"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

La guerre de Bush
Par Eduardo Galeano


L'an dernier, alors que se fomentait cette guerre, George W. Bush a déclaré que " nous devions être prêts pour attaquer dans n'importe quel coin obscur de la planète ". Par conséquent, l'Irak est un coin obscur de la planète. Bush croit-il que la civilisation est née au Texas et que ses compatriotes ont inventé l'écriture ? N'a-t-il jamais entendu parler de la bibliothèque de Ninive, de la tour de Babel ou des jardins suspendus de Babylone ? A-t-il jamais lu une seule histoire des Contes des mille et une nuits de Bagdad ?

Qui l'a élu président de la Planète ? Personnellement, je n'ai jamais été informé d'un tel scrutin. Et vous ?

Élirions-nous un président sourd ? Un homme incapable d'écouter autre chose que l'écho de sa propre voix ? Sourd au grondement incessant de millions et millions de voix qui, dans les artères du monde entier, déclarent la paix à la guerre ?
Il n'a même pas été fichu d'entendre le conseil affectueux de Günter Grass. L'écrivain allemand, comprenant que Bush agissait afin de prouver quelque chose de très important aux yeux de son père, lui a suggéré de consulter un psychanalyste plutôt que de bombarder l'Irak. En 1898, le président William McKinley déclarait que Dieu lui avait donné l'ordre de conserver les îles Philippines afin de civiliser et de christianiser ses habitants. McKinley ajouta qu'il avait conversé avec Dieu la nuit, dans les couloirs de la Maison-Blanche. Un siècle après, le président Bush assure que Dieu est à ses côtés dans la conquête de l'Irak. Quand, où donc reçut-il la parole divine ? Et comment Dieu pourrait-il donner des ordres si contradictoires à Bush et au pape ?

On déclare la guerre au nom de la communauté internationale qui en a assez des guerres. Et comme toujours, on déclare la guerre au nom de la paix. Surtout pas pour le pétrole, disent-ils. Si l'Irak produisait des radis et non du pétrole, qui aurait l'idée d'envahir ce pays ? Bush, Dick Cheney et la très douce Condoleezza Rice auraient-ils sincèrement renoncé à leurs hautes responsabilités dans l'industrie pétrolière ? Pourquoi Tony Blair s'acharne-t-il autant après le dictateur irakien ? Ne serait-ce pas ce même Saddam Hussein qui, trente ans auparavant, aurait nationalisé la très britannique Irak Petroleum Company ? Combien Aznar espère-t-il recevoir de puits lors de la répartition ?

La société de consommation, ivre de pétrole, panique devant le syndrome de l'abstinence. En Irak, l'élixir noir est aussi abondant que peu onéreux. Dans une manifestation pacifiste à New York, il était écrit sur un panneau : " Pourquoi notre pétrole est-il sous leur désert ? " Les États-Unis prédisent une longue occupation militaire après la victoire. Ses généraux auront à charge d'instaurer la démocratie en Irak. Cette démocratie sera-t-elle de même nature que celle offerte à Haïti, à la République Dominicaine ou au Nicaragua ? Ils ont occupé Haïti durant dix-neuf années et élaboré un pouvoir militaire qui permit la dictature de François Duvalier. Ils ont occupé Saint-Domingue neuf années durant jusqu'à installer la dictature de Rafael Le¢nidas Trujillo. Ils ont occupé le Nicaragua pendant des années et installée la famille Somoza au pouvoir. Une dynastie sise sur le trône grâce à l'intervention des marines et balayée, en 1979, par la colère populaire. C'est alors que Ronald Reagan enfourcha son cheval et se rua pour libérer son pays de la très menaçante révolution sandiniste. Nicaragua, pays pauvre parmi les pauvres, au total cinq ascenseurs et un escalier mécanique - en panne, il faut le préciser - était un danger évident. Tandis que Reagan pérorait, les télévisions montraient une carte des États-Unis déteignant en rouge, signe d'une invasion imminente. Le président Bush s'est-il inspiré de ces discours qui sèment la panique ? L'un prononce Irak quand l'autre disait Nicaragua.

Quelques jours avant l'intervention, on pouvait lire à la une des journaux : " Les États-Unis sont prêts à résister à toute attaque. " Record de vente de plastique isolant, de masques, de pilules antiradiation... Pourquoi le bourreau paniquerait-il plus que la victime ? À cause du climat d'hystérie collective ? Craindrait-il les conséquences de tels actes ? Et si le pétrole iraquien mettait le feu à la planète ? Cette guerre ne risque-t-elle pas d'impulser le terrorisme international ?

On nous dit que Saddam entretient les fanatiques d'al Qaeda. Prendrait-il le risque d'élever en son sein des corbeaux qui n'hésiteraient pas à lui crever les yeux ? Les fondamentalistes islamiques le haïssent. Un pays où l'on peut voir des films hollywoodiens est satanique ; beaucoup d'établissements enseignent l'anglais ; la majorité musulmane n'empêche pas les chrétiens de se promener avec la croix autour du cou et il n'est pas rare de croiser dans la rue des femmes en pantalon osant des décolletés audacieux. Aucune trace d'Irakiens dans les commandos terroristes qui se jetèrent sur les Twin Towers. La plupart était saoudiens, le meilleur client des États-Unis dans le monde. Ben Laden aussi est saoudien, celui que tous les satellites poursuivent tandis qu'il fuit à cheval dans le désert et qui répond présent à chaque fois que Bush fait appel à ses services de grand méchant ogre professionnel.

Saviez-vous que le président Dwight D. Eisenhower déclara, en 1953, que la " guerre préventive "était une invention d'Adolphe Hitler ? Il disait notamment ceci : " Sincèrement, je ne prendrai jamais au sérieux quelqu'un qui me proposerait une chose similaire. " Les États-Unis sont les plus gros fabricants et vendeurs d'armes de la planète ; ils sont la seule nation qui a lancé des bombes atomiques sur des civils. Et ils sont, par tradition, toujours en guerre contre quelqu'un.

Qui menace la paix universelle ? L'Irak ? L'Irak ne respecterait donc pas les résolutions de l'ONU ? Bush les respecte-t-il davantage, lui qui vient de discréditer la légalité internationale ? Et que penser d'Israël, spécialiste en la matière ? Irak en a ignoré dix-sept, Israël soixante-quatre. Bush bombardera-t-il son plus fidèle allié ? L'Irak fut détruit en 1991 lors de la guerre menée par Bush senior, et affamé par le blocus qui s'ensuivit. Quelles armes de destruction massive un pays en grande partie détruit peut-il cacher ? Israël, qui depuis 1967 occupe des terres palestiniennes, détient tout un arsenal de bombes atomiques en toute impunité. Le Pakistan, autre fidèle allié et grand pourvoyeur de terroristes, exhibe ses propres ogives nucléaires. L'ennemi demeure l'Irak, car il " pourrait détenir " ces armes. Si cela était, comme le déclare sur tous les tons la Corée du Nord, oseraient-ils l'attaquer ?

Quant aux armes chimiques et biologiques, qui a vendu à Saddam Hussein les éléments pour fabriquer les gaz mortels employés contre les Kurdes et les hélicoptères pour les répartir ? Pourquoi Bush cache-t-il les factures ?
Lors de la guerre Iran-Irak, de la guerre contre le peuple kurde, Saddam était-il moins dictateur qu'il ne l'est aujourd'hui ? Même Donald Rumsfeld n'hésitait pas à lui faire une visite d'amitié. Pourquoi les Kurdes nous émeuvent-ils aujourd'hui et pas hier ? Et pourquoi uniquement les Kurdes irakiens et non les Kurdes turcs ?

Rumsfeld, secrétaire de la Défense, a déclaré que son pays n'utilisera pas de gaz létaux. Seront-ils aussi peu mortels que ceux employés par Poutine lors de la prise d'otages du théâtre de Moscou qui firent plus de cent victimes ? Pendant quelques jours, la reproduction du Guernica de Picasso dans les couloirs des Nations unies fut pudiquement recouvert d'une tenture, probablement pour la vision de cette désagréable scénographie ne vienne en rien perturber les coups de clairon de Colin Powell.
Quelle sera la longueur de la tenture qui servira à cacher l'ampleur de la boucherie en Irak selon la censure imposée par le Pentagone aux correspondants de guerre ? Où iront les âmes des victimes irakiennes ? Selon le révérend Billy Graham, conseiller en religion de Bush et arpenteur céleste, le Paradis contient bien peu de places : il ne mesure que quelques milliers d'hectares. Les Élus seront peu nombreux.
Devinette : quel est le pays qui a acheté la plupart des billets d'entrée ?

Et, pour finir, une phrase que j'emprunte à John Le Carré :
" Papa, on va tuer beaucoup de gens ?
- Personne que tu connaisses, mon chéri. Ce sont tous des étrangers. "
Eduardo Galeano, écrivain uruguayen.

Article paru dans l'édition du 5 avril 2003 du journal L'Humanité
Lien d'origine :
http://new.humanite.fr/journal/2003-04-05/2003-04-05-369785