C’est la sortie d’une petite classe, quelque part dans la banlieue
sud de Paris : un garçon de 4 ou 5 ans bouscule tout le monde, marche
sur les pieds des parents, hurle, lance son sac au loin, sous l’œil
admiratif de sa mère. « Il faut bien qu’il se défoule », répond-elle
lorsqu’on lui fait des remarques... Où situer la violence ? Du côté
du système scolaire, diront les uns, en arguant de la compétitivité,
des horaires, du pouvoir des maîtres(ses), de la hiérarchie, qui détruiraient
la solidarité innée... Du côté de l’enfant, diront d’autres, en invoquant
la (mauvaise) nature, l’ethnie, le respect dû aux adultes, la responsabilité
individuelle, le refus d’un apprentissage de la civilité malgré les
efforts des parents... Du côté de la mère, diront enfin les troisièmes
: dans son admiration sans bornes pour son enfant-roi, support de ses
fantasmes de toute-puissance, voire de ses propres idées de délinquance
inavouée, elle serait incapable de dire non et de poser des limites.
Mais d’autres encore renchériront en soutenant que dire non, infliger
des limites, relève d’une insupportable violence, et que l’enfant, naturellement
bon, n’est que le symptôme de la violence de la société : il proteste
comme il peut.
L’école, encore,
Un peu plus au sud de Paris : des enfants de 8/10 ans, d’origines
diverses – Beauce, Afrique, Turquie – arrivent en classe avec des chaussures
dépareillées, sans chaussettes, en T-shirt en plein hiver avec la doudoune
roulée dans un sac, pas lavés depuis des lustres, ou bien sans avoir
mangé, toussant à rendre l’âme... Ils ne savent guère pourquoi ils sont
obligés de venir là ; devoirs ? leçons ? ça n’a pas de sens. Misère
? Manque d’argent ? Pas vraiment. Pas plus que d’autres dans cette même
école. Plutôt une inconcevable misère psychique : les mères, quand elles
peuvent s’exprimer, demandent aux enseignants ce qu’il faut faire à
propos de tout : nourriture, habillement, soins aux tout-petits, propreté...
La télévision a remplacé la parole, les pères se réfugient dans les
nécessités de leur travail et ne veulent pas se mêler de ce qui incombe
aux mères – ou alors ils tapent, sur ordre maternel ou par exaspération,
ou parce qu’on l’a fait avec eux –, les enfants s’élèvent seuls dans
la rue : tout au plus peuvent-ils rentrer le soir, pour se faire une
place qu’on ne leur donne pas – pas plus à eux qu’aux autres. Zola ?
Non, le quotidien d’une ville de 40 000 habitants à 50 km de Paris.
Où situer la violence ? Impossible d’invoquer l’origine ethnique :
les enfants sont habituellement remarquablement bien tenus dans les
pays d’origine, et puis la majorité est « française de souche ». Le
fonctionnement de notre société qui fragmente les groupes sociaux et
familiaux en individus « exhérédés »1, selon le terme de Proudhon ?
Ce qui frappe, dans ces familles, c’est précisément cette exhérédation
– spécifique d’un agglomérat humain sans forme –, ou, dit autrement,
l’absence de « sens commun » (par rapport à l’esprit critique, enseigné
à l’école sur la base du sens commun qui ici fait défaut), de lien d’habitudes,
voire de différenciation constructive spécifiant une généalogie, une
filiation, une inscription sociétale. L’école n’a pas plus de sens que
de mettre les mêmes chaussures – qui pourtant sont là, à disposition
–, pas plus de sens que de penser à se nourrir le matin avant de partir
– et d’ailleurs, part-on ?... ce qui impliquerait un lieu, des repères
2, ou infléchit-on une dérive selon ce qui fait règlement ? Comment
comprendre cette anomie, cet effacement du sens – qui est sans doute
l’une des grandes violences actuelles ? Il serait facile de médicaliser,
de psychiatriser les choses – la psychose peut infiltrer certaines familles,
certains groupes –, il serait aussi facile d’invoquer des facteurs économiques,
mais, encore une fois, si précarité il peut y avoir, elle ne saurait
à elle seule effacer le sens commun. Faut-il évoquer alors l’exil, au
sens large où un Breton qui arrive en Beauce est d’une certaine façon
un exilé s’il n’a pas vraiment choisi de quitter le pays, s’il n’a pu
suffisamment intégrer ce qui aurait pu faire sens pour lui, et même
s’il parle la même langue ? (et les Français se sont-ils remis de la
répression acharnée des langues maternelles, locales, tout au long du
xxe siècle ?) Et pourquoi l’exil quasi forcé – quand ce n’est pas une
déportation voilée – pour des Africains, des Kurdes, des Turcs, des
Palestiniens, des Roumains, des Vietnamiens... qui, certes, parviennent
souvent à se regrouper pour retrouver ce « sens commun » sans lequel
on ne peut pas vivre – en attendant que leurs enfants en construisent
un autre en accord avec le pays d’accueil ? Violences économiques, violences
politico-religieuses, violences familiales... la liste serait longue.
Mais, plus au fond, l’effacement ou la censure de ce qui fonde le lien
est probablement l’une des causes majeures des symptômes dits sociaux
– cette exhérédation permettrait aussi de mieux comprendre la passivité
sociale actuelle, en particulier celle des chômeurs : tout est fait
pour qu’ils restent sans liens, sans « forme » et rejetés de la vie
sociale. La résurgence des économies parallèles « à l’italienne » montrent
bien, au delà de l’aspect subsistance, la nécessité des réseaux, de
l’appartenance, du lien, pour vivre en « humain ».
Quelque part dans notre douce France,
pas loin d’ici – où que l’on soit –, ça flambe, les « sauvageons »,
les banlieues, les voitures, et la télé filme pour... pourquoi, au fait
? Violence, déchaînement, explosion, certes, mais pour qui, pour quoi
? Est-ce lié à l’insupportable de la vie proposée aux jeunes et à ses
conséquences ? Pas de formation, pas d’emploi, dérives dans des conduites
délinquantes – deal, chapardage, viols –, agglutination dans des bandes
ou des sectes, délimitations de zones dites de « non-loi » parce que
c’est la jungle et la loi du plus fort 3 (la « sélection naturelle »
comme effet du capitalisme ?) Est-ce lié à une crise morale, à un déficit
de l’autorité, à l’impossibilité ambiante de dire non, à la carence
des pères (on ne parle jamais des mères, est-ce un hasard ?), pères
eux-mêmes dévalorisés, absents, déchus, chômeurs, alcooliques, ou intégristes
paranoïsants pour « tenir » entre hommes contre un matriarcat croissant
4 ? Est-ce « politique » ?... la préparation du Grand Soir, les aristos
à la lanterne – on commence par leurs si chères bagnoles, par les boutiques
où ça regorge de biens –, le couteau entre les dents et le pitbull à
la main, parce que, vraiment, il y a trop d’injustices, trop de misère,
trop d’exploitation, trop de ravages humains au nom du fric – comme
on disait avant « au nom du père » –, et que trop c’est trop, et que
y’en a marre. Alors on casse tout, sans chercher une cible, mais après,
vous allez voir, ce sera autre chose ?
Et puis il y a la télé – ça passera peut-être au 20 heures, s’il n’y
a pas d’avalanche, si la neige ne tombe pas autrement que comme on lui
dit de tomber, s’il n’y a pas de crash ni de terrorisme, pas de désastre
naturel. Précisément la télé – un œil potentiel et voyeur – indique
peut-être une piste pour saisir quelque chose de ces violences : elles
ne sont probablement ni politiques ni, pour l’instant, encore faut-il
prendre garde aux récupérations, politisées – mais sans doute le déferlement
collectif d’une jouissance incalculable, non maîtrisable, ravageante,
destructrice, parce que la jouissance est par définition l’abolition
de ce qui « tient » l’humain dans un statut de sujet – et l’éclipse
du désir.
Panem et circenses, pour cela, il faut des gladiateurs et des spectateurs,
dans une connivence cachée. Ce n’est pas un hasard si l’État s’arrogeait
le droit de régenter les lieux de jouissance – et si le capitalisme
sauvage (pléonasme) tend à prendre sa relève : les jeux de loterie n’ont
jamais été si florissants malgré la pauvreté ambiante, les matchs de
foot déchaînent les foules mais en tant que spectacle – parfois au bord
du lynchage, et les hooligans font partie intégrante du spectacle –,
les courses de chevaux ou de voitures, les combats sous prétexte de
sport, la vitesse... Mais aussi les carnavals 5, et, sous une forme
plus socialisée, l’opéra, les concerts (les raves-rêves n’y échappent
pas). Qu’il s’agisse de l’État, des Églises ou de la puissance de l’Argent,
le processus est le même : susciter une jouissance, contrôlable et contrôlée,
pour asservir les sujets. P. Legendre l’a bien montré dans plusieurs
leçons, et c’est d’observation courante.
à propos de musique et de violence :
Il est 5 heures du matin, les voitures défilent dans un petit village
à la sortie d’une « boîte », ce qui permet de profiter de leur « sono
» et de vibrer à l’unisson des basses : 120 décibels dans l’habitacle
? Chacun est libre, dira-t-on, mais... est-on « libre » de devenir sourd
à 30 ans (environ 30 % de cette classe d’âge), puis de se faire appareiller
aux frais de la collectivité ? La notion de solidarité ne devrait-elle
pas être tempérée par celle de responsabilité ? Et si la liberté de
l’autre me rend libre, que dire de la fausse liberté de faire n’importe
quoi sans tenir compte, précisément, de la solidarité ? Le dénouage
des trois valeurs fondamentales, liberté, solidarité, justice, ne conduit-il
pas à des excès, à des violences parce que chacune dérive quand elle
n’est pas limitée par les deux autres 6 ? Quelle limite instaurer ?
Le débat est déjà dépassé par des pratiques en cours ou des idées qui
circulent. Dans les hôpitaux anglais, on ne réanime pas après un certain
âge (Lequel ?). En France, on tend à ne pas opérer du cœur un fumeur
invétéré (Qui en décide ?), les cotisations sociales de feu Boulogne-Billancourt,
comme l’on disait pour désigner la « masse des travailleurs », doivent
servir à financer aussi bien l’ivresse du « hors-piste » que celle de
l’alcoolique, l’incurie des patrons et celle des travailleurs dans les
accidents du travail, les accidents cardio-vasculaires liés à une bombance
débridée... Autrement dit, quel prix sommes-nous amenés à payer pour
la jouissance ? Et ne conviendrait-il pas d’en discuter avant que les
assurances privées ne tranchent en leur faveur ?
Groupe de psychodrame pour des pré-ados en grande difficulté d’apprentissage
scolaire et « troubles du comportement », dans la même banlieue sud
7 : l’un d’eux – Pierre – raconte qu’il peut, comme il le veut – et
ceci est confirmé par le collège –, siffler, monter sur la table, lancer
ses livres sur un copain *... Après tout, que risque-t-il ? Tout au
plus d’avoir une colle et de sortir de la classe pour aller dans le
couloir : son rêve ! – et encore, les colles n’étant pas contrôlées,
il sait qu’il ne s’y rendra pas, bien sûr, et qu’il recommencera « pour
rigoler un peu », « quand ça le prend ». Le jeu psychodramatique et
la discussion avec les autres feront apparaître une demande a priori
surprenante : que les adultes tiennent leur parole et osent dire que
« ça suffit » sans s’énerver. Où situer, ici encore, la violence ? Chez
Pierre qui « explose dans sa tête », ou chez l’adulte dans l’incapacité
– partagée, accentuée, par une « hiérarchie démissionnaire » – de faire
respecter quoi que ce soit, d’avoir « autorité » sur ses élèves, ne
serait-ce que pour pouvoir enseigner ? Ou encore chez les parents de
Pierre, en panne de référence pour « dire », mettre des mots et des
interdits, et qui comptent sur l’école pour « lui apprendre à vivre
» ? Et s’agit-il de la même violence chez l’un et chez l’autre ? Sont-ils
responsables du chômage du père, des logements indécents, des transports
épuisants, de l’arrogance des petits-chefs, de la démagogie des politiques,
des salaires de misère ? Pierre, au delà de son rejet scolaire (dans
les deux sens), n’exprime-t-il pas leur révolte transformée en passivité
par l’oppression du système économique ? La violence, un symptôme ?
Certes, mais qui est malade de quoi, et quelle est la cause réelle ?
Consultation parmi d’autres :
Une jeune fille de 15 ans, en psychothérapie dans un autre centre
depuis deux ans, s’effondre en disant que son père l’a contrainte à
des relations incestueuses pendant des mois. Elle en parle par crainte
que sa jeune sœur ne subisse les mêmes agressions, mais n’a jamais pu
en dire un mot à sa thérapeute. Certes, l’insupportable tension qu’elle
vivait s’apaisera vite, même s’il est probable qu’il en restera des
cicatrices indélébiles, incalculables – mais elle veut que cela cesse,
et que cela se sache. Depuis longtemps, elle ne voulait plus rencontrer
son père, elle l’avait dit au juge, mais il avait confirmé un « droit
de visite », au nom du maintien – idéologique – de « la famille ». Le
signalement légal au procureur sera suivi d’effet... cinq mois plus
tard : un travailleur social prendra contact avec elle. Où situer la
violence ? Est-elle du côté de cette jeune fille dont le père dira très
classiquement qu’elle ne cessait de le provoquer ? Du côté du père qui
prétendra qu’il l’aimait trop, qu’il avait toujours été un père tendre
– et où fixer la limite ? –, que sa femme le délaissait, qu’il avait
été lui même violenté quand il était petit, qu’il voulait faire son
éducation jusqu’au bout, que l’inceste n’était qu’une question de convention
relative ? Du côté du médecin qui « viole » le secret professionnel
et « dénonce » quelqu’un au procureur – ce qui lui valut d’être exclu
– violemment – d’un groupe de militants, après un jugement très stalinien,
alors que c’était la seule façon, dans le contexte actuel, de mettre
cette jeune fille à l’abri de son père ? Du côté de ce même procureur
qui n’intervient que cinq mois plus tard ? Du côté de la Justice qui
ne connaît guère que la répression et la prison, là où d’autres pays
proposent d’autres sanctions et d’autres solutions, moins destructrices
et plus efficaces ? Du côté du psy qui, déformé par une théorie pour
laquelle tout est fantasme, n’entendait rien de l’inceste réel ? Du
côté de la mère qui, en tout bien tout honneur, ne savait rien mais
avait tout compris, dans une inavouable complicité « entre femmes »
– après tout, pourquoi avoir choisi pour père de ses enfants un homme
« potentiellement »8 incestueux ? Du côté des idéologies bien pensantes
qui transforment ce qui pourrait rester un secret de famille, certes
partagé avec des intervenants privés, en affaire d’État – les assises
– pour le bien de l’enfant et au nom de ses droits – alors que, encore
une fois, d’autres pays ont pu inventer des solutions plus efficaces,
moins coercitives, moins prises dans les vengeances et dans la haine
? Du côté de l’État qui, tout en s’arrogeant le droit légal du recours
à la violence, se laisse parfois entraîner, dériver, par des lobbies
dont les opinions ne relèvent guère de la pensée critique, tout en laissant
dans l’ombre les violences qui le servent ? S’il est dangereux de laisser
les familles évoluer sans un repérage extérieur, sans un garant hétérotopique
– qui fait tiers – et relativement neutre (il est des familles destructrices,
perverses, mortifères, etc.), ce n’est pas pour autant que l’État se
doit de suivre les modes au gré des élections. Dit autrement, l’interdit
de l’inceste est-il une loi votée démocratiquement ? Est-il justiciable
d’un référendum ? Ou bien est-il un « référent d’homme » 9 ?
Émoi dans la consultation :
Le délinquant nouveau, le sauvageon, est arrivé ! Je veux dire : très
jeune – 12 ans, à peine – en aucune façon « psychiatrique » (mais psychiatrisable),
déscolarisé malgré tous les systèmes de rattrapage, d’aide personnalisée,
de sauvetage éducatif et de bonne volonté. À son actif, la panoplie
habituelle : casses, bande, bagarres dangereuses, deal, et la tranquille
certitude qu’on ne peut rien contre lui – ni pour lui, d’ailleurs. L’AEMO
10 et ses éducateurs, la police, le juge, il connaît. Pas plus d’urbanité
chez lui que d’urbanisme réel dans sa cité. Pas de projet, si ce n’est
de retrouver sa bande qui lui donne une existence, au moins pour le
lendemain. Pas de sens commun, ici non plus 11. Mais, apparemment, ce
pré-ado n’a d’autre possibilité de se « désassujettir » que par le rejet
violent, quasi forclusif, de tout ce qui peut faire autorité ou repère,
quitte à se soumettre aux caïds de sa bande en dehors de laquelle il
n’existe plus.
L’accès à la pensée critique, au désir en tant que construction singulière
d’un « je » qui pourrait subvertir le sujet, n’est pas, précisément,
pensable – la pulsion l’agit, et l’agite, sans qu’elle soit tempérée
par le langage, pauvre, stéréotypé, par les normes, par les interdits.
Sa famille ? Un père qui n’en peut mais et se réfugie dans des clichés
surannés quand ce n’est pas l’intégrisme. Mais un père, à moins de virer
dans une position paranoïaque (faire « la » loi) ne saurait exister
sans se référer à d’autres pères, ou au père institué dans un contexte,
un discours, donnés : sinon, au nom de qui, de quoi, dire oui ou non,
dire des repères, devant les poussées violentes de l’adolescence ? La
version de ce qui a fait « père » pour lui n’a plus cours dans son contexte...
et les repères sociaux s’effondrent dans l’anomie. Peut-on alors penser
la violence comme l’envers de la démocratie qui ne propose comme repère
qu’un « au nom de la majorité », fluctuante et influençable par définition
? La démocratie serait-elle alors la façade d’un jeu de violences non
dites – avec média et communication interposés pour façonner l’opinion
et en faire une « majorité » ? L’interdit de l’inceste, j’y reviens,
serait-il, non pas une nécessité logique liée au langage humain, mais
une question de majorité ? Antigone, reviens vite !
Sa mère ? Ayant bâti un père imaginaire quasi persécuteur, machiste
et tutti quanti, paradoxalement par absence d’un père « potent », et
suivant en cela sa propre mère dans sa haine cachée des hommes, elle
n’a guère comme référence que sa grand-mère maternelle, une « maîtresse
femme » pour qui les hommes ne comptaient pas. Elle a cru que son fils
la vengerait de ses humiliations, de ses rancœurs, qu’il réaliserait
ses propres rêves, – elle en a fait un petit dieu, comme à la maternelle
citée plus haut, sans foi ni loi, comme l’on dit –, voire qu’il accomplirait
sa délinquance à elle : en ce sens, c’est gagné ! Elle ne peut se départir
ni d’une ferveur pour ce qu’elle n’est pas, son fils, son garçon, ni
d’une haine féroce, pour ce qui n’est pas pris dans la suite des mères
– comme les poupées russes –, et pour les mères elles-mêmes 12. On conçoit
les difficultés de notre ado... Le « sauvageon » n’est peut-être que
le symptôme de toute crise d’adolescence – la sienne, la nôtre – lorsqu’elle
n’est pas tempérée par des limites des « non » ou une autorité soutenue
par le groupe social.
Ici encore où situer la violence ? Y aurait-il une bonne et une mauvaise
violence ? Ou plutôt une violence nécessaire et une violence jouissive,
dangereuse ? Violence pulsionnelle – meurtrière, inces-tueuse, fréroce
–, irrépressible, déferlante, qui en appelle à la violence dans une
escalade incontrôlable, d’un côté – et violence des interdits fondateurs
de l’humain, de l’autre ?
À moins de s’engluer dans une pensée molle socialo-béni-oui-oui 13
(qui se double, en toute logique, d’une répression de plus en plus forte,
et cachée – et qui est une forme particulièrement perverse d’asservissement),
force est de reconnaître qu’il est violent de dire : « Non, ta mère
n’est pas ta femme », « Non, tu ne peux t’autofonder, tu es inscrit
dans une généalogie », « Non, tu n’es pas tout-puissant, il y a des
limites », « Non, tu n’es pas et tu ne fais pas la loi, loi que je ne
fais que représenter » – la violence, ou plutôt la force des interdits
donnant la mesure des désirs, rappelait Freud – ou plutôt des pulsions.
Et c’est là, je pense, un point majeur, dont la pathologie (certaines
psychoses, les perversions) peut donner des paradigmes. Dans certaines
psychoses, ce qui assure le fonctionnement du langage dans sa spécificité
humaine, ce qui l’inscrit 14 chez une personne, est farouchement et
violemment rejeté (Verwerfung, en allemand – concept introduit par Freud
et repris par Lacan). Il s’ensuit une destruction plus ou moins étendue,
quand elle n’est pas totale, du « sujet », plus particulièrement du
sujet lié au fonctionnement de la chaîne signifiante ou du « je » lié
au désir : le sujet « institué » semble mieux résister. Ce qu’illustre
la clinique de certains psychotiques, incapables du moindre désir, mais
parfaitement à l’aise dans les démarches administratives. Dans les structures
perverses, il ne s’agit pas d’un rejet, d’une forclusion – c’est comme
si cela n’existait pas et n’avait jamais existé –, mais d’un déni, déni
qui suppose par définition une certaine reconnaissance. Certains cas
d’autisme semblent liés à un refus encore plus fondamental du langage
humain et de ce qui lui permet de fonctionner.
Pourquoi de tels rejets ? Quelle est cette force destructive à l’œuvre
dans les psychoses, les perversions, dans le rejet ou l’effacement de
ce qui peut faire trace ou trait, et, plus généralement, dans la négation
? Et cette force n’est-elle pas essentielle pour instaurer le symbolique,
le mot étant « le meurtre de la chose » ?
Et pourquoi insister sur ces points ? Parce que, à mon sens, ils montrent
une violence essentielle, liée à la structure de la psyché – plus, même,
l’affrontement de deux forces au moins dont l’issue n’est pas donnée
d’avance et va déterminer la vie de quelqu’un.
D’une part, je l’ai souligné, la violence pulsionnelle (aveugle, inouïe,
infigurable, réelle, chargée de jouissance destructrice, mais aussi,
ne l’oublions pas, de puissance de vie) 15.
D’autre part, l’impression ou l’inscription en force du langage dans
sa spécificité humaine (« signifiants » équivoques liés au « dire »
et non pas « signes » univoques voués à la communication) – ce qui suppose
le fonctionnement de la métaphore paternelle et l’interdit de l’inceste
16, et ce qui entraîne l’impossibilité d’une toute-puissance 17.
C’est ce que les psychanalystes ont appelé d’un terme quelque peu
rebutant : la castration, pour souligner et la violence de l’opération,
si j’ose dire, et le manque à être constitutif du « parlêtre » – d’un
parlêtre qui ne cesse d’aspirer au tout, au « un » unifiant par opposition
au Un cardinal (qualifié, en tant que fonction 18, de trait unaire par
Lacan). Ici encore, la violence des rejets possibles donne la mesure
de la violence de l’inscription de ce qui détermine un sujet humain
*.
On pourrait encore repérer des temps structuraux par lesquels est
amené à passer l’infans dans une violence qui éclate dans des rêves,
des fantasmes – ou des actes lorsque l’interdit ne « tient » pas, et
qui peut faire exploser l’image du corps : je citerai la scène originaire,
dans laquelle se déploie la nécessité d’une hétérotopie sexuée ou d’une
sexuation liée fondamentalement au langage (l’un des enjeux du PACS
est sans doute dans l’effacement de cette hétérogénéité des sexes).
Ou encore le stade du miroir, qui n’est pas toujours une « assomption
jubilatoire », mais plus souvent un concours de fascination et de haine
pour l’image en raison de l’aliénation qu’elle impose. Sans oublier
l’affrontement à l’Autre, à l’altérité – ni le surgissement du Réel
comme impossible à représenter, à concevoir, alors qu’il détermine une
existence (une image en serait la matière manquante dans l’univers :
elle existe, mais on ne peut strictement rien en dire) : ceux qui ont
traversé une psychanalyse peuvent en témoigner !
Violence pulsionnelle, d’un côté, force violente des interdits et
des limitations instituées, déléguées à une personne faisant « autorité
», d’un autre (père ou grand-mère, oncle ou frère aîné, selon les systèmes)
: serions-nous pris dans un affrontement duel ou dans un rapport de
forces ? L’équilibre entre celles-ci pourrait-il sans cesse être remis
en question au gré de leurs fluctuations ? Qu’en serait-il alors du
« désir » et de sa force violente – il déplace les montagnes, dit-on
19 –, qu’en serait-il des possibilités créatives ou d’invention, qui,
elles aussi, font violence à ce qui préexiste ? Désir et créativité
ne seraient-ils pas la résultante de l’interaction des deux forces antagonistes,
ou un troisième lieu psychique, dans la mesure où ces forces livrées
à elles-mêmes, détruisent aussi bien l’une que l’autre la virtualité
d’un « je » ? Sujet « carapaçé », enkysté, réduit à desfonctions fussent-elles
sociales, asservi et asservissant, pour peu que les commandements institutionnels
l’emportent – absence de sujet quand les pulsions explosives, non tempérées,
empêchent toute intégration sociale ou toute construction du « je ».
Le désir nomme ce qui intègre et conjugue les différentes forces en
jeu, inscrit le « je », et propose une issue dont la violence n’est
pas exclue, mais où elle peut se transformer en une dynamique inventive
de la vie.
Philippe Garnier
Le lien d'origine : http://refractions.plusloin.org/refractions5/scenes-violence-garnier.htm
Disponible également ici http://fraternitelibertaire.free.fr/reserve/scenes_de_violence_ordinaire.doc
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