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LK6/LK6SMilani-Meyer.PDF
PRELIMINAIRES
1/ Freud et la psychologie des foules
Freud se penche sur l’analyse du fonctionnement des foules, qui
vaut pour les plus structurées comme pour les plus floues, à
partir de sa position d’analyste en s’appuyant sur le modèle
familial soumis aux mécanismes psychiques du complexe d’Œdipe.
Dans son texte de 1921, Psychologie des foules et analyse du moi, il
met en évidence ce qui fait la cohésion des foules : l’amour.
Les liens libidinaux qui sont l’essence de la foule ne sont pas
ceux qui procèdent du choix d’objet sexuel donc du désir,
mais ceux qui font intervenir les identifications. L’Eglise et
l’Armée, en tant que deux foules stables, organisées
et durables, se prêtent formidablement à une étude
des mécanismes de fonctionnement des relations entre les individus,
mieux que la foule plus large, et plus complexe, qu’est la société
globalement.
Ce que Freud déploie à partir du modèle de ces
deux foules artificielles peut être appliqué à toutes
les foules, même celles qui ne semblent être formées
qu’autour d’une idée, sans meneur apparent. Dans
ces deux groupes, avec des formes différentes, il y a «
l’illusion qu’un chef suprême est là –
dans l’église catholique le Christ, dans l’armée
le commandant en chef – qui aime tous les individus de la foule
d’un égal amour ». Ce lien libidinal est dirigé
de l’élément du groupe vers le chef pris comme idéal
et du chef vers l’élément du groupe (le Christ aime
son fidèle). Le lien à l’idéal est nécessaire
pour établir et maintenir un lien libidinal entre les éléments
du groupe et permettre à la foule de se constituer, de se caractériser.
Lien social donc. Christ et commandant en chef sont là comme
garants du lien libidinal entre les éléments du groupe,
garants du lien social qui s’établit dans leur groupe.
Dans l’armée, ce n’est pas le danger qui entraîne
la panique et sa désagrégation, mais l’angoisse
ressentie avec la perte réelle ou supposée du meneur quand
elle devient immense et qu’elle submerge la foule militaire. L’angoisse
s’installe comme effet de la rupture du lien au meneur. La désagrégation
dans la foule religieuse est plus difficile à observer. Ici pas
d’angoisse, mais les sentiments de haine qui ne sont plus contenus
par l’amour du Dieu, amour égal pour tous, s’extériorisent
de façon obscène. Pourquoi ces sentiments de haine? Dans
Totem et Tabou (1911), le père de la horde est aimé et
haï, et c’est parce qu’il est haï qu’il
est tué. La mort du père fait alors surgir l’amour,
et le sentiment religieux, comme refoulement de la haine. La haine n’est
pas éradiquée, elle est toujours là prête
à surgir dès que l’amour s’absente. Pulsion
de mort et Eros sont indissociables. Si le fidèle a le sentiment
que Dieu ne lui porte plus de l’amour, la haine s’installe
envers son frère.
Nous remarquons que dans ce texte, Freud ne parle pas de Dieu, mais
du Christ, un des noms de Dieu. En effet, dans la religion catholique
Dieu est trois : Le Père, le Fils (le Christ) et le Saint-Esprit.
Même si Dieu est le plus souvent figuré par le Père,
« Père » n’en est qu’un nom comme «
Fils » et comme « Saint-Esprit ». Comme le commandant
en chef peut être remplacé par un autre commandant en chef,
Dieu peut être remplacé par un de ses noms ou un tenantlieu
pris comme idéal : le père ou un de ses substituts, un
autre individu ou une idée, une abstraction tout aussi bien,
un signifiant.
2/ La société occidentale
Je partirai de cette citation de Lacan : « Ce que nous apportons
qui renouvelle la question, c’est ceci : je dis que Freud promulgue,
avance la formule qui est la suivante : le père est Dieu ou tout
père est Dieu... ce dont il s’agit, c’est que l’ordre
de fonction que nous introduisons avec le Nom-du-Père est ce
quelque chose qui, à la fois, a sa valeur universelle, mais qui
vous remet à vous, à l’autre, la charge de contrôler
s’il y a un père ou non de cet acabit ».1 Alors que
depuis le XIXème siècle la philosophie annonce : «
Dieu est mort », il peut paraître surprenant que Freud ait
affirmé cet « être Dieu » du père.
Pierre Legendre, à partir de ses études des textes de
droit du Moyen Age occidental – XIème et XIIème
siècles – montre que la redécouverte du droit romain
à ce moment de l’histoire entraîne une séparation
entre la théologie et le droit. Ceci amène, dans le christianisme
même, une séparation entre la sphère théologique
du fondement (sphère de la garantie et de l’infaillibilité)
et la sphère des normes (sphère technique assujettie à
la rationalité construite par le droit romain). La canonicité
ouvre elle-même, par là, la voie à la scientificité
et à l’interprétation illimitée, ce qu’illustre
la position d’un juriste réformé néerlandais
du XVIIème siècle, Grotius : « Si nous supposons
– ce qui ne peut l’être sans crime absolu –
que Dieu n’est pas ou que les affaires humaines sont gérées
sans lui... » 2 Les philosophes du XVIIIème siècle,
dénommé siècle des Lumières comme chacun
sait, continueront dans le sens de cette pensée pour faire le
lit à la nouvelle de la mort de Dieu.
Mais si nous revenons à l’origine quand le seul droit canon
régnait sur le monde occidental, l’ordalie comme procédure
juridique utilisée faisait dépendre la loi sociale humaine
directement de l’autorité de Dieu. Nous voyons, à
cette époque, se rejoindre, dans une figure unique, Dieu et son
emblème vivant, le pape appelé aussi « père
de l’Eglise », garant d’un savoir sacré où
se tient la vérité. La pensée normative du monde
occidental en est marquée de façon irrécusable.
La question religieuse est au cœur de l’institution occidentale.
3/ Dieu et le père
A une époque où la figure du père était
en crise, Freud a été confronté, dans sa clinique,
à une interrogation centrale posée par le discours dominant,
par les névrosés : « Qu’est-ce qu’un
père ? » Il en déduit la place structurelle du père
: celle d’un tiers séparateur entre l’enfant et la
mère, hétéronome à cette dyade, celui qui
institue la loi et permet le désir. Il est suivi par Lacan avec
la métaphore du Nom-du-Père comme opérateur de
la castration, instituant le sujet de la parole, divisé entre
désir et jouissance. La fonction paternelle se présente
comme le garant de l’ordre – ordre symbolique, ordre des
générations – qui va se mettre en place comme effet
de sa propre intervention, le garant d’une vérité
qui ne se laisse pas attraper. Ce qui se laisse entrevoir ce sont les
montages mis en place, au niveau du sujet (symptômes, fantasmes)
comme au niveau de la société (mythes et rituels).
Avec Totem et Tabou, Freud met en scène le meurtre du père.
Pour Freud, toute religion dérive de cet acte3. Lacan reprend
le mythe freudien à partir de ce que notre époque clame,
à savoir que Dieu est mort, sans contester l’origine de
Dieu dans le père mort : « Puisque Dieu est sorti du fait
que le Père est mort, cela veut dire sans doute que nous nous
sommes aperçus que Dieu est mort, et c’est pour cela que
Freud cogite si ferme là-dessus »4. Se référer
à la lettre « Dieu est mort » et fonder cette mort
sur son meurtre, comme le fait Freud qui pense Dieu à partir
du père, c’est toujours, en quelque sorte, protéger
le père. Le père est désigné comme celui
qui est digne d’amour, ce qui est une façon de perpétuer
la religion.
Lacan opère un renversement en situant la question du côté
du créateur. Il pose le père à partir de Dieu.
« Mais aussi bien puisque c’est le Père mort à
l’origine que Dieu dessert, lui aussi était mort depuis
toujours. La question du créateur dans Freud est donc de savoir
à quoi doit être appendu de nos jours ce qui continue de
s’exercer de cet ordre. »5 Si Dieu est mort depuis toujours,
c’est qu’il est mort et il ne le sait pas, mais pourtant
Dieu est toujours là. Quelque chose « continue de s’exercer
de cet ordre ». La lettre devient alors « Dieu est inconscient
».
C’est là que l’athéisme réside, l’athéisme
qui a toujours été la seule position souhaitée
par Freud pour un psychanalyste. Dans cette lettre nous atteignons la
dimension du réel, « l’autre réalité
cachée derrière le manque de ce qui tient lieu de représentation
– c’est le Trieb, nous dit Freud »6. C’est de
là que continue d’opérer quelque chose « de
cet ordre » : « C’est là le réel qui
commande plus que tout autre nos activités, et c’est la
psychanalyse qui nous le désigne »7.
4/ Discours du maître et discours de l’analyste
Dans le discours du maître, celui qui régit le monde occidental
tant au niveau de la pensée qu’au niveau du lien social,
c’est le Signifiant 1 ou signifiant-maître qui est aux commandes.
C’est dans ce signifiant que se situe la loi de structure8 : la
loi que Freud, dans la métapsychologie, appelle Idéal
du Moi ou Surmoi, ne dissociant pas les deux versants du père:
le pacificateur de jouissance quand il est symbolique (Idéal
du Moi), le générateur de jouissance quand il est imaginaire
et/ou réel (Surmoi) ; la loi qui peut être incarnée
dans la société par le pape, le père, le commandant
en chef, etc... Chez l’être parlant le savoir est, de toujours,
associé à l’idée de pouvoir. C’est
le langage qui crée chez l’humain le savoir et la puissance
car le symbolique est la puissance même. Du côté
imaginaire ça conforte une position de maîtrise d’autant
que ce savoir prend son origine dans les sphères éternelles,
dans les cieux, aussi bien dans les temps antiques qu’à
l’orée de notre civilisation occidentale. Le lieu de la
légitimité du savoir est alors posé : il est extérieur
au sujet. Tout comme le lieu de la vérité comme cause
du savoir en exercice lui est aussi extérieur.9 « La vérité
mène à la religion... Ce qu’il faut, qu’il
s’agirait, c’est d’en sortir, de la vérité,
alors là, je ne vois pas d’autre moyen que d’inventer,
et pour inventer de la bonne façon, de la façon analytique,
n’est-ce pas, c’est d’en remettre, d’abonder
dans ce sens, n’est-ce pas. Oui. Oui. »10 Abonder dans le
sens de la vérité, la pousser au-delà de tout sentiment
religieux, expression d’un état de détresse infantile
persistant chez l’adulte névrosé, et même
au-delà de toute crainte religieuse, est ce qui incombe à
l’analyse. La psychanalyse, c’est approcher, par la parole,
de quelque chose qui est tout à fait réel : la jouissance.
« Que veut dire la psychanalyse? Que cette relation à la
jouissance, c’est la parole qui assure la dimension de vérité...
Elle ne peut, comme je m’exprime que la mi-dire, cette relation,
et en forger du semblant... – le semblant de ce qui s’appelle
un homme ou une femme ».11 Le discours de l’analyste se
tient à la frontière entre vérité et savoir.
Il est nécessaire que l’analyste sache à quelle
place il doit être pour le soutenir. Hors de tout discours de
la connaissance, c’est-à-dire hors de tout discours de
maîtrise, il pose au commandement un hors-savoir, un hors- symbolique
– l’objet a, l’objet cause du désir. Le discours
de l’analyste se passe du père pour ne produire qu’un
signifiant m’être. Ce signifiant produit est alors irrémédiablement
séparé du savoir où se loge le signifiant du Nom-du-Père
qui est, lui, en place de vérité12. Aucun père
ne garantit alors plus rien du sujet.
I – LES INSTITUTIONS ANALYTIQUES
1/ L’institution voulue par Freud
Dans Contribution au mouvement psychanalytique (1914), Freud explique
pourquoi il voulait une institution. Pendant longtemps, il a été
seul à défendre ses découvertes. Puis un petit
groupe de personnes intéressées par sa théorie
lui permet de sortir de son isolement. Il est à remarquer que
beaucoup qui pratiqueront l’analyse ne sont pas analysés,
ce qui permet de mieux comprendre la violence du transfert, transfert
religieux, qui s’installe envers lui. A partir de ce groupe se
constituent des analystes. Freud écrit, et ses écrits
lus ailleurs par des thérapeutes intéressent. Il voit
dans ces personnes, hors du cercle de Vienne, une possibilité
réelle de propagation de la psychanalyse et favorise ce mouvement.
L’intérêt pour la psychanalyse se développe,
mais elle n’est toujours pas acceptée dans les cercles
officiels universitaires. Il aurait en fait souhaité que ce soit
là que la psychanalyse soit reconnue dans sa spécificité,
au même titre que la médecine ou la psychiatrie. Parmi
les analystes, les contradictions, les dissensions et les déviations
éclatent. Si Freud reste en place de maître à penser,
il est celui que l’on admire mais aussi que l’on jalouse.
La crise avec Adler prend forme, celle avec Jung commence à poindre,
mais Freud ne veut pas voir l’importance qu’elle présente,
il veut encore avoir confiance en celui qu’il considère
comme son successeur le plus fiable. Il devient nécessaire de
mettre un peu d’ordre en instituant le mouvement : « Cependant
je pensais qu’il fallait un chef. Je savais trop bien quelles
erreurs guettaient tout individu qui entreprenait de s’occuper
d’analyse et espérais qu’on pourrait en éviter
beaucoup si l’on instituait une autorité capable de donner
directives et avertissements. C’est à moi qu’une
telle autorité était d’abord échue, du fait
de l’indéniable avance que me donnait une expérience
d’une quinzaine d’années. Je tenais donc à
transférer cette autorité à un homme plus jeune,
qui, après ma mort devrait tout naturellement me remplacer. »
Freud, ici se place comme celui qui sait seulement à cause d’une
expérience plus longue et laisse voir que pour lui la seule transmission
possible est une transmission filiale symbolique (« après
ma mort »).
Il pense aussi que l’IPA, créée en 1910, dirigée
par un chef de son choix, sera un lieu de garantie pour la psychanalyse
: « Je tenais pour nécessaire d’adopter la forme
d’une association officielle parce que je craignais l’abus
qu’on risquait de faire de la psychanalyse une fois qu’elle
serait devenue populaire. Il fallait qu’il y eût alors un
lieu qui serait habilité à déclarer : l’analyse
n’a rien à voir avec toutes ces absurdités, ce n’est
pas de la psychanalyse. » De 1910 à 1926, la pratique psychanalytique
est institutionnalisée et professionnalisée.
C’est ce qui sert de garantie. « On pourra alors affilier
à l’IPA tout candidat qui aura parcouru un cursus complet,
réglementé par les sociétés locales, sous
l’autorité de l’organisme international. Cette procédure
met le futur analyste dans une position de force vis-à-vis des
diplômes extérieurs et étrangers à la cure
elle-même. »13 C’est le triomphe du discours universitaire.
La formation proposée aux futurs psychanalystes s’aligne
sur toute formation proposée par l’université sur
un mode égalitaire et comparatif. L’ennui, c’est
que ça ne garantit pas ce qu’est la psychanalyse.
En parallèle, deux ans après, en 1912, un comité
secret, composé de huit personnes est constitué pour surveiller
Jung qui présente de plus en plus d’opposition. Il va exercer,
à l’insu de tous, pendant dix ans un rôle de contrôle
sur la marche de l’IPA, même après la démission
de Jung. En 1924, Anna Freud y est admise. Freud réalise par
là la transmission filiale qui lui est chère. C’est
en 1927 que ce comité sera dissous dans le bureau officiel de
l’IPA. Anna se considérera comme l’héritière
de son père, mais sa position conceptuelle dénote sa place
impossible, où se mêlent filiation par la parenté
et filiation par l’œuvre. Ce comité présente
des allures de groupe religieux. Entourant et protégeant le père
fondateur, les membres se partagent un pouvoir occulte comme s’ils
étaient les détenteurs d’un savoir absolu. D’un
côté, l’institution devient tentaculaire, de l’autre
les rênes du pouvoir restent dans les mains de quelques-uns qui
cultivent une religion de la cause.
D’un côté, Freud se prête à ce jeu du
pouvoir, laissant tout de même les notables diriger les affaires.
D’un autre côté, il ne cesse de produire, de maintenir
des positions qui s’opposent aux masses psychanalytiques, de remanier
sa théorie en introduisant une notion qui en fait frémir
plus d’un : la pulsion de mort. En 1921 dans Psychologie des foules
et analyse du Moi, il analyse les idéaux de chefferie et les
mécanismes du pouvoir fondés sur le principe des identifications
inconscientes, puis en 1927 dans L’avenir d’une illusion
, il dénonce l’illusion religieuse comme névrose
collective. On ne peut concilier religion et science. La psychanalyse
est du côté de la science. A propos de la question de l’analyse
profane, Freud s’oppose fermement à ceux qui veulent réserver
l’analyse aux médecins. La position subjective ne peut
être subordonnée à une quelconque position sociale.
Dans Analyse finie et analyse infinie (1937) Freud prévient que
l’analyse est une « tâche impossible » et que
son résultat est insatisfaisant. Les résistances, sous
l’effet du transfert, peuvent s’opposer à l’analyse.
Pour y faire face, Freud conseille que l’analyste revienne sur
le divan tous les cinq ans. « Cela signifierait donc que sa propre
analyse, de tâche finie, deviendrait tâche infinie ».
Toute valeur de garantie d’une analyse arrivée à
terme est alors annulée.
Freud s’est employé, en la conceptualisant, à faire
rentrer la psychanalyse dans le champ des sciences, démontrant
que les phénomènes psychiques n’appartiennent ni
à l’occulte ni au sacré. Sa personne, de son vivant,
garantissait sa parole et ses positions, ce qui avait pour corollaire
de le confondre avec un père ou avec un chef spirituel, ce qu’il
entretenait volontiers. Son dernier texte de 1939, L’homme Moïse
et le monothéisme, peut être considéré comme
son testament. Il y pose un regard critique sur la judéité.
A propos de la nation juive détruite et de ce qui fait la cohésion
du groupe, Freud écrit : « le malheur de leur nation leur
apprit à apprécier à sa valeur la seule propriété
qui leur fût restée, leur écriture ».
Abandonnant l’idée religieuse du peuple élu, on
peut ne retenir de la transmission du Livre que la métaphore
: quels que soient les malheurs et les égarements du groupe,
la lettre du texte, elle, reste immuable.
Pour Freud, la psychanalyse est universelle, ce n’est ni un délire
ni une religion, et le réel qui est le sien lui vaut d’être
inscrite dans le champ des sciences. Cette position éthique intransigeante
qu’il n’a jamais cessé de maintenir vis-à-vis
de ses opposants et, quand c’était nécessaire, vis-à-vis
des positions politiques institutionnelles de l’IPA, révèle
le désir de Freud, désir qui traverse son œuvre.
C’est ce désir qui est le seul garant de la psychanalyse,
à charge pour tout psychanalyste et lecteur attentif de le retrouver
et de le mettre en acte.
2/ L’Ecole voulue par Lacan
Pour ne pas répéter les travers de l’IPA, Lacan
pose, dans Acte de fondation (21 juin 1964), la valeur du travail de
chacun, la réciprocité, la reconnaissance par tous du
travail de quiconque.
C’est le petit groupe qui est privilégié, et même
exclusif au départ puisqu’il propose que l’adhésion
à l’EFP se fasse de façon groupale. Ce n’est
que dans un deuxième temps dans la Note adjointe qu’il
inscrit comme deuxième possibilité d’accès
la présentation individuelle.
L’entrée individuelle ne se fait que si l’entrée
dans un groupe n’est pas possible. Il n’y a pas de mise
en place d’une hiérarchie. Si ceux qu’il a formés
sont « habilités de plein droit », il ne veut pas
en faire des chefs, ni des petits-chefs. Aussi, de l’autre côté
du balancier, il place « le petit groupe », « le travail
de chacun », « la permutation », l’absence de
« grade », « la critique et le contrôle de tout
travail ». De ces principes, il espère une organisation
circulaire, non une organisation dirigée par une quelconque hiérarchie
qu’elle ait la tête en bas ou la tête en haut. Son
enseignement ne se fait pas dans les locaux de l’EFP pour marquer
symboliquement que celui-ci ne doit pas être pris pour fondement
de l’Ecole. Elle accueille et favorise le travail de tous, autour
de la relecture de l’œuvre de Freud.
A cette demande de travail et à l’offre du style de travail,
il ajoute l’offre de la garantie de l’Ecole pour les futurs
analystes. Elle est posée d’emblée comme lieu de
formation mais sans tomber dans une organisation de la profession comme
à l’IPA. Ce n’est pas l’Ecole qui établit
une liste de didacticiens, c’est l’analysant qui, avec l’analyste
de son choix, engage une analyse qu’il décidera lui-même
d’être didactique, c’est-à-dire une analyse
au cours de laquelle il devra affronter des résistances d’autant
plus fortes que son désir sera approché (« il doit
être averti que l’analyse contestera ce vouloir »).
L’analyste didacticien n’est pas reconnu par une instance
extérieure suprême ou un collège de pairs, imposé
aux futurs analystes, mais c’est le terme de l’analyse de
son analysant qui fera de cet analyste un didacticien. Une analyse menée
à son terme implique que l’analyste lui-même ne recule
pas devant le réel. De même, le contrôle, exigé
par l’Ecole, n’est pas défini par des critères
préalables mais engagé par l’analysé au moment
où il se verra, dans sa profession, « prendre une responsabilité
si peu que ce soit analytique ».
C’est l’analysant qui s’engage dans l’Ecole qui
est le seul garant de son travail et de son analyse. L’Ecole, elle,
garantit le travail analytique comme expérience, du seul fait du
travail produit par l’analysé au sein de l’Ecole. La
garantie procède alors d’un mouvement circulaire qui implique
le sujet de l’inconscient et non une instance extérieure
: « Il est un point pourtant où le problème du désir
ne peut être éludé, c’est quand il s’agit
du psychanalyste lui-même... ce n’est plus du dehors que l’on
peut attendre une exigence de contrôle qui serait à l’ordre
du jour partout ailleurs. » C’est en cela que l’Ecole
est une « expérience inaugurale ». Dans la société
occidentale, capitaliste ou socialiste, la hiérarchie est patente,
soutenue par un fait de structure comme l’a démontré
Freud en 1921. Lacan, en organisant l’EFP sur ce modèle «
inaugural » et original pose un vrai défi aux analystes.
Puis en 1967, il s’adresse aux membres de son Ecole avec la Proposition
du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole. Cette Proposition
prolonge, étaye et modifie l’Acte de fondation.
Elle le prolonge dans la mesure où Lacan garde et explicite le
principe : « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même...
Ceci n’exclut pas que l’Ecole garantisse qu’un analyste
relève de sa formation... Et l’analyste peut vouloir cette
garantie, ce qui dès lors ne peut qu’aller audelà
: devenir responsable du progrès de l’Ecole, devenir psychanalyste
de son expérience même ». C’est ce que j’ai
appelé, plus haut : le mouvement circulaire de la garantie qui
implique le sujet de l’inconscient et le réel en jeu.
Elle étaye l’Acte. Lacan développe ce qu’il
en est du transfert et son pivot, le signifiant « sujet supposé
savoir » qui fait de la relation analysant-analyste autre chose
qu’une intersubjectivité.
Il explicite la question essentielle qui est de repérer ce qui
se passe à la fin de l’analyse. Il propose de mettre en place
la possibilité de recueillir les témoignages de ceux qui
désireraient s’y prêter pour cerner en quoi consiste
le passage de l’analysant à l’analyste et son corollaire
« le désir de l’analyste ». Il instaure la passe.
L’article est conclu sur : « La fin de ce document précise
le mode sous lequel pourrait être introduit ce qui ne tend, en ouvrant
une expérience, qu’à rendre enfin véritables
les garanties recherchées.» Elle modifie l’Acte dès
lors que Lacan introduit le gradus qui comporte :
1/ l’AME, le psychanalyste ayant fait ses preuves et reconnu comme
tel par l’Ecole.
2/ l’AE, le psychanalyste qui se prête à « témoigner
des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour
l’analyse... ».
Il ajoute, juste après avoir spécifié ces gradus
: « Que l’Ecole puisse garantir le rapport de l’analyste
à la formation qu’elle dispense, est donc établi.
» Pour Lacan ce gradus n’est pas à confondre avec
la hiérarchie dont il s’est gaussé dans l’article
auquel il renvoie au préalable.
Pourtant il privilégie ici l’individu au détriment
du groupe de travail qui a scandé le texte de l’Acte et
dont il n’est plus question dans ce dernier. De plus quand Lacan
écrit « l’Ecole » il en fait une entité
sans spécifier qui agira « au nom de » l’Ecole.
La mise en place de ces gradus va fonctionner comme signe de garantie
attachée à et représentée par une personne.
Le signifiant « sujet supposé savoir » est alors
convoqué et avec lui les effets de transfert. Le lieu de la garantie
devient lieu incarné, donc extérieur au sujet de l’inconscient
bien que celui-ci soit toujours affirmé souverain. L’illusion
de maîtrise qui lie pouvoir et savoir est consolidée.
Nous voyons là comment s’effectue le glissement imaginaire
du gradus à la hiérarchie.
Ce que Lacan pouvait espérer de la passe, soit « rendre
enfin véritables les garanties recherchées », va
être mis en difficulté par l'instauration d’une hiérarchie
qui s’installe au sein de l’EFP et qui entraîne compromissions
et déviations de son enseignement. En 1980 Lacan dissout l’EFP
pour que le groupe analytique ne l’emporte pas sur le discours
et continue, comme l’IPA, dans ce qu’elle devient : une
église. Dans un débat, en 1973, en réponse à
une question de Mathis sur le transfert, Lacan avoue que sa Proposition
a été marquée par la prudence qui a consisté
à s’en remettre aux personnes « qui avaient déjà
un certain titre, un titre qui correspondait en effet à ce qui,
dans toute société psychanalytique, est une sélection
». En fait, la hiérarchie était déjà
en place au moment de la constitution de l’Ecole. Lacan le savait,
mais il pensait que la passe produirait « un tout autre type d’individus...
susceptible de changer tout à fait, non pas certaines structures
fondamentales, mais la nature du discours ».
Oui, mais voilà, certaines déclarations de bonnes intentions
ne sont pas changement de discours.
Avec la création de La Cause freudienne, Lacan reprend le même
schéma. Il reconstitue en premier les cartels14. Puis c’est
l’Ecole de la Cause freudienne qui est chargée de faire fonctionner
la passe et de produire « l’AE nouveau ». Pour cela
elle devra mettre en place le corps des AME. Là encore, après
le cartel vient le gradus.
II – REMARQUES
Freud n’a fait de l’institution analytique que le lieu qui
pouvait préserver son œuvre sachant que c’était
la seule garantie qu’elle pouvait fournir. Le seul garant de ce
qu’est la psychanalyse est son désir, à lui Freud,
à retrouver dans la « lettre de sa doctrine ». Lacan
fonde son Ecole sur un « retour à Freud » comme tentative
de changer la nature du discours qui réunit les analystes entre
eux, lien social basé sur le désir et non sur l’amour.
Pour cela, sont proposés les cartels et la passe. Mais si le
psychanalyste a horreur de son acte « au point qu’il le
nie, et dénie, et renie – et qu’il maudit celui qui
le lui rappelle »15, c'est que la « désubjectivation
nécessaire à l’analyste », à la fin
de la cure, laisse sans garantie.16
1 J. Lacan, Séminaire « L’identification », leçon
du 17 janvier 1962, inédit.
2 P. Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, Paris1999.
3 S. Freud, Moïse et le monothéisme, Idées/Gallimard,
Paris 1982.
4 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Séminaire
livre VII, Seuil, Paris 1986.
5 ibid.
6 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire
livre XI, Seuil, Paris1973.
7 ibid.
8 J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Séminaire livre
XVII, Seuil, Paris 1991.
9 J. Lacan, Ecrits, La science et la vérité, Seuil, Paris
1966.
10 J. Lacan, Séminaire « Les non dupes errent », leçon
du 9 avril 1974, inédit.
11 J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », entretiens de
Sainte Anne, leçon du 2 décembre 1971, inédit.
12 J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Séminaire livre
XVII, Seuil, Paris 1991.
13 E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France ; tome 1, Seuil,
Paris 1986.
14 J. Lacan, Courrier de la Cause freudienne, Juillet 1980
15 J. Lacan, Lettre au journal Le Monde, 24 janvier 1980
16 Note de l’auteur : Pour des raisons d’édition, le
texte passé sur la liste électronique Espace-Ecole le 23
février 2000 a été écourté et restructuré.
Le lien d'origine : http://www.champ-lacanien.org/fr/archives/
LK6/LK6SMilani-Meyer.PDF
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