
l’évidence, les « faits », ni la dynamique de
l’Histoire : tout désordre, tout ce qui déstructure
un monde trop figé permet la naissance d’un « autre
ordre des choses ». Seulement, nous voulons pouvoir réfléchir
à d’autres démarches, et aussi pouvoir imaginer et
expérimenter d’autres possibles sans que pour autant le massacre
de l’ennemi soit un passage obligé.
Violence et révolution
Il n’est pas toujours facile de définir ce que nous entendons
par « violence », et de différencier un acte violent
d’un autre qui ne le serait pas, ou qui serait non violent, même
si, de prime abord, ce constat peut sembler aller de soi.
Pour faire avancer notre réflexion, nous avions prévu
de consacrer une partie de ce numéro de Réfractions à
définir la notion de violence. Cette tâche n’a pu
être accomplie. La recherche a pourtant été conduite,
bon gré, mal gré, par les approches successives des divers
participants, sans pour autant épuiser le sujet.
Quand on parle de violence, s’agit-il de la force employée
pour imposer la domination (la notion de force étant souvent confondue
avec celle de violence) ou pour se libérer de cette domination
? S’agit-il de la fureur déployée dans l’un
ou l’autre cas ?
Il y a quelques années déjà, au sein du groupe
Anarchisme et Non-Violence, nous avions tenté de réfléchir
sans à priori à la notion de violence, conscients que
sous ce terme nous pouvions trouver des acceptions contradictoires ou
tout simplement des propos farfelus, et que ce terme trop chargé
était piégé. Nous avons cru bon de dire qu’il
était insuffisant de nommer violence le simple fait de tuer un
être humain, et qu’il fallait y associer la notion plus
générale de destruction – qu’il s’agisse
de destruction matérielle, de destruction physique d’êtres
vivants, de destruction psychique, etc. – puis de réfléchir
sur le droit de détruire. étant entendu que l’on
pouvait accepter certaines destructions et en rejeter d’autres,
tout n’étant pas permis.
Ainsi, la grève active, le boycott, le sabotage, l’invasion
de lieux publics en force, mais sans violence contre les personnes, n’étaient
pas moyens à négliger, mais au contraire à encourager.
La violence peut être ouverte, apparente ou cachée. Ainsi
la délinquance économique et financière des nantis
doit être qualifiée de violence faite aux exploités.
à quelque théorisation qu’elle puisse donner lieu,
la lutte des classes est d’abord un fait, et toujours actuel.
L’idée essentielle resta de ne pas opposer violence et
non-violence, mais de dire qu’il y avait une gradation accompagnant
une échelle des valeurs qu’il s’agissait d’apprécier
échelon après échelon : la non-violence n’étant
pas l’antithèse de la violence et qu’il fallait sortir
de cette dialectique par trop sommaire. Aussi avons-nous persisté
à penser que se poser le problème de la violence n’était
pas un faux problème et qu’il n’était pas
si stupide de continuer à rechercher une cohérence, de
traquer la contradiction entre le futur idéalisé et les
moyens de l’atteindre.
Mettre en avant cette « objection de conscience globale »
pouvait, et peut encore, nous être reproché comme un excès
de sensibilité, comme un moralisme puéril, un refus d’accepter
le monde tel qu’il est : nous serions restés, en somme, des
ringards...
Il ne s’agissait pas pour autant de systématiser l’idée
de non-violence, d’en faire un dogme, de devenir des intégristes
d’une panacée sociale, il s’agissait de parier sur
la non-fermeture de l’Histoire, de réinventer l’idée
de révolution.
« Le projet révolutionnaire, de nos jours, comparaît
en accusé devant l’histoire : on lui reproche d’avoir
échoué, d’avoir apporté une aliénation
nouvelle. Ceci revient à constater que la société
dominante a su se défendre, à tous les niveaux de la réalité,
beaucoup mieux que dans les prévisions des révolutionnaires.
Non qu’elle est devenue plus acceptable. La révolution est
à réinventer, voilà tout. » 4
La violence est première, primordiale. Il est de fait que le
monde qui nous est donné est un monde violent, naturellement
violent, où les êtres se dévorent entre eux pour
survivre, procréer et mourir. Dévoration qui se fait selon
une hiérarchie dans la prédation où l’homme
parade en haut de l’échelle des espèces sans être
assuré pour autant de ne pas être détruit par un
virus inconnu.
Il y a ainsi une violence originelle, biologique, qui a sa source dans
le fait que nous sommes des animaux, humains certes, mais animaux quand
même. Il y a également une violence du droit étatique
qui sacralise la propriété. Et c’est imprégné
du plus profond pessimisme qu’il nous faut envisager l’évolution
des sociétés. Autrement dit : avoir une conscience acérée
que le monde ne se transformera pas facilement. L’optimiste, tout
au contraire, quand il se rend compte des difficultés du chemin
à parcourir,« au lieu d’expliquer la marche des choses
par les nécessités historiques [...] est tenté de
faire disparaître les gens dont la mauvaise volonté lui semble
dangereuse pour le bonheur de tous. Pendant la Terreur, les hommes qui
versèrent le plus de sang furent ceux qui avaient le plus vif désir
de faire jouir leurs semblables de l’âge d’or qu’ils
avaient rêvé, et qui avaient le plus de sympathies pour les
misères humaines : optimistes, idéalistes et sensibles,
ils se montraient d’autant plus inexorables qu’ils avaient
une plus grande soif du bonheur universel. » 5
La non-violence intraspécifique
Dans l’Entraide, Kropotkine a développé une vision
plus nuancée de ce monde en décrivant l’aide mutuelle
existant à l’intérieur de chaque espèce,
donc également à l’intérieur de l’espèce
humaine. Description heureuse et datée, mais que les recherches
actuelles confirment sur un point important :
« Les recherches en paléontologie ont été longtemps
bloquées par l’idée que l’Homme transcende le
reste de la création, donc notamment les autres primates. C’est
seulement à la fin du xxe siècle qu’elles ont réussi,
avec l’aide de disciplines comme la biologie moléculaire
et l’éthologie, à dégager entre certains primates
des ressemblances non seulement morphologiques, mais aussi génétiques
et culturelles, qui suggèrent de classer les hommes avec au moins
les chimpanzés dans une même famille, en voyant dans le développement
des comportements dits altruistes un effet de la sélection naturelle,
sans saut ni rupture. » 6.
Ainsi, dans notre volonté de nous dégager de la violence,
nous ne faisions que tenter de mettre en pratique et théoriser
une tendance de l’évolution humaine, projet qui ne ruine
pas pour autant le constat de carnage universel ni ne nous réconcilie
avec l’horreur quotidienne d’un monde insupportable si nous
voulons le regarder avec sympathie.
L’homme, l’être humain, est porteur d’une violence
individuelle et collective naturelle, porteur aussi d’un goût
du pouvoir et de la domination (et le milieu libertaire, n’échappe
pas à cet atavisme) 7.
Mais l’homme est aussi un être socialisé qui a créé
au cours des temps des pratiques de solidarité, d’entraide,
transformées en « bons usages » coutumiers, en règles
de vie, enfin revendiqués et institutionnalisés comme droit,
droit à l’égalité, à la liberté,
etc. La violence, naturelle répétons-le, tend alors à
être contrôlée ou bannie du milieu social.
Seules la vie collective, la sociabilité, l’éducation
canalisent et retiennent cette violence (ce principe se renverse pourtant
quand il s’agit du phénomène de la guerre).
Cet état de nature où règne la violence (violence
à l’intérieur de l’espèce mais surtout
violence contre l’ensemble du règne animal) vaut donc pour
l’humanité. Violence corrigée par des dépendances
familiales, villageoises, régionales et nationales et, de plus
en plus, internationales : c’est le rêve de la paix universelle
8.
L’humain qui se découvre un animal comme un autre, déterminé
(donc pas ou peu libre) par de multiples pesanteurs archaïques, se
veut pourtant différent de par la conscience qu’il a acquise
de sa situation. Ce plus, qui fonde ce qu’il nomme sa liberté,
l’a conduit de réflexion en réflexion à ne
pas accepter le monde tel qu’il se présente, à aller
contre la nature qui est, et à vouloir rendre ce monde meilleur
; et donc à l’ambitieux projet de se transformer lui-même.
La loi en devenir, naturelle, biologique, de « non-violence à
l’intérieur d’une même espèce »,
et que l’être humain tente depuis la nuit des temps d’ériger
en loi morale, en culture, régissant les rapports entre semblables,
tarde à s’instituer universellement ; elle se heurte à
la violence que nous qualifierons de pulsionnelle, violence individuelle,
nécessaire au maintien de sa propre vie.
Bien que prônée inlassablement (par les morales et les
religions), cette loi demeure peu respectée, voire méprisée
; l’être humain peine à dépasser ou à
refouler son passé animal. L’humain reste encore, avec
des nuances, un loup pour l’humain. Cette volonté de fraternité
n’est pas partagée par tous. Ainsi d’autres «
choix » sont faits, obéissant à d’autres pulsions,
d’autres appétits : choix de dominer, d’exploiter,
de faire souffrir... Il semble que cette violence pulsionnelle s’exacerbe
quand l’individu n’est pas reconnu dans la parole de l’autre
et qu’elle soit inversement proportionnelle au pouvoir de dire
les choses, à la possibilité d’avoir une parole
sur le monde.
Parce qu’il est ce qu’il est, l’être humain
a créé diverses sociétés qui, à quelques
exceptions près, sont sociétés de violence structurelle
où règne la loi des plus forts, la domination et l’exploitation.
Cependant, d’expérience, et parce qu’ils ont imaginé
un autre monde possible, des humains ont acquis la conviction qu’une
fraternité peut régner, que la répartition plus
égalitaire des richesses peut être mise en place et que,
en quelque sorte, l’égalité des droits, la justice,
le bonheur, valeurs défendues présentement, pourraient
être vécues dans un futur proche. Ce projet rend l’attente
insupportable à la plupart, l’impatience les habite, cependant
que la réalité est endurée par ceux qui portent
la crainte de la répression, crainte d’être frappés
de malheurs encore plus grands.
La contre-violence
Il arrive pourtant que l’intolérable soit atteint, et
c’est la révolte.
« Il est inutile de se révolter contre la pluie qui tombe,
le froid qu’il fait ou contre le temps qui passe. Toute révolte
métaphysique est vaine. » 9
Mais il est juste de se révolter contre l’injustice créée
par l’homme lui-même ; il est légitime de vouloir
changer la vie et de tenter de transformer le monde. L’Histoire
est faite de ces révoltes de paysans pressurés par les
seigneurs ou d’ouvriers exploités par leurs patrons ou
plus généralement d’humains simplement désireux
de vivre selon leurs idées.
La violence structurelle du possédant, du dominant, qui ne veut
rien lâcher ni de son trop-plein de biens ni de son pouvoir est
première. Et les dominants ont intérêt à ce
que cette violence soit volontairement confondue avec l’Ordre, pseudo-ordre,
tellement intériorisé par les dominés qu’ils
vont qualifier eux-mêmes de désordre la contre-violence de
ceux qui, depuis les temps les plus anciens, se heurtent désespérément
au Pouvoir.
Le rebelle une fois vaincu, le retour à l’ordre ancien
s’accompagne toujours de la répression et du massacre de
ceux qui ont osé s’opposer. Quelques réformes, quelques
amendements sont parfois octroyés pour apaiser les situations
vraiment trop criantes quand les possédants ont compris que lâcher
un peu de lest coûte moins que les dégâts infligés
par la colère de la rébellion.
Parce que la révolte seule, indéfiniment renouvelée,
sans résultats durables, semble se perdre dans la répétition
infinie des répressions et se désespérer, l’idée
de « révolution » a surgi, porteuse de l’espoir
d’une fin ultime de tous les malheurs.
La révolution, « c’est un processus social collectif,
qu’il faut construire et mettre en place quotidiennement jusqu’à
ce qu’on arrive au moment insurrectionnel et expropriateur qui
interrompt la continuité existante ».
la Lanterne noire, n° 3, p. 14.
Contester l’ordre établi, s’opposer à l’injustice,
mettre en avant un projet révolutionnaire semble impensable sans
l’exercice de la violence.
Pourquoi la violence est-elle donc régulièrement remise
en question par certains anarchistes ?
Anarchie et cohérence
Les anarchistes sont des révoltés par excellence, spontanément,
généreusement violents. Cette violence est constitutive
de notre Histoire : la violence anarchiste est une réponse à
la violence structurelle de la société. Mais, de par sa
culture particulière faite du respect de l’autre et de
sa liberté, dans un deuxième temps l’anarchiste
s’interroge, tout en criant la légitimité de cette
violence. Cependant, des anarchistes n’ont pas voulu se contenter
de cette dernière attitude. Ils ont considéré que,
pour mettre en place la société de leurs rêves,
l’utilisation des moyens du pouvoir, de l’autorité
10 et de la domination, était contradictoire avec la pensée
libertaire. Cette attitude s’explique par un souci de cohérence
éthique et politique, si on veut admettre que les moyens utilisés
portent les qualités ou les tares qui bonifieront ou pervertiront
la fin désirée.
La question se pose alors de savoir si la violence (et là il s’agira
moins de violence spontanée que de violence organisée) ne
crée pas à terme et inévitablement les bases sociologiques
de l’édification du pouvoir, de l’autorité et
de la domination ?
Le pouvoir, l’autorité et la domination s’accompagnent
toujours de la violence. Violence qui peut prendre de multiples formes
: on parlera ainsi de violence institutionnelle, de violence structurelle,
de violence pulsionnelle, etc.
En même temps, il faut se poser honnêtement la question de
savoir dans quelle mesure la contre-violence est libératrice quand
elle se développe et s’organise, bridant un mouvement réellement
spontané, et quelles autres conditions sont nécessaires
pour que cette violence ne se transforme pas en oppression.
L’organisation de la contre-violence n’entraîne-t-elle
pas ses protagonistes sur l’envers du but recherché ?
Quand on est certain d’avoir raison, on ne se pose pas la question
de la légitimité de la violence, et on pense sans peine
que la violence n’est pas le mal absolu si elle est au service
du dominé, de l’exploité. Elle ne devient ce mal
que lorsqu’elle établit une domination.
La violence conçue comme simple force de légitime défense
ou comme moyen de libération paraît le moyen le plus naturel
à opposer à la violence adverse. Et on peut avancer sans
inconvénients majeurs que la violence révolutionnaire
est dans un premier temps efficacement libératrice.
Pour perdurer dans son efficacité, la violence devra devenir guerrière
et militarisée, donc génératrice de pouvoir («
le pouvoir est au bout du fusil »), elle ressemblera alors de plus
en plus à son adversaire. On peut dire que l’anarchiste qui
adopte les moyens de son ennemi devient celui qu’il combat. Car
la violence paraît bien posséder sa propre logique, qui pervertit
d’autant qu’elle avance en puissance, la violence devient
alors instrument potentiel de domination et d’autorité. Nous
sommes là face à une contradiction 11.
La violence, moyen essentiel de la domination capitaliste et étatique,
est-elle un moyen neutre, non marqué de négativité
?
Pour généraliser, on peut se demander si toute fin est
contenue dans les moyens, et si les moyens de tracer
la route de l’Histoire, les moyens de construire le monde futur
doivent prédominer sur la fin.
Puisque la violence pose problème aux réformateurs sociaux,
on cherchera alors d’autres moyens pour construire une société
nouvelle et libre, et on ne négligera pas de se poser également
une autre question : « Est-ce que, à trop vouloir privilégier
les moyens, on n’est pas conduit vers une pensée oublieuse
des fins ? »
Le réformisme
Se poser la question des moyens ne renvoie pas seulement à se
poser la question de la violence. On a trop souvent confondu non-violence
et réformisme, non-violence et légalité, non-violence
et pacifisme :
« Je n’ai pas la superstition de la légalité.
Elle a eu tant d’échecs ! mais je conseille toujours aux
ouvriers de recourir aux moyens légaux ; car la violence est
un signe de faiblesse passagère. » 12
Les socialistes parlementaristes ont fait le choix de la légalité,
de la démocratie et de l’électoralisme pour conquérir
l’état, qui doit devenir l’instrument de transformation
de la société. Cette stratégie est jugée depuis
longtemps, et quotidiennement, pour plus que médiocre, mais acceptée
comme la moins mauvaise solution à tous les problèmes (à
preuve, un Premier ministre socialiste 13 qui a fait publiquement, comme
malgré lui, l’aveu de son impuissance à infléchir
la volonté des multinationales et du Marché tout-puissant).
D’un autre côté, l’Histoire a montré l’ineptie
du projet des marxistes qui comptaient bien installer, après s’être
emparés du pouvoir par la violence, une société socialiste
qui ferait disparaître tout système étatique. Ils
ne purent mettre en place qu’un capitalisme d’État
qui accouche maintenant d’un capitalisme sauvage.
L’état et le capitalisme étant l’ennemi, on
peut avancer que choisir les moyens de l’État ou ceux du
capitalisme, participer à leurs instances, collaborer à
quelque niveau que ce soit, c’est faire le choix de moyens inadéquats.
Plus précisément, les anarchistes mettent en suspicion
toute délégation de pouvoir sans contrôle permanent,
tout mandat en blanc, et se soumettent à l’obligation rigoureuse
d’être révoqués à tout moment à
la demande de leurs mandants. C’est du moins ce qui est préconisé
; la pratique réelle sera plus ou moins ferme.
Ainsi la participation aux élections parlementaires, à des
élections communales, municipales, à l’institution
des prud’hommes, ainsi qu’à la cogestion de certains
organismes comme les comités d’entreprise, les caisses de
retraite, etc., sont cause de polémiques accompagnées d’exclusion
14. On peut classer dans ces moyens les coopératives, les mutuelles,
etc., qui n’ont pas changé la société capitaliste,
qui au contraire s’y sont intégrées, même si
on peut rétorquer qu’elles ont amélioré la
condition des travailleurs. Il en va de même du syndicalisme classique
de revendication.
Projet libertaire
Consensus et réalités
Le projet libertaire ne peut être imposé. Même à
une minorité par une majorité, minorité qui devra
toujours conserver son libre choix de vivre autrement.
Lors de la Révolution espagnole de 1936, la violence sociale
première vint des militaires factieux opposés au changement
social que souhaitaient des millions de travailleurs. Il y avait bien
eu des tentatives révolutionnaires violentes dans les Asturies
et ailleurs, mais cette violence était déjà une
réponse à la violence structurelle imposée par
l’état, par le capitalisme et par l’obscurantisme
religieux. Classiquement, chez les anarchistes, quand on parle de violence,
on pense à cette violence-là. D’un autre côté,
Gandhi lui-même a dit que « si nous sommes incapables de
non-violence, nous devons au moins, si nous sommes des hommes, être
à même de nous défendre en combattant ».15
Si une effervescence « violente » semble favoriser la libération
des esprits, un autre facteur entre également en jeu : la vacuité
qui se crée justement lors du « désordre révolutionnaire
» ; creux occupé par ceux qui se révoltent, mais
vide qu’il faudrait maintenir pour que puisse tourner la roue
de la Révolution.
Il est certain qu’au lendemain du Grand Soir, les problèmes
ne seront pas effacés d’un coup de bâton magique et
révolutionnaire : nous savons bien que le vieux monde est en nous,
qu’il habite nos cerveaux. Quand nous lisons des témoignages
sur cette révolution espagnole, on constate que sur le terreau
révolutionnaire ont surgi des comportements, des institutions qui
n’avait rien de libertaires 16. Ainsi avons-nous connu des ministres
anarchistes et des quasi-généraux d’armée.
On peut parler de dérive, de pesanteur de l’Histoire, de
dysfonctionnement. Et il serait bien aventureux de dire ce qu’aurait
pu devenir le système des collectivisations s’il avait duré.
Peut-être pouvons-nous nous réjouir d’avoir perdu tous
ces combats, tout en gardant en mémoire les compagnons massacrés,
les compagnes sacrifiées. Car, l’idéal demeurant sans
trahison, l’espoir nous reste de construire un monde nouveau en
tenant compte de nos défaites et de l’enseignement reçu
dans la douleur.
Chacun de nous garde en mémoire, après Mai 68, les essais
communautaires, certes de faible ampleur. Mais qui échouèrent
pour mille et une raisons, rejetés par le milieu social mais aussi
pour des causes internes explicables par des comportements immatures.
On sait d’expérience la difficulté à mettre
en place n’importe quel projet de vie commune, n’importe
quelle structure de production, n’importe quel groupe d’édition,
etc. Et il faut s’« armer » de patience, de volonté
et d’énergie pour ne pas sombrer dans le découragement.
La créativité
Nous nous satisfaisons trop facilement d’une culture protestataire.
Il est remarquable que nous, nous et nos proches compagnons, soyons
toujours contre. Contre le père, contre la société,
contre l’état, etc., et à attendre, en piétinant
d’impatience, l’instant catastrophique et libérateur
qui ouvrira les portes de l’avenir. Ce comportement vain est porteur
de désillusions irrémédiables si nous ne le corrigeons
pas. Et la voie paraît étroite pour se déprendre
des contradictions, compromissions que nous impose la société.
Si la notion de destruction peut nous aider dans l’analyse de
la violence, la notion de création, de créativité
aidera à en sortir. Il semble qu’il faille d’abord
procéder comme à une sorte de renversement de l’esprit,
renversement de l’imaginaire par la poésie, l’utopie
et le rêve, clés mentales pour déverrouiller les
contradictions intellectuelles qui nous paralysent. André Breton
en donne un exemple, citant une anecdote attribuée à Bashô.
Un de ses disciples avait composé un haïku qu’il jugeait
cruel :
« Une libellule rouge
Arrachez-lui les ailes
Un piment. »
Il le transforma en :
« Un piment
Mettez-lui des ailes
Une libellule rouge. » 17
Ce renversement de l’esprit, cette volonté de lire l’anarchisme
d’un œil autre sera la condition d’une véritable
révolution sociale, encore inconnue de nos imaginaires trop empêtrés
dans des doctrines qui n’ont pas su se renouveler.
Si l’Histoire nous enseigne, elle a quand même tendance
à bégayer et à radoter si on ne la place pas sous
le signe de la créativité sociale. Volontaristes, nous
pouvons lui écrire un autre discours, et lorsqu’elle se
présentera vêtue des oripeaux du passé, c’est
à nous de lui proposer d’autres habits... neufs.
André Bernard
1. Philippe Garnier qui réagit à ce mot m’écrit
: « Une telle société diminuerait sans aucun doute
les actes délictueux (meurtres, incestes, etc.), mais les supprimerait-elle
? On peut en douter, ceux-ci impliquant alors une sanction afin de prendre
acte d’un tel agissement et de ne pas le laisser sans conséquence.
La société anarchiste, qui prône une « morale
supérieure », n’est pas une société sans
« loi », ne serait-ce que parce que, sans « loi »,
il n’y aurait, probablement, ni désir ni « je »
possibles. Vaste débat...
2. Vicente Marti : la Saveur des patates douces, ACL, 1998. Equipo
juvenil confederal : la Collectivité de Calanda, CNT, 1997, ou
le film de Ken Loach : Tierra y Libertad.
4. Internationale situationniste, n° 6, 1961, p. 3.
5. Georges Sorel : Réflexions sur la violence, éd. Rivière,
1950, pp. 16-17.
6. Fr. Sébastianoff, Réfractions, n° 4, p. 88.
7. Voir Philippe Coutant : Comment devenir un bon dirigeant politique
en dix leçons et Militer en paix avec la chefferie militante,
est-ce possible ?
8. à ce propos, il faut signaler un malentendu (déjà
abordé dans Anarchisme et Non-Violence, n° 14, 1968) quand
on se plaît à confondre les pacifistes intégraux
(non violents ou pas), ne s’opposant qu’à la guerre
et prêts à trop de concessions pour l’éviter,
et les partisans d’une non-violence active portant une ambition
révolutionnaire sociale radicale : le pacifisme et la non-violence
ne sont pas synonymes.
9. Anonyme.
10. Philippe Garnier note encore : « Autant la domination est
à combattre, autant il faut, je crois, nuancer pour le pouvoir
(qui peut être entendu comme la puissance de faire quelque chose,
de créer, de transformer le monde) et pour l’autorité,
qui peut être liée, par exemple, à une compétence
reconnue. Là encore, le débat est ouvert... »
11. Voir « Contradictions » d’Antonio Martín,
les Temps maudits, n° 6, pp. 19-26, octobre 1999.
15. Gandhi : Tous les hommes sont frères, textes choisis, Gallimard
Folio, 1991, p. 178.
16. Voir Frank Mintz : Autogestion et anarcho-syndicalisme. Analyses
et critiques sur l’Espagne 1931-1990, éditions CNT Région
parisienne, 1999.
Le lien d'origine
http://refractions.plusloin.org/refractions5/papillon-bernard.htm
et
http://cabanel.jennifer.free.fr/reserve_2/
une_libellule_rouge.doc
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