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Etudes sur la garantie
Simone Milani-Meyer


Le lien d'origine : http://www.champ-lacanien.org/fr/archives/ LK6/LK6SMilani-Meyer.PDF


PRELIMINAIRES

1/ Freud et la psychologie des foules


Freud se penche sur l’analyse du fonctionnement des foules, qui vaut pour les plus structurées comme pour les plus floues, à partir de sa position d’analyste en s’appuyant sur le modèle familial soumis aux mécanismes psychiques du complexe d’Œdipe.

Dans son texte de 1921, Psychologie des foules et analyse du moi, il met en évidence ce qui fait la cohésion des foules : l’amour. Les liens libidinaux qui sont l’essence de la foule ne sont pas ceux qui procèdent du choix d’objet sexuel donc du désir, mais ceux qui font intervenir les identifications. L’Eglise et l’Armée, en tant que deux foules stables, organisées et durables, se prêtent formidablement à une étude des mécanismes de fonctionnement des relations entre les individus, mieux que la foule plus large, et plus complexe, qu’est la société globalement.
Ce que Freud déploie à partir du modèle de ces deux foules artificielles peut être appliqué à toutes les foules, même celles qui ne semblent être formées qu’autour d’une idée, sans meneur apparent. Dans ces deux groupes, avec des formes différentes, il y a « l’illusion qu’un chef suprême est là – dans l’église catholique le Christ, dans l’armée le commandant en chef – qui aime tous les individus de la foule d’un égal amour ». Ce lien libidinal est dirigé de l’élément du groupe vers le chef pris comme idéal et du chef vers l’élément du groupe (le Christ aime son fidèle). Le lien à l’idéal est nécessaire pour établir et maintenir un lien libidinal entre les éléments du groupe et permettre à la foule de se constituer, de se caractériser. Lien social donc. Christ et commandant en chef sont là comme garants du lien libidinal entre les éléments du groupe, garants du lien social qui s’établit dans leur groupe.

Dans l’armée, ce n’est pas le danger qui entraîne la panique et sa désagrégation, mais l’angoisse ressentie avec la perte réelle ou supposée du meneur quand elle devient immense et qu’elle submerge la foule militaire. L’angoisse s’installe comme effet de la rupture du lien au meneur. La désagrégation dans la foule religieuse est plus difficile à observer. Ici pas d’angoisse, mais les sentiments de haine qui ne sont plus contenus par l’amour du Dieu, amour égal pour tous, s’extériorisent de façon obscène. Pourquoi ces sentiments de haine? Dans Totem et Tabou (1911), le père de la horde est aimé et haï, et c’est parce qu’il est haï qu’il est tué. La mort du père fait alors surgir l’amour, et le sentiment religieux, comme refoulement de la haine. La haine n’est pas éradiquée, elle est toujours là prête à surgir dès que l’amour s’absente. Pulsion de mort et Eros sont indissociables. Si le fidèle a le sentiment que Dieu ne lui porte plus de l’amour, la haine s’installe envers son frère.
Nous remarquons que dans ce texte, Freud ne parle pas de Dieu, mais du Christ, un des noms de Dieu. En effet, dans la religion catholique Dieu est trois : Le Père, le Fils (le Christ) et le Saint-Esprit. Même si Dieu est le plus souvent figuré par le Père, « Père » n’en est qu’un nom comme « Fils » et comme « Saint-Esprit ». Comme le commandant en chef peut être remplacé par un autre commandant en chef, Dieu peut être remplacé par un de ses noms ou un tenantlieu pris comme idéal : le père ou un de ses substituts, un autre individu ou une idée, une abstraction tout aussi bien, un signifiant.

2/ La société occidentale

Je partirai de cette citation de Lacan : « Ce que nous apportons qui renouvelle la question, c’est ceci : je dis que Freud promulgue, avance la formule qui est la suivante : le père est Dieu ou tout père est Dieu... ce dont il s’agit, c’est que l’ordre de fonction que nous introduisons avec le Nom-du-Père est ce quelque chose qui, à la fois, a sa valeur universelle, mais qui vous remet à vous, à l’autre, la charge de contrôler s’il y a un père ou non de cet acabit ».1 Alors que depuis le XIXème siècle la philosophie annonce : « Dieu est mort », il peut paraître surprenant que Freud ait affirmé cet « être Dieu » du père.

Pierre Legendre, à partir de ses études des textes de droit du Moyen Age occidental – XIème et XIIème siècles – montre que la redécouverte du droit romain à ce moment de l’histoire entraîne une séparation entre la théologie et le droit. Ceci amène, dans le christianisme même, une séparation entre la sphère théologique du fondement (sphère de la garantie et de l’infaillibilité) et la sphère des normes (sphère technique assujettie à la rationalité construite par le droit romain). La canonicité ouvre elle-même, par là, la voie à la scientificité et à l’interprétation illimitée, ce qu’illustre la position d’un juriste réformé néerlandais du XVIIème siècle, Grotius : « Si nous supposons – ce qui ne peut l’être sans crime absolu – que Dieu n’est pas ou que les affaires humaines sont gérées sans lui... » 2 Les philosophes du XVIIIème siècle, dénommé siècle des Lumières comme chacun sait, continueront dans le sens de cette pensée pour faire le lit à la nouvelle de la mort de Dieu.
Mais si nous revenons à l’origine quand le seul droit canon régnait sur le monde occidental, l’ordalie comme procédure juridique utilisée faisait dépendre la loi sociale humaine directement de l’autorité de Dieu. Nous voyons, à cette époque, se rejoindre, dans une figure unique, Dieu et son emblème vivant, le pape appelé aussi « père de l’Eglise », garant d’un savoir sacré où se tient la vérité. La pensée normative du monde occidental en est marquée de façon irrécusable. La question religieuse est au cœur de l’institution occidentale.

3/ Dieu et le père

A une époque où la figure du père était en crise, Freud a été confronté, dans sa clinique, à une interrogation centrale posée par le discours dominant, par les névrosés : « Qu’est-ce qu’un père ? » Il en déduit la place structurelle du père : celle d’un tiers séparateur entre l’enfant et la mère, hétéronome à cette dyade, celui qui institue la loi et permet le désir. Il est suivi par Lacan avec la métaphore du Nom-du-Père comme opérateur de la castration, instituant le sujet de la parole, divisé entre désir et jouissance. La fonction paternelle se présente comme le garant de l’ordre – ordre symbolique, ordre des générations – qui va se mettre en place comme effet de sa propre intervention, le garant d’une vérité qui ne se laisse pas attraper. Ce qui se laisse entrevoir ce sont les montages mis en place, au niveau du sujet (symptômes, fantasmes) comme au niveau de la société (mythes et rituels).

Avec Totem et Tabou, Freud met en scène le meurtre du père. Pour Freud, toute religion dérive de cet acte3. Lacan reprend le mythe freudien à partir de ce que notre époque clame, à savoir que Dieu est mort, sans contester l’origine de Dieu dans le père mort : « Puisque Dieu est sorti du fait que le Père est mort, cela veut dire sans doute que nous nous sommes aperçus que Dieu est mort, et c’est pour cela que Freud cogite si ferme là-dessus »4. Se référer à la lettre « Dieu est mort » et fonder cette mort sur son meurtre, comme le fait Freud qui pense Dieu à partir du père, c’est toujours, en quelque sorte, protéger le père. Le père est désigné comme celui qui est digne d’amour, ce qui est une façon de perpétuer la religion.
Lacan opère un renversement en situant la question du côté du créateur. Il pose le père à partir de Dieu. « Mais aussi bien puisque c’est le Père mort à l’origine que Dieu dessert, lui aussi était mort depuis toujours. La question du créateur dans Freud est donc de savoir à quoi doit être appendu de nos jours ce qui continue de s’exercer de cet ordre. »5 Si Dieu est mort depuis toujours, c’est qu’il est mort et il ne le sait pas, mais pourtant Dieu est toujours là. Quelque chose « continue de s’exercer de cet ordre ». La lettre devient alors « Dieu est inconscient ».
C’est là que l’athéisme réside, l’athéisme qui a toujours été la seule position souhaitée par Freud pour un psychanalyste. Dans cette lettre nous atteignons la dimension du réel, « l’autre réalité cachée derrière le manque de ce qui tient lieu de représentation – c’est le Trieb, nous dit Freud »6. C’est de là que continue d’opérer quelque chose « de cet ordre » : « C’est là le réel qui commande plus que tout autre nos activités, et c’est la psychanalyse qui nous le désigne »7.

4/ Discours du maître et discours de l’analyste

Dans le discours du maître, celui qui régit le monde occidental tant au niveau de la pensée qu’au niveau du lien social, c’est le Signifiant 1 ou signifiant-maître qui est aux commandes.

C’est dans ce signifiant que se situe la loi de structure8 : la loi que Freud, dans la métapsychologie, appelle Idéal du Moi ou Surmoi, ne dissociant pas les deux versants du père: le pacificateur de jouissance quand il est symbolique (Idéal du Moi), le générateur de jouissance quand il est imaginaire et/ou réel (Surmoi) ; la loi qui peut être incarnée dans la société par le pape, le père, le commandant en chef, etc... Chez l’être parlant le savoir est, de toujours, associé à l’idée de pouvoir. C’est le langage qui crée chez l’humain le savoir et la puissance car le symbolique est la puissance même. Du côté imaginaire ça conforte une position de maîtrise d’autant que ce savoir prend son origine dans les sphères éternelles, dans les cieux, aussi bien dans les temps antiques qu’à l’orée de notre civilisation occidentale. Le lieu de la légitimité du savoir est alors posé : il est extérieur au sujet. Tout comme le lieu de la vérité comme cause du savoir en exercice lui est aussi extérieur.9 « La vérité mène à la religion... Ce qu’il faut, qu’il s’agirait, c’est d’en sortir, de la vérité, alors là, je ne vois pas d’autre moyen que d’inventer, et pour inventer de la bonne façon, de la façon analytique, n’est-ce pas, c’est d’en remettre, d’abonder dans ce sens, n’est-ce pas. Oui. Oui. »10 Abonder dans le sens de la vérité, la pousser au-delà de tout sentiment religieux, expression d’un état de détresse infantile persistant chez l’adulte névrosé, et même au-delà de toute crainte religieuse, est ce qui incombe à l’analyse. La psychanalyse, c’est approcher, par la parole, de quelque chose qui est tout à fait réel : la jouissance. « Que veut dire la psychanalyse? Que cette relation à la jouissance, c’est la parole qui assure la dimension de vérité... Elle ne peut, comme je m’exprime que la mi-dire, cette relation, et en forger du semblant... – le semblant de ce qui s’appelle un homme ou une femme ».11 Le discours de l’analyste se tient à la frontière entre vérité et savoir. Il est nécessaire que l’analyste sache à quelle place il doit être pour le soutenir. Hors de tout discours de la connaissance, c’est-à-dire hors de tout discours de maîtrise, il pose au commandement un hors-savoir, un hors- symbolique – l’objet a, l’objet cause du désir. Le discours de l’analyste se passe du père pour ne produire qu’un signifiant m’être. Ce signifiant produit est alors irrémédiablement séparé du savoir où se loge le signifiant du Nom-du-Père qui est, lui, en place de vérité12. Aucun père ne garantit alors plus rien du sujet.

I – LES INSTITUTIONS ANALYTIQUES

1/ L’institution voulue par Freud


Dans Contribution au mouvement psychanalytique (1914), Freud explique pourquoi il voulait une institution. Pendant longtemps, il a été seul à défendre ses découvertes. Puis un petit groupe de personnes intéressées par sa théorie lui permet de sortir de son isolement. Il est à remarquer que beaucoup qui pratiqueront l’analyse ne sont pas analysés, ce qui permet de mieux comprendre la violence du transfert, transfert religieux, qui s’installe envers lui. A partir de ce groupe se constituent des analystes. Freud écrit, et ses écrits lus ailleurs par des thérapeutes intéressent. Il voit dans ces personnes, hors du cercle de Vienne, une possibilité réelle de propagation de la psychanalyse et favorise ce mouvement. L’intérêt pour la psychanalyse se développe, mais elle n’est toujours pas acceptée dans les cercles officiels universitaires. Il aurait en fait souhaité que ce soit là que la psychanalyse soit reconnue dans sa spécificité, au même titre que la médecine ou la psychiatrie. Parmi les analystes, les contradictions, les dissensions et les déviations éclatent. Si Freud reste en place de maître à penser, il est celui que l’on admire mais aussi que l’on jalouse. La crise avec Adler prend forme, celle avec Jung commence à poindre, mais Freud ne veut pas voir l’importance qu’elle présente, il veut encore avoir confiance en celui qu’il considère comme son successeur le plus fiable. Il devient nécessaire de mettre un peu d’ordre en instituant le mouvement : « Cependant je pensais qu’il fallait un chef. Je savais trop bien quelles erreurs guettaient tout individu qui entreprenait de s’occuper d’analyse et espérais qu’on pourrait en éviter beaucoup si l’on instituait une autorité capable de donner directives et avertissements. C’est à moi qu’une telle autorité était d’abord échue, du fait de l’indéniable avance que me donnait une expérience d’une quinzaine d’années. Je tenais donc à transférer cette autorité à un homme plus jeune, qui, après ma mort devrait tout naturellement me remplacer. » Freud, ici se place comme celui qui sait seulement à cause d’une expérience plus longue et laisse voir que pour lui la seule transmission possible est une transmission filiale symbolique (« après ma mort »).

Il pense aussi que l’IPA, créée en 1910, dirigée par un chef de son choix, sera un lieu de garantie pour la psychanalyse : « Je tenais pour nécessaire d’adopter la forme d’une association officielle parce que je craignais l’abus qu’on risquait de faire de la psychanalyse une fois qu’elle serait devenue populaire. Il fallait qu’il y eût alors un lieu qui serait habilité à déclarer : l’analyse n’a rien à voir avec toutes ces absurdités, ce n’est pas de la psychanalyse. » De 1910 à 1926, la pratique psychanalytique est institutionnalisée et professionnalisée.
C’est ce qui sert de garantie. « On pourra alors affilier à l’IPA tout candidat qui aura parcouru un cursus complet, réglementé par les sociétés locales, sous l’autorité de l’organisme international. Cette procédure met le futur analyste dans une position de force vis-à-vis des diplômes extérieurs et étrangers à la cure elle-même. »13 C’est le triomphe du discours universitaire. La formation proposée aux futurs psychanalystes s’aligne sur toute formation proposée par l’université sur un mode égalitaire et comparatif. L’ennui, c’est que ça ne garantit pas ce qu’est la psychanalyse.

En parallèle, deux ans après, en 1912, un comité secret, composé de huit personnes est constitué pour surveiller Jung qui présente de plus en plus d’opposition. Il va exercer, à l’insu de tous, pendant dix ans un rôle de contrôle sur la marche de l’IPA, même après la démission de Jung. En 1924, Anna Freud y est admise. Freud réalise par là la transmission filiale qui lui est chère. C’est en 1927 que ce comité sera dissous dans le bureau officiel de l’IPA. Anna se considérera comme l’héritière de son père, mais sa position conceptuelle dénote sa place impossible, où se mêlent filiation par la parenté et filiation par l’œuvre. Ce comité présente des allures de groupe religieux. Entourant et protégeant le père fondateur, les membres se partagent un pouvoir occulte comme s’ils étaient les détenteurs d’un savoir absolu. D’un côté, l’institution devient tentaculaire, de l’autre les rênes du pouvoir restent dans les mains de quelques-uns qui cultivent une religion de la cause.

D’un côté, Freud se prête à ce jeu du pouvoir, laissant tout de même les notables diriger les affaires. D’un autre côté, il ne cesse de produire, de maintenir des positions qui s’opposent aux masses psychanalytiques, de remanier sa théorie en introduisant une notion qui en fait frémir plus d’un : la pulsion de mort. En 1921 dans Psychologie des foules et analyse du Moi, il analyse les idéaux de chefferie et les mécanismes du pouvoir fondés sur le principe des identifications inconscientes, puis en 1927 dans L’avenir d’une illusion , il dénonce l’illusion religieuse comme névrose collective. On ne peut concilier religion et science. La psychanalyse est du côté de la science. A propos de la question de l’analyse profane, Freud s’oppose fermement à ceux qui veulent réserver l’analyse aux médecins. La position subjective ne peut être subordonnée à une quelconque position sociale. Dans Analyse finie et analyse infinie (1937) Freud prévient que l’analyse est une « tâche impossible » et que son résultat est insatisfaisant. Les résistances, sous l’effet du transfert, peuvent s’opposer à l’analyse. Pour y faire face, Freud conseille que l’analyste revienne sur le divan tous les cinq ans. « Cela signifierait donc que sa propre analyse, de tâche finie, deviendrait tâche infinie ».
Toute valeur de garantie d’une analyse arrivée à terme est alors annulée.

Freud s’est employé, en la conceptualisant, à faire rentrer la psychanalyse dans le champ des sciences, démontrant que les phénomènes psychiques n’appartiennent ni à l’occulte ni au sacré. Sa personne, de son vivant, garantissait sa parole et ses positions, ce qui avait pour corollaire de le confondre avec un père ou avec un chef spirituel, ce qu’il entretenait volontiers. Son dernier texte de 1939, L’homme Moïse et le monothéisme, peut être considéré comme son testament. Il y pose un regard critique sur la judéité. A propos de la nation juive détruite et de ce qui fait la cohésion du groupe, Freud écrit : « le malheur de leur nation leur apprit à apprécier à sa valeur la seule propriété qui leur fût restée, leur écriture ».

Abandonnant l’idée religieuse du peuple élu, on peut ne retenir de la transmission du Livre que la métaphore : quels que soient les malheurs et les égarements du groupe, la lettre du texte, elle, reste immuable.
Pour Freud, la psychanalyse est universelle, ce n’est ni un délire ni une religion, et le réel qui est le sien lui vaut d’être inscrite dans le champ des sciences. Cette position éthique intransigeante qu’il n’a jamais cessé de maintenir vis-à-vis de ses opposants et, quand c’était nécessaire, vis-à-vis des positions politiques institutionnelles de l’IPA, révèle le désir de Freud, désir qui traverse son œuvre. C’est ce désir qui est le seul garant de la psychanalyse, à charge pour tout psychanalyste et lecteur attentif de le retrouver et de le mettre en acte.

2/ L’Ecole voulue par Lacan

Pour ne pas répéter les travers de l’IPA, Lacan pose, dans Acte de fondation (21 juin 1964), la valeur du travail de chacun, la réciprocité, la reconnaissance par tous du travail de quiconque.

C’est le petit groupe qui est privilégié, et même exclusif au départ puisqu’il propose que l’adhésion à l’EFP se fasse de façon groupale. Ce n’est que dans un deuxième temps dans la Note adjointe qu’il inscrit comme deuxième possibilité d’accès la présentation individuelle.
L’entrée individuelle ne se fait que si l’entrée dans un groupe n’est pas possible. Il n’y a pas de mise en place d’une hiérarchie. Si ceux qu’il a formés sont « habilités de plein droit », il ne veut pas en faire des chefs, ni des petits-chefs. Aussi, de l’autre côté du balancier, il place « le petit groupe », « le travail de chacun », « la permutation », l’absence de « grade », « la critique et le contrôle de tout travail ». De ces principes, il espère une organisation circulaire, non une organisation dirigée par une quelconque hiérarchie qu’elle ait la tête en bas ou la tête en haut. Son enseignement ne se fait pas dans les locaux de l’EFP pour marquer symboliquement que celui-ci ne doit pas être pris pour fondement de l’Ecole. Elle accueille et favorise le travail de tous, autour de la relecture de l’œuvre de Freud.

A cette demande de travail et à l’offre du style de travail, il ajoute l’offre de la garantie de l’Ecole pour les futurs analystes. Elle est posée d’emblée comme lieu de formation mais sans tomber dans une organisation de la profession comme à l’IPA. Ce n’est pas l’Ecole qui établit une liste de didacticiens, c’est l’analysant qui, avec l’analyste de son choix, engage une analyse qu’il décidera lui-même d’être didactique, c’est-à-dire une analyse au cours de laquelle il devra affronter des résistances d’autant plus fortes que son désir sera approché (« il doit être averti que l’analyse contestera ce vouloir »). L’analyste didacticien n’est pas reconnu par une instance extérieure suprême ou un collège de pairs, imposé aux futurs analystes, mais c’est le terme de l’analyse de son analysant qui fera de cet analyste un didacticien. Une analyse menée à son terme implique que l’analyste lui-même ne recule pas devant le réel. De même, le contrôle, exigé par l’Ecole, n’est pas défini par des critères préalables mais engagé par l’analysé au moment où il se verra, dans sa profession, « prendre une responsabilité si peu que ce soit analytique ».
C’est l’analysant qui s’engage dans l’Ecole qui est le seul garant de son travail et de son analyse. L’Ecole, elle, garantit le travail analytique comme expérience, du seul fait du travail produit par l’analysé au sein de l’Ecole. La garantie procède alors d’un mouvement circulaire qui implique le sujet de l’inconscient et non une instance extérieure : « Il est un point pourtant où le problème du désir ne peut être éludé, c’est quand il s’agit du psychanalyste lui-même... ce n’est plus du dehors que l’on peut attendre une exigence de contrôle qui serait à l’ordre du jour partout ailleurs. » C’est en cela que l’Ecole est une « expérience inaugurale ». Dans la société occidentale, capitaliste ou socialiste, la hiérarchie est patente, soutenue par un fait de structure comme l’a démontré Freud en 1921. Lacan, en organisant l’EFP sur ce modèle « inaugural » et original pose un vrai défi aux analystes.

Puis en 1967, il s’adresse aux membres de son Ecole avec la Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole. Cette Proposition prolonge, étaye et modifie l’Acte de fondation.
Elle le prolonge dans la mesure où Lacan garde et explicite le principe : « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même... Ceci n’exclut pas que l’Ecole garantisse qu’un analyste relève de sa formation... Et l’analyste peut vouloir cette garantie, ce qui dès lors ne peut qu’aller audelà : devenir responsable du progrès de l’Ecole, devenir psychanalyste de son expérience même ». C’est ce que j’ai appelé, plus haut : le mouvement circulaire de la garantie qui implique le sujet de l’inconscient et le réel en jeu.
Elle étaye l’Acte. Lacan développe ce qu’il en est du transfert et son pivot, le signifiant « sujet supposé savoir » qui fait de la relation analysant-analyste autre chose qu’une intersubjectivité.

Il explicite la question essentielle qui est de repérer ce qui se passe à la fin de l’analyse. Il propose de mettre en place la possibilité de recueillir les témoignages de ceux qui désireraient s’y prêter pour cerner en quoi consiste le passage de l’analysant à l’analyste et son corollaire « le désir de l’analyste ». Il instaure la passe. L’article est conclu sur : « La fin de ce document précise le mode sous lequel pourrait être introduit ce qui ne tend, en ouvrant une expérience, qu’à rendre enfin véritables les garanties recherchées.» Elle modifie l’Acte dès lors que Lacan introduit le gradus qui comporte :

1/ l’AME, le psychanalyste ayant fait ses preuves et reconnu comme tel par l’Ecole.

2/ l’AE, le psychanalyste qui se prête à « témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour l’analyse... ».

Il ajoute, juste après avoir spécifié ces gradus : « Que l’Ecole puisse garantir le rapport de l’analyste à la formation qu’elle dispense, est donc établi. » Pour Lacan ce gradus n’est pas à confondre avec la hiérarchie dont il s’est gaussé dans l’article auquel il renvoie au préalable.
Pourtant il privilégie ici l’individu au détriment du groupe de travail qui a scandé le texte de l’Acte et dont il n’est plus question dans ce dernier. De plus quand Lacan écrit « l’Ecole » il en fait une entité sans spécifier qui agira « au nom de » l’Ecole. La mise en place de ces gradus va fonctionner comme signe de garantie attachée à et représentée par une personne. Le signifiant « sujet supposé savoir » est alors convoqué et avec lui les effets de transfert. Le lieu de la garantie devient lieu incarné, donc extérieur au sujet de l’inconscient bien que celui-ci soit toujours affirmé souverain. L’illusion de maîtrise qui lie pouvoir et savoir est consolidée.
Nous voyons là comment s’effectue le glissement imaginaire du gradus à la hiérarchie.

Ce que Lacan pouvait espérer de la passe, soit « rendre enfin véritables les garanties recherchées », va être mis en difficulté par l'instauration d’une hiérarchie qui s’installe au sein de l’EFP et qui entraîne compromissions et déviations de son enseignement. En 1980 Lacan dissout l’EFP pour que le groupe analytique ne l’emporte pas sur le discours et continue, comme l’IPA, dans ce qu’elle devient : une église. Dans un débat, en 1973, en réponse à une question de Mathis sur le transfert, Lacan avoue que sa Proposition a été marquée par la prudence qui a consisté à s’en remettre aux personnes « qui avaient déjà un certain titre, un titre qui correspondait en effet à ce qui, dans toute société psychanalytique, est une sélection ». En fait, la hiérarchie était déjà en place au moment de la constitution de l’Ecole. Lacan le savait, mais il pensait que la passe produirait « un tout autre type d’individus... susceptible de changer tout à fait, non pas certaines structures fondamentales, mais la nature du discours ».
Oui, mais voilà, certaines déclarations de bonnes intentions ne sont pas changement de discours.

Avec la création de La Cause freudienne, Lacan reprend le même schéma. Il reconstitue en premier les cartels14. Puis c’est l’Ecole de la Cause freudienne qui est chargée de faire fonctionner la passe et de produire « l’AE nouveau ». Pour cela elle devra mettre en place le corps des AME. Là encore, après le cartel vient le gradus.

II – REMARQUES

Freud n’a fait de l’institution analytique que le lieu qui pouvait préserver son œuvre sachant que c’était la seule garantie qu’elle pouvait fournir. Le seul garant de ce qu’est la psychanalyse est son désir, à lui Freud, à retrouver dans la « lettre de sa doctrine ». Lacan fonde son Ecole sur un « retour à Freud » comme tentative de changer la nature du discours qui réunit les analystes entre eux, lien social basé sur le désir et non sur l’amour. Pour cela, sont proposés les cartels et la passe. Mais si le psychanalyste a horreur de son acte « au point qu’il le nie, et dénie, et renie – et qu’il maudit celui qui le lui rappelle »15, c'est que la « désubjectivation nécessaire à l’analyste », à la fin de la cure, laisse sans garantie.16

1 J. Lacan, Séminaire « L’identification », leçon du 17 janvier 1962, inédit.

2 P. Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, Paris1999.

3 S. Freud, Moïse et le monothéisme, Idées/Gallimard, Paris 1982.

4 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Séminaire livre VII, Seuil, Paris 1986.

5 ibid.

6 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire livre XI, Seuil, Paris1973.

7 ibid.

8 J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Séminaire livre XVII, Seuil, Paris 1991.

9 J. Lacan, Ecrits, La science et la vérité, Seuil, Paris 1966.

10 J. Lacan, Séminaire « Les non dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

11 J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », entretiens de Sainte Anne, leçon du 2 décembre 1971, inédit.

12 J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Séminaire livre XVII, Seuil, Paris 1991.

13 E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France ; tome 1, Seuil, Paris 1986.

14 J. Lacan, Courrier de la Cause freudienne, Juillet 1980

15 J. Lacan, Lettre au journal Le Monde, 24 janvier 1980

16 Note de l’auteur : Pour des raisons d’édition, le texte passé sur la liste électronique Espace-Ecole le 23 février 2000 a été écourté et restructuré.

Le lien d'origine : http://www.champ-lacanien.org/fr/archives/ LK6/LK6SMilani-Meyer.PDF