Les Etats-Unis en guerre
Pour vendre ses guerres, le Marché sème la peur. Et la
peur crée un climat. La télévision fait tout son
possible pour que les tours de New York continuent à tomber chaque
jour. Que reste-t-il de la panique à l'anthrax? Une enquête
officielle qui n'a pour ainsi dire apporté aucune explication
sur ces lettres assassines, et surtout une spectaculaire augmentation
du budget militaire des États Unis. Et les milliards que ce pays
destine à l'industrie de la mort n'ont rien d'une bagatelle.
Avec moins d'un mois et demi de ces dépenses, on pourrait mettre
fin à la misère du monde, si les petits calculs des Nations
Unies disent vrai.
02/01/2003 Article
Les Etats-Unis en guerre
Temps de peur. Le monde vit dans la terreur, et la terreur se déguise:
elle serait l'ouvre de Saddam Hussein, un acteur plutôt fatigué
de tenir depuis si longtemps le rôle de l'ennemi, ou celle d'Oussama
Ben Laden, un professionnel de la terreur.
Le véritable auteur de la panique planétaire s'appelle le
Marché. Et ce personnage n'a rien à voir avec ce lieu sympathique
du quartier où l'on va chercher ses fruits et ses légumes.
C'est un terroriste sans visage, tout puissant, omniprésent tout
comme Dieu, et qui croit être, lui aussi, éternel. Ses nombreux
interprètes préviennent que "le Marché est nerveux",
et ils avertissent qu'"il ne faut pas irriter le Marché".
Son luxuriant curriculum criminel sème la panique. Il a passé
sa vie à voler de la nourriture, à détruire des
postes de travail, à prendre des pays en otage et à fabriquer
des guerres.
Pour vendre ses guerres, le Marché sème la peur. Et la peur
crée un climat. La télévision fait tout son possible
pour que les tours de New York continuent à tomber chaque jour.
Que reste-t-il de la panique à l'anthrax? Une enquête officielle
qui n'a pour ainsi dire apporté aucune explication sur ces lettres
assassines, et surtout une spectaculaire augmentation du budget militaire
des États Unis. Et les milliards que ce pays destine à l'industrie
de la mort n'ont rien d'une bagatelle. Avec moins d'un mois et demi de
ces dépenses, on pourrait mettre fin à la misère
du monde, si les petits calculs des Nations Unies disent vrai.
Chaque fois que le Marché donne un ordre, l'alarme rouge de la
machine à mesurer le danger clignote, et tout soupçon devient
évidence. Les guerres préventives tuent au cas où...
et sans preuves. Et maintenant, c'est le tour de l'Iraq. Ce pays déjà
châtié a encore été condamné. Et les
morts sauront pourquoi : l'Iraq, c'est la seconde réserve mondiale
de pétrole, justement ce dont le Marché a besoin pour assurer
assez de combustible au gaspillage de la société de consommation.
Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus craint ? Les puissances
impériales monopolisent, par droit naturel, les armes de destruction
massive. A l'époque de la conquête de l'Amérique,
à la naissance de ce que l'on appelle aujourd'hui le Marché
global, la variole et la grippe ont tué beaucoup plus d'indiens
que l'épée ou l'arquebuse. La brillante invasion européenne
doit beaucoup aux bactéries et aux virus. Des siècles plus
tard, ces alliés providentiels se sont transformés en armes
de guerre aux mains des grandes puissances. Une poignée de pays
monopolise les arsenaux biologiques. Il y a une vingtaine d'années,
quand les Kurdes avaient mauvaise presse et que l'Occident était
aux petits soins avec Saddam Hussein, les Etats-Unis lui permirent de
lancer des bombes à épidémies contre les kurdes,
mais il faut savoir que ces armes bactériologiques avaient été
fabriquées à partir de souches achetées à
une société de Rockville, dans le Maryland.
En matière militaire, comme pour tout le reste, le Marché
prêche la liberté, mais la concurrence ne lui plaît
pas beaucoup. L'offre se concentre dans les mains de quelques uns, au
nom de la sécurité universelle. Saddam Hussein fait très
peur. Le monde tremble. Terrible menace: l'Iraq pourrait se remettre à
utiliser les armes biologiques et, beaucoup plus grave, pourrait bien
finir par se procurer des armes nucléaires. L'humanité ne
peut autoriser un tel danger, proclame le dangereux président du
seul pays au monde ayant utilisé des armes nucléaires pour
assassiner des populations civiles. Est-ce l'Iraq qui a exterminé
les vieillards, les femmes et les enfants d'Hiroshima et de Nagasaki?
Paysage du nouveau millénaire: des gens qui ne savent pas s'ils
trouveront de quoi manger le lendemain, ou s'ils se retrouveront sans
toit ou comment ils feront pour survivre en cas de maladie, d'accident;
des gens qui ne savent pas si le lendemain ils perdront leur travail ou
s'ils seront obligés de travailler le double pour la moitié
de leur salaire, ou si leur retraite sera dévorée par les
requins de la bourse ou par les rats de l'inflation; des citoyens qui
ignorent s'ils vont se faire attaquer au coin de la rue, si on va cambrioler
leur appartement ou si un désespéré leur plantera
un couteau dans le ventre; des paysans qui ne savent pas si du jour au
lendemain, ils se retrouveront sans terre à travailler et des pêcheurs
qui ignorent s'ils vont trouver des rivières ou des mers encore
non empoisonnées; des personnes et des pays qui se demandent comment
ils vont faire pour payer leurs dettes multipliées par l'usure.
Ces terreurs au quotidien seraient-elles l'ouvre d'Al-Qaida ?
L´économie commet des attentats dont on ne parle pas dans
les journaux: elle fait mourir de faim 12 enfants par minute. Dans l'organisation
terroriste du monde, protégée par le pouvoir militaire,
il y a un milliard d'affamés chroniques et six cents millions de
gros. Monnaie forte, vie fragile: l'Equateur et le Salvador ont adopté
le dollar comme monnaie nationale, mais la population prend la fuite.
Jamais auparavant ces pays n'avaient produit tant de pauvreté et
autant d'émigrants. La vente de chair humaine à l'étranger
engendre le déracinement, la tristesse et les devises. La somme
d'argent que les Equatoriens, obligés de chercher du travail ailleurs,
ont envoyé dans leur pays en 2001, est supérieure à
la somme totale générée par les exportations de bananes,
de crevettes, de thon, de café et de cacao.
L'Uruguay et l'Argentine expulsent leurs jeunes enfants. Les émigrants,
petits-fils d'immigrants, laissent derrière eux des familles déchirées
et des mémoires douloureuses. "Docteur, on m'a brisé
l'âme": mais dans quel hôpital guérit-on cela?
En Argentine, un concours télévisé offre chaque jours
le gros lot le plus convoité: un emploi. Les queues sont impressionnantes.
L'émission choisit les candidats, et les téléspectateurs
votent. Celui qui pleure le plus et qui fait le plus pleurer les spectateurs
obtiendra le poste. Sony Pictures vend actuellement cette formule à
succès dans le monde entier.
Quel emploi? N'importe lequel. Pour combien? Pour n'importe quoi et n'importe
comment. Le désespoir de ceux qui cherchent du travail, et l'angoisse
de ceux qui craignent de perdre le leur, les oblige à accepter
l'inacceptable. Dans le monde entier, s'impose «le modèle
WalMart».
Numéro un aux Etats-Unis, cette entreprise interdit les syndicats
et pratique les rallonges d'horaires sans payer les heures supplémentaires.
Le Marché exporte son lucratif exemple. Plus les pays souffrent,
plus il est facile de transformer le droit du travail en un tas de paperasses
inutiles et plus il devient aisé de sacrifier d'autres droits.
Les pères du chaos vendent l'ordre. La pauvreté et le chômage
multiplient la délinquance qui, elle, sème la panique, et
c'est dans ce bouillon de culture que le pire fleurit. Les militaires
argentins, qui s'y connaissent en matière de crime, sont invités
à combattre le crime: qu'ils viennent nous sauver de la délinquance
!, réclame à grands cris Carlos Menem, un fonctionnaire
du Marché qui s'y connaît suffisamment en délinquance
pour l'avoir pratiquée comme personne alors qu'il était
président du pays.
Des coûts extrêmement bas, des profits incommensurables,
et un contrôle zéro: un pétrolier se brise en deux
et la marée noire meurtrière attaque les côtes de
la Galice et bien au-delà.
L'affaire la plus rentable du monde génère des fortunes
et des désastres «naturels». Les gaz empoisonnés
produits par le pétrole sont la principale cause du trou de la
couche d'ozone, qui a déjà atteint les dimensions des Etats-Unis,
et de la folie du climat. En Ethiopie et dans d'autres pays africains,
la sécheresse condamne des millions de personnes à la pire
des famines de ces vingt dernières années, tandis que l'Allemagne
et d'autres pays européens viennent de subir des inondations qui
ont constitué la pire catastrophe de ces cinquante dernières
années. Et en plus, le pétrole provoque des guerres. Pauvre
Iraq.
Brecha. Uruguay, décembre 2002
Grano de Arena. Contact pour cet article informativo@attac.org
Grain de sable 392 - 31 décembre
Galeano Eduardo
Lle lien d'origine : http://france.attac.org/site/page.php?idpage=1997&langue=
S.O.S.
Les forêts sont dévastées, la terre se désertifie,
les cours d’eau sont pollués, les calottes glaciaires des
pôles et les neiges que l’on croyait éternelles fondent
allègrement. Dans beaucoup d’endroits il ne pleut plus et
dans beaucoup d’autres des déluges s’abattent sans
crier gare. Le climat mondial devient fou.
29/08/2002 Article
S.O.S.
Qui garde l’eau ? Le singe qui a le gourdin.
Le singe qui n’a pas d’armes meurt de soif. Cette leçon
de la préhistoire ouvre le film “Odyssée de l’Espace”,
en 2001. En ce qui concerne l’Odyssée 2003, le président
Bush a annoncé que les dépenses militaires seraient de l’ordre
d’un milliard de dollars par jour. L’industrie de l’armement
est le seul investissement digne de confiance. Dans le prochain Sommet
de la Terre à Johannesburg ou dans n’importe quelle autre
conférence internationale, ces arguments-là sont irréfutables.
Les puissances maîtresses de la planète ne peuvent pas raisonner
en d’autres termes. Elles ont le pouvoir, un pouvoir génétiquement
modifié, un Frankenpower géant qui abaisse la nature : lui
seul a le droit d’encrasser l’air que l’on respire et
de détruire l’habitat humain ; de qualifier d’erreurs
les horreurs qu’il lui inflige, d’écraser tout ce qui
contrarierait ses choix, il est sourd aux alarmes et casse tout ce qu’il
touche.
Le niveau de la mer monte et les basses terres restent à jamais
sous les eaux. Ceci ressemble à une métaphore sur le monde
tel qu’il est, mais non...il s’agit d’une photographie
du monde tel qu’il sera, d’après les prévisions
des scientifiques consultés par les Nations Unies, dans un futur
non lointain.
Pendant plus de deux décennies les prédictions des écologistes
ne méritaient que plaisanteries ou silence. Or, les scientifiques
avaient raison. Et même le président Bush, le 3 juin dernier,
a dû admettre, pour la première fois, que l’on allait
vers de graves catastrophes naturelles si le réchauffement global
continuait de la sorte. C’est comme si le Vatican reconnaissait
que Galilée ne s’était pas trompé, conclut
le journaliste Bill McKibben. Mais personne n’est parfait car en
même temps, Bush annonçait qu’au cours de 18 prochaines
années, les Etats Unis allaient augmenter l’émission
de gaz polluants de 43% ! Après tout, il préside un pays
où il y a le plus grand nombre de machines-qui-bouffent-du-pétrole-en-crachant-du-poison
: plus de deux cent millions de voitures et encore heureux que les bébés
ne conduisent pas.
La politique énergétique des maîtres du monde est
dictée par les affaires terrestres, qui, paraît-il, obéissent
aux desseins célestes. Enron, qui a été l’un
des principaux conseillers du gouvernement et le principal bailleur de
fonds de Bush et de la plupart des sénateurs, décédée
à la suite d’une crise de filouterie aiguë, en est un
exemple. Le grand chef d’Enron, Kenneth Lay, disait habituellement
: "Je crois en Dieu et au marché". Et la devise de celui
qui l’a précédé était : "Nous sommes
du côté des anges".
En 1695, Luis Alfonso de Carvallo, un moine espagnol écrivait :
"La nature est déjà très fatiguée".
Que dirait-il maintenant ?
Une grande partie de la géographie espagnole a une allure désertique.
La terre s’en va ; et plus vite que l’on ne l’imagine
on verra du sable rentrer par les fentes des fenêtres. Il ne reste
plus que le 15% du bois méditerranéen. Il y a cent ans à
peine, la forêt couvrait la moitié de l’Ethiopie, aujourd’hui
c’est un vaste désert. L’Amazonie brésilienne
a perdu des forêts équivalentes à la surface de la
France. Et bientôt, au rythme actuel, dans l’Amérique
Centrale on pourra compter les arbres, toutes proportions gardées,
avec les doigts de la main.
Les paysan mexicains abandonnent leur campagne et souvent leur pays à
cause de l’érosion, et la dégradation des terres de
par le monde signifie plus de fertilisants et de pesticides. D’après
l’Organisation Mondiale de la Santé, ces “aides”
chimiques tuent trois millions d’agriculteurs par an.
Les forêts sont dévastées, la terre se désertifie,
les cours d’eau sont pollués, les calottes glaciaires des
pôles et les neiges que l’on croyait éternelles fondent
allègrement. Dans beaucoup d’endroits il ne pleut plus et
dans beaucoup d’autres des déluges s’abattent sans
crier gare. Le climat mondial devient fou.
Le pouvoir hausse les épaules : lorsque cette planète ne
soit plus rentable ils iront sur une autre.
Ainsi va le monde, la beauté est belle si on peut la vendre et
la justice est juste si on peut l’acheter. La planète est
en train d’être assassinée par nos modes de vie, nous
sommes paralysés par de machines créées pour accélérer
le mouvement et nous errons isolés dans de villes nées pour
nous rencontrer.
Eduardo Galeano.
Contact pour cet article. journal@attac.org Grain de sable 358 - 30 aout
2002
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Ni droits, ni humains
Si la machine militaire ne tue pas, elle rouille. Le Président
de la planète promène son doigt sur les cartes pour voir
sur quels pays tomberont les prochaines bombes. La guerre d'Afghanistan
a été un succès qui a châtié les punis
et a tué les morts ; déjà, on a besoin de nouveaux
ennemis. Les drapeaux n'ont, eux, rien de nouveau : la volonté
de Dieu, la menace terroriste et les droits de l'Homme. Il me semble que
George W. Bush n'est pas exactement le genre de traducteur que Dieu choisirait,
s'Il avait quelque chose à nous dire ; et le danger terroriste
semble un prétexte de moins en moins convaincant pour le terrorisme
militaire.
26/04/2002 Article
Ni droits, ni humains
Si la machine militaire ne tue pas, elle rouille. Le Président
de la planète promène son doigt sur les cartes pour voir
sur quel pays tomberont les prochaines bombes. La guerre d'Afghanistan
a été un succès qui a châtié les punis
et a tué les morts ; déjà, on a besoin de nouveaux
ennemis. Les drapeaux n'ont, eux, rien de nouveau : la volonté
de Dieu, la menace terroriste et les droits de l'Homme. Il me semble que
George W. Bush n'est pas exactement le genre de traducteur que Dieu choisirait,
s'Il avait quelque chose à nous dire ; et le danger terroriste
semble un prétexte de moins en moins convaincant pour le terrorisme
militaire. Et les droits de l'Homme ? Seront-ils toujours des prétextes
utiles à ceux qui les réduisent en purée ?
Cela fait plus d'un demi-siècle que les Nations Unies ont approuvé
la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, et il n'existe
pas de document international plus fréquemment cité et loué
que celui-ci.
Ce n'est pas pour critiquer, mais au point où nous en sommes, il
me semble évident qu'il manque à la Déclaration bien
plus de choses qu'elle n'en contient. Par exemple, n'y figure pas le droit
le plus élémentaire : le droit de respirer, devenu impraticable
dans ce monde où les oiseaux toussent. N'y figure pas non plus
le droit de marcher, passé à la catégorie d'exploit
maintenant qu'il ne reste que deux sortes de piétons : les rapides
et les morts. Non plus que le droit à l'indignation, qui est le
moindre droit que la dignité humaine puisse exiger quand on la
condamne à être indigne, ni le droit à lutter pour
un autre monde possible alors que le monde est devenu impossible tel qu'il
est. Au fil des trente articles de la Déclaration, le mot répété
le plus souvent est le mot liberté. Prenons le cas de la liberté
de travailler, de gagner un salaire juste et de fonder des syndicats,
qui est garantie à l'article 23. Mais aujourd'hui, les travailleurs
sont toujours plus nombreux à ne pas avoir la liberté de
choisir même la sauce à laquelle ils seront mangés.
Les emplois durent moins que le temps d'un soupir, la peur oblige à
se taire et à obéir : salaires plus bas, horaires plus longs,
et oublions les congés payés, les retraites, l'assistance
sociale et autres droits que nous avons tous, comme l'assurent les articles
22, 24 et 25. Les institutions financières internationales, les
Super-Héroïnes du monde contemporain, imposent la "flexibilité
du travail", euphémisme qui désigne l'enterrement de
deux siècles de conquêtes ouvrières. Et les grandes
multinationales exigent des accords "union-free", sans syndicats,
dans les pays qui entrent en concurrence pour offrir une main d'œuvre
plus soumise et moins chère. "Nul ne sera soumis à
l'esclavage ni à l'asservissement sous quelque forme que ce soit",
proclame l'article 4. Heureusement !
Dans cette liste ne figure pas le droit de l'Homme à jouir des
biens naturels : la terre, l'air, l'eau, et à les défendre
face à toute menace. N'y figure pas non plus le droit suicidaire
à l'extermination de la nature, d'ailleurs exercé avec enthousiasme
par les pays qui ont acheté la planète et la dévorent.
Alors que les autres pays paient l'addition. Les années 90 ont
été baptisées par les Nations Unies d'un nom dicté
par l'humour noir : Décade internationale pour la réduction
des désastres naturels. Jamais le monde n'a souffert d'autant de
calamités, d'inondations, de sécheresses, d'ouragans, d'un
climat devenu fou, en si peu de temps. Des désastres "naturels"
? Dans un monde où l'habitude est de condamner les victimes, la
nature est coupable des crimes commis contre elle.
"Nous avons tous le droit de circuler librement", affirme l'article
13. D'entrer, c'est autre chose. Les portes des pays riches se referment
au nez des millions de fugitifs qui se déplacent du Sud vers le
Nord et de l'Est vers l'Ouest, fuyant les cultures anéanties, les
rivières empoisonnées, les forêts rasées, les
prix ruinés, les salaires diminués. Quelques-uns meurent
en cours de route, mais d'autres parviennent à se glisser sous
la porte. Une fois entrés au paradis promis, ils deviennent les
moins libres et les moins égaux.
"Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité
et en droits", dit l'article 1. Qu'ils naissent ainsi, c'est possible
; mais au bout de quelques minutes, la distinction est faite. L'article
28 établit que "nous avons tous droit à un juste ordre
social et international". Les Nations Unies elles-mêmes nous
informent, dans leurs statistiques, que plus le progrès progresse,
moins juste il devient. La distribution des pains et des poissons est
beaucoup plus injuste aux États-Unis ou en Grande-Bretagne qu'au
Bangladesh ou au Rwanda. Et dans l'ordre international, les petits chiffres
des Nations Unies révèlent également que dix personnes
possèdent plus de richesse que toute la richesse produite par 54
pays additionnés. Les deux tiers de l'humanité survivent
avec moins de deux Dollars par jour, et la brèche entre ceux qui
ont et ceux qui ont besoin a triplé depuis la signature de la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme. L'inégalité croît,
et pour la sauvegarder, les dépenses militaires s'accroissent.
D'obscènes fortunes alimentent la fièvre guerrière
et encouragent l'invention de démons destinés à la
justifier. L'article 11 nous raconte que "toute personne est innocente
tant qu'on n'aura pas prouvé pas le contraire". Au rythme
où vont les choses, d'ici peu, sera coupable de terrorisme toute
personne qui ne marchera pas à genoux, même si on prouve
le contraire. L'économie de guerre multiplie la prospérité
des prospères et remplit des fonctions d'intimidation et de châtiment.
Dans le même temps, elle irradie sur le monde une culture militaire
qui sacralise la violence exercée contre les gens "différents",
que le racisme réduit à la catégorie de sous-hommes.
"Nul ne pourra être discriminé du fait de son sexe,
de sa race, de sa religion ou de toute autre condition", dit l'article
2, mais les nouvelles superproductions de Hollywood dictées par
le Pentagone pour glorifier les aventures impériales prêchent
un racisme hurlant, héritier des pires traditions du cinéma.
Et pas seulement du cinéma. Ces jours-ci, par un pur hasard, est
parvenue entre mes mains une revue publiée par les Nations Unies
en novembre 1986 : l'édition anglaise du Courrier de l'Unesco.
J'y ai appris qu'un ancien cosmographe avait écrit que les indigènes
des Amériques avaient la peau bleue et la tête carrée.
Ce cosmographe s'appelait, croyez-le ou non, John of Hollywood.
La Déclaration proclame, la réalité trahit. "Nul
ne pourra supprimer aucun de ces droits", proclame l'article 30,
mais il existe quelqu'un qui pourrait bien commenter : "Ne voyez-vous
pas que je le peux ?" Quelqu'un, c'est-à-dire : le système
universel du pouvoir, toujours accompagné par la peur qu'il diffuse
et par la résignation qu'il impose.
Selon le président Bush, les ennemis de l'humanité sont
l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord, principaux candidats pour ses
prochains exercices de tir sur cible. Je suppose qu'il est parvenu à
cette conclusion au bout de profondes méditations, mais sa certitude
absolue me semble, à tous le moins, mériter le doute. Et
le droit au doute est aussi, après tout, un Droit de l'Homme, bien
qu'il ne soit pas mentionné dans la Déclaration des Nations
Unies.
Lu à Neuquén, Argentine, le mardi 26 mars, lors de la remise
à Eduardo Galeano du doctorat honoris causa de l'Université
de Comahue pour sa contribution aux droits de l'homme et à l'identité
culturelle.
Grain de sable 326 - 26 avril 2002
Galeano Eduardo
Le lien d'origine : http://france.attac.org/
Site Attac où plusieurs textes de E Galéano sont en ligne
:
http://france.attac.org/
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