Créativité, inventivité, poiêsis
Le jeudi 10 avril 2003.
Le n° 9 de Réfractions intitulé « Au-delà de l'économie, quelle(s)
alternative(s) ? » a paru au cours de l'automne-hiver 2002. Le numéro 10,
« Les anarchistes et l'Internet » est chez l'imprimeur et doit paraître
début mai 2003. Le numéro 11, que nous souhaitons intituler : « Créativité,
inventivité, poiêsis », doit paraître en octobre 2003.
« L'homme est un travailleur, c'est-à-dire créateur et poète. »
(P.-J. Proudhon, Système des contradictions..., tome II, p. 361).
« La poésie doit être faite par tous »,
écrit aussi Lautréamont.
En préambule, nous voudrions dire que l'Art, avec un grand A, ne devrait
pas être, principalement, le sujet de ce numéro 11 de Réfractions.
Notre projet n'a pas l'ambition de nous lancer dans une critique de l'art
et des artistes car d'autres l'ont fait bien avant nous (les dadaïstes,
les surréalistes, les situationnistes).
Nous rechercherons, plus simplement, à replacer le « faire » des artistes
dans le champ général de la créativité et de l'inventivité sociales, dans
le « faire » (la poiêsis) propre à tout un chacun.
Nous affirmerons que tout être humain porte en lui une pensée inventive,
un imaginaire, un potentiel de créativité, certes variable selon les individus,
mais qui est annihilé, étouffé, stérilisé quand se mettent en place des
statuts particuliers de cloisonnement, quand on enferme un inventeur
quelconque dans sa spécialité.
Le champ du social, pour nous, devra être le lieu par excellence de l'activité
de l'imaginaire. De même, nous ajouterons que notre vie peut s'inventer
au jour le jour, lors de toute rencontre vraie, y compris dans le faire
de l'amour ; et qu'elle peut être élevée à la hauteur d'une oeuvre d'art
par un travail sur soi. Nous redirons après Fernand Pelloutier que nous
voulons être « des amants passionnés de la culture de soi-même ».
Notre critique sera critique de la séparation, parallèle à celle
du morcellement des tâches comme dans le travail à la chaîne,
et ce par rapport à toute oeuvre, quelle qu'elle soit.
Comme nous critiquons le travail quand il est salarié, nous critiquons
l'art quand il est marchand ; pour privilégier l'« activité gratuite »
et généreuse. On nous dira qu'« il faut bien vivre ! ». Sans doute, mais
pas n'importe comment. Est-ce « vivre » que de s'abrutir à un travail
imbécile en échange d'une intégration médiocre et précaire dans la société
du capital ? Parvenir, non plus, ne peut satisfaire notre raison
de vivre.
Vivre de son art, vivre de sa plume, vivre de sa truelle, vivre de ses
traductions ou de son savoir en telle ou telle activité peut se discuter.
Le métier de bourreau, même si ce dernier est très habile, n'est-il pas
haïssable ? De même le scientifique quand il participe à des oeuvres de
destruction ? Que dire du métier de politicien, professionnel du pouvoir
et de la fausse promesse sociale ?
En revanche, il est difficilement contestable de mettre en question la
nécessité de la pratique professionnelle du médecin, du plombier, de l'architecte,
du jardinier, etc. ; et il est sans doute impossible de faire l'unanimité
quant à la valeur d'une oeuvre d'art quelconque. Et qu'en est-il de l'utilité
sociale de cette dernière ?
L'ouvrier, les gens de métier, seront plus ou moins compétents et efficaces ;
apprécier une production « artistique » quelconque relève de la subjectivité
de chacun et de sa culture.
Il importera donc, quand même, de ne pas limiter la créativité à l'art
ni d'opposer l'art à la vie quotidienne, au travail et à toute activité
sociale ; ce serait accepter la séparation, étant entendu que, dans la
société actuelle, le travail est essentiellement aliénant pour la grande
majorité et ne favorise en rien la créativité.
Cette séparation, que nous constatons, n'est qu'une conséquence
de l'état actuel de la société hiérarchisée et injuste qui est la nôtre,
et que nous voulons révolutionner, mais que le capitalisme dans
ses stratégies sait gérer au mieux, et où il montre son habileté à contrer
nos combats. Même si la créativité et l'inventivité sont en tous lieux
sous-jacentes et prêtes à exploser à la gueule du capital et de l'État,
ces derniers ont compris que ces forces vives pouvaient être retournées,
détournées et canalisées à leur profit. L'ouvrier, au plus bas de l'échelle
sociale, qui sait trouver le geste économisant sa force et qui sait inventer
une meilleure « façon de faire », verra rapidement son geste récupéré
par le capital.
Par ailleurs, la séparation renvoie à l'individualisme quand chacun est
coupé des autres (donc vulnérable à toute manipulation du pouvoir).
Freiné, paralysé, asphyxié, dévoyé ou seulement endormi, l'imaginaire,
s'il n'est pas complètement anéanti, peut se réveiller, se libérer à tout
moment. L'explosion sociale a souvent surpris les plus prévenus.
Dans ce champ du social, assoupi par la désespérance et l'ennui, surgissent
à heures irrégulières des mouvements de révolte que personne n'attendait ;
profitant d'un vide étatique provisoire, d'une crise qui paralyse les
noeuds du pouvoir, une brèche s'ouvre, une capacité organisationnelle
à la base s'élance et montre sa puissance. L'imagination prend le pouvoir,
selon le slogan de Mai 68.
Mais l'imaginaire prendra aussi les chemins les plus inattendus : ainsi
la frénésie créative des artistes dits « bruts » qui se lancent à corps
perdu dans des réalisations étranges la retraite venue. Dans les hôpitaux
psychiatriques, quand les malades ne sont pas assommés de médicaments,
on peut voir se développer des activités « artistiques » nullement empêchées
par l'obligation de gagner son pain tout au long du jour.
Le projet anarchiste d'une société autre porte en lui le refus de cette
séparation : à nous d'abolir ce qui stérilise la pensée des femmes et
des hommes et nous appauvrit tous !
S'il est plus valorisant d'être l'orateur que l'on vient écouter plutôt
que celui (ou plutôt celle !) qui va balayer la salle et ramasser les
mégots ; même si l'ego de l'artiste trouve son compte à recevoir des compliments,
et des commandes, lors d'un vernissage, etc., l'anarchiste, parce qu'il
porte un nouveau monde en lui, ne peut se satisfaire de cette répartition
des rôles établis comme de toute éternité (cf. la tripartition de Dumézil).
Ce que nous voudrions ainsi mettre en avant, c'est l'inventivité, la créativité,
le « faire », l'œuvre, la poiêsis, qui se manifeste non pas seulement
dans ce que l'on a coutume de nommer les arts plastiques comme la peinture,
la sculpture, la musique et le chant, et aussi le théâtre, mais dans tous
les actes de la vie quotidienne comme au niveau des métiers, du travail
(disons de l'« activité humaine » pour ceux qui associent le travail au
tripalium, à la torture) mais aussi dans l'inventivité que manifeste
l'être humain dans sa sociabilité.
Sont qualifiés d'artistes d'abord ceux qui ont réussi dans le présent
à vivre de leur art : ils sont reconnus. Les autres seront rangés dans
la catégorie des « maudits ». L'utilité sociale de l'artiste n'est pas
à questionner. L'art ne doit pas « servir » ni être au service d'une quelconque
idéologie ou d'un pouvoir : il se nierait privé de son absolue liberté.
Car l'art est l'activité libertaire par excellence ; c'est une recherche
pure, paraissant inutile au premier venu ; c'est une fenêtre ouverte sur
l'inconnu, sur l'aventure, sur la découverte...
Les artistes, auparavant souvent anonymes et confondus avec les artisans,
en réussissant, en « parvenant », ont gagné une autonomie qui a creusé
un fossé entre eux et le reste de la société. La spécialisation s'installe
dans ce domaine, comme dans bien d'autres d'ailleurs. Puis leur production
« reconnue » devient marchandise, comme n'importe quelle production, plutôt
que « jeu » gratuit et expression du plaisir...
Ainsi nous critiquerons les notions d'« art » et d'« artistes » dans la
mesure où se déploient des activités qui séparent et qui portent en elles
tout ce que nous critiquons dans le capitalisme, qui, d'un côté, valorisent
exagérément ceux qui créent et, de l'autre, dévalorisent ou marquent une
distance envers ceux qui regardent, ceux qui écoutent, ceux qui lisent,
en bref ceux qui consomment les productions « artistiques » ou « littéraires »
et qui se croient, eux, incapables, impuissants ou si peu habiles à l'expression,
intellectuellement, sensiblement et plastiquement.
Pour autant, il ne s'agit nullement de prôner un égalitarisme primaire
des qualités : il y a en effet des individus plus doués que d'autres pour
telle ou telle activité. Il s'agit seulement de remettre les choses à
leur juste place.
Le phénomène de la séparation n'est pas propre à l'artiste : tel chirurgien
devient « le grand professeur », tel cuisinier devient « grand chef »
avec un statut financier qui augmente avec sa notoriété. Tel écrivain
produira un best-seller appuyé par une maison d'édition bien placée sur
le marché de la vente.
Mais pourquoi réduire l'inventivité à l'art ? Les notions de créativité
et d'inventivité, prises globalement, nous permettront d'échapper aux
notions d'esthétisme, de beau et de laid pour mettre en avant ce qui dérange,
ce qui émeut, le sensible, l'éthique, etc.
La science elle-même, oeuvrant pour le bien-être ou pour la destruction,
ne peut progresser sans ces qualités d'imagination, et d'inventivité.
Le travail, comme nous l'entendons, n'est pas obligatoirement associé
à l'exploitation de celui qui produit. Le travail quand il se présente
dans ce qu'il a de désagréable reste, certes, une nécessité à partager
entre tous. Il s'agit donc moins de condamner les artistes, patentés ou
en devenir, que de célébrer, de valoriser, de cerner ces « qualités »
chez d'autres que les préjugés sociaux négligent ; il s'agit de traquer
l'effervescence créative et, au final, d'inventer une vie à venir.
Il n'en reste pas moins qu'il nous faut essayer de définir, du moins de
délimiter, ce que nous entendons par ces deux mots : inventivité
et créativité, qualités essentiellement humaines ; avec la réserve
toutefois, ou plutôt le refus, de mettre une barrière infranchissable
entre notre monde et le monde animal.
Ainsi, nous voudrions pouvoir dire : « Beau comme un syndicat en train
de se créer ! Belle comme une roue de bicyclette ! Belle comme l'assemblée
générale d'un conseil ouvrier ou d'un comité d'autogestion ! Belle comme
une collectivité libertaire dans l'Espagne de 1936 ! Beau comme un champ
labouré ! Belle comme la Commune de Paris ! », etc.
Notre ambition a pour objet rien moins
que de réenchanter le monde
en refusant de réduire à l'état de marchandise
les produits de l'inventivité
et de la créativité humaines.
Il s'agit d'exalter une poésie sans limites.
Mais qui dira ce qui étouffe la créativité ? Qui dira ce qui la libère ?
la favorise chez l'individu, dans la société ? Une oeuvre est-elle réussie
quand elle donne à l'autre l'envie d'inventer dans son propre champ ?
La liberté créative ensemence-t-elle une autre liberté dans l'esprit de
celui qui regarde ?
Pour ce qui favorise la création, nous pointerons deux attitudes à première
vue incompatibles, du moins pas simultanées.
D'un côté, le travail libre, la connaissance et la culture, l'acquisition
du savoir-faire avec le temps, le coup de main (la facilité à faire),
etc. De l'autre, l'inactivité et le loisir quand ils laissent la place
à l'inconscient qui trouve la solution dont le conscient trop encombré
ne peut plus accoucher.
Il semble important d'abandonner certaines oeuvres à leur inachèvement,
ouvertes, avec un vide, une trouée qui laissera la place à l'inattendu
afin qu'advienne la rencontre créatrice. Et si, après réflexion, on veut
encore mettre en exergue « l'oeuvre d'art qui compte », c'est en considérant
qu'elle est une stimulation à la liberté d'entreprendre autre chose.
Ainsi avons-nous tenté de circonscrire notre propos. Maintenant, nous
adressant à ceux (éventuels participants à ce numéro de Réfractions)
qui voudraient rebondir sur ce texte préliminaire, nous proposons d'ouvrir
le débat pour développer tel ou tel point. Il leur sera loisible d'agréer
notre démarche ou, au contraire, de la mettre en péril et de produire
des textes critiques.
Bien sûr, pour que votre éventuelle contribution soit publiée dans la
revue, il faudra que la commission responsable de ce numéro l'accepte.
Il ne vous est donc pas interdit afin d'éviter tout malentendu, de prendre
des contacts préparatoires...
André Bernard et Philippe Garnier
Mail de la revue Réfractions
refractions @ plusloin.org
Coordination du numéro
André Bernard et Philippe Garnier
ou
Poiêsis
Le Monde libertaire
145, rue Amelot
75011 Paris
Le lien d'origine :
http://www.cybertaria.net/ml/article.php3?id_article=763
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