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Les Etats-Unis en guerre
S.O.S.
Ni droits, ni humains
Trois textes de Eduardo Galeano



Les Etats-Unis en guerre
Pour vendre ses guerres, le Marché sème la peur. Et la peur crée un climat. La télévision fait tout son possible pour que les tours de New York continuent à tomber chaque jour. Que reste-t-il de la panique à l'anthrax? Une enquête officielle qui n'a pour ainsi dire apporté aucune explication sur ces lettres assassines, et surtout une spectaculaire augmentation du budget militaire des États Unis. Et les milliards que ce pays destine à l'industrie de la mort n'ont rien d'une bagatelle. Avec moins d'un mois et demi de ces dépenses, on pourrait mettre fin à la misère du monde, si les petits calculs des Nations Unies disent vrai.

02/01/2003 Article

Les Etats-Unis en guerre

Temps de peur. Le monde vit dans la terreur, et la terreur se déguise: elle serait l'ouvre de Saddam Hussein, un acteur plutôt fatigué de tenir depuis si longtemps le rôle de l'ennemi, ou celle d'Oussama Ben Laden, un professionnel de la terreur.

Le véritable auteur de la panique planétaire s'appelle le Marché. Et ce personnage n'a rien à voir avec ce lieu sympathique du quartier où l'on va chercher ses fruits et ses légumes. C'est un terroriste sans visage, tout puissant, omniprésent tout comme Dieu, et qui croit être, lui aussi, éternel. Ses nombreux interprètes préviennent que "le Marché est nerveux", et ils avertissent qu'"il ne faut pas irriter le Marché".
Son luxuriant curriculum criminel sème la panique. Il a passé sa vie à voler de la nourriture, à détruire des postes de travail, à prendre des pays en otage et à fabriquer des guerres.

Pour vendre ses guerres, le Marché sème la peur. Et la peur crée un climat. La télévision fait tout son possible pour que les tours de New York continuent à tomber chaque jour. Que reste-t-il de la panique à l'anthrax? Une enquête officielle qui n'a pour ainsi dire apporté aucune explication sur ces lettres assassines, et surtout une spectaculaire augmentation du budget militaire des États Unis. Et les milliards que ce pays destine à l'industrie de la mort n'ont rien d'une bagatelle. Avec moins d'un mois et demi de ces dépenses, on pourrait mettre fin à la misère du monde, si les petits calculs des Nations Unies disent vrai.

Chaque fois que le Marché donne un ordre, l'alarme rouge de la machine à mesurer le danger clignote, et tout soupçon devient évidence. Les guerres préventives tuent au cas où... et sans preuves. Et maintenant, c'est le tour de l'Iraq. Ce pays déjà châtié a encore été condamné. Et les morts sauront pourquoi : l'Iraq, c'est la seconde réserve mondiale de pétrole, justement ce dont le Marché a besoin pour assurer assez de combustible au gaspillage de la société de consommation.

Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus craint ? Les puissances impériales monopolisent, par droit naturel, les armes de destruction massive. A l'époque de la conquête de l'Amérique, à la naissance de ce que l'on appelle aujourd'hui le Marché global, la variole et la grippe ont tué beaucoup plus d'indiens que l'épée ou l'arquebuse. La brillante invasion européenne doit beaucoup aux bactéries et aux virus. Des siècles plus tard, ces alliés providentiels se sont transformés en armes de guerre aux mains des grandes puissances. Une poignée de pays monopolise les arsenaux biologiques. Il y a une vingtaine d'années, quand les Kurdes avaient mauvaise presse et que l'Occident était aux petits soins avec Saddam Hussein, les Etats-Unis lui permirent de lancer des bombes à épidémies contre les kurdes, mais il faut savoir que ces armes bactériologiques avaient été fabriquées à partir de souches achetées à une société de Rockville, dans le Maryland.

En matière militaire, comme pour tout le reste, le Marché prêche la liberté, mais la concurrence ne lui plaît pas beaucoup. L'offre se concentre dans les mains de quelques uns, au nom de la sécurité universelle. Saddam Hussein fait très peur. Le monde tremble. Terrible menace: l'Iraq pourrait se remettre à utiliser les armes biologiques et, beaucoup plus grave, pourrait bien finir par se procurer des armes nucléaires. L'humanité ne peut autoriser un tel danger, proclame le dangereux président du seul pays au monde ayant utilisé des armes nucléaires pour assassiner des populations civiles. Est-ce l'Iraq qui a exterminé les vieillards, les femmes et les enfants d'Hiroshima et de Nagasaki?

Paysage du nouveau millénaire: des gens qui ne savent pas s'ils trouveront de quoi manger le lendemain, ou s'ils se retrouveront sans toit ou comment ils feront pour survivre en cas de maladie, d'accident; des gens qui ne savent pas si le lendemain ils perdront leur travail ou s'ils seront obligés de travailler le double pour la moitié de leur salaire, ou si leur retraite sera dévorée par les requins de la bourse ou par les rats de l'inflation; des citoyens qui ignorent s'ils vont se faire attaquer au coin de la rue, si on va cambrioler leur appartement ou si un désespéré leur plantera un couteau dans le ventre; des paysans qui ne savent pas si du jour au lendemain, ils se retrouveront sans terre à travailler et des pêcheurs qui ignorent s'ils vont trouver des rivières ou des mers encore non empoisonnées; des personnes et des pays qui se demandent comment ils vont faire pour payer leurs dettes multipliées par l'usure. Ces terreurs au quotidien seraient-elles l'ouvre d'Al-Qaida ?

L´économie commet des attentats dont on ne parle pas dans les journaux: elle fait mourir de faim 12 enfants par minute. Dans l'organisation terroriste du monde, protégée par le pouvoir militaire, il y a un milliard d'affamés chroniques et six cents millions de gros. Monnaie forte, vie fragile: l'Equateur et le Salvador ont adopté le dollar comme monnaie nationale, mais la population prend la fuite. Jamais auparavant ces pays n'avaient produit tant de pauvreté et autant d'émigrants. La vente de chair humaine à l'étranger engendre le déracinement, la tristesse et les devises. La somme d'argent que les Equatoriens, obligés de chercher du travail ailleurs, ont envoyé dans leur pays en 2001, est supérieure à la somme totale générée par les exportations de bananes, de crevettes, de thon, de café et de cacao.

L'Uruguay et l'Argentine expulsent leurs jeunes enfants. Les émigrants, petits-fils d'immigrants, laissent derrière eux des familles déchirées et des mémoires douloureuses. "Docteur, on m'a brisé l'âme": mais dans quel hôpital guérit-on cela? En Argentine, un concours télévisé offre chaque jours le gros lot le plus convoité: un emploi. Les queues sont impressionnantes. L'émission choisit les candidats, et les téléspectateurs votent. Celui qui pleure le plus et qui fait le plus pleurer les spectateurs obtiendra le poste. Sony Pictures vend actuellement cette formule à succès dans le monde entier.

Quel emploi? N'importe lequel. Pour combien? Pour n'importe quoi et n'importe comment. Le désespoir de ceux qui cherchent du travail, et l'angoisse de ceux qui craignent de perdre le leur, les oblige à accepter l'inacceptable. Dans le monde entier, s'impose «le modèle WalMart».
Numéro un aux Etats-Unis, cette entreprise interdit les syndicats et pratique les rallonges d'horaires sans payer les heures supplémentaires. Le Marché exporte son lucratif exemple. Plus les pays souffrent, plus il est facile de transformer le droit du travail en un tas de paperasses inutiles et plus il devient aisé de sacrifier d'autres droits. Les pères du chaos vendent l'ordre. La pauvreté et le chômage multiplient la délinquance qui, elle, sème la panique, et c'est dans ce bouillon de culture que le pire fleurit. Les militaires argentins, qui s'y connaissent en matière de crime, sont invités à combattre le crime: qu'ils viennent nous sauver de la délinquance !, réclame à grands cris Carlos Menem, un fonctionnaire du Marché qui s'y connaît suffisamment en délinquance pour l'avoir pratiquée comme personne alors qu'il était président du pays.
Des coûts extrêmement bas, des profits incommensurables, et un contrôle zéro: un pétrolier se brise en deux et la marée noire meurtrière attaque les côtes de la Galice et bien au-delà.

L'affaire la plus rentable du monde génère des fortunes et des désastres «naturels». Les gaz empoisonnés produits par le pétrole sont la principale cause du trou de la couche d'ozone, qui a déjà atteint les dimensions des Etats-Unis, et de la folie du climat. En Ethiopie et dans d'autres pays africains, la sécheresse condamne des millions de personnes à la pire des famines de ces vingt dernières années, tandis que l'Allemagne et d'autres pays européens viennent de subir des inondations qui ont constitué la pire catastrophe de ces cinquante dernières années. Et en plus, le pétrole provoque des guerres. Pauvre Iraq.

Brecha. Uruguay, décembre 2002

Grano de Arena. Contact pour cet article informativo@attac.org
Grain de sable 392 - 31 décembre

Galeano Eduardo

Lle lien d'origine : http://france.attac.org/site/page.php?idpage=1997&langue=



S.O.S.
Les forêts sont dévastées, la terre se désertifie, les cours d’eau sont pollués, les calottes glaciaires des pôles et les neiges que l’on croyait éternelles fondent allègrement. Dans beaucoup d’endroits il ne pleut plus et dans beaucoup d’autres des déluges s’abattent sans crier gare. Le climat mondial devient fou.

29/08/2002 Article

S.O.S.

Qui garde l’eau ? Le singe qui a le gourdin.

Le singe qui n’a pas d’armes meurt de soif. Cette leçon de la préhistoire ouvre le film “Odyssée de l’Espace”, en 2001. En ce qui concerne l’Odyssée 2003, le président Bush a annoncé que les dépenses militaires seraient de l’ordre d’un milliard de dollars par jour. L’industrie de l’armement est le seul investissement digne de confiance. Dans le prochain Sommet de la Terre à Johannesburg ou dans n’importe quelle autre conférence internationale, ces arguments-là sont irréfutables.

Les puissances maîtresses de la planète ne peuvent pas raisonner en d’autres termes. Elles ont le pouvoir, un pouvoir génétiquement modifié, un Frankenpower géant qui abaisse la nature : lui seul a le droit d’encrasser l’air que l’on respire et de détruire l’habitat humain ; de qualifier d’erreurs les horreurs qu’il lui inflige, d’écraser tout ce qui contrarierait ses choix, il est sourd aux alarmes et casse tout ce qu’il touche.
Le niveau de la mer monte et les basses terres restent à jamais sous les eaux. Ceci ressemble à une métaphore sur le monde tel qu’il est, mais non...il s’agit d’une photographie du monde tel qu’il sera, d’après les prévisions des scientifiques consultés par les Nations Unies, dans un futur non lointain.

Pendant plus de deux décennies les prédictions des écologistes ne méritaient que plaisanteries ou silence. Or, les scientifiques avaient raison. Et même le président Bush, le 3 juin dernier, a dû admettre, pour la première fois, que l’on allait vers de graves catastrophes naturelles si le réchauffement global continuait de la sorte. C’est comme si le Vatican reconnaissait que Galilée ne s’était pas trompé, conclut le journaliste Bill McKibben. Mais personne n’est parfait car en même temps, Bush annonçait qu’au cours de 18 prochaines années, les Etats Unis allaient augmenter l’émission de gaz polluants de 43% ! Après tout, il préside un pays où il y a le plus grand nombre de machines-qui-bouffent-du-pétrole-en-crachant-du-poison : plus de deux cent millions de voitures et encore heureux que les bébés ne conduisent pas.

La politique énergétique des maîtres du monde est dictée par les affaires terrestres, qui, paraît-il, obéissent aux desseins célestes. Enron, qui a été l’un des principaux conseillers du gouvernement et le principal bailleur de fonds de Bush et de la plupart des sénateurs, décédée à la suite d’une crise de filouterie aiguë, en est un exemple. Le grand chef d’Enron, Kenneth Lay, disait habituellement : "Je crois en Dieu et au marché". Et la devise de celui qui l’a précédé était : "Nous sommes du côté des anges".

En 1695, Luis Alfonso de Carvallo, un moine espagnol écrivait : "La nature est déjà très fatiguée". Que dirait-il maintenant ?

Une grande partie de la géographie espagnole a une allure désertique. La terre s’en va ; et plus vite que l’on ne l’imagine on verra du sable rentrer par les fentes des fenêtres. Il ne reste plus que le 15% du bois méditerranéen. Il y a cent ans à peine, la forêt couvrait la moitié de l’Ethiopie, aujourd’hui c’est un vaste désert. L’Amazonie brésilienne a perdu des forêts équivalentes à la surface de la France. Et bientôt, au rythme actuel, dans l’Amérique Centrale on pourra compter les arbres, toutes proportions gardées, avec les doigts de la main.

Les paysan mexicains abandonnent leur campagne et souvent leur pays à cause de l’érosion, et la dégradation des terres de par le monde signifie plus de fertilisants et de pesticides. D’après l’Organisation Mondiale de la Santé, ces “aides” chimiques tuent trois millions d’agriculteurs par an.

Les forêts sont dévastées, la terre se désertifie, les cours d’eau sont pollués, les calottes glaciaires des pôles et les neiges que l’on croyait éternelles fondent allègrement. Dans beaucoup d’endroits il ne pleut plus et dans beaucoup d’autres des déluges s’abattent sans crier gare. Le climat mondial devient fou.

Le pouvoir hausse les épaules : lorsque cette planète ne soit plus rentable ils iront sur une autre.
Ainsi va le monde, la beauté est belle si on peut la vendre et la justice est juste si on peut l’acheter. La planète est en train d’être assassinée par nos modes de vie, nous sommes paralysés par de machines créées pour accélérer le mouvement et nous errons isolés dans de villes nées pour nous rencontrer.

Eduardo Galeano.

Contact pour cet article. journal@attac.org Grain de sable 358 - 30 aout 2002

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Ni droits, ni humains

Si la machine militaire ne tue pas, elle rouille. Le Président de la planète promène son doigt sur les cartes pour voir sur quels pays tomberont les prochaines bombes. La guerre d'Afghanistan a été un succès qui a châtié les punis et a tué les morts ; déjà, on a besoin de nouveaux ennemis. Les drapeaux n'ont, eux, rien de nouveau : la volonté de Dieu, la menace terroriste et les droits de l'Homme. Il me semble que George W. Bush n'est pas exactement le genre de traducteur que Dieu choisirait, s'Il avait quelque chose à nous dire ; et le danger terroriste semble un prétexte de moins en moins convaincant pour le terrorisme militaire.

26/04/2002 Article


Ni droits, ni humains

Si la machine militaire ne tue pas, elle rouille. Le Président de la planète promène son doigt sur les cartes pour voir sur quel pays tomberont les prochaines bombes. La guerre d'Afghanistan a été un succès qui a châtié les punis et a tué les morts ; déjà, on a besoin de nouveaux ennemis. Les drapeaux n'ont, eux, rien de nouveau : la volonté de Dieu, la menace terroriste et les droits de l'Homme. Il me semble que George W. Bush n'est pas exactement le genre de traducteur que Dieu choisirait, s'Il avait quelque chose à nous dire ; et le danger terroriste semble un prétexte de moins en moins convaincant pour le terrorisme militaire. Et les droits de l'Homme ? Seront-ils toujours des prétextes utiles à ceux qui les réduisent en purée ?

Cela fait plus d'un demi-siècle que les Nations Unies ont approuvé la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, et il n'existe pas de document international plus fréquemment cité et loué que celui-ci.

Ce n'est pas pour critiquer, mais au point où nous en sommes, il me semble évident qu'il manque à la Déclaration bien plus de choses qu'elle n'en contient. Par exemple, n'y figure pas le droit le plus élémentaire : le droit de respirer, devenu impraticable dans ce monde où les oiseaux toussent. N'y figure pas non plus le droit de marcher, passé à la catégorie d'exploit maintenant qu'il ne reste que deux sortes de piétons : les rapides et les morts. Non plus que le droit à l'indignation, qui est le moindre droit que la dignité humaine puisse exiger quand on la condamne à être indigne, ni le droit à lutter pour un autre monde possible alors que le monde est devenu impossible tel qu'il est. Au fil des trente articles de la Déclaration, le mot répété le plus souvent est le mot liberté. Prenons le cas de la liberté de travailler, de gagner un salaire juste et de fonder des syndicats, qui est garantie à l'article 23. Mais aujourd'hui, les travailleurs sont toujours plus nombreux à ne pas avoir la liberté de choisir même la sauce à laquelle ils seront mangés. Les emplois durent moins que le temps d'un soupir, la peur oblige à se taire et à obéir : salaires plus bas, horaires plus longs, et oublions les congés payés, les retraites, l'assistance sociale et autres droits que nous avons tous, comme l'assurent les articles 22, 24 et 25. Les institutions financières internationales, les Super-Héroïnes du monde contemporain, imposent la "flexibilité du travail", euphémisme qui désigne l'enterrement de deux siècles de conquêtes ouvrières. Et les grandes multinationales exigent des accords "union-free", sans syndicats, dans les pays qui entrent en concurrence pour offrir une main d'œuvre plus soumise et moins chère. "Nul ne sera soumis à l'esclavage ni à l'asservissement sous quelque forme que ce soit", proclame l'article 4. Heureusement !

Dans cette liste ne figure pas le droit de l'Homme à jouir des biens naturels : la terre, l'air, l'eau, et à les défendre face à toute menace. N'y figure pas non plus le droit suicidaire à l'extermination de la nature, d'ailleurs exercé avec enthousiasme par les pays qui ont acheté la planète et la dévorent. Alors que les autres pays paient l'addition. Les années 90 ont été baptisées par les Nations Unies d'un nom dicté par l'humour noir : Décade internationale pour la réduction des désastres naturels. Jamais le monde n'a souffert d'autant de calamités, d'inondations, de sécheresses, d'ouragans, d'un climat devenu fou, en si peu de temps. Des désastres "naturels" ? Dans un monde où l'habitude est de condamner les victimes, la nature est coupable des crimes commis contre elle.

"Nous avons tous le droit de circuler librement", affirme l'article 13. D'entrer, c'est autre chose. Les portes des pays riches se referment au nez des millions de fugitifs qui se déplacent du Sud vers le Nord et de l'Est vers l'Ouest, fuyant les cultures anéanties, les rivières empoisonnées, les forêts rasées, les prix ruinés, les salaires diminués. Quelques-uns meurent en cours de route, mais d'autres parviennent à se glisser sous la porte. Une fois entrés au paradis promis, ils deviennent les moins libres et les moins égaux.

"Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits", dit l'article 1. Qu'ils naissent ainsi, c'est possible ; mais au bout de quelques minutes, la distinction est faite. L'article 28 établit que "nous avons tous droit à un juste ordre social et international". Les Nations Unies elles-mêmes nous informent, dans leurs statistiques, que plus le progrès progresse, moins juste il devient. La distribution des pains et des poissons est beaucoup plus injuste aux États-Unis ou en Grande-Bretagne qu'au Bangladesh ou au Rwanda. Et dans l'ordre international, les petits chiffres des Nations Unies révèlent également que dix personnes possèdent plus de richesse que toute la richesse produite par 54 pays additionnés. Les deux tiers de l'humanité survivent avec moins de deux Dollars par jour, et la brèche entre ceux qui ont et ceux qui ont besoin a triplé depuis la signature de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. L'inégalité croît, et pour la sauvegarder, les dépenses militaires s'accroissent. D'obscènes fortunes alimentent la fièvre guerrière et encouragent l'invention de démons destinés à la justifier. L'article 11 nous raconte que "toute personne est innocente tant qu'on n'aura pas prouvé pas le contraire". Au rythme où vont les choses, d'ici peu, sera coupable de terrorisme toute personne qui ne marchera pas à genoux, même si on prouve le contraire. L'économie de guerre multiplie la prospérité des prospères et remplit des fonctions d'intimidation et de châtiment. Dans le même temps, elle irradie sur le monde une culture militaire qui sacralise la violence exercée contre les gens "différents", que le racisme réduit à la catégorie de sous-hommes. "Nul ne pourra être discriminé du fait de son sexe, de sa race, de sa religion ou de toute autre condition", dit l'article 2, mais les nouvelles superproductions de Hollywood dictées par le Pentagone pour glorifier les aventures impériales prêchent un racisme hurlant, héritier des pires traditions du cinéma. Et pas seulement du cinéma. Ces jours-ci, par un pur hasard, est parvenue entre mes mains une revue publiée par les Nations Unies en novembre 1986 : l'édition anglaise du Courrier de l'Unesco. J'y ai appris qu'un ancien cosmographe avait écrit que les indigènes des Amériques avaient la peau bleue et la tête carrée. Ce cosmographe s'appelait, croyez-le ou non, John of Hollywood.

La Déclaration proclame, la réalité trahit. "Nul ne pourra supprimer aucun de ces droits", proclame l'article 30, mais il existe quelqu'un qui pourrait bien commenter : "Ne voyez-vous pas que je le peux ?" Quelqu'un, c'est-à-dire : le système universel du pouvoir, toujours accompagné par la peur qu'il diffuse et par la résignation qu'il impose.

Selon le président Bush, les ennemis de l'humanité sont l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord, principaux candidats pour ses prochains exercices de tir sur cible. Je suppose qu'il est parvenu à cette conclusion au bout de profondes méditations, mais sa certitude absolue me semble, à tous le moins, mériter le doute. Et le droit au doute est aussi, après tout, un Droit de l'Homme, bien qu'il ne soit pas mentionné dans la Déclaration des Nations Unies.

Lu à Neuquén, Argentine, le mardi 26 mars, lors de la remise à Eduardo Galeano du doctorat honoris causa de l'Université de Comahue pour sa contribution aux droits de l'homme et à l'identité culturelle.

Grain de sable 326 - 26 avril 2002

Galeano Eduardo

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