|
Origine : http//:www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2010-2-page-107.htm
Grégory Salle est chargé de recherche au CNRS, rattaché
au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques
et économiques (CLERSÉ - CNRS/Université Lille
1). Membre du comité de rédaction de Cultures &
Conflits, il termine actuellement un ouvrage consacré à
la question carcérale en France (2000-2009).
1 Razac O., Histoire politique du barbelé. La prairie,
la tranchée, le camp, Paris, La Fabrique, 200, 0 Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », , 240
p., préf. d’Alain Brossat.
« Seule une nature profondément sensible peut être
assez réceptive à l’horreur pour parvenir presque
à la définir en se contentant de la décrire.
» (Allen Ginsberg)
2 Confrontons les deux objets. Le premier est extérieurement
d’un gris quasi uniforme ; dépourvue d’image,
sa couverture est parcourue de traits verts et de caractères
blancs. Ses 112 pages mesurent 160 cm sur 110, pour un poids de
90 g. Elles ont été publiées en 2000, alors
que leur auteur était en pleine thèse. Le second objet,
le successeur, est jaune vif et une barbe – de barbelé
s’entend – orne sa couverture. Au dos, le texte de présentation
a entièrement changé. Le nouvel éditeur (Flammarion
ayant pris le relais des recommandables éditions La Fabrique
[1] annonce une version « revue et très largement augmentée
» : la promesse, on le verra, est tenue. On y croise au passage
le nom de Foucault, et l’ouvrage est en effet traversé
par un dialogue avec l’auteur de Surveiller et punir. Le signataire
de cette Histoire politique du barbelé est toujours philosophe,
mais depuis son premier coup d’essai et coup de maître,
une petite décennie plus tôt, sa bibliographie s’est
nettement étoffée, à commencer par l’ouvrage
tiré de la thèse déjà évoquée
[2] Si le livre de 2009 est à peine plus haut que son prédécesseur,
il est en revanche sensiblement plus épais et presque deux
fois plus lourd, et l’on s’aperçoit en le feuilletant
qu’il est rempli d’une typographie plus petite et plus
dense. L’ouvrage remis sur le métier compte aussi une
bonne dizaine d’illustrations. C’est un peu plus que
dans la précédente version, bien que certaines d’entre
elles aient été abandonnées en chemin. Parmi
celles-ci, l’une montrait des couvertures de livres traversées
du motif du barbelé, pour illustrer la façon dont
celui-ci fonctionne comme emblème exprimant à lui
seul l’oppression. Ironie du sort, cette nouvelle couverture
le confirme tacitement. Le sous-titre originel (« La prairie,
la tranchée, le camp »), lui, a disparu. Il est en
fait devenu le titre de la première partie d’un livre
qui en compte désormais trois au lieu de deux. La deuxième
(« Le barbelé et la gestion politique de l’espace
») a été augmentée, tandis qu’une
nouvelle partie, intitulée « Les nouvelles délimitations
de l’espace », prolonge et approfondit les réflexions
de l’auteur sur l’investissement politique de l’espace
en général et sa virtualisation en particulier.
3 Cette entrée en matière apparemment terre à
terre est un simple clin d’œil à la matérialité
de l’objet ici étudié autant qu’au matérialisme
philosophique, ancré dans les sciences humaines et sociales,
de l’auteur. Ce dernier sait restituer au lecteur juste ce
qu’il faut du détail technique ou opérationnel
des dispositifs qu’il analyse en les décrivant, dans
le même mouvement. À cet égard, bien que les
travaux de Bruno Latour ne soient pas ici mis à contribution,
on songe parfois au fait qu’Olivier Razac serait tout désigné
pour tenter de réaliser non une improbable et inutile synthèse,
mais un programme Foucault-Latour, à la manière dont
Mary Douglas parlait d’un programme Durkheim-Fleck. Au sens
aigu des rapports de pouvoir de Foucault, il ajoute le goût
particulier pour la description des objets, procédés
et dispositifs contemporains de Latour. Certes, O. Razac récuserait
certainement tout « amour des techniques » [3] même
mis au service d’une réflexion qui sait faire preuve
d’un certain ludisme (il y a un sens du jeu ou une sorte de
« gai savoir » qui, peut-être, rapproche les deux
auteurs malgré la distance qui les sépare à
bien d’autres égards) ; il faut dire que son objet
d’étude n’invite pas à un tel sentiment.
De plus, l’intention critique, dans tous les sens du terme,
est ici évidente, même si elle ne s’affirme au
grand jour que dans l’ultime phrase. Mais l’on ne peut
s’empêcher de voir à l’oeuvre, au moins
en puissance, une certaine conciliation des styles de ces deux auteurs
dans la manière avec laquelle O. Razac décèle,
dans une matière apparemment triviale, bien plus que ce qu’elle
donne à voir immédiatement.
4 Le premier intérêt du livre d’Olivier Razac
est là : dans l’idée astucieuse, pour ne pas
dire géniale, de faire l’histoire d’un objet
visiblement des plus banals, si ce n’est insignifiant, dénué
en tout cas de toute noblesse. Quoi d’autre, au fond, qu’un
misérable bout de ferraille hérissé de dards,
dont la paternité revient officiellement à un obscur
fermier de l’Illinois, suffisamment conscient de ses intérêts
pour faire breveter (déjà !) son invention en 1874.
Une chose sans dignité donc, si primitive qu’elle semble
à peine mériter le nom de dispositif, même au
sens plat du mot. Le livre montre qu’il en va, au contraire,
tout autrement, et ne peut que saluer le caractère brillant,
dans sa simplicité, de l’invention. Il en fait ensuite
un objet d’étude aussi épineux intellectuellement
qu’il l’est matériellement. Plus encore, il parcourt
à travers lui, ou avec lui, une histoire aussi impressionnante
que frappée du sceau du tragique. Car le barbelé ne
se présente pas seulement comme rudimentaire, mais aussi
comme répulsif, et ce, au-delà de sa vocation première.
Il est partie prenante de trois des pires abjections historiques
: ethnocide des Indiens, carnage de la Première Guerre mondiale,
atrocité des camps. Au cours de la mal nommée «
conquête de l’Ouest », il « crée
les conditions de la disparition physique et culturelle de l’Indien
» (p. 39). Lors de la (tout aussi mal nommée) «
der des ders », ses multiples qualités, de sa portabilité
à sa quasi invisibilité, convertissent ce redoutable
instrument en composante de la guerre de tranchées. Il devient
ensuite constitutif des camps de la mort (« le camp, c’est
les barbelés ») dans leur monstrueuse matérialité.
Là, les barbelés ne garnissent pas seulement les enceintes,
mais ils délimitent au sein même des camps des seuils
différenciés et des subdivisions hiérarchisées.
Au-delà du matériau de construction, le barbelé
est ainsi « l’élément central d’une
gestion totalitaire de l’espace » (p. 68). Somme toute,
avec le plus petit, le barbelé, O. Razac fait voir le plus
grand. C’est ainsi qu’après avoir revisité
« trois des plus grandes catastrophes de la modernité
», il esquisse une « géographie politique du
barbelé » contemporaine dont les critères de
démarcation (violence objective, rapport subjectif à
la violence, force négative du symbole) dessinent une cartographie
mondiale insolite.
5 Ce sens de l’objet – dont il scrute tant les effets
matériels que la charge symbolique – a grandement contribué
au succès de la première version du livre, traduite
en plusieurs langues. Le lecteur dépourvu de ce genre d’intuitions
– on peut classer dans un genre voisin l’histoire de
la voiture piégée de Mike Davis [4] – comme
du talent nécessaire à leur développement peut
convertir sa jalousie en un sentiment plus fécond, s’interrogeant
sur l’origine de l’idée. Déclic ou fruit
d’une lente maturation ? Est-ce une lecture, un film, une
conversation qui a mis l’auteur sur la piste ? La lecture
de The Wire that Fenced the West, livre plusieurs fois mis à
contribution de Henry et Frances Mc Callum, publié en 1965
aux obscures (mais ici toutes désignées !) presses
universitaires de l’Oklahoma, a-t-elle été à
l’origine de l’enquête, ou en a-t-elle été
plutôt un jalon important une fois celle-ci entamée
? Quoiqu’il en soit, en s’attardant sur cet artefact,
non seulement O. Razac faisait alors preuve d’un flair intellectuel
qui fait largement défaut à la science politique mainstream
mais, mieux encore, il prenait à revers sa propre école
de pensée ou, disons, des courants théoriques dont
on peut présumer qu’ils sont pour lui des sources d’inspiration
privilégiées. L’auteur ne part pas dans ce livre
sur la piste des « sociétés de contrôle
» dessinées par Deleuze, bien qu’il la croise
d’une certaine manière en fin de parcours. Marque de
lassitude ou contre-pied volontaire, le célèbre «
post-scriptum » deleuzien n’est même pas mentionné.
Il ne s’intéresse pas ici essentiellement (il l’a
fait par ailleurs, comme en témoignent ses travaux sur le
GPS, le bracelet électronique ou les armes dites «
de neutralisation momentanée » [5] à la sophistication
technologique des outils de la domination, même si les derniers
développements lui sont consacrés. Non : il se focalise
sur le plus simple appareil. Et il le déplie, il l’explique
au point d’en tirer des thèses générales,
concernant non seulement le rôle historique de cet outil,
mais plus largement la gestion politique de l’espace, et corrélativement
les formes d’encadrement du vivant. C’est là
qu’entre en scène la biopolitique ; on y reviendra.
6 Ce premier tour de force se double d’un second, sur un
autre mode paradoxal. C’est déjà beaucoup d’inscrire
l’étude du barbelé dans la perspective plus
large d’une « histoire des technologies de délimitation
de l’espace » (p. 85) sous l’angle de leur virtualisation
(par quoi il faut entendre non une réalité amoindrie
mais une rationalisation du rapport entre efficacité et coût),
laquelle est définie par cinq caractéristiques (effacement/allègement,
mobilité, souplesse, discrétion, réactivité).
Reste que dans ce cadre, on aurait pu penser que le barbelé
marquerait le stade ultime du processus, et donc le point d’aboutissement
de l’analyse. Quoi de plus ténu, en effet, qu’un
fil de fer barbelé ? Or, l’auteur projette au-delà
: le barbelé est ici une borne intermédiaire, certes
cruciale, mais non finale, « une étape technologique
décisive dans une histoire de la virtualisation des délimitations
» (p. 143). L’euphémisation matérielle
de l’aménagement spatial des rapports de pouvoir ne
s’arrête pas avec le barbelé. Il a vocation à
être dépassé ou remplacé « par
des techniques plus éthérées, par des dispositifs
plus furtifs traçant des limites immatérielles »
(p. 25) [6] Après avoir passé en revue, de Gaza à
Guantánamo en passant par « l’Europe barbelée
», les multiples usages contemporains (on le trouve y compris
faire office de cordon sanitaire à l’usage des nantis,
déployé autour de leurs quartiers résidentiels)
de cet outil ô combien tenace, O. Razac signale en effet la
limite que constitue son coût symbolique. Associé aux
horreurs du siècle, le barbelé est devenu l’expression
ramassée de l’oppression la plus absolue (un idéogramme,
propose Alain Brossat dans une remarquable préface), véhiculant
tout un imaginaire de violence et de terreur. Il est dès
lors mal ajusté à la sensibilité contemporaine,
du moins sous les contrées les mieux loties. Alors surgissent
des frontières aux abords plus avenants, jusqu’à
une « haie défensive tressée naturelle »,
clôture végétale réalisant la prouesse
de marier les nouvelles normes écologiques et esthétiques…
7 C’est par le sens de l’objet comme par le goût
de la problématisation que la première version du
livre comptait parmi les travaux – relativement rares, en
dépit des apparences – méritant sérieusement
le qualificatif de foucaldien, loin des pâles copies et des
resucées paresseuses ou contrefaites. Si l’on peut
rapprocher Histoire politique du barbelé de Surveiller et
punir sur plusieurs points (par exemple l’iconographie déjà
évoquée), une sorte de symétrie est en même
temps repérable dans la stratégie d’exposition.
Dans le livre de 1975, l’objet carcéral stricto sensu
annoncé par le sous-titre (Naissance de la prison) était
essentiellement traité dans le dernier chapitre («
Le carcéral ») ; le cas de la prison n’était
en quelque sorte que la pointe émergée de l’iceberg,
l’avènement de l’âge des disciplines, lequel
nécessitait d’être exposé préalablement.
Le mouvement est ici inverse : c’est du barbelé que
l’on part, et c’est progressivement que son étude
s’inscrit dans l’ambition plus vaste d’une histoire
politique et technique des délimitations de l’espace,
jusqu’aux procédés de sélection et d’exclusion
soft, voire indétectables. Dans les derniers développements,
le barbelé en tant que tel tend du reste à s’effacer,
comme si l’écriture rendait compte en elle-même
de la dynamique historique de l’objet, voué à
la caducité, du moins dans certains lieux et en certaines
circonstances. Comme ce fut le cas pour Foucault, les historiens
sourcilleux pourront blâmer la désinvolture vis-à-vis
des règles conventionnelles (si tant est qu’elles existent...)
de l’écriture historique, ou simplement regretter la
dilatation, ou la dilution, de l’objet, dans la mesure où
la dernière partie de l’ouvrage aborde une vaste gamme
de techniques de filtrage ou de contrôle (des caméras
de surveillance aux caisses électroniques des supermarchés),
parfois incarnées (vigiles et autres médiateurs).
De ce point de vue, cette partie du livre est moins serrée
et, sans doute, plus fragile que les précédentes.
Mais c’est aussi qu’elle n’est pas fermée
sur elle-même, ayant vraisemblablement une fonction exploratoire
ou programmatique pour d’autres travaux. En outre, accoler
le barbelé à des choses qui n’ont a priori rien
à voir est aussi un moyen heuristique pour bousculer les
associations spontanées (c’est-à-dire héritées)
du sens commun. Qu’on pense par exemple aux commentaires de
Siegfried Kracauer à propos de l’auteur du Procès
: « Les récits de Kafka décrivent un univers
d’horreur qui rappelle de près les organisations humaines
dont les triomphes sont les tranchées, les barbelés
et les projets financiers les plus élaborés »
» [7].
8 La discussion avec Foucault s’effectue tout au long du
livre mais par touches successives, jusqu’à un épilogue
sur la géolocalisation qui prolonge en quelques pages stimulantes
les modèles de quadrillage développés notamment
dans Sécurité, territoire, population, le cours au
Collège de France de 1977- 1978. O. Razac avance l’idée
que le porteur d’un bracelet électronique, «
certainement la virtualisation la plus aboutie des délimitations
de l’espace » (p. 231), tient à la fois du lépreux
(exclu et refoulé), du pestiféré (inclus et
cantonné) et du convalescent, dont la mobilité est
soigneusement contrôlée, selon le modèle de
la variole [8] Qu’elle reprenne directement ou non telle ou
telle notion foucaldienne, la discussion est ingénieuse et
rigoureuse, qu’il s’agisse des développements
consacrés à la notion d’hétérotopie
qui ouvrent la deuxième partie, du rapprochement inattendu
mais suggestif sur les effets panoptiques d’un dispositif
barbelé-surveillance, ou de la caractérisation d’un
« diagramme stratégique » au principe de différentes
modalités de délimitation de l’espace [9].
9 Il en va de même pour les développements relatifs
à la biopolitique (et de son envers ou de son pendant thanatopolitique).
O. Razac s’explique d’ailleurs (p. 145-146) sur son
rapport à la notion, sur les précautions d’usage
qu’elle requiert, dans la mesure où elle fait l’objet
d’usages relativement changeants de la part de Foucault en
fonction des problèmes en jeu. Pour autant, il se tient à
mille lieux de l’exégèse bavarde comme de l’incantation
conceptuelle. En mettant le concept à l’épreuve
d’un cas d’étude spécifique autant que
d’un problème déterminé, il contribue
à en réactiver la saveur tout en lui restituant sa
fonction d’outil d’analyse. Il tâche ainsi de
différencier et de caractériser, de façon certes
discutable, une biopolitique « totalitaire » (comme
pour la biopolitique, l’inflation discursive pas toujours
contrôlée autour du terme aurait peut-être mérité
quelques précisions préalables sur son emploi) et
une biopolitique « libérale ». L’essentiel
est qu’il ne s’agit pas par là de garnir des
considérations générales, mais de faire jouer
des concepts au service d’une thèse : « le barbelé
est l’outil paradigmatique d’une gestion politique de
l’espace qui se caractérise à la fois par la
radicalisation, l’animalisation et la hiérarchisation
[…] le barbelé est bien un outil biopolitique de gestion
de l’espace, plus précisément, il est l’outil
le plus caractéristique de la biopolitique dans ses manifestations
spatiales » (p. 86 ; p. 108-109). Tracer la limite entre vivre
et mourir, rejeter le mauvais côté dans l’infra-humain
ou la sous-existence (le champ versus le désert, le troupeau
versus les bêtes sauvages), mais aussi sortir du schéma
binaire pour classer la vie sur une échelle graduée
: on est au coeur du sujet. Les thèses avancées ou
ébauchées le sont avec précision et un sens
aigu de la dialectique, comme lorsque le barbelé est conçu
comme « le pli qui sépare et relie les espaces thanatopolitiques
et biopolitiques » (p. 121). De manière générale,
O. Razac rapporte de façon convaincante la « virtualisation
des délimitations » à une « inversion
des principes de l’investissement politique de l’espace
» (un surcroît de pouvoir avec une économie de
moyens, la discrétion et non le spectacle), à une
norme régulatrice plutôt qu’à la loi prohibitrice
ou déontique, et par extension au type de gouvernementalité
dit biopolitique où, en l’occurrence, il est moins
question de « fixer des frontières » que de «
suivre des mouvements », au sens actif ou interventionniste
de réguler des circulations, de canaliser des flux.
10 « La confirmation et le rejet ne sont que deux manières
d’abuser d’un penseur », avertit Peter Sloterdijk,
suggérant plus tôt que l’importance de Foucault
dans l’histoire de la pensée n’était pas
encore comprise à sa juste valeur [10]. À l’occasion,
donc, O. Razac discute les thèses foucaldiennes, dans le
sillage du concept de démocratie immunitaire élaboré
par Alain Brossat pour mettre en évidence un mouvement historique
parallèle à celui des disciplines : le souci croissant,
certes conditionnel, d’une protection de principe des corps,
personnes et opinions contre la violence ou la douleur [11]. C’est
à l’aune de ce paradigme immunitaire que le barbelé
est de plus en plus insupportable, y compris seulement visuellement,
du moins dans certains lieux. Une acception réactualisée
de la notion de pastorat sert ici d’échangeur conceptuel.
O. Razac insiste bien sur la double nature, indissociable, de l’interface
que constitue le barbelé. De même qu’il souligne
que son efficacité n’est pas seulement spatiale, mais
aussi temporelle (retarder la progression de l’ennemi, par
exemple), il rappelle que la face dissuasive, la plus évidente,
celle qui à la limite trace le partage entre la vie et la
mort, coexiste avec la face accueillante, protectrice, celle qui
enclot la prospérité. Revisitant l’origine de
l’outil, destiné à enceindre le bétail,
il fait du barbelé « l’outil pastoral par excellence
» (p. 107). Pastoral et donc biopolitique ici, car «
un troupeau, ça se respecte » (p. 115) [12] . Par ailleurs,
en s’appuyant sur des pistes tracées par Foucault mais
pour s’en démarquer, l’auteur traite frontalement
de la question délicate des camps pour en faire des lieux
d’entrelacement extrême du pouvoir souverain et de la
gestion biopolitique : « Le camp est le lieu de la superposition
de la double polarité pastorale. Ce sont des usines et des
lieux de désolation. […] Si le barbelé devait
être un symbole, ce ne serait pas celui de la violence politique
dans sa dimension barbare et archaïque mais plutôt celui
de cet entrelacement proprement moderne entre la désolation
et la productivité, l’abandon et l’efficacité,
le meurtre et la surprotection » (p. 120 et p. 141).
11 Si l’analyse des trois moments paroxystiques est passionnante
et décapante, c’est plus généralement
que les travaux sur la circulation des techniques trouveront là,
à condition qu’ils s’intéressent aux rapports
de pouvoir, un cas d’étude riche d’enseignement.
Foucault faisait remarquer que la formule pénale de l’emprisonnement
« a été finalement et actuellement reprise dans
tous les contextes politiques et sociaux. Cela a été
une si formidable invention, et si merveilleuse, qu’elle s’est
répandue presque comme la machine à vapeur et est
devenue une forme d’encadrement général de la
plupart des sociétés modernes, qu’elles soient
capitalistes ou qu’elles soient socialistes » [13].
Le succès foudroyant et universel du barbelé fournit
sûrement une meilleure analogie encore avec l’invention
de Papin et Watt. Un angle mort demeure : celui des périodes
de transition. Comment et par qui le barbelé a-t-il été
importé en Europe et en Russie soviétique ? Comment
s’est-il retrouvé, alors qu’il n’était
encore qu’un fil lisse, mais déjà organisé
en réseau, à servir pendant la guerre franco-prussienne
de 1870 ? Comment a-t-il migré en URSS pour encadrer les
convois en partance pour la Sibérie ? Et d’ailleurs
s’agit-il forcément d’importations, ou des inventions
locales simultanées d’un outil similaire sont-elles
envisageables ? Plus enfouis, moins saillants, ces moments de développement
demeurent encore obscurs dans le détail.
12 On se demande au passage pourquoi l’auteur s’en
tient à parler d’histoire et non de généalogie.
Comme le suggère A. Brossat dans sa préface, la perspective
de cette Histoire politique du barbelé paraît en effet
satisfaire les critères posés par Foucault, même
si elle est peut-être insuffisamment « grise »,
malgré les pépites documentaires dénichées
à la bibliothèque du musée des Invalides [14].
Avant tout, l’auteur part bien d’une préoccupation
présente, tout en évitant de succomber aux biais d’une
lecture linéaire et téléologique. Il n’est
pas à la quête d’un point d’origine ou
d’une fonction essentielle, mais s’attache à
repérer les accidents, les discontinuités, la part
de contingence. S’il indique d’emblée que «
le fil de fer barbelé n’a jamais été
un simple outil agricole [et] est immédiatement devenu un
outil politique d’une grande importance » (p. 23), il
ne suggère pas pour autant que dès son invention,
il était voué à garnir voire à créer
les camps. La démonstration est au contraire attentive aux
devenirs de cet outil, ou en termes plus sociologiques, à
ses usages. Elle fait bien la part des choses entre le déterminisme
technique et les appropriations circonstanciées. Dans cette
perspective, O. Razac souligne tant les propriétés
quasi immuables de l’objet (économique, efficace, multifonctionnel,
résistant, discret, modulable…), que ses déclinaisons
(il existe différents types de fils, variables selon leur
épaisseur, leur résistance, la distance qui sépare
leurs ronces ; on passe du barbelé originel au barbelé
dit rasoir, etc.), ainsi que la pluralité de ses reprises
et des déplacements dont elles résultent. C’est
tantôt l’outil lui-même qui est perfectionné
(ainsi son aménagement réticulaire ou son électrification),
tantôt ses lieux et domaines d’application qui s’étendent
ou se transforment, tantôt les agencements dans lesquels il
est pris qui mettent en valeur telle ou telle de ses caractéristiques.
Par exemple, avec les camps, sa discrétion, l’absence
de traces qu’il laisse, a pris une nouvelle dimension, vertigineuse
: « À Treblinka, le barbelé a contribué
à la disparition de centaines de milliers de personnes, il
a aussi servi à tenter de faire disparaître cette disparition
» (p. 152).
13 De Foucault – encore lui – on retrouve aussi dans
ce livre l’absence d’académisme dans le choix
des sources. Sans hiérarchiser a priori les références
(sans distinction en particulier entre la littérature à
prétention scientifique et la littérature dite de
fiction), O. Razac fait flèche de tout bois, d’un ouvrage
de Foch à un extrait de la revue L’Horticulture française
en passant par des rapports de diverses natures ou des brochures
d’administrations ou d’entreprises. Selon les besoins
de la démonstration, il cite des opus militaires comme des
classiques de la littérature mondiale, témoignages
de rescapés des tranchées (Barbusse, Dorgelès,
Junger) ou des camps (Antelme, Levi). Il nourrit son travail d’études
historiques et de réflexions philosophiques, mais fait aussi
référence à des oeuvres cinématographiques.
Plus on se rapproche de la fin, c’està- dire plus on
colle à l’époque contemporaine, plus les sources
sont composées d’articles de presse et de sites Internet.
Cet aplatissement des sources n’est pas en soi un problème,
il est au contraire ajusté au problème qui guide le
livre. En revanche, une historicisation et/ou une sociologisation
des références (qui parle exactement ? dans quel contexte
? quelle est la nature exacte du support ? etc.) auraient parfois
pu être enrichissantes. De plus, même sans gloutonnerie
excessive en la matière, et en sachant bien qu’il est
impossible de tout lire (encore moins de tout lire sérieusement),
on peut regretter que la bibliographie ne soit pas plus étoffée,
que ce soit d’un point de vue général (l’absence
de confrontation avec les thèses de Henri Lefebvre ou, plus
près de nous, de David Harvey sur la dimension spatiale des
rapports de domination) ou sur tel ou tel point abordé [15].
Dans un autre genre, il aurait peut-être été
instructif (ceci dit à tout hasard) d’aller voir du
côté de la production culturelle « populaire
», de la bande dessinée (Lucky Luke) aux séries
télévisuelles (Deadwood).
14 Mais pointer d’éventuels et douteux « manques
» est à la fois facile, vain et présomptueux,
surtout si cela dispense de prendre la mesure du travail accompli
et des pièges évités. Par exemple, l’auteur
se défend sans équivoque [16] de sous-entendre que
le processus de virtualisation qu’il décrit est unilatéral
et hégémonique, ne serait-ce que parce que la persistance
du barbelé, si robuste et si fragile, découle des
agencements qu’il compose avec d’autres éléments.
On pense ici à l’analyse de la prolifération
des « murs » (lesquels sont volontiers garnis de barbelés)
par Wendy Brown – qui aurait grandement bénéficié
de la lecture d’O. Razac –, dans laquelle elle lit la
défaite de la souveraineté, et non sa recrudescence
[17]. On peut sur certains points établir des rapprochements
intéressants : le succès paradoxal de procédés
archaïques à leur manière propre (l’anachronisme
du mur tenant, par contraste avec le barbelé, à son
aspect massif, monolithique, inamovible), la grande variété
de leurs usages ou de leurs cibles, l’importance de leur dimension
« théâtrale », celle de la mise en scène
de l’apparence du pouvoir, etc. Wendy Brown se réfère
à plusieurs reprises à Mike Davis et, en effet, on
trouve chez l’auteur de Ecology of Fear de quoi alimenter
la réflexion sur la matérialisation spatiale de l’exercice
du pouvoir, y compris le moins subtil. On trouvera difficilement
partage plus clair entre la vie et la mort (« touchez la clôture
et vous êtes mort ») que la ceinture électrifiée
de la prison fédérale de haute sécurité
de Calipatria en Californie : « clôture électrique
menaçante, haute de presque cinq mètres, prise entre
deux grillages à mailles losangées ordinaires. Chacun
des quinze brins individuels du câble est parcouru par 5 000
volts fournis par le barrage Parker ; environ dix fois la tension
reconnue comme mortelle » [18]. Une clôture anti-évasion
qui, pourtant, n’est pas exempte d’attributions biopolitiques
inattendues, après l’indignation exprimée par
des associations de défense des animaux devant le spectacle
navrant d’oiseaux pris au piège. Si son effet potentiellement
létal sur les humains n’a guère fait débat,
en revanche elle est désormais « la seule clôture
de la mort au monde à l’épreuve des oiseaux
et écologiquement correcte » [19].
15 Ce trait d’humour noir nous amène enfin à
la qualité du style, qui n’est pas le moindre atout
du livre. Même lorsqu’elle aborde les sujets les plus
terrifiants, la plume ne cède pas à l’émotivité.
L’écriture tend au contraire à être froide
ou détachée. Parfois, O. Razac préfère
donner la parole à un témoin qui, en une phrase, exprime
l’indicible. Ce pli clinique de l’écriture est,
sans doute, un gage de précision. C’est aussi une voie
particulière pour toucher la sensibilité du lecteur,
comme le suggère la citation d’Allen Ginsberg (parlant
de William Burroughs) citée en épigraphe. Autant qu’il
sait faire preuve de nuance, O. Razac sait d’ailleurs aussi
forcer le trait, et ponctuer un chapitre par une phrase qui claque
comme un coup de fouet [20]. Il évite cependant les effets
de manche rhétoriques et la surenchère conceptuelle.
On pourrait se risquer à dire que, comme son objet, O. Razac
vise dans sa démonstration le maximum d’efficacité
avec une certaine économie de moyens. En outre, son écriture
passe adroitement du général au particulier et réciproquement,
de telle utilisation du barbelé à des développements
inspirés par Tocqueville ou portant sur le statut et les
motifs de la guerre de 14-18. On a déjà évoqué
la belle préface, à la fois panoramique et personnelle,
d’Alain Brossat – comme pour toutes les préfaces,
elle peut se lire avantageusement après la lecture du livre
proprement dit, comme un écho final à la lecture plutôt
que comme une mise en condition. Dans sa préface à
Avec Foucault, après Foucault, ce dernier parlait, à
propos d’Olivier Razac (qui fut, sauf erreur, son thésard)
de la « grâce du chercheur » : c’est bien
de cela qu’il s’agit.
NOTES
[1] Razac O., Histoire politique du barbelé. La prairie,
la tranchée, le camp, Paris, La Fabrique, 2000.
[2] Razac O., La grande santé, Paris, Climats, 2006.
[3] Allusion à Latour B., Aramis ou l’amour des techniques,
Paris, La Découverte, 1992.
[4] Davis M., Petite histoire de la voiture piégée,
Paris, Zones/La Découverte, 2007.
[5] Cf. Razac O., Avec Foucault, après Foucault. Disséquer
la société de contrôle, Paris, L’Harmattan,
2008 ; L’utilisation des armes de neutralisation momentanée
en prison, CIRAP, n° 5, 2008.
[6] L’auteur s’est par ailleurs penché sur des
types de techniques quasi imperceptibles : cf. par exemple Razac
O., « La musique des délimitations de l’espace
», in Avec Foucault, après Foucault, op. cit., p. 63-73.
[7] Cité in Traverso E., Siegfried Kracauer. Itinéraire
d’un intellectuel nomade, Paris, La Découverte, 2006,
p. 45.
[8] Sans calquer le célèbre « grondement de
la bataille » qui ponctuait, sans l’achever, Surveiller
et punir, l’auteur suggère à sa manière
de braquer le regard sur les luttes bruyantes ou sourdes qui composent
notre actualité. À ce niveau, les dépassements
successifs retracés dans le livre se trouvent eux-mêmes
dépassés dans la mesure où, même virtualisées,
les délimitations deviennent, suggère O. Razac, un
enjeu subalterne des rapports de pouvoir présents.
[9] On peut avancer au passage que, si le barbelé a quelque
chose de « disciplinaire », la notion peut renvoyer
non seulement à Foucault mais aussi peut-être à
Max Weber, en un sens bien distinct du précédent,
teinté notamment de probabilisme. La discipline définit
alors la « chance » d’obtenir « une obéissance
prompte, automatique et schématique » (Weber M., Economie
et Société, t. 1, Paris, Agora Pocket, 1995 [1956],
p. 95.). Il semble bien que le barbelé provoque spontanément
une réaction (répulsive) de ce type.
[10] Sloterdijk P., Ni le soleil ni la mort, Paris, Hachette, 2003
[2001], p. 119 et p. 16.
[11] Il ne s’agit là que d’un résumé
très réducteur : cf. Brossat A., La démocratie
immunitaire, Paris, La Dispute, 2003.
[12] On pourrait toutefois objecter qu’on perd ici au passage
en précision conceptuelle, dans la mesure où chez
Foucault, pastorat et biopolitique sont volontiers conçus
comme deux régimes distincts, sinon opposés, de gouvernementalité,
dans la mesure où le premier s’applique à la
conduite des âmes, plutôt qu’à la gestion
des corps, de la vie ou de la population au sens moderne. Ces deux
notions émergent en fonction de problèmes distincts,
et répondent aussi à une périodisation différente.
[13] Foucault M., Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard,
1995, p. 796.
[14] Foucault M., « Nietzsche, la généalogie,
l’histoire », in Balaudé J-F., Wotling P. (dir.),
Lectures de Nietzsche, Paris, Le livre de poche, 2000, p. 13-30.
[15] On pense par exemple, lorsque l’on croise la question
du filtrage aéroportuaire ou la figure du checkpoint, respectivement
à Linhardt D., « L’économie du soupçon
», Genèses, n° 44, 2001, p. 76-98 et à Ritaine
E., « La barrière et le checkpoint : mise en politique
de l’asymétrie », Cultures & Conflits, n°
73, 2009, p. 15-33. Certains auteurs sont aussi cités à
partir de textes « mineurs » qui ne permettent peut-être
pas de les mobiliser pleinement : c’est par exemple le cas
de Marc Bernardot (cf. Camps d’étrangers, Bellecombe-en-Bauges,
éd. du Croquant, 2008).
[16] « Il ne faudrait pas penser pour autant que le processus
de virtualisation signifie une disparation des séparations
traditionnelles, de même que la biopolitique n’a pas
simplement remplacé la souveraineté. Il n’y
a d’ailleurs même pas d’opposition, mais plutôt
la création d’un continuum, de la muraille la plus
massive à la délimitation la plus éthérée
» (p. 144).
[17] Brown W., « Souveraineté poreuse, démocratie
murée », La revue internationale des livres et des
idées, n° 12, 2009, p. 30-35.
[18] Davis M., Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l’imagination
du désastre, Paris, Allia, 2006. « Ouverte en 1993,
Calipatria est une prison de “niveau 4”, c’est-à-dire
de sécurité maximum, qui accueille aujourd’hui
10 % des meurtriers condamnés en Californie, soit 1 200 hommes.
Pourtant le poste de garde de l’entrée principale est
vide, comme dix des douze miradors du périmètre. Si
l’étonnante absence de surveillance traditionnelle
donne une impression de négligence, c’est une politique
concertée » (p. 120-121, je souligne). On retrouve
ici le principe utilitariste qui guide les métamorphoses
des dispositifs sécuritaires.
[19] Ibid., p. 123.
[20] « C’est précisément ce que les “citoyens”
protégés des États biopolitiques ne peuvent
jamais vraiment oublier tant qu’ils perçoivent leurs
espaces privilégiés comme clôturés par
des barbelés ou des outils équivalents. Ils ne peuvent
oublier qu’ils sont des bêtes de troupeau toujours susceptibles
d’être rejetées comme des bêtes sauvages.
C’est pourquoi aussi ce qui leur tient lieu de préoccupations
politiques ne concerne pas tant leur participation à la vie
de la cité que la question de savoir de quel côté
des barbelés ils se trouvent » (p. 123).
POUR CITER CET ARTICLE
Grégory Salle « La biopolitique dans le plus simple
appareil », Cultures & Conflits 2/2010 (n° 78), p.
107-117.
URL : www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2010-2-page-107.htm.
|
|